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Rien ne la distingue des autres femmes de son époque, rien non plus ne la destine à sortir de l’ombre. Pourtant, un geste, toujours le même, celui de la main qui écrit, se muera en événement fondateur, faisant renaître l’humble inconnue sous un nouveau nom qui lui assure le renom, voire l’immortalité.

Nicole Bourbonnais (2007 : 7)

Les avancées récentes dans les travaux sur l’histoire littéraire des femmes ont déconstruit le caractère « exceptionnel » des écrivaines qui figurent au panthéon littéraire, celles qui y ont été admises, plus ou moins tolérées. Il n’est pas question ici d’amoindrir l’importance des pionnières, mais de déconstruire le préjugé « [d’]une absence généralisable non seulement dans le domaine littéraire, mais également dans le domaine de l’écriture » (Savoie et Roy 2014 : 39). L’héritage littéraire est généralement défini depuis une conception de l’histoire qui exclut, en quelque sorte, une tradition littéraire vécue et soutenue par les femmes. Cette perception mérite d’être remise en question en tenant compte d’une histoire littéraire au féminin, d’une « filliation[2] » (Saint-Martin 1994 : 13) d’oeuvres qui ouvrent des possibles littéraires depuis une focalisation féminine. Sans verser dans une conception essentialiste des genres littéraires, un imaginaire féminin doit être examiné, et ce, grâce à une analyse qui ne serait pas limitée par les frontières géographiques ou les identités nationales, et qui tiendrait compte de la question du legs.

Dans cette foulée, je propose ici une relecture d’Angéline de Montbrun à travers le prisme de la critique brontienne, laquelle s’est particulièrement intéressée au premier roman de Charlotte Brontë, Jane Eyre[3]. J’ai choisi d’analyser deux romans qui marquent, dans leurs corpus nationaux respectifs, une percée des femmes dans la sphère littéraire, mais qui ont également servi la théorie féministe et permis de baliser l’apport des femmes dans l’histoire littéraire. La question du début d’une histoire littéraire des femmes est d’autant plus pertinente dans cette étude, car ces romans marquent l’entrée de leurs autrices dans le monde des lettres et ils ont été considérés comme des oeuvres précurseures. Toutefois, comme l’énonce Chantal Savoie (2014 : 11), « [l]e titre de pionnière [de Laure Conan], même absolument mérité, tend cependant à accentuer le caractère inédit, l’originalité et la nouveauté, certes importants, au détriment des liens qui unissent l’auteure à un passé littéraire féminin ». Plus particulièrement encore dans le cas de Laure Conan, à qui l’on décerne le titre de « première femme de lettres canadienne-française », la tendance à la considérer comme étant « orphelin[e] de mères littéraires » (Saint-Martin 1994 : 13) occulte la tradition littéraire dans laquelle l’écrivaine s’inscrit. Par ailleurs, Laure Conan elle-même rejette cette appellation. Avec véhémence, elle exhorte plutôt à l’inclure dans un groupe : « Je voudrais que vous ne me donniez point la maternité des femmes de lettres au Canada. Je hais ces titres et n’ose vous dire ce que j’en pense. De grâce, ne m’attribuez point une influence que je n’ai jamais eue. D’ailleurs, bien des femmes ont écrit avant moi[4]. » Bien qu’il soit possible d’analyser longuement la posture littéraire de Laure Conan, je vais plutôt aborder ici la question de l’héritage et son traitement en examinant la manière dont, dans son roman Angéline de Montbrun, elle adapte des motifs et des procédés narratifs pour s’inscrire dans la continuité d’autres créatrices.

Des héritières sans domaine

Dans son roman, Laure Conan revendique un héritage littéraire et artistique féminin. L’écrivaine convoque en effet, entre autres références littéraires et culturelles, une myriade de femmes de lettres et d’artistes, canadiennes et européennes. Christine Planté (1989 : 333) suggère que « [c]ette positivité de l’imitation, qui ne serait pas une pure reproduction du même, [semble] confirmée par la pratique de nombreuses femmes écrivains, en particulier au xixe siècle ». Comme l’indique Nicole Bourbonnais (1996 : 83) dans son analyse de l’intertextualité dans Angéline de Montbrun :

On comprend alors l’importance capitale qu’il y a pour [Laure Conan] de fondre sa voix dans celles des écrivains célèbres, estimés, reconnus […] De la sorte, la première femme au Canada français à oser prendre la plume de manière professionnelle établit clairement son droit à l’écriture, sa relation de voisinage et de parenté avec le panthéon littéraire. Chez Laure Conan, ni satire ni intention iconoclaste, il va sans dire, mais un désir intense d’émulation et d’appartenance.

L’enchevêtrement de références variées soulève plusieurs questions sur le plan textuel. Comment l’usage de codes peut-il constituer une appropriation à portée féministe? Marie-Andrée Beaudet (2007), dans son article « Laure Conan à l’épreuve du livre de piété : hétéronomie et individuation dans la littérature québécoise du dix-neuvième siècle », a souligné la croisée des champs littéraire et religieux dans l’oeuvre de l’écrivaine pour mieux la situer dans son contexte de parution. Julie Roy (2002 : 752), pour sa part, mentionne la « mémoire formelle de Laure » afin de qualifier l’imprégnation de l’épistolaire et du journal intime dans le récit. D’autres travaux se sont attachés à relever la parenté littéraire du roman de Laure Conan à des oeuvres de femmes de lettres européennes, notamment avec le journal d’Eugénie de Guérin[5], l’autobiographie de Marie de l’Incarnation (Vaillancourt 1992; Savignac 2019) ainsi qu’avec le roman La princesse de Clèves de Madame de La Fayette (Green 2006). L’héritage français aurait donc été spontanément pris en considération, alors que les références à des oeuvres romantiques ouvrent aussi à d’autres corpus nationaux (notamment Lord Byron du côté anglais et Silvio Pellico pour la littérature italienne).

Quant au premier roman de Charlotte Brontë, il a permis à une vague de théoriciennes (Rachel Brownstein, Sandra Gilbert, Susan Gubar, Susan Sniader Lanser et Elaine Showalter, pour ne nommer que celles-là) de sonder les caractéristiques de l’écriture des femmes et les conditions d’émergence des écrivaines en s’appuyant sur les éléments novateurs du roman. En particulier dans The Madwoman in the Attic de Sandra Gilbert et Susan Gubar, des éléments de l’intrigue de Jane Eyre sont récupérés pour représenter l’accès à l’écriture par les femmes au xixe siècle et ainsi la théoriser. D’autres études féministes soulignent aussi la manière dont le roman s’inscrit dans la continuité d’une histoire des pratiques littéraires et artistiques vécue au féminin. D’ailleurs, Susan Sniader Lanser (1992 : 177) souligne ceci : « Yet Jane Eyre’s voice is not quite a “ single and solitary birth ”; it is a transformation of possibilities already present in fiction but segregated along gender lines ». Je postule donc qu’une lecture d’Angéline de Montbrun à travers le prisme des études brontiennes permet de raffiner encore le système de référence en isolant des éléments véritablement structurants de cet héritage. En me situant dans le prolongement de ces nombreuses analyses, j’aimerais aborder la question de l’intertextualité par l’étude du rapport de Laure Conan aux legs littéraires ainsi que la position complexe de l’écrivaine. La lecture de Laure Conan, sous l’angle de la critique féministe brontienne, permet de percevoir des échos dans les préoccupations abordées, des ressemblances entre les stratégies narratives, qui apparaissent de manière plus évidente. Parfois, des éléments épars en viennent à être reconnus comme un sous-groupe spécifique, et sont même réunis selon diverses catégories, dont le Bluebeard Gothic, que l’on peut traduire par le « gothique de Barbe bleue ».

Cette catégorie a été mise à jour par différentes théoriciennes féministes qui ont étudié le roman Jane Eyre à partir de ses liens avec la littérature gothique, genre littéraire qui doit beaucoup à des écrivaines anglaises de la fin du xviiie siècle (Ann Radcliff, Clara Reeves, Charlotte Turner Smith, etc.). Dans ces oeuvres, le récit se focalise sur la perspective d’une héroïne cherchant à échapper à une figure monstrueuse dont elle est souvent la prisonnière. Des parallèles apparaissent entre ce genre et le conte La Barbe bleue : le thème de l’enfermement, du pouvoir patriarcal menaçant et – voire surtout – les victimes en série. Plusieurs théoriciennes ont relevé la portée féministe et émancipatrice des oeuvres gothiques : « Female Gothicists had adopted the anti-rationalistic Gothic to reproduce and yet challenge the patriarchal world in which they lived, and the horror they conveyed was at their own bodies and even their rebellion » (Fleenor 1983 : 13). D’autres études ont démontré les liens qu’entretiennent les soeurs Brontë avec la littérature gothique, précisément au regard de ce potentiel émancipateur. Les liens entre Jane Eyre avec différents contes, dont La Barbe bleue, ont aussi été documentés par la critique féministe littéraire depuis la fin des années 70. En s’appuyant sur ces avancées, on a élaboré le concept du Bluebeard Gothic et on l’a utilisé (notamment Heta Pyrhönen) pour analyser les éléments gothiques couplés à l’intertextualité avec le conte de Charles Perrault dans le premier roman de Charlotte Brontë[6]. Le Bluebeard Gothic associe donc des procédés et des motifs littéraires à une symbolique mettant à la fois en lumière l’anxiety of authorship (Gilbert et Gubar 1984 : 45), mais qui, aussi, rattache son oeuvre à une tradition matrilinéaire des formes esthétiques.

Manier les codes au sein de l’institution

La lecture croisée des oeuvres laisse entrevoir des ressemblances structurelles : Charlotte Brontë et Laure Conan manient un héritage semblable et portent des préoccupations communes, ce que Mary Jean Green (2006 : 204), qui s’est consacrée à relever la parenté littéraire entre Angéline de Montbrun et La princesse deClèves, décrit comme une « réécriture féminine inconsciente d’une intrigue féminine ». Évidemment, comparer des romans écrits par des femmes ne sous-entend pas l’existence d’une écriture, par essence, féminine. Toutefois, on remarque une structure romanesque semblable en raison de la similarité des conditions d’émergence d’une « parole féminine autonome » (Robert 1987), désir d’autant plus marqué pour Charlotte Brontë et Laure Conan puisque, en publiant leur premier roman, elles font leur entrée dans le monde des lettres. Leur situation engendre des préoccupations et des réflexions comparables sur la création, sans pour autant qu’il soit nécessaire de repérer une référence directe entre les oeuvres ou qu’elles aient entretenu, de leur vivant, des relations avec leurs consoeurs. En effet, les deux écrivaines évoluent dans des contextes où prévalent des discours dont elles sont exclues systématiquement. Elles se voient donc dans une certaine obligation de tirer profit de codes régulés par l’institution littéraire, ceux qui sont considérés comme « appropriés » pour les femmes ou qui, simplement, leur sont accessibles, selon les standards du xixe siècle. Selon André Belleau (1986 : 168), « [l’institution] agit comme le code des codes ». Cela sous-entend qu’une régulation est effectuée, de manière consciente ou inconsciente, par les écrivains et les écrivaines, tous genres d’écrits confondus. Toutefois, elle a une teneur spécifique pour les femmes, particulièrement à l’époque de Laure Conan et de Charlotte Brontë.

En ancrant leur pratique dans des genres et des pratiques qui respectent au plus près ce qui est attendu des femmes, les écrivaines du xixe siècle peuvent accéder à la sphère publique. Dès lors, une négociation s’opère à même la forme de leurs romans : « [t]he least difficult, least demanding response for superior woman novelist was to see the novel as an instrument that transformed [what was seen as] feminine weakness [by the victorian critics] into narrative strengths » (Showalter 1977 : 82). Les écrivaines s’approprient ces « forces narratives » issues de différents genres littéraires pour relayer une sensibilité qui leur appartient; elles adaptent ces « discours élaboré[s] sans elles » (Robert 1987 : 102). L’horizon d’attente, d’après Hans Robert Jauss, suppose que certains codes soient respectés pour faire partie de tel ou tel genre littéraire.

Toutefois, la notion de code ne se réduit pas à une simple reproduction du même. De multiples genres littéraires comportent d’emblée une dimension métadiscursive, une réflexion sur la structure des divers types de discours. Tant Laure Conan que Charlotte Brontë choisissent et redisposent des éléments structurants du roman sentimental, d’apprentissage ainsi que du gothique pour créer leur voix singulière. Comme le résume Pascale Noizet (1996 : 47) au sujet des romans Harlequin, « [l]e roman sentimental […] n’a pas pourtant pour objet la peinture ou l’analyse des sentiments mais plutôt la mise en forme de leur construction ». Au sujet du fantastique, genre littéraire qui chapeaute les sous-genres de l’horreur et du gothique, Belleau (1986 : 70) en souligne le caractère intrinsèquement métadiscursif : « [Ce genre] est donc lui-même moins une forme qu’une attitude sur les formes ». De même, les trois autrices de l’ouvrage The Voyage In. Fictions of Female Development relèvent de quelle manière plusieurs écrivaines ont adapté le Bildungsroman (roman d’apprentissage). Les tensions liées à la formation d’un « moi » chez les femmes s’infiltrent dans les structures narratives que construisent les écrivaines : « Women’s developmental tasks and goals, which must be realized in a culture pervaded by male norms, generate distinctive narrative tensions » (Abel, Hirsh et Langland 1983 : 12). En effet, les fictions de Charlotte Brontë et de Laure Conan relatent la progression d’une héroïne en quête de repères, qui cherche à se constituer comme sujet en s’énonçant, en s’écrivant, dans l’espace patriarcal et en-dehors de celui-ci.

Dans la première partie du roman, les héroïnes se plient aux lois qui régissent leur univers, que ce soit à Gateshead ou à Lowood pour Jane, ou encore à Valriant pour Angéline, mais la rupture qui survient au milieu des intrigues (la découverte de Bertha dans Jane Eyre et la mort du père dans Angéline de Montbrun) annule le schéma narratif classique en faisant vaciller la figure patriarcale. Cette dimension métadiscursive apparaît de manière d’autant plus marquée que les deux romans sont structurés par un enchâssement des espaces discursifs et par la mobilisation de la figure de l’écrit (Milot et Roy 1993). Ces enchâssements donnent à voir les domaines des patriarches comme faisant partie des écrits intimes des héroïnes : une réponse symbolique à la situation réelle des écrivaines qui négocient leur entrée dans le monde des lettres. Le dispositif d’énonciation est transposé au coeur des intrigues; l’acte d’écriture prend sa force dans le maniement des codes littéraires, comme une infiltration dans les bibliothèques fermées à clé, métaphore qui comporte certains échos avec le concept de plafond de verre. Bien que la bibliothèque ne soit pas complètement inaccessible aux femmes du xixe siècle, leur accès doit d’abord être approuvé, voire supervisé par le patriarche à qui appartiennent ces espaces. Laure Conan et Charlotte Brontë se sont approprié cette imagerie en la représentant du point de vue de l’héroïne.

Le Bluebeard Gothic au service d’une lecture d’Angéline de Montbrun

Le sous-genre du Bluebeard Gothic sert à décrire des topoï, des procédés et des effets emblématiques du conte La Barbe bleue de Charles Perrault. Cette appellation[7] regroupe des caractéristiques formelles qui explicitent l’expérience de lectrices et d’écrivaines dans un contexte patriarcal, ce que Marie Mulvey-Roberts (2009 : 98) résume ainsi : « The bloody chamber is a haunted site to which both [female] reader and writer endlessly return ». Diane Long Hoeveler (1998 : 19) de son côté, décrit le lien entre ces caractéristiques formelles et une tradition littéraire des écrivaines anglaises :

Major eighteenth – and nineteenth – century female writers like Smith, Radcliffe, Austen, Dacre, Shelley, and the Brontës all exploited in their works the appearance of their compliance with traditional « female » domestic values […] The female gothic writer attempted nothing less than a redefinition of sexuality and power in a gendered, patriarchal society; she fictively reshaped the family, deconstructing both patrimonialism (inheritance through the male) and patrilineality (naming practices) in the process.

Cette esthétique reprend des thèmes et des figures, principalement du conte et du roman sentimental, qui cristallisent des personnages typés dans des relations matrimoniales inégalitaires, et ce, pour mieux les éroder. Les écrivaines critiquent le patriarcat en associant les atmosphères gothiques aux conséquences de la domination masculine véhiculées par les personnages féminins. Heta Pyrhönen (2010 : 26-27) relève la proximité qui existe entre la narration de Jane et celle de l’héroïne de Charles Perrault, primordiale selon elle dans l’analyse de l’oeuvre en tant que Bluebeard narrative :

[We must] consider how Brontë draws on this tale in Jane’s first-person narration [because] having Bluebeard’s prospective victim narrate the tale is a remarkable change, one that needs closer examination […] Although the heroines of Bluebeard Gothic survive their encounters with the ogre, remnants of their brush with death persist whenever their stories are told. The narrators of these novels reopen this unsettling experience, inviting readers to relive it through imaginative identification with the heroine.

Ce que les écrivaines revisitent du conte, c’est, entre autres, la voix de la « victime » qui survit à son mariage avec une figure patriarcale menaçante et qui se libère de son emprise. Le primat de la voix de la survivante va demeurer un procédé important dans le genre gothique, et ce, jusque dans le cinéma d’horreur dont les codes s’élaborent notamment autour du trope de la dernière survivante (final girl) (Clover 1992).

Dès la première lettre d’Angéline, qui marque son entrée dans l’espace discursif, elle donne un étrange conseil à Mina, sa confidente. Ce passage opère comme un système apparenté au Bluebeard Gothic, en intégrant des références au conte de La Barbe bleue. La référence la plus évidente tient à la fin de la lettre (Conan 2007 : 170) :

J’ai mis tous les soins à préparer [votre chambre], et j’espère qu’elle vous plaira. Le soleil y rit partout ma frileuse […] Je suis sans cesse à regarder la route par où vous viendrez bientôt, mais je n’y vois que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie.

Angéline s’adresse à Mina, alors invitée à Valriant. Elle cite la réponse d’Anne, soeur de l’héroïne de Charles Perrault, qui guette au sommet de la plus haute tour du château les secours à venir, pendant que l’héroïne cherche à gagner du temps avant que Barbe-bleue l’égorge. La dernière phrase de l’extrait invite à interroger le sens que prend ce collage de citations. En reprenant les mots d’Anne, la citation renvoie à la solidarité féminine devant la menace que constitue un dangereux roturier tel que Barbe-bleue, et implique donc que le propriétaire du domaine – M. de Montbrun – soit associé au cruel personnage. Ce lien ne doit pas être compris de manière littérale : les femmes ne sont pas en danger d’être égorgées mais, sur le plan discursif, c’est bien la figure patriarcale qui a le dessus. Angéline poursuit (Conan 2007 : 170) :

Quel plaisir j’aurai à vous montrer mes bois, mon jardin et ma maison, mon nid de mousse où bientôt vous chanterez Home, sweet home. Vous verrez si ma chambre est jolie.

« Elle est belle, elle est gentille,

Toute bleue ».

Dans ce passage, la mention du Home, Sweet Home associe l’espace de la chambre à la couleur bleue[8]. L’expression anglo-saxonne permet aussi, dans son usage courant, de qualifier une maison de « chez-soi », notion qui prend alors un caractère inquiétant pour les héroïnes et les femmes en général, n’ayant pas d’autorité ni de pouvoir à cet égard tant que la figure patriarcale domine. À la fois dans Jane Eyre et La Barbe bleue, les demeures sont lourdement connotées comme des espaces patriarcaux, potentiellement des lieux d’enfermement pour les femmes qui viennent y habiter, car le mariage signifie qu’elles sont soumises, par la loi, à leur propriétaire. Il faut ajouter que le mariage marque le début ou la progression d’une généalogie patrilinéaire. Ce rite correspond à l’entrée pour l’épousée dans une nouvelle identité marquée par l’effacement de son ancien patronyme, ainsi que par la passation du statut de fille à celui d’épouse, par le changement de « père » symbolique, de responsable, sur le plan juridique et légal. Or, dans sa lettre, Angéline semble rappeler l’envers du décor à Mina, qui ne cache pas son désir de vouloir épouser M. de Montbrun, en convoquant la figure de Barbe-bleue et en l’associant à la chambre, à « son » espace intime.

Alors que le bleu est rattaché à la pureté et à la Vierge Marie lorsque les autres personnages l’utilisent dans leurs descriptions d’Angéline, la couleur comporte une tout autre valeur symbolique lorsque la protagoniste prend la parole. La chambre d’Angéline, « toute bleue », renvoie à l’autorité du patriarche en raison de l’association avec le conte de Charles Perrault. Cet effet est renforcé par la description de la chambre réservée à Mina : « Le soleil y rit partout ma frileuse ». Différents critiques ont relevé le lien métaphorique qui unit Charles de Montbrun au soleil[9]; cette référence au feu et à la chaleur, teintée d’ambiguïté, s’ajoute à certaines mentions de Mina dans le roman, comme lorsqu’elle s’exclame : « j’aime terriblement les grandes flammes » (Conan 2007 : 191).

Procédés légitimés dans le cadre romanesque d’Angéline de Montbrun, car ils empruntent au discours religieux[10], les métaphores qui intègrent le feu et la lumière laissent néanmoins planer une ambiguïté quant aux rapports qui existent entre le père et la fille (« pénétrée par sa chaude tendresse! »), ce qu’une fois encore Mina a eu tôt fait de remarquer : « Tu dis qu’elle t’aimera. Je l’espère, mon cher, et peut-être t’aimerait-elle déjà si elle aimait moins son père. Cette ardente tendresse l’absorbe » (Conan 2007 : 160). Angéline, en arborant les couleurs choisies par son père en l’honneur de la Sainte Vierge, confirme sa virginité et donc son statut social. Patricia Smart (2003 : 47) souligne que, unie « à un père présenté comme la source de toute lumière et chaleur, Angéline n’a pas droit à la parole : elle est la femme-objet qui sera échangée entre son père et son prétendant ». Elle poursuit (ibid. : 48-49) : « À la ressemblance de la Vierge Marie qu’elle imite par ses habits bleus et blancs, [Angéline] occupe une position dans la hiérarchie de Valriant qui dépend entièrement de son silence, de sa soumission et de son absence de corporalité ». Les chambres des jeunes femmes se confondent dans le domaine de Valriant. L’autorité patriarcale s’insère dans chaque serrure, tout comme la parole d’Angéline est subordonnée à celle de Charles de Montbrun. Ce n’est qu’après la mort de son père qu’Angéline cessera de porter les couleurs qu’il a choisies et qui obligent l’abstinence de sa fille. Si la figure de la Vierge cristallise la perception qu’a Charles de Montbrun de sa fille, l’utilisation du bleu dans la lettre d’Angéline manifeste une intertextualité avec le conte de Charles Perrault, à un moment charnière du récit où deux soeurs espèrent des secours. Angéline, dans cette lettre, prévient Mina du danger que représente le patriarche, comme si elle en connaissait la teneur. Cette allusion au danger du contrat matrimonial est accentuée par cette référence à la musicienne Henriette Chauveau (Conan 2007 : 170) :

  • [C]omme [la chambre] que Mlle Henriette Chauveau a chantée. Quand vous l’aurez vue, vous jugerez s’il m’est possible de ne pas l’aimer,

    « Ainsi que fait l’alouette

    Et chaque gentil oiseau,

    Pour le petit nid d’herbette

    Qui fut hier son berceau ».

Laure Conan insère une section de la chanson d’Henriette Chauveau, exposant sa poésie champêtre[11] et l’associant à un chez-soi potentiellement dangereux en la comparant à la chambre « toute bleue » d’Angéline. Cela fait référence probablement à la disparition symbolique des femmes dans le contrat du mariage, qui fusionnent alors leur identité avec celle de leur époux. Cette situation est d’autant plus inquiétante pour les femmes artistes[12], dont les voix doivent s’éteindre, par convenance, lorsqu’elles prennent mari : il ne leur est alors plus possible de signer des oeuvres. Laure Conan choisit de citer Henriette Chauveau, qui « meurt de la fièvre typhoïde le 17 décembre de la même année » (Bourbonnais 2007 : 297), car elle la connaissait[13]. Ainsi, Laure Conan aspire à ce que l’on reconnaisse le talent des Canadiennes françaises avant qu’elles disparaissent[14]. L’intertextualité avec la Barbe bleue, amalgamée à la référence à la notion d’un chez-soi inquiétant et à celle d’une artiste qui décède tragiquement – comme un devoir de mémoire –, permet d’articuler, de manière métadiscursive, la critique des conditions des créatrices qui n’ont pas droit à une « chambre à soi » pour créer ni à la postérité.

L’appropriation féministe du conte La Barbe bleue : la critique des écrivaines

Le Bluebeard Gothic détourne les codes génériques, ce qui en fait une stratégie de réconciliation entre différents héritages littéraires et permet de constater une représentation de l’entrée des femmes en territoire patriarcal. Ainsi s’exprime Monique Wittig (2001 : 91) :

Tout écrivain minoritaire (qui a conscience de l’être) entre dans la littérature à l’oblique […] Les grands problèmes qui préoccupent les [littéraires], ses contemporains, lui apparaissent de biais et déformés par sa perspective. Les problèmes formels le passionnent, mais il est travaillé à coeur et à corps par sa matière.

Malgré des apparences conventionnelles, les oeuvres incluses dans cette catégorie donnent à voir les résolutions d’intrigues comme un commentaire sur la pratique de l’écriture et de la lecture par les femmes. L’étude du Bluebeard Gothic met des oeuvres en lien les unes avec les autres, afin de tracer les contours d’une sororité esthétique entre différentes autrices. Elle permet aussi de percevoir les dynamiques de pouvoir dans la construction d’un fil narratif d’une histoire littéraire. Le Bluebeard Gothic à l’oeuvre dans les romans de Charlotte Brontë et de Laure Conan expose leur relation trouble avec un héritage littéraire. Les écrivaines convoquent la figure de Barbe-bleue pour la mettre à distance et faire émerger une voix féminine autonome. Comme l’énonce Mina, « c’est une chose terrible d’éprouver un homme. Remarque que ce n’est pas une femme qui a dit cela. Les femmes, au lieu de médire leurs oppresseurs, travaillent à leur découvrir quelques qualités, ce qui n’est pas toujours facile » (Conan 2007 : 149). Cette constatation lapidaire de Mina dévoile les dynamiques inégalitaires des relations amoureuses hétérosexuelles, la dangerosité pour une femme de désirer un homme, puisque l’histoire a prouvé que le contrat matrimonial camoufle le potentiel qu’a le prince charmant de se transformer en Barbe-bleue, le pouvoir légal et symbolique que possède par défaut l’époux sur son épouse.

Autant dans Jane Eyre que dans Angéline de Montbrun, les hommes désirés sont représentés en patriarches dont la dominance sera rendue caduque, et c’est par ce renversement que les héroïnes acquièrent une réelle agentivité : M. de Montbrun meurt, et Angéline consacre son journal à le décrire, ce qui lui permet de contrôler sa représentation et d’asseoir une forme d’autorité auctoriale. Quant à Rochester, aveugle et mutilé par l’incendie provoqué par Bertha, il doit s’en remettre à Jane pour évoluer dans le monde. Le renversement est nécessaire à la reprise d’autonomie des héroïnes, aussi douloureux soit-il. À mots couverts et sous des semblants de conventionnalisme qui paraissent reconduire les codes des romans sentimentaux notamment, les écrivaines critiquent la domination masculine. C’est ce qu’énonce Jane Spencer (1986 : 207-208) à propos de romancières anglaises :

During the eighteenth-century feminist writers attacked romance. Seduction novels often claimed that romances offered the young woman an illusory power over men only to deliver her into the real power of the seducer. It was also observed that the obsequious lover could turn into a tyrant after marriage.

Le héros sert non seulement à représenter l’objet du désir féminin, mais aussi à incarner une autorité discursive. Les écrivaines ont lié leurs héroïnes écrivantes à des femmes artistes, afin de démontrer la difficulté d’évoluer dans un milieu où le féminin est englobé dans une subjectivité tenue pour universelle. D’un même geste, elles illustrent l’impossibilité d’être vues et reconnues puisque les pratiques d’écriture consenties aux femmes sont tenues en marge de l’institution littéraire.

Une matrilinéarité à lire et à écrire

Alas! If the heroine of one novel be not patronized by the heroine of another, from whom can she expect protection and regard? I cannot approve of it […] Let us not desert one another; we are an injured body. Although our productions have offered more extensive and unaffected pleasure than those of any other literary corporation in the world, no species of composition has been so much decried. From pride, ignorance, or fashion, our foes are almost as many as our readers.

Jane Austen (2006 : 974)

Les héroïnes des fictions de Charlotte Brontë et de Laure Conan avancent en territoire littéraire comme des braconnières[15] s’aventurent dans des seigneuries, en s’appropriant ici et là des éléments maintenus dans les espaces sous autorité patriarcale. À l’instar de leur consoeur Jane Austen, qui émet un commentaire métadiscursif à ce sujet dans Northanger Abbey (premier roman écrit par Jane Austen, mais qui ne sera toutefois publié qu’à titre posthume)[16], Charlotte Brontë et Laure Conan recourent à la figure de la lectrice et de l’héritière comme stratégie narrative pour commenter leur position dans le champ littéraire. Jane et Angéline franchissent les seuils des bibliothèques des patriarches et, agentes de leurs mouvements, s’approprient peu à peu l’espace, processus qu’elles décrivent dans leurs écrits intimes. Les écrivaines négocient ainsi, à travers la forme romanesque de leur oeuvre, leur place dans l’institution littéraire et, de cette façon, représentent les écueils liés à leur situation. Dale Spender (1986 : 1) a d’ailleurs avancé, au sujet de Jane Austen, que, « far from standing at the beginning of women’s entry to fiction writing, [Austen] was the inheritor of a long and well-established tradition of “ women’s novels ”. Yet this tradition, and the women who were part of it, had so faded from view as to be unknown. » Dès lors, même son oeuvre peut être rattachée à une tradition littéraire vécue et soutenue par les femmes, tradition dont on n’a pas encore aujourd’hui terminé de mesurer toute l’ampleur et l’importance puisqu’elle a été trop longtemps occultée.

Ce court détour par Jane Austen en conclusion montre combien il importe de lire l’histoire littéraire des femmes en tenant compte de la position de l’écrivaine, puisque de tout temps elle est qualifiée d’orpheline, d’isolée, voire de malheureuse(!), en raison de préjugés tenaces rattachés à l’écriture des femmes. Oubliées et ignorées par l’institution littéraire, les oeuvres de femmes? Oui, sans l’ombre d’un doute[17]. Ce n’est pourtant pas la preuve de leur inexistence. La résolution symbolique de la position de l’écrivaine se joue, dans le cas de Charlotte Brontë et de Laure Conan, dans la fiction. Héritières sans domaine, elles dissimulent, sous les apparences de la modestie, une soif de reconnaissance, non pas au regard de l’unicité ou du caractère « exceptionnel » de leur statut d’écrivaines, mais bien en raison de leur appartenance à une histoire effacée qu’elles tentent d’intégrer. Il revient aux femmes, aujourd’hui encore, de retracer cet héritage. Pour les écrivaines, cette revendication est une réflexion esthétique. Selon Julie Roy (2002 : 752), la « mémoire [est] formelle [chez] Laure [Conan] ». « De grâce », puissions-nous, chercheuses et chercheurs, retracer un héritage aussi important.