Corps de l’article

Si les écrits du journal Québécoises deboutte! (QD!) sont reconnus à juste titre pour la formulation d’un nouveau féminisme – révolutionnaire, nationaliste, proto-intersectionnel (Pagé 2014), etc. – et donc d’un nouveau sujet politique (Lanthier 1998; Bergeron 2013), peu d’analyses portent sur la construction des solidarités et sur les processus d’altérisation mis en avant dans ces textes. Le présent article propose donc un regard critique et nuancé sur le « nous » et le « elles » déployés dans cette publication. Comment les solidarités internationales et locales sont-elles pensées? Quelles femmes sont identifiées comme des alliées, des ennemies ou quelque chose entre les deux? Dans quel contexte et de quelles manières ces féministes réfléchissent-elles aux femmes ouvrières, autochtones ou immigrantes? Comment les relations avec les femmes anglophones se transforment-elles dans le temps? Les réponses à ces questions permettront d’esquisser certaines des trames complexes de l’identité politique renouvelée par les écrits de QD! Utilisant les conceptualisations de bell hooks sur la sororité et la solidarité de même que la notion de colonisation discursive élaborée par Chandra T. Mohanty, cet article se penche sur les manières dont les écrits militants de QD! ont habilement évité certains des écueils décriés par ces autrices. De concert avec elles, il trace les limites des solidarités locales énoncées à travers les écrits. Il permet de mettre en valeur certains héritages décoloniaux précurseurs, ainsi que leurs legs conflictuels.

Avant de débuter, certaines précautions s’imposent. D’abord, évaluer des documents écrits à une époque à la lueur des idées et des concepts populaires à une autre époque est toujours un exercice nécessaire, mais difficile et politiquement critiquable. D’un côté, il permet d’éclairer des difficultés liées aux engagements politiques contemporains et, le cas échéant, d’éviter de répéter des erreurs du passé. De l’autre, le risque de tomber dans un anachronisme futile est réel. En effet, l’idée n’est pas ici de recenser les limites des réflexions passées pour mieux valoriser celles du présent, mais bien de reconnaître que les racines du féminisme contemporain influencent encore le présent. À ce sujet, je reprends les mots de Lucy Delap (2020 : 22-23), qui parle de « l’histoire utilisable » : « The idea of ‘ useable history ’ offers a mean of thinking about history in dialogue with the present – a history which can help clarify questions of feminist strategy, priority and focus in the contemporary moment by showing how dilemmas and campaigns were shaped in the past. » Si l’espace alloué ne permet pas de réel chassé-croisé avec le présent dans cet article, cette première analyse permet tout de même d’esquisser quelques tendances. Il apparaît d’autant plus pertinent de publier ces analyses qu’elles révèlent comment ces féministes d’avant-garde ont évité plusieurs pièges mis en évidence chez leurs contemporaines.

Cadre conceptuel

Les concepts de solidarité, de sororité et de colonisation discursive sont utilisés pour cadrer l’analyse critique des journaux de Québécoises Deboutte!

Solidarité et sororité

Au cours des années 60 et 70, les féministes tentaient de se constituer en sujet politique sur la base de leur identité de femmes. Elles visaient à légitimer cette identité par la construction d’un mouvement politique qui se voulait rassembleur de l’ensemble des femmes, indépendamment de leur classe sociale, de leur identification à des groupes racisés ou de leur pays d’origine. En anglais, c’est beaucoup sous le couvert de la sororité que s’est exprimé cet idéal. Par exemple, le slogan « Sisterhood Is Powerful » a non seulement été le cri de ralliement de plusieurs groupes féministes, mais également le titre d’une anthologie (Morgan 1970). La suite, Sisterhood Is Global (Morgan 1984), reflète encore davantage l’état d’esprit de l’époque. À l’image du slogan communiste « Prolétaires de tous les pays, unissons-nous! », les féministes cherchent à mettre en évidence les points communs de leur oppression et les convergences de leurs conditions de femmes, notamment afin de préciser la nature de l’ennemi commun : le patriarcat.

Cependant, la notion de sororité vient également avec son lot de problèmes. C’est le plaidoyer que fait bell hooks dans son texte « Sisterhood: Political Solidarity between Women » (1984), où elle met en garde contre une sororité ancrée uniquement dans l’idée d’une oppression commune. D’abord, parce que se définir principalement comme « victime » fait le jeu des structures sexistes qui réduisent le pouvoir d’action; cette posture remet aussi en question la place des femmes fortes et indépendantes dans le mouvement féministe. De plus, mettre l’accent sur l’oppression commune tend à minimiser et à rendre invisibles les rapports de pouvoir entre les femmes elles-mêmes et les différences dans la manière dont l’oppression est vécue, notamment au regard des rapports croisés de classe, de race ou autre (Crenshaw 1989).

Ensuite, hooks souligne que l’expérience commune de l’oppression ne devrait être ni nécessaire ni suffisante pour construire un mouvement féministe. En effet, une focalisation sur une expérience commune d’oppression empêche toute personne de tenir compte de sa participation aux structures d’oppression, autant celles qui marginalisent que celles qui privilégient.

A contrario, hooks incite à élaborer une solidarité basée d’abord sur la reconnaissance d’un engagement politique commun, plutôt que fondée sur l’amour ou le soutien inconditionnel entre femmes. Ensuite, il faut construire une culture de la critique qui ne passe pas par la destruction mutuelle, la compétition et la haine des femmes – si bien enseignée par la culture dominante – mais plutôt par la reconnaissance des divergences et le travail collaboratif à travers ces différences. Certaines de ces thématiques reviennent dans la critique postcoloniale élaborée par Mohanty.

Critique postcoloniale

Dans son célèbre article intitulé « Under Western Eyes » et publié en 1989, Mohanty critique les écrits occidentaux sur les femmes du tiers monde. En particulier, elle décortique ce qu’elle appelle la « colonisation discursive », c’est-à-dire la manière dont les féministes occidentales reproduisent la colonisation au fil de leurs écrits.

D’abord, selon Mohanty, malgré leurs « bonnes intentions », les écrits occidentaux sur les femmes non occidentales construisent la figure de la « Femme du Tiers-Monde » (Mohanty 2009 : 150) en homogénéisant les conditions de vie des femmes d’un même pays. Ce processus efface à l’intérieur d’un groupe étudié (par exemple, les Indiennes) toute différence de classe, de statut, de race, de milieu de vie (rural/urbain) et de scolarité, pour n’en nommer que quelques-unes. De plus, ces représentations sont souvent transhistoriques, c’est-à-dire qu’elles ne s’ancrent pas dans un espace-temps précis. Ensuite, ces écrits présentent ces femmes comme membres d’un groupe dominé, victimes de leur culture ou de leur religion, écrasées par le poids de la tradition. Ils invisibilisent leur agentivité, les formes de résistances qu’elles déploient ainsi que les mouvements collectifs qu’elles mettent en place pour améliorer leurs conditions de vie. Elles sont réduites au statut de victimes, à être sauvées par les femmes occidentales.

Cette « colonisation discursive » permet d’assigner le patriarcat (plus intense, plus fort) aux autres cultures et, par la même occasion, de voir les femmes occidentales comme plus libérées et en mesure d’indiquer les voies de la libération aux autres femmes. Mohanty (2009 : 150) souligne aussi « comment des catégories analytiques spécifiques, qui adoptent comme point de référence principal les problématiques féministes telles qu’elles ont été élaborées aux États-Unis et en Europe de l’Ouest, permettent une certaine forme d’appropriation et de codification de la “ recherche ” et du “ savoir ” portant sur les femmes du Tiers-Monde ». Par exemple, puisque certaines femmes occidentales inscrivent la laïcisation au coeur de leur récit collectif de libération, elles supposent que les femmes des autres pays ou religions doivent nécessairement renier leur culture ou leur religion pour se libérer. Ces textes forcent donc à comprendre l’autre à la lueur des problématiques et des enjeux qui sont importants ou définis par l’Occident.

Questions de recherche et démarche méthodologique

Ces développements théoriques sont apparus en réponse à des dynamiques existant dans le mouvement féministe états-unien des années 70 et 80. Ces critiques s’appliquent-elles aux militantes du renouveau féministe des années 60 et 70 au Québec? Pour répondre à cette question, j’ai choisi d’étudier les journaux Québécoises deboutte! puisqu’ils englobent une période relativement longue pour une publication féministe (1971-1974) à cette époque et maintiennent une certaine cohérence dans le temps. De plus, QD! est un acteur important de ce renouveau féministe.

L’analyse est donc centrée sur deux questions :

  • Dans quelle mesure les autrices réussissent-elles à créer des liens et des alliances avec une diversité de femmes?

  • Comment se représentent-elles les frontières du « nous » et du « elles »?

Afin d’y répondre, j’ai analysé tous les textes de QD!, en particulier les articles parlant des luttes d’ici et d’ailleurs, en circonscrivant le sens et les sous-entendus du « nous » et du « elles » afin de déterminer comment la solidarité était construite. Si considérer les absences est toujours plus difficile, les travaux émergents sur les mobilisations des femmes noires, immigrantes, racisées ou des communautés culturelles à l’époque de QD! (Ricci 2016; Mills 2010; Lopez et Almeida 2019; Pierre 2021) permettent un regard historique sur des mobilisations qui auraient pu créer des alliances.

Finalement, puisqu’un des pôles de solidarité importants était les luttes syndicales qu’il convient de ne pas « blanchir »[1], j’ai exploré l’identité de ces femmes en grève avec qui les militantes développaient des alliances, à partir des archives du Centre d’histoire et d’archives du travail (CHAT), des ressources numériques de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), de la Cinémathèque québécoise et du Service des archives et de gestion des documents de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Québécoises deboutte!

Les parutions de QD! sont constituées d’un premier numéro, publié par le Front de libération des femmes (FLF) en novembre 1971, et de neuf numéros publiés par le Centre des femmes (CDF) de novembre 1972 à mars 1974. Le FLF émerge des mobilisations syndicales et nationalistes en 1969 et veut créer un mouvement de masse de femmes. Le premier numéro de QD! (FLF 1982 : 113) cherche à rassembler « des femmes qui travaillent à la production, des ménagères, des chômeuses, des assistées sociales ».

Le CDF naît des cendres du FLF. Cependant, afin d’éviter de répéter les mêmes erreurs, il se constitue sur une base affinitaire plutôt qu’un mouvement de masse (CDF 1983 : 18) : « nous avons insisté sur la formation d’un groupe homogène ayant sensiblement la même ligne politique ». Son journal a comme objectif d’être « un outil de travail pour la formation politique des militantes et un organe de liaison avec des groupes de femmes et des groupes mixtes » (ibid.).

Les militantes du FLF et du CDF sont fortement influencées par les courants marxistes, nationalistes et le Women’s lib[2] (O’Leary et Toupin 1982; Péloquin 2007; Mills 2010). Dans une moindre mesure, elles s’inspirent également du Mouvement de libération national algérien ainsi que d’auteurs comme Albert Memmi et Franz Fanon, qu’elles citent à l’occasion.

Définition d’un « nous, Québécoises »

La première tâche à laquelle s’affairent les autrices de QD! consiste à définir qui est inclus dans ce « nous, Québécoises ». Comme c’est le cas pour leurs homologues masculins (Charland 1987), l’heure est à la redéfinition des subjectivités politiques basées sur l’appartenance à une nouvelle collectivité, celle du peuple québécois. Le projet nationaliste[3] est bien palpable dans les pages de QD! – surtout dans le premier numéro – même si l’indépendance ne peut advenir à n’importe quel prix[4]. Les alliances et les priorités des autrices de QD! changent à travers le temps, et les relations avec les anglophones se détériorent[5].

Dans certains contextes, la sororité et l’expérience commune de l’oppression patriarcale justifient des alliances avec des femmes indépendamment de leur origine ou de leur position dans la société; dans d’autres, la difficulté de travailler avec un groupe de femmes qu’elles considèrent comme opprimantes prend le dessus. Par exemple, les autrices de QD! hésitent à se joindre à des coalitions pancanadiennes et refusent catégoriquement de formuler des demandes au gouvernement fédéral puisqu’elles ne reconnaissent pas son autorité sur le Québec (FLF 1982 : 71). À Montréal, les alliances avec les anglophones se font rares et précaires. Après une collaboration initiale avec le Montreal Women’s Lib, les francophones du FLF reprochent aux anglophones d’exercer un contrôle idéologique sur le groupe à travers leur accès facile aux textes théoriques états-uniens et, par conséquent, décident d’exclure les anglophones du groupe (O’Leary et Toupin 1982 : 76).

Cette décision séparatiste doit être contextualisée : elle se produit à quelques semaines de la crise d’Octobre, dans un climat d’escalade des confrontations qui, comme les militantes l’espèrent alors, pourrait mener à une révolution. Cela étant, ces décisions politiques, réfléchies et discutées, reflètent la transition du sujet « femmes » au sujet « femmes québécoises », idée clairement exprimée dans une lettre du FLF (1982 : 79) à des féministes étatsuniennes :

Nous devons maintenant revoir et réorienter notre politique. Les évènements nous ont montré à quel point il est urgent de travailler d’abord et avant tout avec les Québécoises. Nous sommes opprimées non seulement en tant que femmes mais aussi en tant que Québécoises francophones, colonisées par les capitalistes anglo-américains. Notre priorité ne peut être que de travailler avec la masse des femmes québécoises.

À partir de la création du CDF en 1972, la lutte nationale prend beaucoup moins de place dans les écrits de QD! Malgré tout, les femmes du CDF refuseront en 1973 de prendre part au congrès de fondation de la Montreal Feminist Association, qui tentait de rassembler « le plus de femmes possible de divers groupes préoccupés par l’oppression des femmes, indépendamment de leur analyse et de leur orientation politique » (CDF 1983 : 94). Selon leurs analyses, ce rassemblement serait coupé « des intérêts de la majorité des femmes québécoises, travailleuses et ménagères » (ibid. : 95) et aurait pris « l’allure d’une rencontre unilingue anglaise » où « l’assistance était à 85 % anglophone » (ibid.). De même, les militantes du CDF refusent de participer au Feminist Symposium féministe qui a regroupé presque 1 000 personnes en juin 1973 à Montréal, parce qu’il se tient presque exclusivement en anglais (Robert 2017 : 81).

« Ménagères et travailleuses, même combat! »

De manière plus importante, la définition d’un « nous, Québécoises » passe par la construction de la figure de la ménagère comme sujet politique légitime. En effet, à travers le slogan « Toutes les femmes sont d’abord ménagères », cette réalité semble le point commun de la condition des femmes dans leur diversité. Dans son analyse de l’importance des revendications pour la reconnaissance du travail ménager, Camille Robert (2017 : 18) souligne que « le statut de ménagère était alors affirmé par les féministes, puisqu’il constituait selon elles une position commune à partir de laquelle faire front uni, mener des luttes et formuler des revendications ». Pour sa part, Marie-Andrée Bergeron (2013 : 53) souligne à quel point les autrices de QD! ont transformé l’imaginaire collectif québécois des luttes révolutionnaires en y introduisant la figure de la ménagère comme élément clé : « à travers des articles qui visent à revendiquer de meilleures conditions de vie (et donc de travail) pour les ménagères, les militantes du Centre des femmes s’en font le syndicat : elles les représentent et prétendent défendre leurs droits ».

Graduellement, la centralité de la lutte nationale laisse donc place à la lutte des ménagères, mais aussi des ouvrières. Si les membres du CDF ne sont pas elles-mêmes ouvrières (elles travaillent principalement dans le secteur tertiaire et le milieu de la culture (O’Leary et Toupin 1982 : 22-23)), leurs engagements militants ainsi que la présence de ces luttes dans QD! témoignent de leur propre engagement envers cette cause. L’ascendance marxiste de ces groupes et leurs liens avec les milieux syndicaux et populaires les placent résolument dans une solidarité avec les ouvrières (Mills 2010; Bergeron 2013), alors qu’une proportion significative des femmes des classes populaires travaille dans des usines. On voit donc dans les journaux de QD!, à travers des articles détaillés sur certaines luttes syndicales et des vignettes d’expression de solidarité, l’inclusion des « ouvrières » dans le « nous, Québécoises ».

Qui étaient ces ouvrières avec qui les autrices de QD! tissaient des solidarités? Pourquoi ces luttes étaient-elles désignées comme l’objet de solidarité? L’analyse des écrits de QD! et des archives a révélé très peu d’informations. D’abord, neuf luttes syndicales y sont minimalement mentionnées : quatre témoignages/entrevues portent sur les conflits de Coleco, Lumiray, Regent Knitting et Susan Van Heusen; les autrices énoncent leur volonté de s’impliquer dans la grève de Daoust-Lalonde et participent plus activement aux conflits suivants : E.R. Squibb, Firestone et La Presse; finalement, le conflit de G. Lapalme est mentionné. Élément surprenant, seuls trois conflits concernent principalement des ouvrières : Coleco emploie environ 70 % de femmes, très jeunes, célibataires et peu scolarisées (CDF 1983 : 206); la main-d’oeuvre de l’usine Lumiray compte de 60 à 70 % de femmes, très jeunes, dont la moitié sont mariées, et la plupart ont des enfants; l’usine Susan Van Heusen a une centaine d’employées et d’employés, dont l’âge moyen est de 43 ans, mais principalement célibataires et sans enfants; on n’y dénombre que « huit employés masculins » (ibid. : 152).

Il existe très peu de données sur l’origine ethnique des travailleuses. À l’usine Lumiray, on compte un nombre significatif d’« Italiennes, noires, francophones, anglophones » (CDF 1983 : 146). QD! rapporte également qu’à Coleco 20 % du personnel vient de l’immigration, mais ce sont « surtout des hommes » (ibid. : 206). Aucune information n’apparaît sur l’origine ethnique des travailleuses.

Mon analyse ne révèle aucun critère propre aux ouvrières ou au conflit lui-même qui oriente l’intérêt de QD! pour les luttes ouvrières. Outre qu’ils ne concernent pas toujours principalement des femmes, les enjeux des luttes varient selon la démarche, et les conflits se déroulent tout autant à Montréal qu’à Joliette ou à Saint-Jérôme.

En bref, à travers la publication de leur journal, les autrices de QD! tentent de documenter et de théoriser la condition des Québécoises et de définir ce nouveau sujet politique. Au FLF, les tensions sont fortes avec les anglophones, et l’imminence d’une révolution justifie un certain repli sur soi. Les préoccupations du CDF s’orientent davantage sur l’établissement d’une forme de solidarité avec les ménagères, point commun de toutes les femmes, et les ouvrières. Les militantes lancent ainsi un appel à « nous toutes engagées dans la lutte » à partager ces expériences et souhaitent faire de QD! un organe qui contribue à construire l’organisation politique des Québécoises.

Encadré « Vous et nous », tiré du premier numéro de QD! publié par le CDF (1983 : 27)

Encadré « Vous et nous », tiré du premier numéro de QD! publié par le CDF (1983 : 27)

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« Nous, femmes d’ici et d’ailleurs »

Finalement, les militantes féministes de QD! s’inscrivent dans un « nous féministes » international. La construction discursive de ce « nous, femmes d’ici et d’ailleurs » évite de plus certains des pièges mis en évidence par Mohanty des années plus tard. D’abord, lorsqu’elles construisent des solidarités, les autrices de QD! se basent sur des collectifs de femmes en lutte. Par conséquent, elles valorisent les luttes existantes – dans des contextes et des temporalités spécifiques. Ensuite, les femmes d’ailleurs, puisqu’elles se trouvent engagées dans les mêmes luttes, sont la plupart du temps présentées comme agentes de changement plutôt que comme victimes. Elles construisent donc une continuité entre les luttes d’ici et d’ailleurs, tout en dégageant certaines spécificités.

Ces éléments ressortent beaucoup dans les publications autour de la Journée internationale du 8 mars, qui permet de se rappeler les luttes passées des femmes : « les femmes d’ici et d’ailleurs ont toujours lutté pour le respect de leurs droits et l’amélioration de leurs conditions d’existence » (CDF 1983 : 115). Après quelques exemples historiques précis de luttes par des ouvrières dans différents pays, les autrices dressent, en 1973, une liste des grèves des ouvrières au Québec. La mise en parallèle permet donc de s’inscrire dans un « nous » international de femmes en lutte.

La parution de mars 1974 sur le même thème propose une définition plus classique de la solidarité, soit le partage d’une oppression commune, malgré les différences. Cependant, c’est également dans l’appel à la lutte que prend forme cette solidarité : « Dans chaque partie du globe, il y a des millions de femmes de toutes races, de toutes nationalités, qui subissent la même discrimination et exploitation. // Le sens que revêt notre journée, doit être la solidarité que dégage cette fête avec l’union de nos forces afin de vaincre » (CDF 1983 : 307).

Ensuite, deux exemples viennent renforcer l’idée que ces autrices ne sont pas dans une dynamique de colonisation discursive par rapport aux « autres », soit les Algériennes et les Chinoises. En 1973, les premières font l’objet d’un « numéro spécial » (juillet-août); et les secondes, de deux « cahiers », un en juillet-août et l’autre en septembre.

Les autrices de QD! affichent une affinité particulière avec les Algériennes. En effet, la révolution algérienne est un modèle pour le mouvement nationaliste radical québécois, et les féministes n’y échappent pas. D’entrée de jeu, les textes publiés dans QD! s’ancrent principalement dans les écrits d’une militante du Front de libération nationale (FLN) algérien, Fadela M’rabet. En ce sens, les autrices de QD! restituent la parole aux femmes engagées dans des luttes spécifiques dans leurs pays.

On dénote dans ces textes deux pôles de discours. D’un côté, on trouve l’idée du « Coran-boulet », où l’assujettissement des femmes est lié à leur religion et aux « traditions ». Toujours à travers les écrits de M’rabet, QD! relate comment l’argument de la tradition et de la religion a été invoqué pour ramener les femmes à leurs chaudrons après la révolution, et souligne le peu de radicalité dans les demandes de l’Union nationale des femmes algériennes (UNFA), organisme subordonné au FLN. Le texte, qui discute de l’oppression par le mariage, le voile, la sexualité et les piètres conditions d’emploi des femmes, n’échappe pas complètement à la rhétorique dénoncée par Mohanty.

Cependant, les autrices abordent également la résistance orchestrée par les Algériennes et soulignent la manière dont l’organisation autonome des femmes a ébranlé le système (CDF 1983 : 235) :

Si la répression s’est faite si forte, c’est qu’à cette époque, plusieurs femmes commençaient à se révolter contre leur condition. Des tentatives de regroupement ont eu lieu. On parlait ouvertement, dans tous les journaux, de cette lutte contre le mariage forcé. En plus, cette lutte risquait de s’inscrire dans une lutte plus globale des femmes vers leur libération et donc par le fait même amenait à remettre en question plusieurs aspects de la société algérienne.

Les Algériennes sont donc présentées à la fois comme victimes et en lutte, développant une analyse de leurs conditions. Si, par moments, on sent certains jugements dans le ton de l’écriture, à d’autres, l’expérience algérienne fait office de mise en garde pour les Québécoises, celles-ci n’étant pas à l’abri d’un retour à la tradition et à la spécificité nationale en vue de justifier un recul du droit des femmes. En ce sens, QD! ne participe que partiellement à la colonisation discursive habituellement présente dans les textes de cette époque en Occident. Si les autrices montrent à l’occasion les Algériennes comme des victimes dans un contexte socioéconomique précis et spécifique, elles sont aussi des militantes actives et en lutte, capables d’une analyse et d’une organisation collective analogue à la leur.

Les deux cahiers spéciaux sur les Chinoises sont volumineux, totalisant 15 pages, et sont principalement basés sur les écrits de Claudie Broyelle, féministe française sympathisante du régime communiste chinois, ses textes étant eux-mêmes fortement inspirés des témoignages reçus lors de son séjour en Chine. Dans ces cahiers spéciaux, les militantes veulent « parler des luttes que mènent les femmes chinoises pour leur libération » (CDF 1983 : 249). Encore plus que dans le cas des Algériennes, les autrices de QD! voient les militantes chinoises comme des modèles à suivre et cherchent à s’en inspirer (CDF 1983 : 249).

À noter que les Chinoises sont loin d’être réduites à un groupe homogène, victimes de leurs traditions et de leur religion; en cohérence avec le ton de la gauche montréalaise de l’époque envers la Chine (Liu 2018), on voit plutôt une certaine idéalisation de leurs réalisations. Toutefois, celle-ci n’est pas associée à une exotisation – il n’y a pas de mise à distance (ni de condescendance d’ailleurs), mais davantage un désir de rapprochement, ce qui évite ainsi beaucoup des tropes de la colonisation discursive.

« Elles », ou les absences du « nous »

Certes, les militantes du FLF et du CDF ont réussi à éviter certains pièges de la colonisation discursive dans leurs interactions avec les militantes dans d’autres pays, mais les alliances et les solidarités avec une diversité de femmes au Québec semblent plus difficiles. En regardant de plus près les luttes en cours à la même époque, on se rend compte qu’il y a plusieurs oubliées dans ce « nous, Québécoises », car c’est parfois à travers les absences qu’apparaissent les frontières identitaires. En particulier, la présente section porte sur les mobilisations des femmes noires, autochtones et immigrantes durant la période traitée par les journaux (1969-1974).

Afro-féministes

La plus grande absence est probablement les luttes des femmes et des hommes noirs à Montréal. En effet, il est plutôt inconcevable que les militantes de QD! n’aient pas été conscientes de l’effervescence du mouvement noir à Montréal quelques mois avant. En particulier, la tourmente autour de la Computer Riot à l’Université Sir George Williams (faisant maintenant partie de l’Université Concordia) en janvier 1969 a visibilisé l’implication d’au moins une féministe, Anne Cools, ne serait-ce que par sa condamnation à quatre mois de prison (Ricci 2016 : 80). En fait, il existe des traces de la présence d’Anne Cools à des évènements féministes auxquels assistent certaines militantes de QD!, comme lors de la venue de Selma James et de Mariarosa Dalla Costa en 1973 (Austin 2013 : 82; CDF 1983 : 190-191 et 318-319; Robert 2017 : 81), ce qui témoigne de la proximité de leurs postures politiques autant que militantes[6]. On voit en 1973 le premier rassemblement pan-canadien du Congrès des femmes noires, auquel participent plusieurs Montréalaises de la communauté anglophone comme haïtienne (Ricci 2016), et de son premier comité régional en 1974, à Montréal. Malgré cette effervescence locale, militante et visible dans les médias (au moins en ce qui a trait à la Computer Riot et à l’incarcération d’Anne Cools), rien n’est écrit sur ce mouvement – ses évènements mixtes ou féministes – dans les pages de QD! Dans la contextualisation de l’émergence et des années du FLF, O’Leary et Toupin parlent de l’influence du mouvement des droits civiques aux États-Unis sans jamais mentionner les mobilisations antiracistes locales. Il est possible qu’une fois encore la langue ait joué un rôle dissuasif dans la construction d’alliances avec des militantes de la diaspora des Caraïbes actives à Montréal à la même époque.

Cette excuse ne s’applique pourtant pas aux groupes francophones de la diaspora, notamment la communauté haïtienne. Comme Carolle Charles et Amanda Ricci l’ont bien documenté, l’émergence des mobilisations des Haïtiennes coïncidait temporellement avec l’effervescence féministe québécoise, notamment avec la création à Montréal en 1971 du Point de ralliement (des femmes d’origine haïtienne), en 1972 de la Maison d’Haïti et en 1973 du Rasanbleman Fanm Ayisyén (RAFA) (Ricci 2016 : 160). À l’instar de QD!, idéologiquement, les féministes de la communauté haïtienne étaient marxistes, avaient l’expérience de la lutte collective et travaillaient autant à la construction d’une internationale marxiste que dans les groupes populaires à Montréal pour soutenir les femmes (Charles 1995 : 150).

En fait, le témoignage de Marlène Rateau, cofondatrice du Point de ralliement, lors d’une entrevue avec le Collectif Paroles – repris par l’historienne Amanda Ricci – vient éclairer la nature de ces relations. Ricci (2016 : 177) relate ce qui suit :

Marlène Rateau described the various influences shaping the Point de ralliement […] came into contact with French Quebecers in the workforce who shared, « toutes proportions gardées », similar problems. From here, these activists started to attend Front de libération des femmes meetings held on Sainte-Famille, the link between the two groups stemming from a personal connection between a Point de ralliement member and the FLF. From this encounter, as Rateau underlined, the Haitian women’s group started to receive « material support » from the latter, without specifying what it was.

Ainsi, il y avait une connaissance mutuelle des mouvements, une proximité interpersonnelle et politique, même une solidarité (échange de ressources). Il est donc étonnant de ne pas voir dans les pages de QD! de références aux enjeux vécus par les Haïtiennes de Montréal.

En bref, les autrices de QD! connaissent l’enjeu de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis et elles lisent et citent les textes de Frantz Fanon et d’Albert Memmi. Certaines ont même participé à une manifestation « en faveur de la libération des prisonnières noires » lors d’un séjour à New York (FLF 1982 : 79). Malgré cela, on peine à voir dans leurs textes des réseaux de soutien et de solidarité avec les femmes noires en lutte à Montréal, que ce soit les femmes ayant participé à la Computer Riot, celles qui sont membres du Congrès de femmes noires ou celles de la communauté haïtienne pourtant si proche d’elles. Présumer que l’absence de texte implique une absence de solidarité serait erroné, comme le montre le témoignage de Marlène Rateau. Cependant, cette absence interroge l’importance accordée à ces luttes, à ces femmes, à ces solidarités.

« Amérindiennes »

La couverture que font les militantes de QD! des femmes autochtones au Québec ne s’inscrit aucunement dans le registre des solidarités dans la lutte. Le seul article à cet égard, qui compte tout de même cinq pages, consiste en une présentation historique de ces femmes, perpétuant l’image des autochtones comme figures du passé. Inspiré de textes publiés par des hommes aux noms à connotation blanche[7], l’article analyse le mode de vie précolonial et propose une forte critique de la colonisation et de ses effets sur la vie des femmes autochtones (perte de la liberté sexuelle, exploitation, transformation du mode de vie, etc.).

Les liens que font les autrices entre la colonisation et l’imposition d’une dépendance économique menant à l’asservissement des femmes sont précurseurs dans les cercles féministes blancs : « le contrôle sexuel des femmes s’obtient par le biais de leur dépendance économique, par la “ protection ” qu’exerce la Famille patriarcale et le “ frein moral ” de l’Église. Deux instances de répression que les Amérindiennes ne subissaient pas » (CDF 1983 : 43). De plus, ce texte reconnaît le processus de colonisation comme un acte génocidaire, une posture radicale. Cependant, malgré l’exemplarité des pratiques des femmes autochtones, elles restent prisonnières d’un passé idéalisé et distant. La seule mention des conditions de vie des femmes autochtones contemporaines tient en une phrase à la fin de l’article : « [les] Amérindiens/nes viennent au dernier rang des catégories ethniques en ce qui concerne le niveau de vie » (CDF 1983 : 45).

Aucune mention n’est faite des luttes que mènent les femmes autochtones à la même époque. En fait, le blocus de Cornwall en 1968[8] et le dépôt en 1969 de la Politique indienne du gouvernement du Canada – le fameux livre blanc – par le premier ministre canadien, Pierre Elliott Trudeau, marque un renouveau dans les mobilisations et les luttes autochtones canadiennes, avec, parmi ses leaders, la controversée Kahn-Tineta Horn, notamment diplômée de l’Université Sir George Williams (Ricci 2016 : 31). Si la majorité des luttes du Red Power se déroulent dans le milieu anglophone, ce qui justifie une certaine méconnaissance du sujet de la part de QD!, certains enjeux sont néanmoins présents au Québec. En particulier, les mobilisations en 1971 autour du projet hydroélectrique de la baie James par le premier ministre libéral, Robert Bourassa, leur étaient probablement connues. Surtout, sont absentes les luttes pour l’égalité juridique des femmes dans la Loi sur les Indiens, présentes dès la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (commission Bird) (Ricci 2016), qui culminent en l’arrêt R. c. Lavell et Bédard en 1974 et sont au coeur de la formation de l’Association des femmes autochtones du Québec qui s’officialise la même année (Lévesque 1990 : 73), soit après la mort de QD![9].

Femmes des minorités culturelles

Les luttes des femmes des minorités culturelles n’étaient pas du tout au coeur des préoccupations des autrices de QD! Les recherches ne révèlent aucune indication d’enjeux liés à l’immigration (que ce soit avec les Haïtiennes ou d’autres communautés), ni d’enjeux vécus par les femmes racisées ou « des minorités ethniques » qui habitent Montréal. La seule mention de leur existence se trouve au détour d’un débat sur l’organisation d’une conférence sur l’impérialisme américain pour inviter des femmes du Vietnam et du Laos en 1970, alors que le FLF (1982 : 80) écrit une lettre pour se retirer du projet, avec le passage suivant :

Si une telle conférence est organisée à Montréal par des Anglo-Canadiennes, des Américaines ou par toutes autres représentantes de minorités ethniques, nous interpréterons inévitablement ce geste comme une autre manifestation du colonialisme que nous subissons quotidiennement [l’italique est de moi].

L’amalgame entre les « Anglo-Canadiennes », les États-Uniennes et les « minorités ethniques » place ces dernières dans la catégorie de colonisatrices, ou d’oppresseures, envers les Québécoises francophones. Il est important de noter que cette assimilation des minorités à la culture dominante ne se reproduit pas dans les autres numéros de QD! et que l’on est ici au lendemain de la crise d’Octobre.

En résumé, les autrices de QD! ne semblent pas avoir été en mesure de construire activement des coalitions et des solidarités avec une diversité de groupes de femmes de Montréal, malgré leur rhétorique internationaliste et leur appel à la multiplication des groupes décentralisés.

Choix des solidarités : occasions ou décisions politiques?

Devant ce constat empirique, comment donc expliquer les choix – conscients ou non – des solidarités développées par les autrices de QD!? D’une part, l’analyse des archives révèle que, par exemple, la plupart des conflits ouvriers cités sont discutés dans des groupes avec lesquels elles ont des connaissances, des amitiés ou des solidarités. Les liens entre certaines militantes et des membres de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) pourraient expliquer l’engagement dans les mouvements d’E. R. Squibb & Sons, de G. Lapalme et de Daoust-Lalonde. La participation de QD! à la lutte d’E. R. Squibb s’articule vraisemblablement à celle du Théâtre radical québécois, auquel prennent part plusieurs militantes. L’intérêt du CDF à l’égard du conflit de Coleco (et probablement de Lumiray) pourrait être rattaché à l’engagement du Comité ouvrier Saint-Henri (auquel participent plusieurs militantes féministes) dans cette lutte. Enfin, l’engagement du CDF envers la lutte de Firestone semble lié à la présence de plusieurs membres au sein du Comité de solidarité aux luttes ouvrières. Ainsi, il ne faut peut-être pas suranalyser les motivations et les intentions des autrices. Le critère principal serait l’accessibilité aux luttes (O’Leary et Toupin 1982 : 31) : « Au Centre des femmes, à partir de janvier 1972, date de création, on suit tous les conflits de l’heure au jour le jour. Une assemblée de solidarité est convoquée? Les femmes du Centre y participent. Une manifestation, un piquetage sont organisés? Elles y participent encore, et souvent avec leurs pancartes “ autonomes ” : “ Ménagères, travailleuses, même combat! ” ».

En fait, sur le plan international, le choix des articles paraît tributaire de la disponibilité d’une littérature pertinente. En effet, la publication de La moitié du ciel par Claudie Broyelle concrétise la possibilité d’écrire sur les Chinoises. La parution de La femme algérienne par Fadela M’rabet semble également encourager l’idée d’un article spécial.

Toutefois, ces exemples ne s’appliquent peut-être pas complètement aux luttes des femmes racisées et autochtones d’ici. Cependant, la relation entre Point de ralliement et le FLF ne donne pas lieu à des mobilisations communes ni même à une expression publique de solidarité. Dans ce cas, l’absence de mobilisations claires et définies chez les premières explique peut-être ce vide. On peut, par exemple, spéculer que, si QD! avait encore été publié lors des mobilisations contre les déportations des « 1 500 » Haïtiennes et Haïtiens en 1975, les autrices auraient alors produit un article sur le sujet. De même, peut-être que les liens avec Mary Two-Axe Earley seraient éventuellement passés de la FFQ aux féministes plus radicales, ou que la solidification de l’Association des femmes autochtones du Québec aurait permis un regard plus actuel sur les luttes des femmes autochtones.

En même temps, le boycottage des évènements rassembleurs parce qu’ils sont trop « anglophones » influe vraisemblablement sur les possibilités de tisser des liens avec les femmes racisées et autochtones. En effet, la facilité à créer des solidarités avec des ouvriers – oppresseurs mais partageant certaines oppressions – ne s’étend pas aux femmes anglophones – parfois racisées ou autochtones.

Cela dit, dans l’ensemble de ces analyses, ce qui semble déterminer l’intérêt et l’engagement des militantes de QD! relève non pas d’un projet politique spécifique ou d’une hiérarchisation des luttes réfléchies, mais bien des réseaux d’amitiés, de solidarités et des participations externes des membres du FLF/CDF. Cet entre-soi est d’ailleurs décrit par les rédactrices du bilan du CDF (1982 : 158) :

Nous demeurions très isolées des groupes en dehors de nos proches connaissances [...] notre sectarisme : nous étions très sévères dans nos jugements face à toutes celles qui ne pensaient pas exactement la même chose que nous (et de quel droit pouvions-nous juger?) […] Ou bien ces femmes arrêtaient toutes leurs activités pour devenir « comme nous » ou bien nous ne poursuivions pas de travail avec elles.

Si cette critique s’applique probablement à beaucoup de groupes de l’époque, la rectitude politique était doublée d’une exigence de francophonie, ce qui alourdissait ainsi les exigences nécessaires à la création de solidarités.

D’hier à aujourd’hui

En somme, les écrits de QD! ont été fondamentaux pour la constitution d’un nouveau sujet politique au Québec. Ce nouveau « nous, Québécoises » est construit par l’élaboration de la figure de la ménagère qui permet des solidarités avec les ouvrières sur la base d’une analyse de classe. La solidarité est ancrée dans une aspiration politique ou une lutte commune, et non dans une simple reconnaissance de l’oppression commune. En ce sens, les appels à partager les luttes répondent aux critères énoncés par bell hooks. Malgré cela, des moments de repli sont visibles, par exemple lorsque l’enjeu de la langue prend le dessus, moments où le processus de définition du « nous » justifie l’exclusion de l’« Autre ».

Les autrices de QD! évitent de nombreux pièges dénoncés par Mohanty, notamment la tendance à présenter les femmes étrangères comme des victimes en posant d’entrée de jeu leur agentivité et leur capacité à s’organiser. Néanmoins, ces militantes échouent à construire de vraies solidarités avec une diversité de femmes du Québec. Malgré leur solidarité palpable avec les Afro-Américaines, elles ne semblent pas accorder d’importance ni visibiliser les mobilisations des femmes noires à Montréal en cours à la même époque. Et si les autrices de QD! ont des contacts avec certaines d’entre elles, comme les Haïtiennes, les luttes et les préoccupations de ces dernières ne se retrouvent pas dans les écrits de QD! De même, les femmes autochtones sont abordées dans leur existence passée plutôt que dans leur actualité militante. Cette analyse illustre donc comment se sont construites les frontières identitaires du « nous, Québécoises » à travers l’invisibilisation consciente ou insconsciente des luttes des femmes noires et autochtones du Québec.

Enfin, cette analyse demeure en elle-même un regard quelque peu anachronique sur des militantes qui combattent une multiplicité d’oppressions, élaborent un cadre théorique innovant, construisent un nouveau sujet politique et créent un mouvement. L’exercice force indéniablement une analyse pointilleuse où l’on scrute chaque mot, chaque article publié; rares sont les groupes d’hommes ou les groupes mixtes qui sont scrutés de la sorte, à la lumière de tant d’exigences contemporaines. Ce travail est toutefois nécessaire pour mieux comprendre les discours et les luttes féministes actuelles. Ainsi, il n’est peut-être pas anodin de constater que les groupes les plus absents des mobilisations et des solidarités de l’époque sont ceux qui luttent encore pour quitter la marge des mouvements féministes et entrer en leur centre. Au final, l’analyse proposée dans cet article réitère l’importance des publications de QD! dans la formation d’un féminisme propre au Québec, autant dans ses forces que dans ses lacunes.