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Le contexte international des années 80 est particulier dans l’évolution des mouvements féministes africains. En effet, la Décennie des Nations Unies pour la femme (1975-1985) a favorisé de nombreuses rencontres internationales qui ont occasionné des interactions intéressantes avec les organisations féministes du Sud (Falquet 2003 : 179-191; Falquet et autres 2010 : 243-258). Au Sénégal, en plus d’une pluralisation de la vie politique à la fin des années 70, cette situation facilite la libération de la parole sur les femmes mais surtout par les femmes. C’est à partir de cette période qu’émergent l’Association des femmes africaines pour la recherche et le développement (AFARD), dont le siège social se trouve à Dakar, et l’Association des femmes juristes sénégalaises (AJS), basée à Dakar.

Alors que le Parti-État, l’Union progressiste sénégalaise (UPS) avait jusqu’alors une forte emprise sur le mouvement des femmes[1], l’émergence du mouvement Yewwu Yewwi PLF (Pour la libération de la femme) au début des années 80 symbolise la naissance d’un féminisme « décomplexé » et universaliste. Dans son discours, le mouvement Yewwu Yewwi PLF interrogeait de manière critique le patriarcat qui structure les rapports sociaux de sexe et justifierait donc la « domination masculine ». Dans ce contexte postindépendance et nationaliste où l’unité nationale occupe une place déterminante, cette posture fait l’objet d’énormes résistances politiques, sociales et surtout religieuses. La laïcité de l’État postcolonial, qui a inspiré la mise en place en 1972 d’un code de la famille unique contre le pluralisme familial sous la colonisation, est au centre des clivages et des résistances religieuses autour des droits des femmes.

Certes, ce contexte occasionne l’internationalisation d’une approche féministe universelle, mais la montée des résistances religieuses et sociales auxquelles elle fait face renforce les tensions entre les organisations féministes du Nord et celles du Sud (Sow 2010 : 243-258; Sow 1995 : 175-183). Ces résistances ont joué un rôle déterminant dans le renforcement de tensions internes entre un féminisme d’influence occidentale, dont on critique l’hégémonie, et une approche postcoloniale de la cause des femmes. À noter que cette transition n’est pas propre au Sénégal (Verschuur 2010 : 15-24). Cependant, analyser de telles mutations dans le discours des organisations féministes sénégalaises permet de saisir les conditions de transformation et d’émergence d’un féminisme nouveau qui cherche à s’émanciper de la tutelle occidentale dite « impérialiste ».

Dans le présent article, nous voulons interroger le devenir d’un féminisme à prétention universaliste dans un contexte sénégalais caractérisé par le poids des confréries et de la tradition. Autrement dit, quelle peut être l’incidence de l’internationalisation et de la résurgence des débats autour de la laïcité sur l’évolution du mouvement des femmes sénégalaises à partir des années 90? Dans quelle mesure cette configuration conforte-t-elle l’émergence d’un discours féministe « décolonial-modéré »?

Après avoir défini le féminisme décolonial, nous montrerons, dans un premier temps, de quelle manière les débats soulevés par la redéfinition de la laïcité et autour du Code de la famille apparaissent comme une forme de résistance au féminisme et à l’émancipation sociale des femmes. Dans un second temps, nous mettrons en évidence les dynamiques d’adaptation postcoloniales du féminisme sénégalais comme facteurs de massification et de modération dans son rapport à l’égalité.

Que faut-il entendre par « féminisme décolonial »?

Ce que l’on appelle le « féminisme décolonial » se développe au tournant des années 70, notamment dans la littérature anglo-saxonne. Influencé par l’orientalisme d’Edward Saïd (Abu-Lughod 2001) et les théories postcoloniales, le féminisme décolonial manifeste une préoccupation politique de soumettre le féminisme occidental, hégémonique (mainstream) à une perspective postcoloniale, plus sensible à la condition des femmes de la périphérie, racisées, colonisées (subalternes). Il compte également soumettre les études postcoloniales au regard sexué du rapport colonial (Dechaufour 2008).

Le féminisme décolonial prend forme d’abord en Inde, avec Gayatri Chakravorty Spivak (1985) et les études subalternes (subalterns studies) qui deviendra la référence pour penser la complexité des systèmes et des logiques d’oppression. Qu’il soit question du féminisme islamique ou arabe (Mernissi 1975), du féminisme africain, noir (Hill Collins 1990) ou du féminisme indien, ces différentes perspectives décoloniales ont permis de complexifier les analyses des féministes de l’Occident en mettant en exergue l’imbrication de différents rapports de domination (classe, sexe, race) qui interviennent dans l’oppression des femmes.

Ces approches, qui ont eu peu d’échos dans le monde francophone durant les années 70, inspirent particulièrement le paradigme de l’intersectionnalité[2] dont l’émergence est plus que d’actualité dans le monde francophone (France, Canada, Belgique, Suisse, Afrique, etc.). Les nouvelles perspectives féministes sénégalaises, que nous qualifierons de décoloniales, s’inspirent de ces approches pour contextualiser géographiquement, culturellement et historiquement la condition des femmes afin de produire un discours qui s’émancipe du discours féministe lié au courant majoritaire (mainstream), porté par les actrices et les acteurs internationaux. C’est particulièrement au cours des années 90, grâce aux rencontres entre féministes du Sud et du Nord, que ce discours commence à prendre de l’ampleur.

Dans le contexte sénégalais, ce discours se nourrit de la perspective des études historiques et anthropologiques de Cheikh Anta Diop sur le matriarcat en Afrique et de l’envol que prennent les études postcoloniales sur le continent avec Achille Mbembe et Felwine Sarr[3]. L’enjeu de ces nouveaux discours, que le monde politique et le monde religieux contribuent à légitimer, est de concourir à remettre en cause l’image des femmes africaines sans pouvoir, sans voix (powerless) et d’une uniformité de la domination masculine, que l’on peut pressentir dans le discours féministe hégémonique. La référence à l’Afrique précoloniale (matrilinéarité, matriarcat, etc.), que la colonisation a subvertie, prend ainsi tout son sens dans le discours. Dans son ouvrage paru en 1988 et intitulé Scholarship and Colonial Discourses, Mohanty déconstruit et dénonce cette image, ce qui aide à faire émerger de nouveaux discours au début des années 90. Les mouvements féministes/pour la cause des femmes[4], dont nous interrogeons le discours, émergent particulièrement à partir de ce tournant des années 90, fortement marqué par les rencontres internationales autour des droits des femmes. Le terme « décolonial » ne fait pas référence seulement à l’héritage de la colonisation, mais aussi au postcolonial qui implique également dans son discours la critique des injonctions internationales qui prennent forme avec l’ONGisation[5] et le féminisme d’État[6]. La préoccupation croissante quant aux contextes locaux donne une importance capitale au monde religieux et à la spécificité de la laïcité dans l’évolution du discours des femmes sur leurs propres conditions.

La laïcité de l’État et l’émancipation des femmes au Sénégal

Depuis la période coloniale, avec l’institution du pluralisme juridique en matière de droit de la famille, les réformes[7] de l’État (colonial puis postindépendance) et les revendications portées par des organisations de femmes en relation avec l’émancipation, se sont heurtées aux résistances religieuses. L’émergence du mouvement féministe a renforcé ces résistances entre les mondes religieux et politique autour de la redéfinition de la laïcité dont les contenus et les significations seraient d’inspiration française.

Le modèle de la laïcité sénégalaise : de la période coloniale à la période postcoloniale

Les débats et les controverses soulevés par l’émancipation des femmes interrogent au plus haut point la laïcité de l’État postcolonial. Qu’il soit question de l’avortement, de l’autorité parentale au sein de la famille ou de la parité, la séparation entre l’État et les convictions religieuses est au centre des clivages. Ces sujets trouvent leur explication dans la « politique matrimoniale coloniale » (Yade 2007 : 623-642). En effet, l’administration coloniale avait mis en place, au nom de sa politique de non-intervention dans le domaine familial, un système juridique, symbolisé par la politique du « statut personnel[8] ».

C’est ce pluralisme juridique (en fonction des catégories), notamment en droit de la famille, qui a institué, dès le début du XXe siècle, une réadaptation de la laïcité de l’État colonial. Cette approche de la laïcité se révèle bien différente de celle qui a vu le jour en métropole en 1905 (Stevenaux 2012 : 179-187). Les questions liées à la place des femmes et à l’autorité dans la famille sont au centre du pluralisme juridique qui fonde la laïcité sénégalaise. En effet, les critiques religieuses qui ont obligé l’administration coloniale à adapter ce principe tournaient autour du refus des dispositions progressistes que la laïcité de la métropole pouvait introduire dans les rapports sociaux de sexe au sein de la colonie (Ngom 2021).

Au nom de ce particularisme en matière familiale que revendiquaient les mondes religieux et politique, toutes les réformes en vue de l’émancipation sociale ou politique des femmes ont fait l’objet de résistances sociales. Cependant, dès l’indépendance, ce compromis de l’administration coloniale a été rompu au nom de l’unité nationale et de la réforme de l’État, notamment avec la mise en place du Code unique de la famille (1972) qui s’applique à tous les citoyens et citoyennes. La conception de la laïcité de l’État postcolonial, notamment dans son affirmation de l’égalité entre les sexes, est confrontée de fait à la résistance du compromis colonial qui maintenait les femmes sous la domination à la fois masculine et coloniale. Ainsi, tous les débats sur l’émancipation des femmes (la Loi sur la parité votée en 2010, le débat actuel sur l’avortement médicalisé, la question de l’autorité paternelle dans le Code de la famille) sont articulés autour de l’orientation de la laïcité de l’État postindépendance soupçonnée de remettre en cause un ordre normatif qui régnait durant toute la phase coloniale.

Les résistances historiques et sociologiques, dans un contexte où les organisations religieuses occupent une place déterminante dans la légitimité sociale de l’État (Cruise O’Brien 1992), contribuent dès lors à la remise en question de l’applicabilité de certaines dispositions laïques ou émancipatrices du Code de la famille. Elles structurent en même temps le questionnement à propos des revendications féministes depuis l’émergence du premier Code de la famille sénégalais (1972).

Les résistances sociales au féminisme : la définition de la laïcité au centre des clivages

À partir de l’indépendance, la volonté d’union nationale et de modernisation des institutions (Darbon 1997 : 101-129), exprimée par la nouvelle élite politique, a justifié la mise en place d’une commission pour un nouveau code de la famille unique en vue de garantir l’unité de la nation sans distinction de religion ou de statut. La modernité postindépendance entendait en même temps inscrire des dispositions émancipatrices dans ces réformes. Lors du colloque sur l’éducation des femmes tenu en 1962 à Dakar, le président de la République annonçait cette transition émancipatrice :

Il faut que le mariage se fonde sur le consentement réciproque des fiancés et non pas sur la pratique cupide du prix de la fiancée. Il nous faut abolir le mariage des jeunes filles avant l’âge nubile et assurer, à la veuve, le droit à la garde de ses enfants comme la liberté de se remarier […] Rien de cela ne viole ni le Coran ni l’Évangile, tout au contraire[9].

Dans la perspective des autorités postindépendance, la fin du « pluralisme des statuts » (Brossier 2004 : 78-98) devait consolider la formation de la nation à partir de la famille, suivant le principe d’un droit laïc et consensuel, c’est-à-dire affranchi de tout parti pris religieux.

Le premier Code de la famille comporte un certain nombre de dispositions progressistes qui reconnaissent plus de droits aux femmes, notamment en matière de divorce, de mariage et de succession. Qualifié de trop féministe, ce code ne cesse de susciter des résistances sociologiques. Certains religieux l’appelleront le « Code des femmes ». Dès son adoption en 1972, le khalife général de la confrérie mouride[10] en interdit l’application dans la ville de Touba, selon Penda Mbow (2001)[11].

L’émergence d’un discours féministe porté par les femmes au début des années 80 (avec notamment l’AJS et le mouvement Yewwu Yewwi PLF) a renforcé ces oppositions et les clivages sociaux autour du Code de la famille et des droits des femmes. Les nouvelles organisations féministes réclament la consolidation d’un État de droit et d’égalité entre tous et toutes, quel que soit leur sexe. Cependant, elles veulent surtout l’affirmation d’un État laïc et indivisible, à travers un code unique de la famille. Cette approche prend forme au fil de la critique et de la confrontation avec les organisations religieuses. Elle se dessine également dans la critique des politiques coloniales qui auraient contribué à l’affaiblissement des dispositions matriarcales de la société sénégalaise.

La remise en cause de la polygamie qu’assumait le mouvement Yewwu Yewwi PLF apparaît ainsi comme une riposte aux organisations religieuses. Le mouvement féministe tient, à ce titre, un discours tout aussi radical que ces dernières, notamment sur la polygamie et les fondements patriarcaux de la société postindépendance : « Nous, ce qu’on faisait dans les années 1980 déjà, on posait la question de la polygamie […] on parlait tellement de ces choses-là que tout le monde parlait de nous. On nous traitait de tous les noms[12]. »

L’émergence de ce discours nouveau renforce l’engagement des organisations religieuses et des confréries contre les exigences formulées par les organisations féministes, en particulier sur l’autorité parentale[13] et la polygamie[14]. Les milieux religieux et ceux qui sont conservateurs voient alors dans la position des féministes une volonté d’« extravertir » le référentiel civil et juridique d’une société qui a ses propres réalités. Les idées féministes apparaissent ainsi comme une forme d’« extraversion » (Bayart 1999 : 97-120) de la société sénégalaise. L’Étudiant musulman, revue périodique des réformistes musulmans, dans une chronique intitulée « Les dessous anti-islamiques », qualifie ainsi ce processus de « désordre planifié » de la famille, qui serait à l’origine de la « multiplication effrénée des divorces[15] ».

L’ancien khalife général de la confrérie des Tidianes de Tivaouane, Cheikh Tidiane Sy[16], déclarait dans son Université du ramadan de 1996 que « dans la religion et devant Dieu, le féminisme ne peut pas avoir de sens […] C’est l’homme qui fait tout pour entretenir sa famille […] si le père de famille n’assume pas cette responsabilité, il perd son autorité de chef de famille[17] ».

Fort de cette configuration, le Comité islamique pour la réforme du Code de la famille au Sénégal (CIRCOFS), propose en 2002, un nouveau code de la famille, inspiré de la charia. Sur le fond comme sur la forme, il s’attaque à la forme de la laïcité au nom de la « liberté de conscience[18] ». Certaines personnalités féministes dénoncent d’ailleurs une atteinte au principe de laïcité de la République. Les propos récents de Penda Mbow, grande icône féministe, selon qui « l’État donne plus de pouvoir aux marabouts[19] », sont éloquents à cet égard.

Toutes ces résistances, en plus des influences grandissantes des féminismes islamique et postcolonial, ont une incidence sur les orientations du mouvement des Sénégalaises. Elles conduiront à la démobilisation progressive des membres du mouvement Yewwu Yewwi PLF et à l’émergence de nouveaux mouvements[20] qui revendiquent une plus grande proximité avec les valeurs africaines et sénégalaises.

La réponse des féministes à partir des années 2000 réside, comme le fait observer une des responsables du Conseil sénégalais des femmes (COSEF)[21], dans une tentative de « socialisation du féminisme » :

Il existe plusieurs formes et types de féminismes aujourd’hui : un féminisme radical prôné par les organisations féministes du Nord, et nous, nous voulons un féminisme africain. La différence fondamentale qui nous sépare des féministes occidentales, c’est que leurs idéologies sont récupérées par des LGBT[22], ce qui chez nous n’est pas acceptable […] Les premières générations ont développé une certaine conception du féminisme qui est assez élitiste. Notre actuel premier ministre Mimi Touré en faisait partie. Moi, je les voyais à la télé avec leurs coupes masculines, elles avaient une vision assez radicale des choses[23].

Au-delà de cette transition du féminisme, ces débats remettent en question l’État postcolonial dans sa capacité à imposer les normes, y compris dans les rapports sociaux de sexe (Michalon 1997). Pour sa part, Cruise O’Brien (1992) va plus loin en montrant que ces divisions posent la question de la légitimité de « l’État importé », issu de la colonisation, et de ses élites, venant de l’école française, devant l’élite religieuse musulmane qui « a réussi à conserver la légitimité qui manquait à l’État » (Michalon 1997).

Cette relation postcoloniale structure toutes les questions ayant un enjeu international (droits des femmes, droits de la personne, démocratie, etc.). Et les clivages sont d’autant plus globaux qu’ils structurent les relations entre l’Afrique et le monde occidental, comme on peut l’entrevoir dans les extraits de cet entretien que le président de la République, Macky Sall, a accordé à une chaîne de télévision française (Pulvar 2015) :

Nous avons notre code de la famille, nous avons notre culture, nous avons notre civilisation. Il faut que les gens aussi apprennent à respecter nos croyances et nos convictions. Au nom de quoi on doit penser que parce qu’ailleurs, on pense que l’homosexualité doit être dépénalisée, que ça doit être une loi universelle? Au nom de quoi ça doit être une loi universelle? Il faut respecter le droit également pour chaque peuple de définir sa propre législation, je ne vois pas pourquoi on doit nous imposer cette vision. Les gens doivent avoir la modestie de comprendre que tous les pays ne sont pas les mêmes, n’ont pas les mêmes histoires, évolutions, chaque pays a son propre métabolisme. Ce sont des problèmes de société, chaque société doit apprécier selon ses capacités.

La faillite de Yewwu Yewwi PLF, premier mouvement féministe à la fin des années 80, par son discours radical montrait déjà l’inefficacité/ineffectivité dans le contexte sénégalais de cette approche universaliste de la cause des femmes. Bon nombre de responsables de ce mouvement que nous avons rencontrées attribuaient cet échec à la radicalité du discours et aux résistances qu’il a suscitées.

Devant l’impopularité du mouvement Yewwu Yewwi PLF et de son discours, notamment chez les femmes, des membres vont mettre en place de nouvelles organisations pour les femmes, comme le COSEF, le Collectif des femmes pour la défense de la famille (COFDEF) et le réseau Siggil Jigéen, au début des années 90. Dans le discours comme dans la démarche, le passage du mouvement Yewwu Yewwi PLF à ces nouveaux types d’organisations est le signe d’une adaptation des idées féministes.

L’affirmation d’un féminisme décolonial : un féminisme modéré

Analyser l’évolution du mouvement des femmes entre le début des années 1980 et les années 2000, c’est forcément saisir les effets du discours religieux sur le discours porté par les femmes. Cela revient également à examiner de près l’influence d’un contexte africain postcolonial, plus critique de l’hégémonie féministe occidentale. D’un féminisme universaliste, d’inspiration occidentale-française, porté par le mouvement Yewwu Yewwi PLF au Sénégal, le discours des femmes est passé à un féminisme qui se veut décolonial à partir de la fin des années 90, avec l’émergence de nouveaux mouvements sociaux féministes.

L’étude de la transformation du discours renseigne sur la capacité d’adaptation des organisations qui conduit à l’institution d’un féminisme nouveau dans lequel la « maternité-pouvoir », en tant que perspective décoloniale, occupe une place centrale. La question majeure qui se pose à partir de cette transition est de savoir si ce discours décolonial n’occasionne pas une modération des idées féministes. Pour répondre à la question, il faut d’abord considérer le déclin du féminisme universel que revendiquait le mouvement Yewwu Yewwi PLF.

De l’essoufflement du féminisme universaliste à l’émergence d’un féminisme décolonial au Sénégal

Le manque de légitimité du féminisme universel, découlant en partie de la critique religieuse, constitue depuis la fin des années 90 un facteur freinant son développement chez certaines catégories, notamment les femmes rurales wolofones[24]. Ainsi, les luttes pour l’égalité de genre sont perçues comme très élitistes et ne concerneraient que des femmes relativement dotées de pouvoir (catégorie des lettrées). Ce sont donc des femmes politiques, des femmes intellectuelles qui feraient de leurs priorités celles de toutes les autres Sénégalaises et qui essentialiseraient ainsi les causes (plurielles) des femmes.

Cette situation, que l’on peut caractériser comme une « fracture idéologique » et une différence d’appréciation des causes, a conduit progressivement à l’avènement, d’abord dans le monde politique puis dans les organisations féministes, d’un féminisme décolonial qui, en tentant de réconcilier le féminisme avec les masses, relativise son discours, notamment dans le domaine privé. Cependant, c’est aussi une situation ou un mouvement plus général de déconstruction du féminisme occidental, qui coïncide avec les rencontres internationales de la Décennie des Nations Unies pour la femme (1975). Celles-ci ont accentué les différences de priorités entre les mouvements du Nord et ceux du Sud, mais elles ont également entraîné une sorte de repli sur soi de la part des organisations du Sud. Le repli se manifeste en outre par la valorisation d’un nouveau discours « afro-féministe » qui se distancie des priorités des organisations du Nord. Patrick Cerf (2007) montre à ce propos qu’à Tahiti, ce discours se matérialise par l’avènement d’une pensée féministe qui valorise le « matriarcat » des sociétés traditionnelles.

La valorisation du matriarcat et de la matrilinéarité dans les sociétés sénégalaises traditionnelles, par les nouvelles organisations pour les Sénégalaises[25], s’insère aussi dans ce discours féministe décolonial, qui affirme son autonomie à l’égard d’un discours hégémonique des organisations du Nord. Ainsi, du début des années 1990 aux années 2000, les nouvelles organisations qui émergent, comme le réseau Siggil Jigéen et le COSEF, créent de nouvelles perspectives dont les orientations socialement « plus acceptables » en prenant leurs distances de l’approche plus radicale qu’incarnait le mouvement Yewwu Yewwi PLF. Le colloque Images of Motherhood, African and Nordic Perspectives, qui s’est tenu à Gorée (Sénégal) en février 2003, est significatif à cet égard. Il a eu lieu à l’initiative des organisations féministes sénégalaises, pour réfléchir sur ce qu’elles appellent le « pouvoir des mères » dans les sociétés africaines, et symbolisait à cet égard les transformations profondes qui caractérisent le mouvement féministe sénégalais des années 1990 aux années 2000. La nouvelle approche, tout en valorisant l’expérience historique des Africaines, permet de contourner les résistances locales et religieuses quant aux combats pour les droits des femmes. L’idée de la construction coloniale de l’exclusion des femmes des espaces de pouvoirs est ainsi centrale dans leurs positions.

À la question portant sur la raison d’être de la parité au Sénégal, Amsatou Sow Sidibé (2011 : 76), membre fondateur de l’AJS, justifie sa position par le fait que la place des femmes dans l’espace politique sénégalais « est un fait culturel » précolonial dont l’État colonisateur avait « privé les femmes[26] ». On passe ainsi d’une situation où l’on indexe un patriarcat universel à une situation de valorisation de la « maternité-pouvoir » et l’on en vient donc à relativiser l’universalité de la condition historique des femmes. L’évocation de ces expériences est révélatrice d’un renouveau dont la vocation, au-delà du féminisme, contribue à une logique de « décolonisation des savoirs ».

Des influences internationales à l’émergence d’un discours postcolonial

Dans cette configuration décoloniale, les influences supposées du féminisme international sont de plus en plus critiquées comme étant le symbole d’une nouvelle forme d’impérialisme. L’opinion religieuse au Sénégal a joué un rôle déterminant dans la remise en cause du féminisme « universaliste » dont le mouvement Yewwu Yewwi PLF a été le symbole. La posture des nouvelles organisations traduit une transition à la fois générationnelle et critique du féminisme. Elle puise ses sources dans l’héroïsme et l’image des élites féminines précoloniales, mais aussi dans les racines matriarcales de l’Afrique (Sow 2009 : 9-58).

L’approche décoloniale, qui était déjà assumée à partir des années 70 par une minorité de féministes de la première génération, à travers les oeuvres de Mariama Bâ (1979) et d’Awa Thiam (1978), reste d’actualité. Selon cette dernière, la « lutte à nous, négresses, ne se situe pas toujours au même niveau que celle des femmes européennes. Nos revendications primordiales ne sont pas les mêmes » (Thiam 1978 : 153).

Thiam se montre tout aussi critique de l’impérialisme féministe, qui fait abstraction de la diversité des conditions sociales, que des formes de dominations masculines et de classes à l’oeuvre dans les rapports de pouvoir (Lénel et Martin 2012 : 125-144). À ses yeux, il importe d’avoir un discours des Sénégalaises sur leur propre condition, qui ne subisse pas l’influence d’une approche qui les indexe comme étant des femmes sans pouvoir (powerless women). Cette valorisation se fonde surtout sur l’idée de la maternité-pouvoir dans les sociétés africaines traditionnelles.

Par « maternité-pouvoir », il faut entendre les formes de valorisation du matriarcat, de la matrilinéarité et de la maternité comme une particularité de l’Afrique précoloniale. Une telle valorisation suppose que les femmes tiendraient leur pouvoir du privilège historique qui organise les relations sociales dans les sociétés traditionnelles africaines. Au centre de cette idéologie, on trouve une certaine culpabilisation des colonisations (occidentale et islamique) comme facteurs d’exclusion politique, économique et sociale des femmes.

Cette posture se trouve aussi au centre des revendications de l’AFARD, de l’AJS et du réseau Siggil Jigéen. L’expression du féminisme, plutôt que d’émaner d’une influence extérieure, serait une sorte de restauration des valeurs africaines que les colonisations auraient subverties. Cependant, elle apparaît surtout comme une remise en cause de l’idée d’un certain patriarcat universel qui justifierait un féminisme universel, blanc et homogène. La référence à l’expérience et à l’histoire des Sénégalaises traduit une certaine « approche féministe de la décolonisation des savoirs » (Berthelot-Raffard 2018).

L’évocation de la place des femmes lingeers[27] dans les sociétés précoloniales, y compris lors des mobilisations pour la parité, constitue l’une des réalités historiques par lesquelles elles justifient de plus en plus leur engagement. La « maternité-pouvoir » constitue, pour les Sénégalaises, une occasion de remise en cause de l’idée d’un patriarcat universel. Dans leurs discours, elles évoquent la construction de l’exclusion par les puissances coloniales pour justifier la nécessité d’une posture féministe africaine dont l’une des priorités serait de restaurer les valeurs du Sénégal précolonial qui reconnaissaient aux femmes une place centrale dans la dévolution du pouvoir et sa conservation. En effet, le féminisme postcolonial sénégalais fait preuve d’une fascinante capacité à capturer tout un récit et toute une imagerie autour de la lingeer et des femmes de Ndeer[28]. Sous ce rapport, on peut affirmer que la nouvelle avant-garde s’inscrit dans une filiation lointaine qui remonte à l’ère précoloniale. L’argument afro-centré qu’elles font valoir renforce la légitimité sociale et historique de la question de l’égalité entre les sexes dans le débat public.

Les mobilisations sur la parité (depuis 2006) s’inscrivent dans ce processus de réhabilitation des valeurs culturelles sénégalaises. Dans son message du 8 décembre 2006, le président de la République, Abdoulaye Wade, insistait sur le fait que la parité se situe plus dans une dynamique de réhabilitation des valeurs sénégalaises précoloniales que des injonctions internationales : « Nous restituons, d’une certaine manière, à la femme sénégalaise, son rôle historique dans l’exercice du pouvoir » (COSEF 2011 : 106-107). En mentionnant les noms des femmes qui ont eu des responsabilités politiques dans la situation précoloniale et même coloniale, le président de la République concluait ceci : « Ces noms évocateurs sont la démonstration que la qualité de leadership n’est pas seulement l’apanage du genre masculin […] notre histoire nous y prédispose, nos valeurs traditionnelles nous le permettent » (ibid.).

L’approche en question présente en même temps un paradoxe qui justifie un discours contradictoire des femmes entre l’espace public et l’espace privé. En effet, cette valorisation permet de donner une légitimité aux revendications féministes dans la représentation politique (public), mais présente des limites quand elle est appliquée au privé, ce qui conduit à un discours modéré dans le domaine privé.

Par exemple, les associations féministes (réseau Siggil Jigéen, AJS, COSEF, etc.) parlent de légalisation de l’« avortement médicalisé », qui se limiterait aux femmes qui seraient dans une situation d’extrême exception[29]. Le comité Task Force, mis en place par diverses organisations féministes, propose une réforme du Code pénal « pour permettre l’accès à l’avortement médicalisé aux femmes et aux jeunes filles en cas de viol, d’inceste ou d’atteinte à la santé ou à la vie de la mère ou du foetus[30] ».

La même modération caractérise également leurs discours sur la polygamie, sur le statut de chef de famille institué par le Code de la famille. L’incapacité du « pouvoir-maternité » (ou maternité-pouvoir) à justifier ces causes dans le privé contribue de fait à l’affaiblissement de la légitimité de ce discours dans le débat public. On peut dès lors parler d’une ambivalence dans l’approche féministe décoloniale au Sénégal.

Conclusion

Le début des années 80 a vu naître une posture féministe universaliste au Sénégal qui se caractérisait par son autonomie à l’égard des partis politiques et de l’État. L’ouverture démocratique des années 80 ainsi que les conférences internationales sur les femmes tenues de 1975 à 1985 ont beaucoup contribué à la libération de la parole de ces dernières sur leur propre condition, en raison notamment de la création d’associations féministes comme Femmes et société et le mouvement Yewwu Yewwi PLF. Cependant, les clivages et les oppositions d’ordre religieux autour des droits des femmes ainsi que le développement des approches postcoloniales ont permis l’apparition de nouvelles approches à partir de la fin des années 90.

L’émergence d’approches critiques de l’hégémonie idéologique féministe occidentale/universalisante s’est beaucoup fondée sur les nouveaux mouvements décoloniaux axés sur les particularismes historiques et sociologiques de l’Afrique. Ainsi, la matrilinéarité, le matriarcat et l’organisation politique précoloniale comme traits fondamentaux de la tradition sénégalaise occupent une place centrale dans la formulation du féminisme chez les Sénégalaises. Cette posture a contribué à redonner une légitimité sociale et politique au féminisme et a permis l’émergence et l’acceptation des idéaux paritaires dans l’espace politique des années 1990 aux années 2000.

Cependant, au-delà de ces succès, la posture de la « maternité-pouvoir » a rendu plus difficiles les luttes pour l’égalité des droits entre les sexes dans l’espace privé. Les évolutions du féminisme, qui adopte des modèles afro-centrés, ont certes permis de lui donner un visage « plus sénégalais », mais elles ont contribué à instituer une démarche ambivalente, donc plus modérée dans le privé.