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C’est avec une grande tristesse que j’ai appris le décès de mon amie et collègue, José Mailhot, survenu à Montréal, le 24 mai 2021. José a reçu un diagnostic de cancer en phase terminale en juillet 2020, je crois, mais elle s’est accrochée avec ténacité pendant de nombreux mois pour passer du temps avec ses proches, terminer son mémoire, Shushei au pays des Innus (Mailhot 2021), et autrement vivre pleinement sa vie avec le temps qui lui restait. Mon épouse, Barbara, et moi avons vu José (et sa conjointe bien-aimée Mireille) pour la dernière fois en septembre 2019 ; elles nous ont hébergés pendant plusieurs jours alors que nous participions au congrès Apimondia. Nous avons eu l’occasion de prendre des nouvelles de chacune, mais aussi d’assister à une lecture de poésie par la grande amie de José, Joséphine Bacon.

La joie de vivre de José était sans limite et elle se manifestait par ses multiples passions pour le cinéma, le théâtre, la bonne cuisine, le bon vin, la littérature, l’art, les musées et galeries, la randonnée, le vélo, le patinage et bien d’autres choses encore. Bien sûr, l’une de ses plus grandes passions était la culture, l’histoire et la langue du peuple innu du Nitassinan (Québec-Labrador). Elle a appris à lire, à écrire et à parler l’innu il y a longtemps, et elle était l’un des meilleurs locuteurs non innus de cette langue.

José m’a beaucoup appris sur l’anthropologie et l’ethnolinguistique ; elle était un mentor, qui m’a enseigné la valeur d’une recherche rigoureuse et détaillée. Cependant, elle m’a aussi beaucoup appris sur la culture et l’histoire du Québec. José était un « Canadien réticent » comme les Innus avec lesquels elle a passé la majeure partie de sa vie professionnelle, bien que la profondeur de ses sentiments nationalistes québécois n’ait jamais été tout à fait claire pour moi. Sans aucun doute, la construction et le maintien d’une culture québécoise distinctive basée sur la langue française, soutenue politiquement par un Québec autodéterminé qui respectait également les droits à l’autodétermination des peuples autochtones à l’intérieur de ses frontières, étaient des éléments clés de sa philosophie politique. Nous parlions longuement de la question nationale de temps à autre et de « ce maudit pays » qu’est le Canada, et c’est grâce à José que j’ai pu mieux comprendre les angoisses et les aspirations des Québécois et Québécoises.

José m’a fait connaître le poète et musicien québécois Richard Desjardins. Merci José !

Souvent, José et moi nous nous retrouvions le soir à la patinoire extérieure du Vieux-Port de Montréal pour patiner. Merci José !

José m’a fait découvrir le bon café et la façon de le préparer, avec sa petite cafetière italienne. Merci José !

José était une communicatrice de la vieille école en ce sens qu’elle aimait envoyer des cartes postales. J’ai reçu de nombreuses cartes postales de sa part au fil des ans, principalement d’Espagne et du Mexique. Merci José !

Le destin ou le pur hasard m’a fait emprunter de nombreux chemins déjà bien tracés par José. Le premier était la côte nord du Québec où j’ai effectué une recherche de maîtrise chez les Innus de Unaman-shipu (La Romaine) au début des années 1980. En 1984, le deuxième chemin m’a conduit à Sheshatshiu où je suis rapidement tombé dans une relation de recherche à long terme avec les Innus du Labrador. José avait elle-même commencé à y travailler en 1963. En 2012, je me suis retrouvé dans l’Arctique de l’Ouest à travailler avec les Inuvialuit sur leurs connaissances des ours polaires. José était, elle aussi, passée par là.

Quelle surprise de recevoir une carte postale d’Inuvik !!! J’ignorais totalement que tu faisais un contrat dans cette région. Sais-tu que c’est à Inuvik que j’ai fait mon tout premier contrat professionnel après l’obtention de ma maîtrise en anthropologie ? J’y ai passé tout l’été 1965 à faire une recherche pour les Affaires indiennes… Je logeais chez un Inuit qui était directeur du poste de radio, j’allais aux services religieux dans les 4 ou 5 églises qu’il y avait dans la ville, je prenais le thé l’après-midi avec la femme d’un militaire canadien stationné dans la région et j’ai connu « le soleil de minuit » (les enfants dénés jouaient dans la rue à 4 heures du matin), etc. etc. Toute une expérience pour une fille de 22 ans !

voir Mailhot 1968 [courriel à P. Armitage, 17 oct. 2012]

Le chemin de José était visible même pendant mon voyage en kayak de 2006, de Harrington Harbour à Saint-Augustin sur la côte Nord. À mi-chemin de notre parcours en kayak, à Tête-à-la-Baleine, en 1964, José avait effectué des recherches pour sa maîtrise et elle y était retournée en 1967 pour des recherches supplémentaires (voir Mailhot 1970, 1965). J’ai pensé à elle alors que nous traînions nos kayaks à marée basse devant la communauté, dans la baie peu profonde.

Forte d’une expérience de recherche diversifiée déjà acquise dans les années 1960 au Labrador, sur la côte nord du Québec et dans les Territoires du Nord-Ouest, José a ensuite porté toute son attention sur les Innus. Ils allaient occuper une part importante de son coeur et de son intellect pour le reste de sa vie. Sans aucun doute, l’une de ses plus grandes contributions intellectuelles concerne l’étude et la protection de la langue innue (voir Mailhot 1985). José a, de 2005 à 2012, dirigé avec Marguerite MacKenzie l’édition du premier dictionnaire pan-innu, qui a maintenant une version électronique (Mailhot et MacKenzie 2012), et a passé des années à élaborer du matériel pédagogique pour aider les Innus à protéger leur langue minoritaire menacée. Surtout, elle a investi beaucoup d’énergie dans les travaux liés à la standardisation de l’orthographe innue. Depuis la fin des années 1960, elle a participé à l’alphabétisation des Innus, enseignant l’écriture en innu et formant un grand nombre de traductrices et des enseignantes de langue. Elle a aussi permis la publication des livres de An Antane Kapesh, premières oeuvres écrites en innu, en assurant la transcription en innu et la traduction en français (Kapesh 2019, 2020).

Elle avait un immense amour de la recherche « détective », ce qui la rendait très douée pour les travaux d’ethnohistoire, de toponymie et d’histoires de vie. Avec l’aide d’Anne-Marie Baraby et d’autres cochercheurs, elle a passé d’innombrables heures à fouiller dans les dossiers des missionnaires et de la Compagnie de la Baie d’Hudson, ainsi que dans une grande base de données de toponymes innus du Labrador. Elle a aussi grandement contribué à une immense base de données généalogiques innues qui a vu le jour au début des années 1980 avec le projet de variabilité sociolinguistique de Sheshatshit, avec Sandra Clarke, Marguerite MacKenzie et Adrian Tanner (Mailhot, Mackenzie et Clarke 1984). Cette base de données, combinée à ses entrevues d’histoire de vie avec des Sheshatshiu tshishennuat (aînés), a constitué les ingrédients essentiels pour le développement de son modèle de « mobilité structurelle » concernant l’utilisation et l’occupation du territoire innu, modèle qui demeure une contribution importante à notre compréhension du régime foncier eeyou-innu.

Ce modèle de mobilité structurelle, sa connaissance du proto-algonquien et de l’innu, et sa compréhension de l’immense interconnexion historique et contemporaine du peuple innu, signifiaient que José était une ardente défenseure d’une perspective pan-innu et pan-péninsule Québec-Labrador concernant la culture et l’histoire innues. Malgré la balkanisation malheureuse des Innus en petites unités politiques (petites « nations ») et l’imposition de la frontière Québec-Labrador qui divise et enferme les Innus dans des solitudes anglo-françaises distinctes, José est restée attachée au fait indéniable de la présence des Innus dans la péninsule, à savoir leur unité en tant que peuple autochtone distinct (voir Mailhot 1993 : 45-51). De plus, cette unité doit finalement s’étendre aux Eeyou de la Baie James, comme le montre le travail de détective de José à Matimekush en 2003.

Ici, le travail de détective se poursuit… Plusieurs découvertes sensationnelles durant la semaine, qui confirment l’existence de l’immense réseau de parenté des Innus. Interviewé aujourd’hui un homme de Schefferville dont la parenté paternelle se trouve du côté de Nichicun-Mistassini. Son arrière-grand-père était nommé Uapushuian, et les membres de la parenté de cet homme qui se trouvent aujourd’hui à Mistassini s’appellent Rabbitskin !!! Appris aussi que la grand-mère de l’auteure An Kapesh était une femme de Tshisa-sipi !!!

courriel à P. Armitage, 11 avril 2003

Ayant été élevé dans une tradition d’anthropologie sociale très franco-britannique à l’Université Simon Fraser, j’ai commencé mes études supérieures en 1981 à l’Université Memorial avec certains préjugés à l’égard de l’anthropologie dite américaniste, qui était stigmatisée comme insuffisamment théorique, psychologique et obsédée par la récupération folklorique des vestiges de cultures et de langues indigènes supposément en voie de disparition (cf. Darnell 2001). Cependant, en travaillant avec José et en lisant la plupart de ses travaux de recherche, j’ai fini par reconnaître les grands mérites de l’approche américaniste, qui met l’accent sur la compétence linguistique, la richesse des détails ethnographiques et un dévouement de toute une vie à la recherche avec une seule nation autochtone. Il est certain que les connaissances de José en matière de linguistique innue et sa compétence exceptionnelle dans cette langue ont fourni de puissants outils méthodologiques qui ont permis d’obtenir des aperçus riches et pénétrants de l’histoire et de l’organisation sociale innues. Ma propre compréhension du régime foncier, de l’utilisation et de l’occupation du territoire, de la géographie, de la toponymie et des connaissances environnementales des Innus doit beaucoup à la recherche et à l’analyse pionnières menées par José et ses collègues (voir Denny et Mailhot 1976 ; Mailhot 1975 ; Mailhot et Bouchard 1973 ; Mailhot et Vincent 1982).

José, au pays des Terre-Neuviens, été 2014

José, au pays des Terre-Neuviens, été 2014
Photo courtoisie de Peter Armitage

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José et Peter Armitage travaillant sur les toponymes innus, Montréal, 2005

José et Peter Armitage travaillant sur les toponymes innus, Montréal, 2005
Photo courtoisie Peter Armitage

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José m’a présenté Mary Black Rogers et ses procédures d’élicitation formelles dans le contexte de la recherche ethnoscientifique (voir Black 1967). Selon José,

[i]l fut une époque où Mary était pour moi un « maître à penser ». C’était durant les années où j’étais l’assistante de Rémi [Savard] et nous étions passionnés toute la gang d’ethnoscience. À l’invitation de Rémi, Mary était même venue séjourner à Montréal quelques semaines (ou même quelques mois, je ne me souviens plus). Nous nous voyions tous les jours… Elle était une femme attachante, et curieuse de tout ! Je l’aimais beaucoup.

courriel à P. Armitage, 18 fév. 2011

Inspiré en partie par Mary, José a souligné l’importance de bien formuler les questions en langue autochtone afin qu’elles soient compréhensibles pour les consultants autochtones. Trop souvent, les chercheurs qui dépendent des interprètes n’ont pas le contrôle de leurs communications parce qu’ils ne savent pas exactement comment leurs mots sont traduits dans la langue autochtone. Le sens précis de leurs questions et les réponses qui y sont apportées peuvent ne pas être exacts, ce qui entraîne parfois des confusions et des malentendus. Précision, nuance... sont les marques d’une science sociale rigoureuse, et il ne fait aucun doute que celle de José a pu atteindre une telle rigueur grâce à son excellente maîtrise de l’innu.

José a toujours été généreuse envers moi en ce qui concerne les questions de recherche sur les Innus. Par exemple, je me souviens d’une occasion, à la fin des années 1980, où j’ai travaillé avec José à sa résidence de Montréal jusqu’à quatre heures du matin, alors que nous examinions ses commentaires détaillés concernant mon rapport d’utilisation et d’occupation du territoire par les Innus du Labrador. Ce fut une expérience quelque peu douloureuse pour moi de subir une critique rigoureuse de la part de José, mais cela m’a permis de produire un bien meilleur rapport. Aussi, avec l’aide de Joséphine Bacon, elle a soigneusement transcrit et traduit divers récits de feu Pien Penashue, ce qui m’a aidé à mieux comprendre les nuances du discours innu concernant les impacts potentiels de l’entraînement militaire aérien. Merci José pour ta généreuse collégialité !

José avec feu Simiu Penashue, Peter Penashue, Charles-Api Bellefleur, et feu Camille Mestenapeo, Montréal, octobre 1984 . Le début de la Campagne innue contre la militarisation du Nitassinan

José avec feu Simiu Penashue, Peter Penashue, Charles-Api Bellefleur, et feu Camille Mestenapeo, Montréal, octobre 1984 . Le début de la Campagne innue contre la militarisation du Nitassinan
Photo courtoisie Peter Armitage

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Notre principale collaboration concernait les noms de lieux innus du Labrador que nous avons validés avec l’aide d’une douzaine d’experts et de cochercheurs innus et qui sont désormais publiés sur le site Web Pepamuteiati Nitassinat (www.innuplaces.ca). La majorité des noms validés ont été officialisés par les gouvernements de Terre-Neuve-et-Labrador et du Canada.

Étant donné la longue expérience de José avec les Innus, son impressionnante contribution à la recherche et sa connaissance intime de la culture, de l’histoire et de la langue innues, je pensais qu’elle était une excellente candidate pour un doctorat honorifique de l’Université Memorial de Terre-Neuve. Cependant, elle n’a montré aucun intérêt pour cette idée lorsque je la lui ai proposée. La reconnaissance honorifique et le fait de s’adresser aux étudiants et au corps professoral d’une université anglophone éloignée avaient peu d’attrait pour elle, pour une raison quelconque. Ce n’était certainement pas son groupe de référence.

Ce qui importait vraiment à José, c’était l’appréciation que lui témoignaient ses étudiantes en langue innue. Elles ont organisé une fête de départ à la retraite pour elle à Sept-Îles à l’été 2004, fête au cours de laquelle elles ont lu l’une après l’autre un texte qu’elles avaient préparé dans l’orthographe standard innu. Chacune a lu sa partie du texte selon la prononciation de son propre dialecte ; elles savaient que ce serait pour José une preuve importante que l’orthographe standard fonctionne pour tous les Innus, quel que soit leur dialecte. Cela signifiait beaucoup pour elle, étant donné sa forte conviction qu’une littérature commune était un élément clé de la survie de l’innu à long terme.

Pour célébrer la fin du cours, les étudiantes m’ont invitée à prendre part à un repas collectif dans un restaurant de la ville, lequel fut suivi par une émouvante cérémonie dont j’étais la vedette. Elles s’étaient cotisées pour m’offrir un sac à dos de toile blanche, fabriqué et brodé par une artisane innue renommée, et l’une d’elles m’a lu – avec une assurance et un débit impeccables – une longue adresse en innu, bien rédigée et pleine de bons mots à mon endroit. Elles me remerciaient de l’amour que je porte à la langue innue depuis des années et de mon obstination à faire la promotion de l’alphabétisation dans leur propre langue. Après la lecture, on m’a remis le texte de l’adresse, qu’elles avaient fait plastifier pour que je le garde en souvenir. Il était signé Tshikatshishkutamuakanishimat, ce qui signifie « tes étudiantes ».

Mailhot 2021 : 106

Comme d’autres anthropologues de sa génération, dont Paul Charest, Harvey Feit, Rémi Savard, Sylvie Vincent et Adrian Tanner, José avait une praxis qui combinait ses recherches scientifiques avec une réflexion morale sur l’histoire et les défis des peuples autochtones et avec une action pratique pour les aider à réaliser leurs aspirations culturelles et politiques. Son travail sur la langue innue et sa pédagogie avec les Innus en sont un exemple. Cependant, elle n’avait pas peur de s’engager dans le débat public sur les droits des autochtones au Québec. Voir, par exemple, sa critique de la proposition de Martin-Nelson Dawson selon laquelle les Innus sont des immigrants relativement récents sur leur territoire actuel, dans Le Devoir, et son mémoire de 2003 à la Commission des institutions (Mailhot 2002, 2003). Sa critique de la naïveté linguistique et de l’ethnohistoire bâclée de Dawson est dévastatrice. Il convient de noter que les positions morales de José à l’égard des peuples autochtones et d’importantes questions de politique publique étaient fondées sur ses recherches minutieuses et des preuves solides. José ne s’écartait pas des faits tels qu’elle les avait recherchés !

J’ai donc de nombreuses raisons de me souvenir de José, même si certaines d’entre elles sont assez banales. L’une d’elles a trait aux diverses expressions que j’ai apprises d’elle au fil des ans (je suis en mode d’acquisition perpétuelle de la langue française, donc j’ai tendance à me souvenir de ceux qui m’ont enseigné des expressions savoureuses). Quelques-unes de ces expressions sont beaucoup trop vulgaires pour être répétées en public. Cependant, je me souviens des semaines que nous avons passées ensemble dans la salle de conférence du sous-sol de Recherches amérindiennes au Québec à traiter 1800 toponymes innus ; à sélectionner ceux qui pouvaient être facilement analysés d’un point de vue linguistique et à leur attribuer une signification, et à donner la priorité aux autres pour un travail de validation ultérieur avec des experts innus. À la fin de chaque journée, José disait « On ferme la boutique »… Et maintenant, José a fermé sa boutique, pour toujours…

Alors, j’ai (nous avons) perdu une grande amie et collègue ! José va terriblement me manquer ! Elle a établi en matière de recherche une norme d’excellence qui est difficile à imiter, et son engagement et sa passion pour sa recherche et la vie en général seront à jamais une source d’inspiration.

Iame nimish Shushei. Tshinashkumitin!