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Le travail de rue au Québec connaît actuellement une vague de popularité. Apparue à la fin des années 1960, cette pratique est née de la volonté de rejoindre des personnes « pratiquement inaccessibles par le biais des services sociaux traditionnels », à savoir des jeunes et des exclus qui, en rupture avec l'autorité, se méfient des services institutionnels (médicaux, psychosociaux et juridiques) et les évitent (Bernier, 1992 : 78). Après un recul, au milieu des années 1970, le travail de rue effectue un retour en force au milieu des années 1980 (Pharand, 1995) pour connaître, selon l'expression de Fontaine et Richard (1997 : 12), un « boom » durant les années 1990. Parmi les facteurs susceptibles d'expliquer ce phénomène, retenons-en deux. Les jeunes, de plus en plus nombreux à vivre la précarité économique et l'exclusion sociale, ont accru leur présence dans la rue ; le besoin d'interventions adaptées à leur réalité est dès lors plus grand et amène un recours plus fréquent au travail de rue. Le ministère québécois de la Santé et des Services sociaux (MSSS), dans sa Politique de la santé et du bien-être (1992), reconnaît les problèmes affectant les jeunes marginalisés ainsi que les limites des modes d'intervention institutionnels. Dans la définition de nouvelles stratégies, les « interventions souples », adaptées aux valeurs et aux styles de vie des groupes vulnérables, sont préconisées (MSSS, 1992 : 163-167). Les travailleurs de rue sont, par conséquent, de plus en plus sollicités pour établir un pont entre le monde institutionnel et les jeunes exclus en dirigeant ces derniers vers les ressources appropriées.

Malgré ce regain de popularité, les relations entre les travailleurs de rue et les autres intervenants sont souvent tendues, marquées par la méfiance et l'incompréhension mutuelle. Le travail de médiation pour lequel les travailleurs de rue sont sollicités est en effet délicat et les place dans une position difficile. Selon Thérien, le travailleur de rue « opère dans un corridor étroit : il doit être indépendant des institutions pour pouvoir nouer avec les jeunes des rapports personnels, mais par ailleurs, une grande part de son utilité tient à sa capacité de circuler et d'être intelligible dans l'univers des institutions » (cité dans Pharand, 1995 : 30). Une telle position n'est pas sans créer des tensions avec les intervenants avec lesquels ils sont en contact. C'est précisément pour comprendre la nature et l'origine de ces tensions et dégager les conditions favorables au développement de relations satisfaisantes pour les deux parties que l'Association des travailleurs et travailleuses de rue du Québec (ATTRueQ) a mené, au printemps 1999, une recherche exploratoire[1].

Dans le cadre de cette recherche, qui comportait également une recension des écrits, des entrevues semi-dirigées ont eu lieu avec trois petits groupes de travailleurs de rue membres de l'ATTRueQ ; les travailleurs de rue du premier groupe (quatre) oeuvrent au Centre-ville de Montréal, ceux du deuxième groupe (deux) évoluent dans deux autres quartiers montréalais tandis que ceux du dernier groupe (deux) travaillent dans la région de Laurentides-Lanaudière[2]. Des entrevues individuelles ont, en outre, permis de recueillir les témoignages de cinq intervenants montréalais : un médecin en Centre local de services communautaires (CLSC), une travailleuse sociale scolaire, un commandant de poste de quartier, un intervenant dans une ressource communautaire d'hébergement ainsi qu'une travailleuse sociale de Centre de protection de l'enfance et de la jeunesse (CPEJ). Lors de l'analyse des informations ainsi obtenues, nous avons constaté que les tensions dans les relations ne sont pas particulières à une catégorie d'intervenants ni à leur institution de rattachement. Invités à donner des exemples de situations soit tendues, soit satisfaisantes, nos informateurs font référence à différents corps professionnels (travailleurs sociaux, infirmières, psychologues, policiers, etc.) ainsi qu'à différents organismes (CLSC, hôpital, école, poste de police, CPEJ, organisme communautaire, etc.).

Les tensions, avons-nous constaté, ont plutôt pour origine la méconnaissance du travail de rue et la difficulté de reconnaître la spécificité et la pertinence de ce mode d'intervention. Par rapport au travail de rue, les personnes intervenant auprès des jeunes marginalisés acceptent, à des degrés divers, cette pratique différente et, parfois même, opposée à la leur. Ce degré d'acceptation conditionne leurs réactions à la présence du travailleur de rue comme nouvel acteur sur le terrain. Certains le refusent carrément comme intervenant. D'autres le tolèrent à la condition qu'il se limite à un rôle restreint et n'empiète pas sur leur champ d'action. D'autres encore l'acceptent comme intervenant s'il se conforme aux modes reconnus d'intervention, approuve leur analyse de la situation et poursuit les mêmes objectifs. D'autres, finalement, lui reconnaissent le droit à une conception différente de l'intervention et à des pratiques particulières. Les relations entre les travailleurs de rue et les autres intervenants débordent largement la simple perspective de convivialité ou de cordialité. Elle soulève la question fondamentale de la capacité de renouvellement des pratiques d'intervention déjà bien établies. La qualité de la réponse aux besoins des jeunes marginalisés en dépend.

Par ailleurs, les pratiques de travail de rue sont loin d'être uniformes. Certaines d'entre elles, aux dires de nos informateurs, semblent indisposer davantage les intervenants. Ce serait le cas de la pratique prônée par l'ATTRueQ qui a défini, en 1993, son propre code d'éthique et à laquelle adhèrent tous les travailleurs de rue rencontrés dans le cadre de notre recherche. Pour réaliser notre analyse, nous avons élaboré une typologie des approches en travail de rue. Nous la présentons brièvement avant d'examiner de quelle façon les pratiques des travailleurs de rue et celles des intervenants rencontrés se heurtent et quels sont les enjeux qui sous-tendent ce conflit.

Les modèles de pratique du travail de rue

Issu, d'une part, des institutions en quête de pratiques adaptées aux jeunes marginalisés et, d'autre part, des initiatives communautaires, le travail de rue s'est développé, au Québec et ailleurs, comme une alternative aux interventions institutionnelles afin de répondre aux nouvelles réalités des jeunes (Bernier, 1992). Les objectifs présidant aux différentes initiatives de travail de rue sont toutefois diversifiés. À la lumière des typologies des deux « pôles stratégiques » de Pharand (1995), des quatre « finalités » de Crommelinck (1998) ainsi que des conceptions de la pratique proposées par Cheval (1998), il est possible de situer les modèles de pratique du travail de rue entre deux pôles définis en fonction du rapport que les travailleurs de rue entretiennent, d'une part, avec les institutions et services de l'État et, d'autre part, avec les jeunes.

Les pratiques du travail de rue, orientées vers le premier pôle que nous appelons « normatif », se situent dans le prolongement des programmes institutionnels. Elles visent l'acquisition par les jeunes de comportements sécuritaires au regard de la santé, de l'adaptation ou du contrôle social ; elles s'inscrivent au sein du réseau public québécois de la Santé et des Services sociaux en tant que stratégie épidémiologique de « prévention sanitaire » (Pharand, 1995) ou, plus largement, de « réduction des risques associés au style de vie des jeunes de la rue et des conséquences défavorables pour leur santé » (DSP, 1998 : 36). Considéré sous l'angle de la gestion des problèmes sociaux, ce modèle est également associé à des stratégies de lutte contre la délinquance juvénile où le travail de rue permet de rejoindre les jeunes pour les ramener dans les normes (Crommelinck, 1998 ; De Boévé, 1996 ; Schaut et Van Campenhoudt, 1994 ; Pharand, 1995). En somme, suivant une perspective normative, le travailleur de rue est appelé à jouer, le plus humainement possible, un rôle de courroie de transmission des objectifs et des normes institutionnels en tant qu'« agent de liaison entre les jeunes et les services » (Fortier et Roy, 1996 : 141).

Autour du deuxième pôle, que nous désignons par le terme « autonome », le travail de rue représente une « stratégie d'éducation globale des jeunes, pour leur responsabilisation et leur émancipation » (Pharand, 1995 : 36). La pratique, enracinée dans l'univers des jeunes, vise à favoriser l'acquisition par ceux-ci d'un certain pouvoir sur leur vie. En assurant une présence stable et durable à des jeunes souvent meurtris « au niveau relationnel et symbolique » (Cheval, 1998 : 2), les travailleurs de rue cherchent avant tout à développer un lien significatif favorisant l'expérience d'un autre mode relationnel à partir duquel peuvent se nouer des relations interpersonnelles qui, progressivement, amèneront une transformation et une affirmation du sujet (Crommelinck, 1998). L'« être avec » est alors primordial. En même temps, les travailleurs de rue visent l'autonomisation des jeunes en mettant en place un « dispositif éducatif » grâce auquel la personne développe ses ressources de manière à avoir « une meilleure maîtrise d'elle-même et des situations auxquelles elle doit faire face » (Crommelinck, 1998 : 44). Ce projet implique le développement d'une conscience critique chez les jeunes en soutenant et en encourageant leur prise de parole et de pouvoir (Pharand, 1995). Dans cette perspective, le travailleur de rue inscrit son rôle dans une finalité plutôt existentielle en définissant sa pratique par le lien subjectif et volontaire qu'il développe avec les jeunes dans le but de partager une manière autre « d'être ensemble » (Cheval, 1998 : 67).

Afin d'établir ce lien, les travailleurs de rue doivent accéder à l'univers des jeunes marginalisés et avoir avec eux une proximité physique, affective et culturelle. Ils y parviennent, d'une part, en étant présents de façon régulière et effacée, là où sont les jeunes, ils s'infiltrent ainsi de façon progressive, se font connaître et accepter d'eux et, d'autre part, en les acceptant dans leur réalité et en respectant leur rythme. Pector estime que « par son implication directe dans les milieux de socialisation des jeunes, le travailleur de rue est à la fois un témoin privilégié des difficultés spécifiques de la jeunesse et un médiateur qui accompagne le jeune dans son cheminement existentiel et social » (Pector, 1999 : 2). Or, plus la pratique tend vers le pôle autonome, plus le rapport aux institutions est délicat.

Les écrits sur le sujet montrent que la tension entre un pôle plutôt autonome et l'autre plutôt normatif est sensible dans les expériences du travail de rue de plusieurs pays : Canada, France, Belgique, Espagne, Angleterre, États-Unis, Amérique latine (Crommelinck, 1998 ; Jolonch, 1994 ; Pharand, 1995 ; Schaut et Van Campenhoudt, 1994). Au Québec, l'ATTRueQ, promeut une approche de travail de rue centrée sur les besoins des jeunes et respectueuse de leur univers socioculturel et de leurs propres stratégies. Ce modèle de pratique, plus proche du pôle autonome ancré dans une tradition critique et alternative de l'intervention sociale, semble heurter davantage les acteurs institutionnels généralement plus favorables au modèle normatif du travail de rue. Une telle divergence de conception en ce qui a trait à la fonction du travail de rue serait à la source de nombre de relations tendues puisqu'elle crée de fausses attentes à l'égard de cette pratique professionnelle.

Comme ce sont des conceptions différentes d'une pratique professionnelle qui s'affrontent, les tensions rapportées par nos informateurs ont été examinées selon les dimensions du cadre de référence de tout intervenant amené à réfléchir sur sa pratique, à savoir la lecture de la réalité des jeunes (l'analyse de la situation), les finalités de l'intervention (les objectifs) et les formes qu'elles prennent (le processus d'intervention) incluant les rôles respectifs du travailleur de rue et du jeune dans ce processus et la relation qui s'établit entre eux. Voyons comment, pour chacune de ces dimensions, les conceptions de la pratique du travail de rue s'accordent ou divergent.

La finalité du travail de rue et la lecture de la réalité des jeunes

Une des premières sources de tension entre les intervenants et les travailleurs de rue réside dans la méconnaissance de la finalité du travail de rue « autonome ». Selon certains intervenants, le fait que les travailleurs de rue ne sortent pas les jeunes de la rue signifie qu'ils cherchent à les y maintenir. Or, les travailleurs de rue rencontrés visent plutôt à développer un lien avec les jeunes leur permettant d'entreprendre éventuellement une démarche de changement qu'ils soutiendront. Confiants dans la capacité d'action des jeunes, ils refusent de choisir à leur place et jugent primordial de respecter leurs choix :

Pour eux [les agents de sécurité], on entretient les jeunes à rester là ; ils ne voient pas le travail qu'on peut faire en arrière de ça. Pour eux, c'est ça, aider : tu les enlèves de là. C'est l'image qu'ils ont de ce que devrait être notre intervention. Nous, on n'est pas là pour enlever les jeunes du milieu, on est là pour les aider à ce que ce soient eux-mêmes qui se sortent du milieu. On va les aider à se structurer, à voir leurs difficultés, leurs problèmes.

Les travailleurs de rue disent considérer la rue comme un lieu de passage pour les jeunes en quête d'expérimentation ou en fuite d'un milieu de vie éprouvant. Même s'ils estiment que la rue peut être un cul-de-sac pour ces jeunes, ils reconnaissent que certains y trouvent un espace de socialisation et d'appartenance. Ils distinguent deux tendances chez les jeunes de la rue, particulièrement chez ceux qui fréquentent le centre-ville de Montréal. Pour ces travailleurs, leur rôle comporte deux aspects : d'une part, accompagner au quotidien les jeunes du « noyau dur, ceux avec lesquels personne ne veut travailler parce qu'ils sont les cas à s'arracher les cheveux dans les institutions », d'autre part, pour ceux du « noyau moins dur, qui souvent ont plein de besoins auxquels il est relativement simple de répondre » mais ne connaissent pas les ressources, leur éviter de « rentrer dans le milieu » en les référant.

Une telle « philosophie de travail », selon l'expression d'un informateur, est difficilement acceptée par certains intervenants pour qui c'est une priorité de sortir les jeunes de la rue parce qu'il s'agit d'un milieu dangereux (intervenants en protection de la jeunesse) ou parce qu'ils perturbent la paix publique (agents de sécurité et policiers). Ces intervenants privilégient alors le travail de rue normatif qui, comme nous l'avons décrit précédemment, vise à amener les jeunes à se conformer aux normes institutionnelles. Cependant lorsque la philosophie du travail de rue autonome est comprise et les finalités respectives, reconnues et respectées, les tensions disparaissent. C'est ce dont témoignent sans équivoque les intervenants rencontrés, qu'ils soient en protection de la jeunesse, du milieu policier ou scolaire, comme c'est le cas pour cette travailleuse sociale scolaire :

Nos philosophies s'opposent. Nous sommes là pour éduquer les jeunes, les encadrer, leur enseigner. Les travailleurs de rue sont plus permissifs. J'ai à faire respecter les lois : protection de la jeunesse, jeunes contrevenants, fréquentation scolaire, règles de l'école. Ça n'amène pas la même position. Le rôle du travailleur de rue est complémentaire au mien ; il aide le jeune, le comprend, le soutient. Chacun agit dans sa sphère, son champ d'intervention, avec chacun son code de déontologie.

Il ne s'agit nullement, insiste-t-on, de poursuivre la même finalité que l'autre mais plutôt d'en reconnaître la différence et de la respecter.

En contact régulier avec les jeunes, dans leur milieu, les travailleurs de rue développent avec ces derniers une relation privilégiée, basée sur la confiance et le respect. La condition de base pour être travailleur de rue, estime-t-on, c'est d'aimer les jeunes. Comme bon nombre d'entre eux ont souffert de l'absence de liens durables, les travailleurs de rue estiment capital de leur être fidèle, de maintenir la relation. Les liens ainsi tissés amènent les travailleurs de rue à être solidaires des jeunes. Leur position n'est donc pas neutre ; ils ne se cachent pas d'avoir un pati pris pour les jeunes[3], ce qui est susceptible d'engendrer des tensions dans leurs relations avec les autres intervenants, d'après un travailleur de rue :

Il [un agent de sécurité] me reprochait d'être de leur bord. Je lui ai répondu : c'est certain que je suis de leur bord, je m'occupe d'eux, je les aide, je fais ce que je peux. Ça ne veut pas dire que je fais partie de la clique. Je suis un professionnel comme toi.

Les travailleurs de rue réagissent en outre fortement lorsque des intervenants ont, à l'égard des jeunes, des attitudes qu'ils réprouvent :

On n'est pas contre le fait que la sécurité de la STCUM dise à un gang de jeunes qui bloquent l'entrée du métro de circuler et de sortir dehors. On est contre la manière systématique avec laquelle on traite ces jeunes-là puis qu'on les discrimine, qu'on les insulte, qu'on les dénigre.

Ils contestent, non pas le mandat des intervenants, mais les relations qu'ils établissent avec les jeunes en ayant recours au mépris et à l'abus de pouvoir. Ils déplorent la fermeture de certains milieux aux marginaux, tout en étant conscients qu'une telle attitude est souvent engendrée par la peur. Ils sont également choqués par les jugements portés par des intervenants sur les jeunes de la rue, jugements dictés par les préjugés et la crainte et influencés par l'intolérance de la population à l'égard de ces jeunes :

Pour lui, tous les jeunes qui se tenaient là, c'était des vendeurs de drogue, des pourris : ils sont sales, ils sont laids, ils puent. C'est pas nécessairement tout faux mais venant de la bouche d'un agent…

Par ailleurs, l'entretien de tels préjugés chez certains intervenants les amène à douter de la capacité des jeunes marginaux à se prendre en main. C'est souvent le cas chez le personnel hospitalier, comme le rapporte un intervenant issu de ces milieux :

Dans le discours des gens des hôpitaux et des urgences, il y a beaucoup de préjugés : « ils ne font rien pour s'en sortir, ils sont irresponsables ».

Lorsque, par contre, les intervenants, quels qu'ils soient, respectent les jeunes et les considèrent comme des personnes, ils sont estimés tant des jeunes que des travailleurs de rue, selon un des travailleurs de rue rencontré :

Le gars [un agent de sécurité de la STCUM] était vraiment sociable. Il était tripant avec les jeunes, il leur parlait. Les jeunes l'aimaient et nous en parlaient. Il les mettait dehors quand même, il faisait sa job, mais de façon respectueuse.

Grâce à leur présence continue dans le milieu et aux liens privilégiés qu'ils tissent avec les jeunes, les travailleurs de rue parviennent à faire une lecture particulière de la réalité de ces derniers, lecture qu'ils considèrent plus complète et plus nuancée. Nombre d'intervenants n'établissent que des contacts ponctuels avec les jeunes de la rue, lorsque leur intervention est requise pour régler un problème particulier en fonction de leur mandat. Les intervenants en santé parlent de « soins à donner », les agents de sécurité de « flâneurs à faire circuler », et ainsi de suite. Ces intervenants ont alors tendance à voir chez les jeunes certaines déviances et à poser un diagnostic sur les façons de les corriger. Ils focusent sur les problèmes et les solutions, plutôt que sur l'établissement d'une relation avec un individu. L'optique des travailleurs de rue est différente :

Les jeunes qu'on voit ont un grand besoin d'avoir des relations continues, des liens qui se poursuivent. Leur plus grand besoin, c'est d'être appréciés comme individus. Même les parents ne se font jamais dire du bien de leurs jeunes. Les jeunes ont besoin de sentir qu'on leur fait confiance et qu'ils peuvent faire confiance à un adulte.

Sollicités pour agir, plusieurs intervenants ont un « réflexe interventionniste » qui choque les travailleurs de rue. Mais lorsqu'ils posent peu d'exigences de changement aux jeunes, ce qui est plus courant en milieu communautaire, les relations sont plus harmonieuses. Mesurant l'efficacité de leur intervention à travers les résultats observables à court terme, certains intervenants, notamment ceux du monde de la santé, sont dépourvus devant les marginaux :

Sûrement que dans les hôpitaux et les urgences, c'est pas bien vu. Ce sont souvent les mêmes qui se présentent ; ils sont toujours aussi puckés. Il y a un sentiment de découragement, d'impuissance des médecins en urgence qui ont un pouvoir limité sur l'évolution de la maladie et ne peuvent pas donner de suite. L'urgence n'est pas un bon lieu pour les toxicomances sauf pour des interventions ponctuelles. Les médecins en CLSC sont généralement ouverts d'esprit ; ils comprennent qu'il faut un traitement à long terme, qu'il s'agit d'un long processus de reprise en main parsemé de rechutes.

Les travailleurs de rue, quant à eux, n'ont pas d'exigence de rendement à court terme :

Toi, tu les as dans la face à tous les jours, puis tu fais des petits bouts, le temps que ça prendra, les 20 années que ça leur prendra à s'en sortir. Mais c'est pas grave. Tu es là à tous les jours, tu avances […] Ils t'écoutent parce que tu es tout le temps là, tu es cohérent, tu fais toujours la même chose ; tu acquiers une crédibilité auprès d'eux. Ça prend juste beaucoup de temps.

Une telle position se démarque de la position courante en intervention, selon un travailleur de rue :

Ça demande beaucoup d'humilité. Faut vraiment être détaché du résultat à 100 %. Intervenant dans un bureau, ça flatte l'égo de voir ton client qui a cheminé, qui a une job… Dans la rue, c'est pas ça du tout. Tu les vois reculer, faire des tentatives de suicide, se geler, rentrer en dedans, se rebattre, se pendre… Méchant résultat !

Comme la finalité du travail de rue « autonome », nous le répetons, repose sur le développement d'une relation significative avec les jeunes plutôt que de viser une modification de leur comportement en fonction de normes institutionnelles, les travailleurs de rue trouvent leur motivation dans un tel lien plutôt que dans les résultats de l'intervention puisque, estiment-ils, « le résultat ne nous appartient pas ». Ils hésitent d'ailleurs à parler d'intervention, comme en témoigne cet ancien intervenant institutionnel devenu travailleur de rue :

Moi, pendant 10 ans, j'ai été dans le réseau, j'étais payé pour faire de l'intervention. Quand je suis dans la rue, je pense pas intervention. La première semaine, oui, je cherchais. Mais après, ça a été bien facile de switcher. Je fais pas d'intervention comme je ferais en psychothérapie. Je me sers de certaines affaires, mais c'est plus jaser. C'est ça, le travail de rue, c'est d'être là, avec ce que tu es.

Cette présence dans la rue auprès des jeunes amène les travailleurs de rue à poser différents gestes. Examinons maintenant les formes que prend la pratique de travail de rue et les relations qui s'établissent alors avec les autres intervenants.

La pratique de travail de rue

La présence sur le terrain

Le travail de rue repose sur la présence sur le terrain ; celle-ci représente le premier axe de travail, celui où les travailleurs de rue investissent le plus de temps et d'énergie parce qu'il rend possible leur action tant auprès des jeunes que des intervenants et de la population. Une telle présence ne se traduit toutefois pas nécessairement par une intervention spécifique auprès des jeunes. Ainsi, dans un organisme montréalais de travail de rue en 1998-1999, un contact plus régulier, impliquant un suivi et un accompagnement, s'est poursuivi chez seulement 38 % des jeunes rejoints (PACT de rue, 1999 : 17).

Dans le cadre de la présence sur le terrain, les travailleurs de rue entrent en relation avec d'autres intervenants. Ces relations sont cordiales si les intervenants reconnaissent le bien-fondé de la présence du travailleur de rue, présence appréciée lorsqu'on la juge rassurante. S'effectuant là où les jeunes socialisent, la présence sur le terrain ne se limite pas à la rue et s'étend à d'autres territoires comme les écoles ou les maisons de jeunes. Les travailleurs de rue y seront acceptés à condition de respecter les règles des établissements. En l'absence d'entente formelle, l'accès des travailleurs de rue à ces territoires repose sur des liens de complicité établis avec des intervenants à l'interne. Leur présence peut par ailleurs susciter de la méfiance chez certains responsables puisqu'ils ne relèvent pas de leur autorité.

Sur le terrain, les travailleurs de rue peuvent être sollicités pour accomplir différentes tâches, ce qui engendre des tensions ou donne lieu à des collaborations fructueuses, selon la concordance entre ces attentes et leur mandat. Ainsi refusent-ils les demandes pouvant les amener à exercer un contrôle sur la conduite des jeunes, se démarquant de la conception « normative » du travail de rue. Ils acceptent par contre volontiers de jouer un rôle d'éducation / sensibilisation :

Le directeur d'école espérait que j'inciterais les jeunes à aller fumer à l'extérieur de l'école. Ce n'est pas du tout mon mandat ; je pense que ça jetterait de la confusion dans mes liens avec les jeunes si je me mettais à faire du contrôle. Je profite même parfois de l'occasion, quand je les vois fumer, pour parler de dope. Le rôle d'un travailleur de rue, c'est d'accepter le jeune dans ce qu'il est.

Certains intervenants, entre autres des policiers et des travailleurs sociaux, les sollicitent également pour transmettre des messages aux jeunes ; voulant servir des avertissements à ces derniers et reconnaissant qu'un processus de judiciarisation n'est pas toujours requis, ils passeront par l'intermédiaire des travailleurs de rue qui ont un accès particulier à l'univers de la rue :

Le travailleur de rue, lui, peut faire comprendre. Et le message va peut-être mieux passer par le travailleur de rue qui est habillé comme le jeune ou comme l'itinérant, sans être sale. Ils vont parler le même langage alors que souvent le policier ne parlera pas tout à fait le même langage que le junkie ou l'itinérant qui a décroché.

Les travailleurs de rue estiment que ce rôle de messager correspond à leur mandat tant qu'ils sont maîtres de l'intervention, qu'ils favorisent la responsabilisation des jeunes et les aident à échapper à l'engrenage de la délinquance. Bref, tant que leur pratique reste fidèle au pôle « autonome ». Ils apprécient le type de relations qu'ils ont alors avec les autres intervenants :

Ce que j'ai aimé de la police, c'est qu'au lieu de leur rentrer dedans, ils sont venus nous parler. C'est comme de leur donner une petite chance. J'étais très à l'aise avec ça. J'aime ça quand ils nous font confiance. Et tu vois, les jeunes se tiennent tranquilles finalement ; ils ont eu peur.

Ils ne se considèrent pas pour autant des collaborateurs de l'autorité puisque, selon eux, collaborer signifie participer aux interventions de répression et de contrôle, ce qu'ils refusent de faire.

La référence

Connaissant bien la situation du jeune, le travailleur de rue est en mesure de l'orienter vers les ressources adéquates ; jouissant de sa confiance, il peut lui faire connaître ces ressources et l'inciter à y recourir. Les jeunes plus marginaux ont toutefois de la difficulté à accéder eux-mêmes directement aux ressources, d'une part, parce qu'ils sont en rupture avec les structures et répugnent à s'y inscrire, d'autre part, parce que les démarches exigent le respect d'un formalisme rarement compatible avec la culture des jeunes de la rue. Le travailleur de rue effectuera alors lui-même les références, sur une base personnalisée. Différentes conditions sont requises pour que ce contact s'établisse. Il faut tout d'abord que les intervenants reconnaissent le travailleur de rue comme source de référence crédible, c'est-à-dire qu'ils reconnaissent sa compétence à effectuer des évaluations valables, ce qui est loin d'être chose acquise :

Si le travail de rue peut venir à être reconnu comme source de référence crédible, de la même façon que ça va vite quand l'infirmière dans une école réfère au CLSC, je pense que ça peut être facilitant pour bien des rapports avec bien du monde.

Il faut également que les établissements soient ouverts à recevoir les jeunes référés par les travailleurs de rue ; ainsi, la rigidité de fonctionnement des organismes (horaires, délais, lourdeur des procédures d'admission) représente-t-elle un obstacle important et peut compromettre la poursuite de la démarche du jeune, réduisant à néant les efforts déployés par le travailleur de rue pour motiver le jeune, comme l'illustre bien l'exemple apporté par un travailleur de rue :

Un jeune qui vit de nuit ne se lève pas avant trois heures de l'après midi. Le temps qu'il ait déjeuné, il arrive au CLSC à quatre heures et demie. La démarche au CLSC, ça faisait des mois qu'on le travaillait dans ce sens-là : « tu as du ménage à faire, tu as besoin d'aide ». Le premier move, on va au CLSC. Le jeune commence l'entrevue. Il commence à s'ouvrir. Aïe ! Il est cinq heures : « excuse-moi mon jeune mais je finis à cinq heures ; il faudra que tu reviennes dans deux jours à une heures et demie ». Ça a fini de même. Le jeune est sorti dépité, il n'est jamais retourné.

Le formalisme dont est imprégné l'accueil choque par ailleurs les travailleurs de rue qui déplorent l'absence de relation personnalisée, laquelle est primordiale pour le jeune, surtout lors de la prise de contact. Il arrive également que la pertinence de certaines références effectuées par les travailleurs de rue soit mise en doute, provoquant ainsi d'autres tensions.

Selon certains intervenants, la fonction de référence définit le travail de rue :

Leur rôle, c'est de rejoindre les marginaux, les accompagner ; un rôle de pénétration dans le milieu, de référence vers les ressources. Ils sont le lien entre le système public de santé et la clientèle. Ils peuvent les inciter à consulter, à recevoir des conseils pour l'intervention. Le système de santé a le devoir de se rendre plus accessible et, pour cela, il faut quelqu'un pour aller chercher les populations marginalisées.

Les travailleurs de rue s'insurgent toutefois lorsque cette fonction est réduite à un rôle de « rabatteur » de clients, de promoteur de services, de reach out, le travail de rue étant alors envisagé dans une perspective « normative » :

Ils nous prennent pour des gens qui vont aller faire du reach out, qui vont aller voir les jeunes et les leur amener, qui sont là pour promouvoir leurs services. C'est l'image qu'ils ont du travailleur de rue, eux.

L'accompagnement et le suivi

Fréquemment, les travailleurs de rue doivent accompagner, du moins lors de la première entrevue, les jeunes qu'ils réfèrent pour les soutenir dans leur démarche :

C'est important qu'ils soient présents car, souvent, les personnes ne viennent pas au rendez-vous.

Les travailleurs de rue veillent cependant à ce que l'accompagnement ne soit pas perçu par les jeunes comme une solution facile les soustrayant à l'obligation de se prendre en main :

Certains jeunes nous utilisent parce qu'ils savent très bien qu'avec le travailleur de rue, tu rentres par la porte d'à côté et que cette porte est moins barrée que celle d'en avant. Les habitués, on les incite à y aller tout seuls.

Ils estiment par ailleurs que grâce à cette fonction d'accompagnement, l'utilité de leur rôle commence à être reconnue :

Il y a un rapport de force qui commence à se révéler. Une grande partie de leur clientèle dépend de nous parce que si, nous, on ne les amène pas, ils ne passent pas la secrétaire.

Lors de l'accompagnement également, les travailleurs de rue se heurtent aux lourdeurs de l'appareil et, là encore, la rigidité des structures crée des tensions. Leur intervention est souvent nécessaire pour accélérer et simplifier les procédures :

Des fois, ça peut prendre six mois avant d'avoir son suivi individuel alors que c'est ça que veut le jeune. Quand le travailleur de rue s'en mêle, ça peut changer des choses. Mais il faut avoir un contact dans la boîte, des plugs dans chaque programme ou un poteau qui a vraiment de bons contacts.

ll s'avère intéressant de noter que les travailleurs de rue, lorsqu'ils sont invités à rapporter des situations de tensions entre eux et les intervenants donnent plutôt des exemples de tensions entre les jeunes et les intervenants, ce que l'un d'eux explique ainsi :

Ça me met en rogne parce que les gens du CLSC m'invitent pour parler de la situation des jeunes, comment le CLSC pourrait s'ouvrir et puis tout ça. Puis là, je suis obligé d'accompagner un jeune et de pousser pour qu'il ait un service.

Accompagnant les jeunes, les travailleurs de rue assistent parfois aux entrevues, selon la requête du jeune ou de l'intervenant et en fonction des objectifs de l'entrevue. Si celle-ci a un caractère thérapeutique, avec un médecin ou un psychologue par exemple, la participation du travailleur de rue n'est pas nécessaire. Ce travailleur de rue trace ainsi les frontières de son intervention :

Moi, je suis bien content quand quelqu'un prend le rôle de thérapeute. Je n'aime pas ça jouer au psychologue. Je ne fais pas de thérapie, c'est de la relation d'aide basic. Quand quelqu'un est rendu dans une démarche de creuser plus loin, je suis bien content qu'un autre intervenant prenne la relève.

Lorsque l'entrevue se déroule avec des intervenants représentant l'autorité, la présence du travailleur de rue est souvent requise par le jeune pour jouer le rôle de modérateur et veiller au respect de ses droits, ce qui correspond aux visées du travail de rue « autonome » :

La jeune avait demandé une rencontre avec la travailleuse sociale de la DPJ (Direction de la protection de la jeunesse) et m'a demandé de l'accompagner parce qu'elle n'aime pas être seule avec les travailleuses sociales. À chaque fois qu'elle va là, c'est la chicane. Mon rôle lors de l'entrevue, c'est que ça ne dégénère pas pour ne pas que la jeune sorte super frustrée. C'est aussi que ses droits soient défendus. Ils se font baiser, ils sont jeunes et ne savent pas comment « dealer ».

Ce rôle de modérateur est apprécié par les intervenants lorsqu'ils souhaitent la présence du travailleur de rue. Il arrive toutefois qu'ils la refusent, témoignant ainsi, estime un travailleur de rue, d'un manque de considération tant pour la requête du jeune que pour son rôle. La réticence des intervenants à permettre aux travailleurs de rue d'assister aux entrevues est ainsi interprétée :

Quand tu accompagnes quelqu'un là-bas, ça les dérange parce qu'ils ne peuvent pas parler à la personne comme ils voudraient parce que tu es là. On peut également confronter leur pratique.

Ce même informateur estime, par ailleurs, que son apparence physique, évaluée comme un atout pour rejoindre les jeunes de la rue, devient un handicap lorsqu'il se retrouve sur le terrain des intervenants :

Le look y était pour quelque chose aussi. J'étais en swet pants, la barbe pas faite. J'ai pas le look intervenant cravate des centres d'accueil. Quand je vais en cour, j'essaie de respecter le protocole. Pas à la DPJ, je change pas de face.

Marcotte et Laflamme (1998), lors d'une recherche menée à Lévis, constatent que les « partenaires institutionnels » s'interrogent sur la fonction de « médiateur / procureur » du travailleur de rue parce qu'ils estiment que le parti pris de ce dernier pour les jeunes nuit à leur travail et va à l'encontre de la concertation. Aussi certains préfèrent-ils que le travailleur de rue s'en tienne à un rôle de prévention et de référence, privilégiant nettement le travail de rue « normatif » au travail de rue « autonome ».

L'accompagnement favorise également la participation du travailleur de rue au suivi de la démarche du jeune, ce que certains intervenants considèrent indispensable :

Je trouve difficile de me retrouver seul à suivre le patient. Je ne le vois pas chaque jour, alors que le travailleur de rue, oui. Le lien avec celui-ci me permet de l'appeler pour savoir comment ça va. C'est une source d'information, ça me permet d'évaluer si mon intervention est correcte. Le travailleur de rue est beaucoup plus qu'une secrétaire qui met en relation la personne et le médecin ; il ne doit pas faire du dumping de patients au médecin. Une autre de ses responsabilités est de ne pas perdre les personnes dans la brume ; si c'est le cas, il doit m'en aviser. La collaboration doit être réciproque. Le travailleur de rue a une responsabilité d'accompagnement dans le milieu.

Cet intervenant estime donc que le travailleur de rue a un rôle important à jouer pour assurer la réussite de l'intervention, celle-ci nécessitant plus d'un acteur. Les travailleurs de rue apprécient qu'on leur reconnaisse un tel rôle. Certains intervenants refusent toutefois, selon le travailleur de rue, de l'impliquer dans le suivi de l'intervention :

La thérapeute a commencé son suivi avec la fille ; elle m'a appelé pour me dire qu'elle ne voulait plus que je lui parle, sauf entretenir une relation superficielle.

Une telle exclusion, non seulement de l'intervention, mais également de la relation avec le jeune, est courante lorsque l'intervenant redoute l'intrusion du travailleur de rue qui cherche trop à défendre les intérêts du jeune. C'est encore une fois la fonction de procureur, particulière au travail de rue « autonome », qui pose problème :

Avec le propriétaire d'une maison d'hébergement, j'avais constaté des irrégularités. Il avait fait travailler la jeune sur sa ferme au lieu de lui permettre de chercher un emploi. Comme je l'empêchais de faire ce qu'il voulait, il interdit maintenant à la jeune de me voir.

La sollicitation pour que les travailleurs de rue assurent un suivi de l'intervention peut par ailleurs être ambiguë, selon l'un deux :

Mais il faut faire attention. Des fois, on sentait que si ça venait à dégénérer, j'étais là pour récupérer le tout. Le sauveur, celui qui sauve parce que le jeune est parti et, toi, il faut que tu le récupères. Oui, je vais le récupérer mais, attention ! Je ne suis pas là pour ramasser les pots cassés. Je pense que l'autre est un professionnel et qu'il est capable de gérer.

Il arrive même que les travailleurs de rue, exclus lors de l'intervention, soient obligés de récupérer le jeune parce que l'intervention a échoué ou qu'elle n'a pas été poursuivie par les intervenants, ce qui est loin d'être apprécié :

On était chez elle en train de faire sa valise pour aller dans un shelter, elle et ses enfants. La DPJ arrive avec la police. Ils me demandent qui je suis. Ils m'ont tassé carrément dans le fond de la cuisine comme si j'étais un incompétent, que je faisais les choses à moitié. En cour, j'étais assez choqué que je l'ai dit au juge. Après le jugement en plus, ils n'ont pas fait leur job. Je me suis tout tapé au niveau de l'accueil, de l'accompagnement ; tu sais, cette personne-là était démolie : ses enfants enlevés, héroïnomane en cure de désintox… méchant choc ! Elle n'avait pas leur support.

Impliqués avec les intervenants dans le suivi des interventions, les travailleurs de rue sont appelés à échanger avec eux des informations sur le jeune et sa situation. Les travailleurs de rue posent toutefois des limites à l'échange d'informations, ce qui peut susciter des tensions dans leurs relations avec les intervenants.

L'échange d'informations

Les travailleurs de rue trouvent important, lorsqu'ils réfèrent un jeune, d'expliquer sa situation à l'intervenant. Une condition est toutefois posée : que le jeune en soit avisé au préalable et qu'il autorise le travailleur de rue à transmettre l'information. Une telle condition s'applique généralement à toute transmission d'information lors des suivis et ne crée pas de problèmes lorsque les travailleurs de rue et intervenants lui accordent la même importance :

Le travailleur de rue et moi, on est très à cheval là-dessus ; on a la même position. Lui et moi, on demande à la jeune si ça la dérange qu'on s'en parle. Je peux même suggérer à la jeune d'en parler avec le travailleur de rue.

Dans certains cas, notamment lorsque la situation du jeune est particulièrement préoccupante (par exemple, lorsqu'il a des idées suicidaires), on peut déroger à cette règle. La confiance réciproque que la confidentialité sera respectée est alors indispensable, une telle confiance supposant la connaissance et le respect du travail de l'autre.

Par ailleurs, pour certains intervenants et travailleurs de rue, il importe d'échanger des informations sur leurs interventions respectives afin de s'ajuster réciproquement. Lors de discussions de cas, il arrive que les intervenants sollicitent l'avis des travailleurs de rue. Ceux-ci, jugeant le partage de leur analyse important pour favoriser une intervention adéquate auprès des jeunes, évalueront positivement de telles expériences si leur expertise est reconnue et leur point de vue respecté, sinon accepté.

Là où cela ne va plus, c'est lorsqu'on veut en faire un indicateur. Le travailleur de rue, à cause de sa position privilégiée sur le terrain, détient de nombreuses informations relatives à des cas de délinquance et de criminalité. Or la tentation est forte, non seulement chez les représentants de l'autorité (policiers et directions d'école) mais également chez les autres intervenants, incluant ceux des organismes communautaires, de faire pression sur les travailleurs de rue afin qu'ils livrent certaines informations. Le refus de collaborer (le terme dans ce cas est juste) engendre évidemment des tensions, lesquelles peuvent être évitées si les attentes des intervenants respectent davantage le mandat des travailleurs de rue dont la pratique est « autonome » plutôt que « normative ».

Il est vrai, cependant, que le fait de détenir des informations relatives à des actes criminels place les travailleurs de rue dans une position ambiguë sur le plan éthique :

Des fois, c'est dur parce qu'on a de l'information et qu'on doit faire comme si on ne savait pas… C'est dur ça, c'est l'élément qui est un peu fake dans notre job. On est privilégié d'avoir de l'information qu'on n'est pas supposé avoir. Mais c'est de « dealer » avec ça.

Abondant dans le même sens, un commandant de poste de quartier estime qu'il s'agit là d'une zone grise qui mériterait d'être éclaircie :

Même eux autres, les travailleurs de rue, peuvent vivre des situations conflictuelles parce que le travailleur de rue, c'est pas un voleur [...] Je n'ai pas eu le temps de discuter de ça avec lui, sauf superficiellement. C'est sûr qu'avoir le temps, passer aux grosses discussions, ça pourrait amener des questionnements ou des réponses sur les deux bords.

Le besoin de discuter ensemble de questions de fond relatives aux pratiques respectives est souligné à plusieurs reprises par nos informateurs. Il y a tout d'abord la nécessité de faire connaître et de faire respecter le travail de rue que nous avons appelé « autonome ». Il s'agit, comme nous avons tenté de le démontrer, d'une pratique qui se distingue des interventions traditionnelles tant par sa finalité et la lecture de la réalité des jeunes marginalisés sur laquelle elle s'appuie que par les formes qu'elle prend. Une telle différence peut être source de tensions avec les autres intervenants lorsqu'elle est méconnue. Le besoin de négocier un espace pour le travail de rue « autonome » apparaît par ailleurs plus difficile avec les institutions qu'avec les organismes communautaires parce que les travailleurs de rue ont avec ces derniers des affinités tant au regard de la finalité de l'intervention que de la lecture de la réalité des jeunes (moins axée sur les pathologies), en plus des formes d'intervention (plus souples et globales) et du cadre organisationnel (moins rigide et bureaucratique). Ainsi nos informateurs font-ils état de tensions beaucoup plus fréquentes avec les intervenants des milieux institutionnels qu'avec ceux des organismes communautaires.

De façon formelle ou simplement à l'occasion de contacts personnels, certains informateurs ont fait l'expérience de rencontres réussies où travailleurs de rue et intervenants institutionnels se retrouvent, non seulement pour délimiter leur champ de compétence et définir les modalités de travail conjoint, mais aussi pour échanger sur leur pratique respective et réfléchir ensemble à leur travail auprès des jeunes marginalisés. Une fois passée la période d'apprivoisement incontournable lorsque deux univers culturels si différents se rencontrent, la confiance parvient à s'installer ; on peut alors discuter de sujets d'intérêt commun, comme la fugue chez les jeunes. pourquoi ne serait-ce pas également l'occasion de penser autrement l'intervention traditionnelle, en s'inspirant du travail de rue comme pratique alternative ? C'est ce que souhaite une informatrice de la Direction de la protection de la jeunesse :

Apprendre aussi peut-être au niveau de l'intervention auprès des jeunes un peu plus révoltés. Ça peut être des pistes pour nous autres, notre action par rapport à ces jeunes qui se retrouvent dans la rue. Un échange au niveau de l'intervention, je pense que ça peut être intéressant. Des moyens différents d'approche. Se laisser influencer par le travail puis par l'expérience du travailleur de rue qui travaille dans le fond avec une partie de nos jeunes. Je pense à ça, à des discussions au niveau de moyens autres que le contrôle.

De tels échanges, croyons-nous, ne devraient toutefois pas viser une uniformisation des pratiques, au contraire. En stimulant le dialogue entre des pratiques différentes trouvant leur légitimité dans la multiplicité des besoins auxquels elles tentent de répondre, ces échanges pourraient favoriser le maintien d'une pluralité de pratiques. Considérant que les jeunes peuvent avoir besoin d'être protégés, éduqués et encadrés, en même temps qu'ils ont besoin de découvrir, d'être appréciés, défendus et reconnus, la diversité des pratiques n'est-elle pas à rechercher ? Du point de vue d'un modèle de travail de rue « autonome » qui ne nie pas la nécessité pour des institutions d'appliquer des normes, un lien autre que normatif doit aussi être établi avec les jeunes marginalisés.

Même si la tendance actuelle de recherche de complémentarité amène parfois à croire que les uns et les autres ont « à se partager différentes composantes d'une même fonction globale » (Schaut et Van Campenhoudt, 1994 : 91), il faut éviter que la complémentarité ne se traduise par une perte de spécificité des modèles d'intervention. Selon Lamoureux (1994), les diverses formes de collaboration avec les institutions publiques présentent un potentiel d'innovation lorsque les organismes alternatifs et communautaires maintiennent un projet d'intervention qui leur est propre ; elle parle alors de « participation contradictoire » ou de « coopération conflictuelle ». Nous croyons que le rapport entre les travailleurs de rue et les intervenants institutionnels peut être envisagé dans cette perspective et accroître ainsi l'adéquation des pratiques, alternatives et institutionnelles, avec les processus d'exclusion des jeunes.