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Introduction

L’accompagnement citoyen constitue une pratique communautaire novatrice pour soutenir des personnes rencontrant des difficultés d’intégration sociale. Enraciné dans une perspective de promotion de la santé, il implique une relation d’aide dans laquelle un accompagnateur-citoyen (AC) a la possibilité de s’engager dans un contexte social signifiant, en contribuant à l’intégration communautaire d’un autre citoyen qui éprouve des difficultés physiques ou mentales. Les finalités visées par la construction de la relation accompagnateur-accompagné sont, entre autres, de développer le potentiel des acteurs, d’acquérir de nouvelles compétences et de contribuer à la société (Therriault et al., 2016). Comme pour toute relation d’aide, l’AC influence le devenir d’autrui et transforme son propre devenir à travers un travail émotionnel continu. Hochschild (2003) définit le travail émotionnel comme un acte par lequel l’individu tente de modifier le degré ou la qualité d’une émotion.

Le Programme d’accompagnement personnalisé d’intégration communautaire (APIC) a été initialement développé au Québec pour des personnes ayant subi un traumatisme craniocérébral grave ou léger (Lefebvre et al., 2013). Par la suite, d’autres versions du programme ont été proposées à des personnes ayant un trouble de santé mentale (Aubin et al., 2015) et à des personnes âgées en perte d’autonomie (Levasseur et al., 2016). Les objectifs poursuivis par ces projets sont d’offrir un soutien de résilience non thérapeutique à des personnes afin de favoriser leur intégration communautaire.

Implications associées à un Programme APIC

Dans le cadre du Programme APIC, outre la possibilité d’une rétribution financière minimale (dédommagement issu des fonds de recherche), le choix des AC se fonde principalement sur le désir de collaborer avec des concitoyens qui n’ont pas les mêmes possibilités qu’eux. À la suite d’une évaluation des candidatures, les AC sélectionnés participent à une formation spécifique présentée par les membres de l’équipe de recherche. La formation en groupe (21 heures réparties sur trois jours) aborde des notions sur la santé, sur la maladie, sur la relation d’aide qui utilise des activités du quotidien, sur les techniques de communication et sur la prise en compte de ses émotions dans son rapport à l’autre. Selon le format prescrit par le programme, chaque AC prévoit des rencontres hebdomadaires avec un accompagné et l’incite progressivement à accomplir des activités de son choix en utilisant les ressources disponibles. L’objectif de l’AC est de soutenir l’engagement de l’accompagné dans des activités signifiantes. Les activités dans lesquelles l’AC s’implique sont diversifiées (par exemple, jardiner, aider à la préparation d’un espace). Tout au long de la démarche, les AC tiennent un journal réflexif sur leur expérience d’accompagnement. En parallèle, ils sont aussi invités à participer mensuellement à une clinique de l’activité (rencontre de trois heures). Centrée sur les expériences vécues des AC, cette dernière correspond à un espace d’échanges entre les AC, le coordonnateur du projet et les chercheurs. Cette clinique représente, entre autres, un espace de légitimation du vécu émotionnel des AC. Elle permet aux AC d’être soutenus dans leur fonction d’accompagnement et de prévenir les risques de dérives associées au travail émotionnel.

Travail émotionnel et relation d’aide médiatisée

L’APIC oblige les AC à « s’engager » et à « être engagés » dans un travail émotionnel soutenu. Par exemple, la clinique de l’activité oblige les AC à s’impliquer (s’engager) dans une démarche compréhensive de leur action (être engagé) face à autrui dans une situation donnée. Dans un rapport individuel à autrui inscrit dans l’action, l’intervenant doit composer avec un ensemble d’exigences associées à un réel qu’il ne contrôle pas. Ce rapport particulier l’oblige à mobiliser constamment différentes émotions dans le travail (Wharton, 2009). Ces dernières sont étroitement liées à une pratique centrée sur la réalisation de tâches concrètes dans des espaces privés et partagés variés (Taylor, 2020). Au-delà de la relation d’aide traditionnelle, la relation d’aide médiatisée oblige à introduire un tiers objet (outils ou techniques) qui sert d’intermédiaire pour communiquer un message ou un sentiment. Pour ce faire, les intervenants doivent apprendre à reconnaître leurs habiletés émotionnelles et à les gérer le mieux possible. Holmes (2015) souligne que les émotions se développent particulièrement lorsqu’on interagit avec les autres, dans un univers normé ; car le travail émotionnel ne relève pas seulement du domaine privé. Il doit se bâtir progressivement à travers un déploiement collectif de stratégies pour maintenir l’équilibre psychique devant les impacts négatifs de contraintes (Therriault et al., 2015).

Travail émotionnel émergent de l’AC

Accompagner des personnes ayant des troubles de santé mentale implique d’être confronté régulièrement à la réalité de la maladie et à ses multiples enjeux (Therriault, Lefebvre et Samuelson, 2016). Bien que l’accompagnement citoyen soit parsemé d’expériences de plaisir et de satisfaction personnelle, il faut reconnaître que cette modalité peut aussi représenter des risques pour la santé des AC qui font face à d’importants défis tout au long de la démarche.

À partir du cadre théorique de la psychodynamique du travail, l’objectif de cet article est de présenter les résultats d’un projet pilote (Aubin et al., 2015) qui avait pour but d’identifier les sources de plaisir et de souffrance au travail ainsi que les stratégies défensives développées par des AC impliqués dans le cadre d’un Programme APIC offert à des personnes âgées ayant un trouble de santé mentale. À la suite de la présentation d’éléments de la psychodynamique du travail, la méthodologie de l’étude est développée. Par la suite, les résultats du projet pilote sont détaillés puis discutés en lien avec le travail émotionnel.

La psychodynamique du travail

Depuis les années 70, sous l’impulsion de Dejours (Dejours, 1993 ; 2016), l’approche de la psychodynamique du travail se construit. Elle offre une compréhension des rapports entretenus par les travailleurs dans leur engagement dans le travail. Elle s’intéresse au processus psychique mobilisé par le travailleur face à une réalité de travail (Dejours, 2016).

Le travail et son organisation

L’approche de la psychodynamique du travail considère le travail comme une activité humaine dans laquelle la personne s’investit et par laquelle elle exprime son ingéniosité et son intelligence. À travers le travail, la personne construit son identité : elle se mobilise, se transforme et se révèle à elle-même. Dans ce contexte, l’espace de travail est un lieu d’accomplissement et de production de soi à travers l’exécution des tâches prescrites et l’élaboration de rapports sociaux (Alderson, 2004). Cet espace est également un endroit privilégié où le travailleur peut se sentir reconnu, exercer son autonomie et son pouvoir d’action (Therriault, 2010). Le travail « est pensé comme une activité sociale réalisée avec d’autres, pour d’autres, en fonction d’autres » (Molinier et Flottes, 2012, p. 51) et par lequel les travailleurs participent à une oeuvre commune en respectant les règles prescrites. Ainsi, dans leur travail, ils affrontent les contraintes imposées par l’organisation du travail et recherchent constamment un équilibre psychique. L’approche de la psychodynamique du travail propose l’idée qu’il existe une relation significative entre l’organisation du travail et la santé mentale. Le travail est source de plaisir et de souffrance. Lorsqu’un travailleur s’investit dans une situation de travail, il développe obligatoirement certaines stratégies défensives afin de maintenir son équilibre psychique (Therriault, 2010). Celles-ci sont intrinsèquement liées au déploiement du travail émotionnel.

Le plaisir et la souffrance au travail

Pour la psychodynamique du travail, le plaisir se caractérise par un état de bien-être psychique qui se fonde sur la reconnaissance, la coopération, la solidarité, la convivialité et la confiance (Therriault, 2010). Autrement dit, lorsque le travailleur satisfait ses désirs de reconnaissance qui lui permettent de construire son identité, il éprouve du plaisir. De l’autre côté, la souffrance représente une dimension qui émerge de la relation entre le travailleur et son travail, dans lequel il n’a pas de prise de contrôle absolue sur les circonstances désagréables et déstabilisantes qui se produisent. Les manifestations de souffrance sont variables d’une personne à l’autre et peuvent prendre des formes diverses. La souffrance peut, par exemple, prendre la forme de la passivité, de l’ennui, de la colère ou du découragement. À ce propos, il faut considérer que la souffrance vécue en milieu de travail n’est pas nécessairement mauvaise, car elle peut être transformée en source de plaisir ou générer l’élaboration de certaines stratégies défensives (Debout, 2014). C’est lorsque ces contraintes limitent la reconnaissance et la coopération entre les pairs, et l’accomplissement des attentes et des désirs du travailleur que la souffrance devient un problème majeur pour sa santé.

Les stratégies défensives

La confrontation du travailleur à la réalité de son travail peut occasionner chez lui le déclenchement de comportements défensifs intentionnels (Debout, 2014). Toutefois, le travailleur n’est pas toujours conscient des mécanismes qu’il déploie pour faire face aux contraintes associées à l’organisation de son travail. Il souhaite demeurer dans la normalité et éviter de sombrer dans la maladie. L’élaboration des stratégies défensives consiste en un facteur de protection pour la santé mentale afin de garantir un équilibre psychique. Ces stratégies visent ainsi à réduire l’inconfort vécu par certaines contraintes du travail. Par exemple, l’humour est une stratégie défensive qui peut protéger l’individu de l’anxiété et faire baisser les tensions dans l’activité de travail (Panichelli, 2007). Il peut relever les aspects amusants issus de situations de travail difficiles et interrompre des situations d’adversité.

Méthodologie

L’objectif général de ce projet pilote de type recherche-action est d’adapter et de valider une intervention APIC auprès de personnes âgées ayant un trouble de santé mentale. La présente étude vise à comprendre la réalité subjective entourant l’activité des AC dans le cadre d’une analyse en psychodynamique du travail.

Participantes

Cette étude de cas fait état de l’expérience de trois femmes qui ont agi comme AC dans le cadre du Programme APIC. Elles ont été recrutées par un échantillonnage par réseaux. Des organismes communautaires ont été invités par l’équipe de recherche à solliciter et à orienter des personnes intéressées à collaborer à un projet d’accompagnement. Les personnes sollicitées devaient répondre aux critères d’inclusion suivants : être âgé de plus de 50 ans ; s’exprimer en français et être en mesure de se déplacer dans la région. Ensuite, les participants potentiels ont été rencontrés par l’équipe de recherche pour expliquer plus en détail les contributions demandées dans le cadre du projet. La moyenne d’âge des participantes, habitant la même région administrative (Mauricie, Québec, Canada), est de 59,4 ans. Parmi elles, deux participantes sont à la retraite et une participante travaille à temps plein. Elles n’avaient jamais oeuvré auprès de personnes ayant un trouble de santé mentale. Les participantes ont accompagné un total de quatre personnes âgées de 57 à 68 ans. L’une de ces dernières a mis fin à sa participation à la suite de la première rencontre d’accompagnement. Toutes les personnes ayant été accompagnées résident dans la même région administrative que les AC. Trois demeurent à domicile, une autre habite en résidence privée pour personnes âgées. Une moyenne de 19 rencontres hebdomadaires a été menée par les AC auprès de la personne accompagnée.

Données et analyse

Les données proviennent de journaux réflexifs tenus par les AC et de l’enregistrement audionumérique de six rencontres de groupe ayant eu lieu dans le cadre d’une clinique de l’activité destinée aux AC. Le journal réflexif propose des questions sur le type d’activité réalisé, les situations vécues, les défis rencontrés et les actions entreprises. Lors des rencontres effectuées dans le cadre de la clinique de l’activité, des questions sont proposées par les chercheurs dans l’optique de faire émerger la dynamique entre les sources de plaisir et de souffrance vécues par les AC lors de l’activité d’accompagnement citoyen. Les données des journaux et des rencontres de groupe ont été codées et ont fait l’objet d’une analyse de contenu a posteriori. Telle que proposée par Bardin (2013), la méthode d’analyse est constituée de trois pôles chronologiques : (1) la préanalyse (lecture flottante des écrits) ; (2) l’exploitation inductive du matériel (procédures de codage et de catégorisation) ; (3) l’inférence (avancement dans l’interprétation en lien avec la psychodynamique du travail).

Le présent projet a obtenu une reconnaissance officielle du Comité éthique de la recherche avec des êtres humains de l’institution universitaire dans lequel il prend place.

Résultats

L’analyse des données a permis d’identifier les enjeux émotionnels reliés à l’activité d’accompagnement citoyen. Les stratégies défensives utilisées par les AC dans leur quête d’un équilibre psychique sont également énoncées.

Enjeux émotionnels liés aux sources de plaisir

Le plaisir est un sentiment positif associé à des expériences subjectives vécues par les AC dans différentes situations d’accompagnement citoyen. Deux principales sources de plaisir ont été identifiées.

Sentiment d’utilité et d’efficacité.

L’AC s’engage dans l’accompagnement citoyen avec un désir d’aider la personne qui vit dans une situation de vulnérabilité. Le fait d’être sensible aux difficultés vécues par la personne accompagnée motive l’AC à vouloir contribuer à son bien-être. Ce faisant, l’AC peut ressentir une satisfaction personnelle et un sentiment de reconnaissance : « Je suis tellement fière, car elle [accompagnée] est sortie de sa chambre et en plus, elle monte les tables [dans la salle à manger] avec un autre résident. Plus tard, je me suis sentie tellement contente qu’elle soit sortie dehors dans la cour […] je sais, avec son sourire, qu’elle était bien contente[1] » (participante 2). Dans le même ordre d’idées, l’AC observe que ses actions sont importantes et qu’elles ont des effets positifs sur la vie de l’accompagné. Par exemple, l’AC se sent profondément touchée par l’esprit solidaire de la personne accompagnée. Cette dernière souhaite que d’autres membres de la communauté vivant une situation similaire à la sienne puissent bénéficier d’un service d’accompagnement-citoyen. En parallèle, l’AC exprime son contentement face à l’évolution de l’état général de cette personne. Plus précisément, elle identifie chez elle une augmentation de la confiance en soi, de l’assurance, ainsi qu’une ouverture vers l’environnement : « Elle est devenue plus active aussi, elle a beaucoup plus confiance. Globalement, là, elle envisage plus facilement de faire des choses » (participante 1).

Devant l’amélioration de l’intégration communautaire de l’accompagné, l’AC apprend progressivement à connaître et à maîtriser ce que son rôle implique. Cet effet peut provoquer des changements de comportement chez l’AC et, ainsi, contribuer à son propre bien-être : « Elle me semble plus énergique […] c’est agréable de la voir plus active. Après deux rencontres où je me questionnais sur l’effet de mon accompagnement et sur son impact réel, aujourd’hui j’ai quelques réponses et je vis des moments très agréables en sa compagnie » (participante 3). L’AC perçoit le bienfait qu’elle retire de l’accompagnement citoyen et elle reconnaît que son engagement dans cette occupation lui permet de faire de nombreux apprentissages : « J’ai réalisé que finalement j’ai fait beaucoup [de] prises de conscience qui m’ont été très utiles, que ce soit dans le cadre de l’accompagnement ou non, moi personnellement ça m’a été utile et je trouve ça bien agréable » (participante 2). La prise de conscience a permis à l’AC d’élaborer une nouvelle perception de la personne âgée ayant un trouble de santé mentale, perception éloignée des stéréotypes présents dans la société actuelle. En effet, la confrontation à cette population a fait évoluer les AC, notamment vis-à-vis des mythes liés au vieillissement vu comme un processus de dégradation.

Reconnaissance.

La reconnaissance est une autre source de plaisir qui motive l’AC dans sa démarche d’accompagnement. En fait, elle permet à l’AC de poursuivre son rôle malgré la présence d’obstacles. Ce besoin est identifié de façon claire : « Moi aussi j’ai besoin d’être valorisée, ça me stimule, après ces deux dernières rencontres à me demander le rôle que j’avais joué. Je pense que j’aurais eu un peu de difficulté à accepter que mes rencontres n’aient pas d’impact » (participante 2). Cette reconnaissance se manifeste lorsque l’accompagné rappelle les bienfaits de l’accompagnement dans sa vie. L’entourage proche de l’accompagné représente une autre source de reconnaissance. Ainsi, des proches font la remarque que l’accompagnement apporte un soutien positif à l’accompagné dans l’amélioration de son intégration communautaire : « Lui [conjoint de l’accompagnée], il m’a remerciée, parce qu’il est très content de voir comment elle a évolué » (participante 1). Il en résulte que l’AC se sent valorisée et prend conscience de l’impact positif de ses actes. La reconnaissance des pairs et des chercheurs a aussi beaucoup d’importance pour les AC. Les commentaires exprimés par ces acteurs durant la clinique de l’activité ont permis à chacune de se sentir écoutée et comprise. Cet espace demeure un lieu d’accueil où il est possible de réfléchir sur sa démarche personnelle. Cela peut avoir pour effet de créer un sentiment de sécurité chez l’AC. L’AC associe aussi la clinique de l’activité à une période de ressourcement.

Enjeux émotionnels liés aux sources de souffrance

La souffrance est présente tout au long de la démarche et elle se manifeste dans différentes situations. Les AC sont exposées à de nombreuses difficultés qui leur causent, entre autres, un sentiment d’impuissance, de l’inconfort et de l’insécurité.

Impuissance face aux défis vécus par l’accompagné.

Le milieu de vie de l’accompagné a sa propre dynamique qui, dans un premier temps, peut bousculer les sentiments de l’AC. Les rapports sociaux, les normes et les règles en vigueur dans l’environnement de l’accompagné sont inconnus et, parfois, incompatibles avec les réalités de l’AC. Par exemple, pour entrer dans l’établissement dans lequel réside l’accompagnée, la participante 2 doit se soumettre à des contrôles qu’elle ne soupçonnait pas (autorisation, porte barrée, vérification). Ces obstacles imposés par l’organisation et les normes des institutions publiques suscitent des sentiments négatifs chez l’AC. Celle-ci voit l’accompagnée contrainte dans ses démarches pour réintégrer la société et se sent impuissante devant un système inégal et, parfois, discriminatoire. Une autre accompagnante, la participante 1, ayant de l’expérience de travail dans des institutions publiques, constate que l’AC ne bénéficie pas de tous les services et subventions auxquels la personne a droit : « Je trouve inconcevable des situations telles que celles-là… Pas de subvention à l’emploi, pas de possibilité d’emploi, il n’y a plus de subventions disponibles […] j’avoue que je suis moi aussi en colère face à ce système qui fait semblant de prendre en charge les personnes les plus vulnérables. » Ainsi, l’AC ne reste pas indifférente face aux injustices perçues ; ces éléments influencent directement les émotions au travail. Par contre, dans cette situation, l’AC dépasse son mandat pour revendiquer des ressources financières pour la personne accompagnée, ce qui la met à risque de dérive émotionnelle.

Inconfort par rapport au contexte d’accompagnement.

Aucune des personnes accompagnées n’était au courant que les AC recevaient une compensation financière pour exercer l’accompagnement-citoyen dans le cadre du projet de recherche. Ce thème a été abordé lors de la clinique de l’activité. Pour les AC, un certain inconfort pourrait se produire dans le type de relation à développer avec l’accompagné : « Tout le côté où elle se plaignait de ne pas avoir d’argent, et moi je me disais : ah, mon Dieu, je suis payée pour venir la voir. Je n’aurais pas eu envie qu’elle sache que je recevais de l’argent. En tout cas, c’est vrai que j’aurais été un peu inconfortable » (participante 3). Les AC avancent qu’un lien d’amitié serait plus difficile à créer : « C’est très clair au départ, je suis payée pour aller t’accompagner. Ça aussi, au niveau des interrelations, ça change, j’en suis convaincue. Si les accompagnés le savent au départ, ça pourrait empêcher des relations amicales qui se créeraient d’un bord ou l’autre sans le vouloir » (participante 1).

L’AC est confrontée à sa première expérience d’accompagnement citoyen auprès d’une personne ayant un trouble de santé mentale. Pendant ses démarches d’accompagnement, elle se questionne sur les comportements de l’accompagné et se demande si ces comportements représentent une manifestation ou non des symptômes de la maladie mentale. Dans ce contexte, l’AC peut se sentir mal à l’aise ou même gênée devant ces comportements. De plus, elle ne se sent pas outillée pour gérer la survenue d’une situation de crise : « Il était primordial de quitter l’endroit le plus rapidement possible parce que je sentais l’anxiété [de l’accompagnée] très forte et que je ne savais pas jusqu’où ça pourrait aller » (participante 3). L’AC peut remettre en question sa façon d’agir.

L’environnement social et institutionnel entourant l’accompagné peut provoquer également chez l’AC de nombreux sentiments désagréables. Par exemple, il arrive que les personnes qui côtoient l’accompagné ne comprennent pas le rôle de l’AC. L’accompagnante se retrouve alors dans une situation où elle est perçue comme une intervenante associée à une organisation. Un inconfort s’installe alors et l’AC ressent le besoin de préciser la raison de sa présence : « Moi, je suis l’accompagnateur, puis je n’arrête pas de répéter : je ne suis pas une intervenante, j’accompagne madame dans ses démarches » (participante 1).

Mettre un terme à l’accompagnement constitue une autre source importante de souffrance dans le processus d’accompagnement citoyen. C’est une phase déchirante sur le plan émotionnel, et ce, même si les AC sont conscientes que le projet est limité dans le temps. Le lien de confiance et le développement d’une relation se sont consolidés. L’AC connaît l’univers de son accompagné et interagit plus facilement avec celui-ci. Une proximité entre les deux s’est installée. L’AC voit la fin des rencontres s’approcher, mais couper le lien dans le cadre du projet reste difficile : « Je juge que je ne peux pas finir comme ça, […] il faut que ce soit fait à long terme, c’est trop proche, c’est trop rapide » (participante 2). L’AC est ici confrontée à des sentiments contraires : d’une part, elle souhaite poursuivre ses rencontres après la fin du projet, d’autre part, elle doit respecter les consignes données.

Insécurité quant à la relation avec l’accompagné et à ses effets.

Établir le premier contact génère de l’insécurité chez l’AC. Celle-ci ne connaît pas l’accompagné et elle hésite sur la façon de l’approcher. Malgré la participation des AC à la formation initiale avant l’amorce des rencontres d’accompagnement, établir le contact avec l’accompagné et développer une relation sont des circonstances parsemées de défis. En fait, l’apprivoisement de l’autre dans son contexte de vie provoque chez l’AC plusieurs questionnements. Au début des rencontres d’accompagnement, l’AC ne sait ni comment amorcer la relation, ni comment interpeller l’accompagné, car celui-ci a son propre style de communication. De plus, cerner et comprendre le type de lien et de relation qui se produira avec la personne accompagnée représente une tâche ardue : « On sait pas à quoi s’attendre, mais on sait que c’est pas une personne qui a de la facilité tous les jours. On ne sait pas la personnalité, on ne sait pas si la personne est complètement repliée sur elle ou si, au contraire, elle est très extravertie » (participante 2).

En plus, l’AC ressent de l’insécurité quant aux effets à long terme de son accompagnement. En fait, elle souhaite laisser des traces positives sur la vie de l’accompagné. Toutefois, elle n’a pas de contrôle sur cet aspect de son travail : « Je n’aurais pas aimé ça que la situation [de vie de l’accompagnée] pour elle soit pire que lorsque j’ai commencé [l’accompagnement] avec elle » (participante 1). L’AC ressent souvent le besoin de voir les résultats de son accompagnement.

Les stratégies défensives

Les AC ne sont pas insensibles à ce qu’elles vivent au cours du processus d’accompagnement. Les AC élaborent et déploient des stratégies défensives pour poursuivre la réalisation de l’accompagnement malgré la présence des contraintes. Il s’agit pour elles d’un moyen pour trouver un équilibre entre les sources de plaisir et de souffrance au travail. Dans cette étude pilote, il est possible d’identifier quelques stratégies individuelles déployées par les AC. En effet, étant donné les contraintes relatives à la durée du projet, il n’a pas été possible d’observer si ces stratégies défensives ont pu être déployées de façon collective. Cependant, les stratégies défensives présentées ci-dessous sont de type partagées par les AC.

Se mettre en action dans les échanges et la recherche de solutions

Les AC sont exposées à différentes situations pendant l’accompagnement citoyen. Au début des rencontres, la communication avec l’accompagné ne se fait pas spontanément : des moments de silence s’installent. L’AC brise ce silence en parlant davantage que l’accompagné ou en lui proposant diverses activités. À d’autres moments, l’accompagné concentre son discours sur ses problèmes et ses difficultés. L’AC cherche alors à focaliser les discussions avec l’accompagné sur d’autres sujets pour atténuer ses tensions et ses angoisses. En fait, l’AC souhaite développer chez l’accompagné une attitude et un état d’esprit positifs : « Normalement, j’écoute beaucoup les gens, mais dans cette situation, j’essaie de parler parce que si je la laisse s’exprimer c’est pour ressasser des choses qui ne vont pas dans sa famille » (participante 2). En plus, les contraintes imposées par l’environnement peuvent aussi amener l’AC à développer une attitude proactive et un dépassement de fonction. Cette dernière prend les devants pour aider l’accompagné à trouver des solutions à ses difficultés. À titre d’exemple, l’une des AC est confrontée aux obstacles imposés par un organisme gouvernemental dans les démarches administratives de l’accompagné pour avoir accès à des prestations : « De là m’est venue l’idée d’aller au bureau du député afin d’aider à poser une action concrète pour tenter de régler le problème » (participante 1).

Ritualisation

L’AC trouve des solutions pour mettre fin à l’accompagnement. Elle observe que le détachement doit avoir lieu de façon progressive. En général, des rituels symboliques sont élaborés par les AC afin de donner un sens à ce qui a été vécu avec l’accompagné. À titre d’exemple, l’une des AC a utilisé le jardinage comme activité pour représenter le processus de son accompagnement. Cette activité saisonnière a un début et une fin et elle lui a permis de poser des balises claires à l’accompagnement. Une autre AC a plutôt choisi de poursuivre l’accompagnement au-delà du projet. Ainsi, elle a continué les rencontres pour préparer des repas santé. La troisième a maintenu un contact téléphonique avec l’accompagné au-delà du projet.

Rationalisation

La rationalisation constitue un mécanisme qui fait appel à la logique de celui qui l’utilise pour cacher les vrais motifs de certains de ses jugements, conduites ou sentiments qui lui causeraient de l’anxiété. Par exemple : « Je trouve ça dramatique [situation d’exclusion de l’accompagnée], mais c’est la réalité » (participante 2). L’AC tente de garder une distance avec ses émotions qui émergent au constat de la situation vécue par l’accompagnée, en s’en remettant à une affirmation d’ordre général. Cette stratégie défensive permet à l’AC de mettre à distance les émotions négatives et d’assurer sa mission.

Discussion

L’objectif de cet article est d’identifier les enjeux émotionnels et les stratégies défensives développées par des AC dans le cadre d’un projet APIC offert à des personnes âgées ayant un trouble de santé mentale. À ces fins, une recherche-action a été réalisée avec le cadre de la psychodynamique du travail. Cette dernière a permis de circonscrire les enjeux émotionnels, soit les sources de plaisir et de souffrance au travail, associés à la pratique de l’accompagnement citoyen, ainsi que les stratégies défensives développées pour le mener à bien. L’accompagnement citoyen est ici discuté au regard des risques pour la santé psychologique des AC et des liens avec le travail émotionnel.

Accompagnement citoyen, un risque pour la santé

Il ressort de l’analyse que les AC font face à d’importants défis émotionnels inhérents au processus d’accompagnement déployé. Effectivement, la compréhension des actions a permis de cerner le travail émotionnel des AC dans leur pratique auprès de personnes présentant un trouble de santé mentale. Les AC doivent constamment conjuguer l’expression de leur ressenti avec les balises implicites et explicites de l’accompagnement citoyen, ce qui constitue pour Hochschild (2003) une forme de travail émotionnel, à savoir un acte par lequel le travailleur essaie constamment d’évoquer, de façonner ou de réprimer l’intensité ou la qualité d’une émotion. Dans l’accompagnement, les AC déploient des efforts pour gérer leurs émotions par l’entremise du développement d’une capacité d’écoute, de communication et d’empathie qu’implique l’engagement dans le processus d’accompagnement. Les efforts déployés par les AC se développent cependant entre engagement et épuisement. En effet, les conséquences des efforts, additionnées aux enjeux émotionnels associés aux sources de souffrance, peuvent entraîner des symptômes d’épuisement émotionnel (Wharton, 2009). Bien que des stratégies défensives soient utilisées pour faire face aux différentes contraintes de l’accompagnement, il apparaît que les AC n’ont pas l’autonomie nécessaire à leur émancipation face aux enjeux émotionnels. En effet, elles n’ont pas les outils suffisants (autonomie) pour le faire et agissent dans des contextes « naturels ». Un travail de formation pourrait être mis en place pour favoriser le développement de savoir et de savoir-faire. Elles demeurent à risque de voir leur santé se détériorer si des mesures ne sont pas développées par le programme APIC pour faire face aux efforts émotionnels déployés. Ce constat a déjà été fait dans des travaux antérieurs (Therriault et al., 2016) à la suite de l’analyse de la pratique d’AC auprès de personnes ayant subi un traumatisme craniocérébral.

Accompagnement citoyen et conditions favorables au travail émotionnel

L’analyse a aussi révélé différentes conditions nécessaires au travail émotionnel des AC. Ces conditions doivent répondre aux trois éléments du registre symbolique associés à la réalisation d’une tâche, à savoir la reconnaissance, l’autonomie et le pouvoir (Therriault, 2010). Ces éléments peuvent être abordés sur le plan de la structure organisationnelle ou celui du fonctionnement individuel.

Au regard de l’organisation, la première condition fait référence à la reconnaissance portée verticalement, par les membres de la coordination, les accompagnés et les proches de ces derniers, sur l’utilité de leurs actions. Leur regard sur les retombées concrètes quant à l’intégration communautaire de l’accompagné (par exemple, lorsque l’AC remarque que l’accompagné participe aux tâches avec d’autres résidents) constitue un fort véhicule de reconnaissance. La deuxième condition est associée à l’autonomie nécessaire à la réalisation des gestes auprès de l’accompagné. Construire une identité dépend également de la possibilité d’avoir une certaine autonomie dans la façon d’accomplir une tâche. À ce sujet, un des besoins mis au jour par ce projet est que la formation initiale soit réaménagée de façon à encadrer, coordonner les AC et leur offrir des outils pour réaliser leur tâche. C’est plutôt la clinique de l’activité qui a tenu ce rôle, à travers laquelle les actions des AC pouvaient être appuyées par leurs pairs et les responsables du projet. La dernière condition, relative au pouvoir sur l’acte, leur permet de constater l’effet de l’action sur l’accompagné. Bien que la clinique de l’activité ait permis de renforcer l’autonomie des AC, celle-ci n’a pas empêché l’émergence de contraintes associées au pouvoir sur l’acte. Selon Mendel (2003), les contraintes du pouvoir sur l’acte se manifestent par des difficultés quant au niveau de maîtrise exercée sur l’acte par celui ou celle qui le réalise. Les résultats témoignent du sentiment d’incertitude des AC par rapport aux effets visibles de leurs interventions. Ces composantes représentent des facteurs de protection pour la personne, en plus d’avoir un effet direct sur l’AC en facilitant l’adoption d’un travail émotionnel basé sur l’authenticité (Grandey, 2000).

Au regard du fonctionnement individuel des AC, les conditions nécessaires au déploiement du travail émotionnel doivent aussi répondre aux composantes du registre symbolique associées à la tâche. Ces composantes du registre symbolique agissent autrement dans ce contexte. Pour ce qui est de la reconnaissance, celle-ci est plutôt portée horizontalement, alors que les AC soulignent la portée des gestes posés par les pairs dans leur rôle d’accompagnement. Cette reconnaissance s’est manifestée durant les rencontres de clinique de l’activité. L’autonomie offerte aux AC lors de la formation initiale s’est avérée moins utile comme protection. Par exemple, lors de la fin de la période d’accompagnement, certains gestes posés par les AC constituent des risques émotionnels. Malgré la formation offerte sur les balises du travail d’accompagnement, des AC ont maintenu une relation avec l’accompagné au-delà de la période du projet. Enfin, la dernière condition, relative au pouvoir de l’acte, permet de constater l’effet de son action sur l’accompagné. Le pouvoir de l’acte se définit comme le pouvoir de modifier la réalité : après l’acte, ce n’est plus comme avant (Mendel, 2003). À travers ses actions auprès de la personne accompagnée, l’AC a été amené à façonner, évoquer ou supprimer ses émotions. Ces trois composantes leur permettent de construire leur identité d’AC et de développer, non pas des stratégies défensives individuelles, mais plutôt des stratégies partagées qui permettront de faire face aux défis rencontrés.

En somme, il s’avère exigeant de faire face aux défis inhérents à l’accompagnement citoyen dans le milieu de vie naturel, où l’AC se retrouve seul. En effet, la relation d’aide médiatisée s’est actualisée par des tâches concrètes ayant eu lieu dans des espaces publics (par exemple, un jardin communautaire, un service gouvernemental), mais aussi privés (par exemple, la chambre, la cuisine). Ces tâches agissent comme le médium par lequel se bâtit la relation d’accompagnement. En plus, comme le rapportait Holmes (2015), les habiletés émotionnelles se développent collectivement, dans un univers normé. À la lumière des résultats, il est constaté que le travail émotionnel associé à l’accompagnement est d’autant plus difficile dans un contexte de pratique en émergence. Ces défis ont émergé en dépit du fait que la structure du programme, entre autres, la clinique de l’activité, était prévue pour faciliter l’encadrement et l’évitement des dérives de la pratique des AC. Les recherches futures devront se concentrer sur les moyens permettant de faciliter la réalisation des tâches en portant un regard sur les nouvelles méthodes pour favoriser le bien-être de l’AC.

Conclusion

L’accompagnement citoyen, se déployant dans une relation d’aide médiatisée, constitue une activité complexe qui mobilise les émotions. Il s’élabore dans le temps à travers un échange avec une personne accompagnée. Bien que l’accompagnement puisse s’avérer intrinsèquement gratifiant, cet acte de présence et de parole comporte des risques de dérives émotionnelles pour les AC. Ces derniers sont appelés à faire face à des situations difficiles et à surmonter des défis et des contraintes variés, impliquant le déploiement d’efforts émotionnels.