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Dans le champ de la santé mentale, Castel (1981) avait mis en exergue que la vague de désinstitutionnalisation s’accompagnerait de l’inflation d’une vision bien particulière de l’intervention sociale, celle issue ou dérivée de la psychologie. Depuis, son intuition s’est vérifiée empiriquement. En effet, les psychothérapies et les différentes formes possibles de travail sur soi s’érigent en culte et sont très souvent empreintes de positivité. Cependant, ce qui nous semble nouveau — et à notre sens plus dangereux — est le fait que cette psychologisation déborde aujourd’hui de son cadre initial, celui de la santé mentale, et touche tous les domaines de l’intervention sociale.

À l’image de l’individu qui ne peut s’extraire complètement de l’espace normatif (Moreau, 2009), l’intervention sociale ne s’inscrit jamais à l’extérieur d’un contexte social, de certaines figures institutionnalisées des problématiques sociales ou encore de l’individu. Ainsi, le discours psychologique occupe une place prédominante dans le contexte social actuel, comme en témoigne la couverture médiatique de situations de natures diverses. Pensons à l’importance que les journalistes ont accordée l’été dernier à l’état psychologique des mineurs emprisonnés dans une mine du Chili. Considérons la couverture médiatique des homicides conjugaux, laquelle tend à mettre l’accent sur la détresse psychologique des hommes qui commettent ces crimes et des proches des victimes. Prenons en compte ces nombreux concepts essentiellement psychologiques, tel celui de la pédophilie, qui sont maintenant passés dans le vocabulaire populaire. Voilà autant d’exemples de cette prédominance du psychologique à laquelle nous sommes constamment confrontés dans notre rôle de formateurs auprès d’étudiantes et d’étudiants en service social.

En effet, nombre d’étudiantes et d’étudiants adoptent spontanément un cadre d’analyse axé sur les dimensions individuelles ou psychologiques des problèmes sociaux. Les approches qui relèvent davantage d’un paradigme structurel, par exemple féministe, engendrent davantage de résistance et sont parfois perçues comme partisanes. Comme si les approches psychologiques étaient neutres ou objectives!

Notre propos ne vise pas à dénigrer la psychologie en tant que discipline ou encore à remettre en cause sa capacité d’analyse, mais simplement à attirer l’attention sur les dangers d’un discours psychologique qui ne rend compte que partiellement d’une réalité fort complexe. Les problèmes n’y sont définis que sous des angles individuels et psychologiques, occultant ainsi les dimensions sociales et politiques. Pourtant, la situation des mineurs chiliens ne devrait-elle pas soulever des questions entourant non seulement leurs conditions de travail, mais aussi celles de travailleurs oeuvrant dans des contextes similaires? L’accent placé sur la détresse psychologique des hommes coupables d’homicides conjugaux ou encore le recours au concept de pédophilie ne tendent-ils pas à occulter les liens entre ces drames et les autres manifestations de violences à l’endroit des femmes et des enfants? Ainsi, un silence s’installe sur l’ampleur de ces événements tragiques qui mettent pourtant en lumière la persistance des inégalités de pouvoir entre les hommes et les femmes, les adultes et les enfants (Romito, 2008).

Ces observations nous ont amenés à nous poser les questions suivantes qui sont au coeur de ce numéro de Reflets :

  • De quelle manière ce penchant pour le psychologique se manifeste-t-il en intervention sociale et quels en sont les effets sur les individus ou les groupes ciblés par cette dernière?

  • Pour être légitime, une intervention sociale doit-elle passer par la psychologie?

  • Ce nouveau dogme représente-t-il une menace pour le travail social?

Les articles de ce numéro apportent des éléments de réponse à l’une ou à l’autre de ces questions et permettent d’amorcer une réflexion sur le thème de la psychologisation de l’intervention sociale. D’entrée de jeu, une entrevue avec le sociologue français Danilo Martuccelli porte sur l’émergence de la psychologisation, ses liens avec les normes sociales et ses effets sur la pratique.

Un article de Laurie Kirouac traite du burn-out, de certains instruments de mesure utilisés pour l’appréhender et des interventions privilégiées auprès des personnes qui en souffrent. L’auteure conclut que les facteurs psychosociaux mobilisés par ces modèles ne relèvent pas de besoins psychologiques fondamentaux, mais plutôt d’injonctions et de contraintes propres à l’expérience contemporaine du travail. Elle avance également que les interventions se limitent la plupart du temps au seul périmètre de la psychologie et de la responsabilité individuelles.

Rédigés l’un par Dahlia Namian et l’autre par Éric Gagnon et collab., deux articles se penchent sur les pratiques d’accompagnement, lesquelles gagnent en popularité depuis quelques années. Les auteurs tentent d’expliquer pourquoi les pratiques d’intervention trouvent aujourd’hui leur légitimité à travers l’accompagnement. Comprenant chacun des données empiriques, ces deux articles nous montrent clairement que cette nouvelle forme d’intervention s’inscrit directement dans la nouvelle normativité sociale — autonomie, initiative personnelle, responsabilité, importance d’être soi-même.

Puis, Janik Bastien Charlebois aborde le concept d’homophobie et son utilisation dans la pratique de l’intervention sociale. Or, ce concept peut être critiqué pour sa portée limitée et sa tendance à la psychologisation. L’auteure met en lumière les conséquences néfastes du recours à l’homophobie pour les personnes et les groupes ciblés par l’intervention.

Marie-Chantal Doucet adopte de son côté une tout autre perspective en s’employant à dégager des pistes de réflexion sur la nécessaire problématisation des dimensions psychologiques dans l’intervention.

Dans la rubrique Des pratiques à notre image, Sarah Guibord-Jackson et collab. soulèvent la question de la psychologie populaire et du danger que représente ce courant; Diane Prud’homme s’intéresse à la psychologisation dans le contexte de l’intervention en maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale et Liliane Bertrand propose une alternative à l’analyse et à l’intervention psychologiques par l’appropriation d’un cadre d’analyse structurelle dans l’intervention sociale et communautaire.