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– Fumseck est un phénix, Harry. Au moment de leur mort, les phénix s’enflamment et ils renaissent ensuite de leurs cendres. Regarde…

Harry vit alors un minuscule oisillon tout fripé sortir sa tête au milieu du tas de cendres. Il était tout aussi laid que le vieil oiseau.

– C’est dommage que tu l’aies vu lors de sa combustion, dit Dumbledore en s’asseyant derrière son bureau. La plupart du temps, il est très joli, avec un magnifique plumage rouge et or.

(Rowling, 1999 : 166)

S’il est une métaphore qui revient souvent chez les exégètes de Romain Gary, c’est bien celle du caméléon. L’anecdote qu’aimait raconter Gary lui-même à propos de ce lézard possédant l’art de la transformation semble pourtant avoir induit une lecture réductrice de la trajectoire littéraire de l’écrivain français.

Il y avait une fois un caméléon, écrit-il dans La nuit sera calme, on l’a mis sur du vert et il est devenu vert, on l’a mis sur du bleu et il est devenu bleu, on l’a mis sur du chocolat et il est devenu chocolat et puis on l’a mis sur un plaid écossais et le caméléon a éclaté.

Cité par Anissimov, 2004 : 13

Or, s’il est vrai que la multiplicité des visages arborés par l’auteur de La Promesse de l’aube autorise, à plus d’un égard, la comparaison avec le caméléon, on a du mal à admettre l’idée de camouflage qui s’y rattache et qui sied fort peu aux diverses figures affichées, parfois avec ostentation, par Romain Gary. Du héros des forces aériennes de la France libre au flamboyant diplomate, époux de l’actrice hollywoodienne Jean Seberg, Gary a lui-même projeté sous les feux de la rampe ses propres personnages. À François Bondy qui lui demande si l’écrivain et la « star » en lui font bon ménage, Gary répond tout de go : « Ils se détestent, se jouent des tours de cochons, se contredisent, se mentent l’un à l’autre, trichent l’un avec l’autre […] » (1974 : 13).

Plus riche et opératoire m’apparaît l’idée d’envisager la trajectoire de Gary non pas comme celle d’un caméléon qui change de couleur selon l’endroit où il se trouve – conséquemment, un parcours mouvant et insaisissable, plus ou moins vide de sens –, mais plutôt comme une double posture lui ayant permis d’atteindre la légitimité littéraire. Comme le suggère Jérôme Meizoz, l’image du phénix qui se consume lui-même pour renaître de ses cendres[1] n’est-elle pas plus apte à rendre compte, du moins en ce qui a trait au couple Gary-Ajar, d’une stratégie d’inscription du littéraire dans l’espace social et historique ? Or, si on a observé, sous toutes ses coutures, Gary accouchant d’Ajar, peu de chercheurs se sont intéressés à la façon dont Gary a créé, en même temps qu’il modelait Ajar, un Gary tout aussi fabriqué. En écho aux succès d’Ajar, Gary occupait, dans le champ littéraire, une posture opposée : celle de l’écrivain vieillissant, tirant lentement sa révérence. L’effet dans le champ est indéniable : plus Gary apparaîtra comme un « écrivain fini », plus l’idée de l’associer à Ajar semblera saugrenue.

En tentant de cumuler les « acquis de la poétique et ceux de la sociologie de la culture » (2004 : 51), Jérôme Meizoz définit la « posture » de l’écrivain comme une façon de rejouer ou de renégocier sa position dans le champ. Ce faisant, Meizoz donne l’exemple de Romain Gary qui réinvente son identité auctoriale sous le pseudonyme d’Émile Ajar. Plutôt que d’insister sur la renaissance du phénix, je me propose ici d’analyser ce moment qui mène à la destruction, à l’embrasement de l’oiseau, sous les traits de Romain Gary. Pour bien prendre l’aune de cette posture, il nous faudra analyser certes le discours de Gary, mais également sa conduite non verbale, une composante indissociable de toute figure d’écrivain. Par ailleurs, nous verrons que cette posture, image inversée du succès, n’est pas uniquement extérieure au texte littéraire. L’inscription pseudonymique est ici redoublée par un autre écho : la métaphore de la mort et de la réincarnation dans Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable. Le roman, publié en 1975 sous le nom de Romain Gary, répond en effet directement à La vie devant soi, paru sous le nom d’Émile Ajar la même année. À travers l’opposition manichéenne de la vieillesse et de la jeunesse, Gary y construit les deux extrêmes d’un même pôle, qui constituera une représentation larvée de la mystification littéraire. Dans une singulière mise en abyme, on peut voir le personnage de Jacques Rainier, progressivement en bute avec l’impuissance sexuelle dans Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, comme un écho de l’image du Gary vieillissant, impuissant à se renouveler, image que se plaît à entretenir la critique et qu’alimente in petto Gary lui-même. L’ultime objectif est donc d’analyser comment la double posture de l’écrivain – inscrite dans et hors des textes – a permis l’accès à la légitimité, par le biais d’une stratégie où l’auteur vieillissant, en se faisant hara-kiri, redonne naissance au phénix.

Postulats théoriques

À la lumière des recherches récentes portant sur les stratégies d’écrivains dans le champ littéraire, le sempiternel reproche adressé à une sociologie de la littérature en rupture de ban avec les textes littéraires semble de plus en plus nul et non avenu. Dans le prolongement des réflexions de Pierre Bourdieu sur le champ littéraire, Alain Viala a par exemple bien démontré que l’effet que cherche à produire un auteur dans le champ littéraire, hors du texte, a des incidences tangibles à l’intérieur du texte même[2]. Par ailleurs, est-il nécessaire de rappeler qu’en utilisant le terme de « stratégie », emprunté au vocabulaire martial, Viala nous met en garde contre une vision manichéenne de la trajectoire de l’écrivain qui viserait à en faire un froid calculateur. La stratégie suppose, de la part des agents, des choix conscients et inconscients ne pouvant être reconstruits qu’avec le recul historique : cela est désormais bien admis par les chercheurs qui s’intéressent à la figure de l’écrivain et refusent, à l’opposé, de croire au créateur mythique[3].

Dans la notion de posture comme façon personnelle d’occuper une position objective dans le champ – au sens où l’entend notamment Viala –, Jérôme Meizoz prend en compte deux dimensions : 1. les éléments non discursifs (l’ensemble des conduites non verbales qui engagent une représentation de soi : vêtements, tics, allures, etc.) ; 2. les éléments discursifs. Pour justifier cette méthode d’analyse qui nécessite un « double terrain d’observation simultané », Meizoz donne l’exemple des choix vestimentaires d’un Jean-Jacques Rousseau prenant un jour conscience du fait que sa mise ne correspond pas à celle des « puissants » qui l’entourent. Rousseau choisit d’intégrer ses trop modestes vêtements à sa posture et ainsi d’accorder sa conduite non verbale à son discours :

Je suis mis à mon ordinaire, ni mieux, ni pis. Si je commence à m’asservir à l’opinion dans quelque chose, m’y voilà bientôt asservi derechef en tout. Pour être toujours moi-même je ne dois rougir en quelque lieu que ce soit d’être mis selon l’état que j’ai choisi […].

Cité par Meizoz, 2004 : 54

En mettant de l’avant une double préoccupation concernant à la fois la représentation physique de l’écrivain et son discours, la notion de posture nous permettra d’approcher de plus près une définition complète de la figure de l’écrivain comme la concevait Foucault, c’est-à-dire cet être de raison, fabriqué à partir d’une série d’opérations complexes et qui court à la marge des textes.

Le phénix vieillissant : Éléments non discursifs et discursifs

S’il est un écrivain « truqué », c’est bien Romain Gary, qui multipliait les identités comme autant de poupées gigognes : d’Émile Ajar à Shatan Bogat, en passant par Fosco Sinibaldi, on finit par arriver à Romain Gary, qui s’appelait, semble-t-il, Roman Kacew. Or, Romain Gary rêvait d’écrire un « roman total, personnage et auteur » (1981 : 30). Il rêvait de vivre le roman total. On pourrait presque dire qu’il a donné son corps à la littérature, tant il a entremêlé sa vie personnelle de fiction, tant il s’est construit de personnages, jusqu’à perdre le fil de sa propre histoire. Nancy Huston a bien relevé, dans Tombeau de Romain Gary (1995), ces fabrications imaginaires à propos de personnes chères de sa vie, comme sa mère ou la légendaire Ilona. « Aimer quelqu’un, c’est l’inventer », répétait Gary. Toute sa vie d’écrivain, Gary s’est réinventé :

Lorsque j’entreprends un roman, écrit-il dans La nuit sera calme, c’est pour courir là où je ne suis pas, pour aller voir ce qui se passe chez les autres, pour me quitter, pour me réincarner.

1974 : 226

Dans son explication posthume du mystère Ajar, il affirmait carrément :

La vérité est que j’ai été profondément atteint par la plus vieille tentation protéenne de l’homme : celle de la multiplicité. […] Je me suis toujours été un autre […].

1981 : 29-30

Peut-être convient-il, vu donc la richesse de ces trajectoires enchevêtrées, de traquer en amont cette construction d’une voix parallèle à celle de Gary. Les motifs qui fondent la pseudonymie sont certes aussi nombreux que les écrivains qui s’y abritent. Outre les questions bien évidentes de censure ou d’autorité par exemple, Gérard Leclerc, dans Le Sceau de l’oeuvre, voit aussi le pseudonyme comme une marque de la complexité du soi énonciatif. Ainsi, le

[…] pseudonyme peut signifier également : je suis dans et par l’écriture autre que celui que j’ai été avant l’écriture. Je suis celui que me fait l’écriture de l’oeuvre. Ce que je suis pour les autres, ce que je suis pour l’état civil, c’est mon nom de famille, le nom de mon père, de mes ancêtres. Par le pseudonyme, je signe d’un nom propre, d’un nom que j’ai choisi, le texte qui m’est propre. […] Se nommer soi-même, c’est (du moins dans le fantasme) naître à nouveau, et même naître de soi, s’engendrer soi-même. […] C’est vouloir être identifié socialement par son oeuvre propre, par l’oeuvre créée. […] par le pseudonyme, je quitte la société pour la culture, la vie civile pour la Littérature.

1998 : 243

Cet aspect de la pseudonymie s’applique particulièrement bien à un Romain Gary qui considère comme primordial de se choisir un nom d’écrivain avant même d’écrire quoi que ce soit : il doit, d’abord et avant tout, se mettre au monde. Ainsi, raconte-t-il dans La Promesse de l’aube :

Je restais des journées entières dans ma chambre à noircir du papier de noms mirobolants. Ma mère passait parfois la tête à l’intérieur pour s’informer de l’état de mon inspiration. L’idée que ces heures de labeur auraient pu être consacrées plus utilement à l’élaboration des chefs-d’oeuvre en question ne nous est jamais venue à l’esprit. – Alors ? Je prenais la feuille de papier et lui révélais le résultat de mon travail littéraire de la journée. […] Alexandre Natal. Armand de La Torre. Terral. Vasco de la Fernaye… Cela continuait pendant des pages et des pages. Après chaque chapelet de noms, nous nous regardions, et nous hochions tous deux la tête. Ce n’était pas ça, ce n’était pas ça du tout.

1980 : 32

Gary en arrive à l’inéluctable conclusion : « […] un pseudonyme ne suffisait pas, comme moyen d’expression littéraire, […] il fallait encore écrire des livres » (ibid. : 24).

Toutefois, déjà nous devons émettre une réserve : il s’agit là du récit que fait Gary du choix de son premier pseudonyme. Voilà Gary, tel qu’il se réinvente apprenti écrivain. Devant un tel cas, l’affirmation de Foucault selon laquelle l’auteur est une construction, un être de raison, résultat d’une série d’opérations complexes, prend tout son sens.

Mes courses à travers le monde, prétend Gary dans La nuit sera calme, sont une poursuite du Roman, d’une vie multiple. Mon « je » ne me suffit pas […]. Écrire un livre ou varier sa vie, c’est toujours de la créativité, cela veut dire se réincarner, se multiplier, se diversifier, il y a poursuite du Roman. Lorsque je reste dans ma peau trop longtemps, je me sens à l’étroit, frappé de moi-même et claustrophobique […].

1974 : 278

De toute évidence, l’écrivain s’est constamment fabriqué des doubles qui se positionnent en écho à son oeuvre publiée sous le nom de Gary. Parmi ces doubles, il a érigé une figure plus grande que nature, Émile Ajar. L’hétéronyme se voit investi d’une telle vie, d’une telle force créatrice qu’il fait passer Romain Gary en mode mineur. Gary, le vieux cousin d’Ajar, devient l’exacte antithèse de celui-ci. Supplanté, il accepte de lui servir de faire-valoir.

Sans nier l’importance des questions identitaires dans l’inscription pseudonymique, il faudrait être aveugle pour ne pas reconnaître que la mystification entourant les publications d’Émile Ajar a un ancrage bien réel, sociologique : celui des critiques littéraires parisiens qui, au milieu des années 1970, traitent Romain Gary comme un auteur passé de mode. Au moment où le nouveau roman occupe une position privilégiée dans la définition de la légitimité littéraire, Gary semble en effet relégué aux oubliettes. Pire, il se sent spolié. Ainsi aurait-il déclaré :

[…] j’appartiens, moi, à la vraie race maudite qui est celle des écrivains que l’on ne cite jamais… prenez mon cas… je peux dire n’importe quoi… raconter des choses extraordinaires… je pourrais en mettre plein la vue à vos trissotins de Normale Sup’… jamais,  vous m’entendez, jamais vous ne verrez quelqu’un écrire : Gary dit que… Gary pense que… selon Gary ceci…

Cité par Anissimov, 2004 : 514

Qu’est-ce que cette diatribe, sinon l’illustration des rapports de force entre les agents du champ littéraire, en lutte pour le pouvoir symbolique ? Prisonnier de la « gueule qu’on lui avait faite », las de recueillir invariablement les mêmes critiques, Gary réagit à cette sclérose en marquant un coup d’audace. Émile Ajar est né. En 1975, il publie avec grand fracas La Vie devant soi, couronné par le prix Goncourt. La même année, Gary avait fait paraître Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable : le seul titre interpelle directement celui d’Ajar – La Vie devant soi – comme pour créer une dichotomie irréconciliable entre les deux oeuvres.

Dans Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, Gary raconte l’impuissance sexuelle à laquelle se bute progressivement Jacques Rainier, un industriel de 59 ans. Gary est-il aussi ingénu qu’il le laisse croire lorsqu’il prétend s’offusquer de la lecture au premier degré faite par la critique ? Car, bien évidemment, les journalistes y voient l’aveu de l’impuissance sexuelle de Gary. « Ces connards de journalistes, peste alors l’écrivain, qui ne savent lire qu’au premier degré et qui racontent partout que le pauvre Gary ne peut plus bander ! » (Anissimov, 2004 : 580). Pourtant, Gary joue le jeu, ou tente de profiter du mauvais parti qu’on lui fait, puisqu’il participe à une émission d’Apostrophes consacrée à la sexualité. Comme le note sa biographe Dominique Bona : « il y apparaît en costume noir et cravate rayée, chemise bleu tendre, tel le Romain Gary officiel qu’il aime incarner parfois. Il ne ressemble alors en rien à Émile Ajar » (1987 : 365). En effet, Gary décrivait Ajar comme « un criminel, un vrai salaud, un mec pas fréquentable » (Pavlowitch, 1981 : 54). L’auteur du Ticket est indéniablement aux antipodes :

Digne, respectable, il s’essuie parfois le visage avec un vaste mouchoir blanc et époussette la cendre de ses Gauloises qui tombe invariablement sur les revers de sa veste. Ses cheveux sont presque blancs. Sur le conseil de Diego, il a rasé sa barbe, et ses yeux sont très clairs, très bleus, souvent levés au ciel. C’est un vieil homme, aux belles mains qui tremblent.

Bona, 1987 : 365

Les éléments non discursifs stigmatisant une image de la vieillesse ne tardent pas à être redoublés par les interventions verbales de Gary. Chez Pivot, il reste en marge du débat, mais demande à un médecin invité : « Qu’est-ce qu’on fait, Docteur, quand on n’est plus un bon partner ? » (ibid. : 366). Si Jérôme Meizoz suggère d’analyser, dans la posture, non seulement ce que le discours dit, mais également ce que le discours montre, proposant d’y parvenir en portant attention au « ton », peut-être convient-il d’ajouter ici que, selon Dominique Bona, Gary prononce cette phrase : « avec l’air d’attendre un diagnostic miraculeux » (ibid.). L’effet du discours de Gary sur l’impuissance sexuelle ne tarde pas à se faire sentir sur la façon dont la critique de l’époque reçoit son oeuvre. Le syllogisme s’établit clairement après cette apparition publique de Gary :

Gary est impuissant, don Juan ne baise plus ou baise mal, d’ailleurs il écrit moins, ou plutôt moins bien, il se répète, il gâtise… Chez Lipp, on le regarde d’un air apitoyé. Pauvre Gary […].

Ibid. : 367

Victime impuissante ou plutôt fin stratège passé maître dans l’art d’incarner simultanément une chose et son contraire ? Le recul historique nous incite à croire que Gary manipulait infiniment mieux le discours que n’ont pu le croire ses contemporains. Si, comme le note Myriam Anissimov, l’entretien qui aurait eu lieu entre François Bondy et Romain Gary et qui a donné lieu à la publication de La nuit sera calme, ne serait en définitive qu’un long soliloque entièrement rédigé par Gary lui-même, il y a lieu d’en refaire la lecture. En admettant l’idée que le dialogue entre Bondy et Gary n’est qu’une mise en scène, voire une mystification (Anissimov, 2004 : 13), comment interpréter le fait que Gary ramène lui-même l’idée du déclin sexuel dans La nuit sera calme ? En réponse à l’hypothèse de Bondy selon laquelle Gary aurait commencé, dans ses livres, à « théoriser » la féminité pour compenser son propre déclin sexuel dans la vie courante, Gary fait semblant d’être pris au piège, ce qui ne fera qu’augmenter l’effet de sincérité :

C’est assez bien joué, mon vieux. […] Je ne peux plus bouger, là où tu m’as fourré. Ça s’appelle « pat » aux échecs. Tu as vraiment coincé mon roi, si j’ose dire. La provocation est belle, mais je ne marche pas. Je ne suis pas un pionnier du nudisme intégral.

Gary, 1974 : 39

Puis, protestant dans une verve débridée contre « l’exhibitionnisme », « le touche-pipi », « l’érotisme verbal et baveux » des intellectuels qui glissent « de Freud à Giscard d’Estaing, à Kissinger en passant par “l’orgasme dirigé” », Gary finit par avouer : « [l]e jour où je ne pourrai plus, je ne pourrai plus, un point, c’est tout. Je ne chercherai pas à ressusciter ça par le verbe » (ibid. : 40-41). La nuit sera calme paraît en 1974, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, en 1975. L’artifice par lequel Gary, l’air de ne pas y toucher, prépare, consciemment ou non, le terrain pour la publication d’un roman au sujet explosif est remarquable. Mais si, plutôt que d’y voir un roman sur ce que Gary nomme « l’infection virile », on lisait dans Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable une métaphore de l’impuissance créatrice venant appuyer l’embrasement, puis la renaissance, du phénix ? En rappelant que les derniers romans de Gary racontent tous l’histoire d’un dépérissement, Anne Simon a bien raison d’affirmer que « Gary s’est autant construit “sur” Ajar qu’Ajar “sur” Gary » (2004 : 126).

L’écho de la posture dans le texte : Au-delà de cette limite votre écriture n’est plus valable

Prenons un instant l’impuissance sexuelle comme une métaphore de l’écriture. La relation de Jacques Rainier avec la jeune Laura devient une façon de renaître, tout comme le sera la création d’Ajar.

Laura, souffle le narrateur du Ticket, il y a 45 ans que je rêve d’épouser mon premier amour. Une église de campagne, M. le maire, mesdames, messieurs, la bague au doigt, un « oui » tout vierge : mon Dieu, que j’ai donc besoin de me refaire !

Gary, 1975 : 73

Au plus mal de sa forme, Rainier déclare n’être plus le même, miné par un sentiment de « dépossession » (ibid. : 106). Quel écho à Gary qui dit la même chose dans Vie et Mort d’Émile Ajar ! Dans le Ticket, un ami affirme à Jacques Rainier : « Tu es en déclin, mon vieux, en baisse. Tu le sais très bien. C’est la pente. On ne la remonte jamais » (ibid. : 97). Tout comme Gary a fait appel au fantasme d’Ajar pour reprendre ses droits comme écrivain, Rainier appelle au secours l’icône d’un jeune cambrioleur symbolisant la virilité, qu’il évoque au moment de l’orgasme. À la fin du roman, il confronte le jeune homme, le menaçant d’une arme :

Ce fut à ce moment-là, devant ce corps si riche d’une vigueur que l’âge avait dérobée au mien, que je compris pour la première fois la nature de mon expédition : c’était une reconquête. Je venais reprendre un outil qui m’avait appartenu et m’avait si bien servi, et dont j’avais été dépossédé, m’en emparer, lui imposer ma domination, m’en faire obéir et m’en servir.

Ibid. : 209

N’y a-t-il pas lieu de faire ici, mutatis mutandis, une comparaison avec l’entreprise de Gary qui, dans Vie et Mort d’Émile Ajar, en arrive au meurtre symbolique de cette créature dont il a perdu le contrôle :

Pourquoi, se demandera-t-on peut-être, me suis-je laissé tenter de tarir la source qui continuait encore à charrier en moi des idées et des thèmes ? Mais parbleu ! Parce que je m’étais dépossédé. Il y avait à présent quelqu’un d’autre qui vivait le phantasme à ma place. En se matérialisant, Ajar avait mis fin à mon existence mythologique. Juste retour des choses : le rêve était à présent à mes dépens…

1981 : 33

Conclusion 

Au terme de cette brève analyse de la double posture de Gary/Ajar au milieu des années 1970, des constats s’imposent. Dans une lecture au premier degré, la mystification orchestrée par Gary a souvent été interprétée comme une revanche du véritable génie sur l’incompétence des critiques patentés. Gary, qu’on disait complètement dépassé, aurait réussi à imposer son talent au point de forcer les institutions de la vie littéraire, à travers des agents influents, à reconnaître sa légitimité d’écrivain. Certes, le prix Goncourt, attribué pour la seule fois de son histoire à deux reprises au même écrivain, reste l’icône parfaite de la duperie dont ont été victimes les contrôleurs de la légitimité littéraire. Pourtant, une lecture de deuxième niveau montre que les critiques de l’époque ont été amenés, par Gary lui-même, à une lecture conservatrice des textes publiés sous son nom. Sous cape, Gary triomphe, finalement :

Comme je publiais d’autres romans sous le nom de Romain Gary, le dédoublement était parfait. Je faisais mentir le titre de mon Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable.

Ibid. : 30

L’effet est certes réussi. La critique que publie la Tribune de Genève prouve bien que l’oeuvre de Gary finit par être relue dans une perspective autobiographique :

Le mondain Romain Gary figure en tête de liste dans cette course à la remonte. Étalon fatigué de l’écurie Gallimard, qui a toujours écrit de façon nonchalante et diplomatique, il semble tout savoir dont il parle dans son dernier roman, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable […]. De sorte que les précédents titres de l’auteur changent de sens. La Promesse de l’aube n’est plus tenue. Le Grand Vestiaire ne sert désormais qu’à se rhabiller. Lady L. est frustrée.[4] 

Sans être l’occasion de retomber dans les excès des méthodes beuviennes et lansonniennes, la double posture adoptée par Romain Gary invite les chercheurs à remettre en question le rôle du biographique dans la lecture de l’oeuvre littéraire. Comment ne pas reconnaître qu’ici l’écrivain joue lui-même, en dehors des textes, un personnage qui induit la réception de l’oeuvre ? Comment ne pas voir qu’il instille aussi, à l’intérieur du texte, une lecture biographique, même si celle-ci est illusoire, surfaite, n’incarnant qu’un avatar de la réalité? On trouverait un autre exemple de ce jeu sur la confusion biographique dans le roman Pseudo, où Gary, avec la plume d’Ajar, s’amuse à dépeindre Gary sous les traits peu flatteurs de Tonton Macoutte, « un écrivain notoire, et qui avait toujours su tirer de la souffrance et de l’horreur un joli capital littéraire » (1976 : 10).

L’exemple de Romain Gary/Émile Ajar nous montre de quelle façon l’inscription pseudonymique peut permettre à un agent d’occuper une double posture dans le champ, phénomène qui illustre en définitive ce que Foucault nommait la fonction « classificatoire » du nom propre. Le philosophe soutenait en effet que ce qu’on appelle « auteur » n’est « que la projection, dans des termes plus ou moins psychologisants, du traitement que l’on fait subir aux textes » (1969 : 85). Ainsi la boucle est bouclée : la posture, extérieure au texte, se retrouve en écho dans le texte et les deux figures ici présentées s’opposent tout en se complétant, comme deux aimants qui se repoussent. C’est une vieille ficelle : la laideur du phénix vieillissant ne fera qu’amplifier l’éclat de l’oiseau à renaître. Ainsi le Dumbledore de J. K. Rowling ne se désolera nullement de l’embrasement de Fumseck : « Le moment était venu, dit-il. Il avait une mine épouvantable, ces derniers temps. Je lui avais dit qu’il fallait faire quelque chose » (1999 : 166).