Étude critique

De la neutralité libérale au perfectionnisme républicainÀ propos de Political Neutrality. A Re-Evaluation, de R. Merrill et D. Weinstock (dir.)[Notice]

  • Laurent de Briey

…plus d’informations

  • Laurent de Briey
    Professeur au département de sciences sociales et politiques — Université de Namur
    Membre associé de la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale — Université catholique de Louvain
    Laurent.debriey@unamur.be

À la suite des travaux de Rawls, la neutralité de l’État s’est imposée comme l’un des principes distinctifs du libéralisme politique : dans des sociétés marquées par le pluralisme des conceptions du bien, seul un État axiologiquement neutre pourrait être perçu comme légitime par l’ensemble des citoyens. Si elle a d’abord fait l’objet d’une critique extérieure au libéralisme de la part d’auteurs communautariens, comme Sandel ou Mac Intyre, cette thèse est désormais également débattue au sein même du libéralisme. Le débat est double. Il porte premièrement sur la définition précise de la neutralité et sur son champ d’application, mais il concerne aussi plus radicalement la désirabilité de la neutralité : la neutralité de l’État est-elle réellement la meilleure manière d’assurer la cohésion sociale et politique des sociétés pluralistes ? Même s’il est constitué essentiellement de contributions datant d’un colloque qui s’est tenu à Montréal en 2008, le livre de Merrill et Weinstock, Political Neutrality. A Re-evaluation, constitue un excellent état des lieux de ce double débat. Regroupant dix textes de quelques-uns des auteurs contemporains les plus prolifiques dans le domaine, ainsi qu’une introduction particulièrement riche de Roberto Merrill, cet ouvrage s’impose comme une référence incontournable pour toute personne soucieuse d’avoir une compréhension fine du concept de neutralité (section 1). Il est également révélateur d’une prise de conscience de plus en plus marquée, parmi les partisans du libéralisme, des limites et des ambiguïtés de la neutralité et de ses rapports exacts avec ce qui est supposé être son opposé : le perfectionnisme (section 2). Différentes contributions conduisent même à considérer que la neutralité n’est pas une réponse adéquate au pluralisme moral et qu’il faudrait lui préférer un perfectionnisme que je qualifie de républicain (section 3). Le premier thème commun à de multiples interventions est celui de la définition de la neutralité et de sa portée. Un double triptyque permet de couvrir l’essentiel de ce thème : la neutralité peut, d’une part, concerner les justifications, les buts ou les conséquences ; d’autre part, elle peut porter sur les fondations théoriques du libéralisme, sur les principes constitutionnels et de justice distributive, ou sur l’ensemble des politiques publiques. Dans la première contribution, « Neutrality and Political Liberalism » (p. 25-43), Richard Arneson adopte une conception classique de la neutralité requérant à la fois la neutralité des justifications invoquées pour légitimer une politique publique et la neutralité des buts poursuivis par cette politique. Une décision politique doit reposer sur des justifications indépendantes de toute conception du bien, mais aussi ne pas avoir pour intention de privilégier ou de promouvoir une conception du bien. Elle ne s’étend par contre pas à la neutralité des conséquences ou des effets. Une décision politique peut donc avoir comme conséquence de désavantager indirectement certaines conceptions du bien sans que sa neutralité ne soit remise en cause pour peu que cela ne soit pas le but poursuivi. Toutefois, comme le souligne Appiah dans un texte intitulé « Expressive Neutrality » (p. 83-96), juger de la neutralité d’un État sur la base de ses intentions se heurte à une double difficulté. Premièrement, il ne va pas de soi qu’on puisse identifier quelque chose comme l’intention univoque d’un législateur. L’adoption d’une loi est un processus politique fait d’accords et de compromis, non l’expression d’une intention cohérente. De plus, Appiah, contrairement à Arneson, considère qu’il y également un déficit de neutralité lorsqu’un État adopte un dispositif public qui favorise de manière non intentionnelle une conception du bien, alors que les objectifs poursuivis auraient pu être atteints autrement. Dès lors, la neutralité devrait …

Parties annexes