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Depuis les années 1980, les travaux relatifs à la collection des Relations jésuites de la Nouvelle France, parue entre 1632 et 1672[1], se sont multipliés, témoignant plus généralement du renouveau historiographique qui affecte aujourd’hui l’entreprise apostolique de la Compagnie de Jésus entre les XVIe et XVIIIe siècles[2]. S’ils couvrent des champs de recherche d’une grande diversité (histoire de l’Église et des missions, histoire de la colonisation, ethno-histoire, New Indian History, études post-coloniales, histoire des pratiques littéraires, esthétique de la réception), ces travaux font part, à d’importantes exceptions près, d’une appréciation nuancée de l’apport de la culture jésuite au paysage intellectuel du XVIIe siècle. Ils se tiennent en effet à distance des a priori mutilants qui ont naguère prévalu au sein des milieux académiques, notamment dans le domaine de l’histoire littéraire française, durablement marqué par l’anti-jésuitisme pascalien et le radicalisme des Lumières. On ne peut que s’en réjouir au vu de la richesse exceptionnelle d’un corpus qui se prête de toute évidence à des approches croisées.

Il convient tout d’abord de rappeler que, pendant longtemps, la collection des Relations n’a été disponible que dans des rééditions laissées aux soins, et cela est logique, de la Compagnie de Jésus. Il en est ainsi des Monumenta Novae Francae[3] procurées par Lucien Campeau (1967-), un travail certes solide sur le plan philologique, mais qui relève exclusivement d’une apologie pro domo (l’activité missionnaire s’y voit en effet magnifiée). S’illustrant par de remarquables travaux, l’école canadienne s’est attelée à dénoncer l’absence flagrante d’objectivité des Monumenta et les erreurs factuelles qui s’y trouvaient (Laflèche et Gagnon 1988-). Cette réévaluation était nécessaire tant les considérations de Campeau paraissent aujourd’hui bien naïves (les Hurons vivaient, écrit-il, « à l’âge de pierre » (1987 : 356)) ; elle a corrélativement conduit les chercheurs canadiens à offrir à un public élargi plusieurs éditions des Relations en livre de poche. L’appareil critique qui accompagne les Relations des Pères Le Jeune et Brébeuf (1999 [1634] et 1996 [1635]) permet alors de mieux en mesurer les enjeux historiques, pré-ethnographiques et théologiques[4]. D’autres publications ont vu le jour, qu’il s’agisse de sources missionnaires concurrentes – notamment le remarquable récit du frère mineur Gabriel Sagard (1990, [1632]) – ou de textes connexes (récits des coureurs des bois, écrits de voyageurs libertins comme le Baron de Lahontan (1990, [1703])). Ces ouvrages jettent un éclairage transversal, souvent fort polémique, sur les Relations[5]. Il reste à souhaiter que d’autres Relations, voire l’ensemble du corpus, soient rendus accessibles (la seule édition existante, hormis celle de Campeau, est celle procurée naguère par Thwaites (1896-1901))[6].

S’il demeure à ce jour modeste dans son étendue, ce travail éditorial participe plus largement de la volonté de désenclaver la production missionnaire de son seul ancrage apologétique – ce qui était indispensable au vu du soin extrême avec lequel la Compagnie de Jésus a forgé sa propre historiographie[7] – et de l’inscrire dans des perspectives plus vastes, au sein desquelles la prise en compte des enjeux institutionnels est primordiale. L’étude des Relations, mises en parallèle avec d’autres corpus (missions de Chine[8], du Japon, des Indes occidentales), est une démarche indispensable à qui veut saisir la nature même de l’épistolarité jésuite comme outil de propagande religieuse, mais aussi comme instrument de cohésion identitaire. L’analyse comparée montre que la Compagnie de Jésus a veillé en permanence à maintenir l’unité d’un corps apostolique dispersé, rappelant ainsi ses membres aux principes édictés dès la fondation de l’ordre par Ignace de Loyola (Giard 1991). Plus largement, et en raison même de son ouverture vers les cultures les plus lointaines, l’activité apostolique accompagne en pratique un idéal, né du combat contre la Réforme, celui d’une chrétienté universelle. Dans cette optique, les modèles de savoir convoqués (libido sciendi d’inspiration aristotélico-thomiste, attrait pour le merveilleux, comparatisme religieux) et les principes missiologiques qui les accompagnent (notamment le principe de l’accomodatio) participent de cette volonté d’affirmer un universalisme de la foi devant toutes les formes d’hétérodoxie (réformée, mais aussi libertine – voir infra). Pourtant, comme le suggère Clossey (2008 ; voir également Tinguely 2008), ce resserrement institutionnel, mené par les autorités jésuites de Rome, ne va pas de soi. En effet, les missions jésuites – américaines, européennes, chinoises, etc. – ne se développent pas, comme on pourrait naïvement le penser, selon un schéma exclusivement centrifuge. De nombreux foyers de relations se sont constitués entre les missions, sans nécessairement que les autorités romaines exercent un contrôle absolu sur ceux-ci. La circulation des individus, des objets, des données pré-ethnographiques, etc., ouvre alors à un espace de connaissance inédit, affranchi momentanément d’une assise exclusivement européo-centrée – sur ce point, l’approche de Clossey ouvre à un domaine en pleine expansion, celui de la « globalisation » et de des connected histories, représenté notamment en France par les travaux de Gruzinski (2004).

La prise en compte des problématiques institutionnelles ne forme évidemment qu’un des volets de la démarche historienne. Cette dernière a aussi et surtout fait usage des Relations dans le cadre de l’étude de l’expansion coloniale et apostolique dans les territoires nord-américains (ce que l’on nomme parfois au XVIIe siècle le « Pays d’en Haut », c’est-à-dire essentiellement la région du Saint-Laurent et des Grands Lacs). De ce point de vue, la masse documentaire formée par le corpus jésuite est d’une importance capitale ; elle est généralement mise en perspective avec d’autres sources en langues française ou anglaise (écrits missionnaires concurrents, documents émanant des autorités coloniales, récits de voyage, chroniques, mémoires, autobiographies spirituelles, correspondance, monographies savantes, etc.). La collection des Relations s’avère également précieuse lorsqu’il s’agit de mesurer les profonds bouleversements que les sociétés amérindiennes ont connus sous l’action conjuguée de l’expansion coloniale et de l’évangélisation (Delâge 1991 ; Deslandres 2003). Mais c’est plus particulièrement le savoir pré-ethnographique des jésuites[9] – avec lequel sans doute peu de publications du XVIIe siècle sont à même de rivaliser hormis le récit de Sagard – qui a trouvé dans le domaine historiographique un champ d’application particulièrement fécond. Dérivant de l’ethno-histoire inaugurée par les travaux de Fenton (1957), la New Indian History, représentée notamment par Trigger (1976), Axtell (1985), White (1991) ou Richter (1992), se propose de donner une compréhension plus fine du tissu colonial ; surtout, elle place au centre de ses préoccupations les modes de pensée et d’action des sociétés amérindiennes. Il ne s’agit pas de nier pas la destruction du monde sauvage sous l’action de la conquête, mais de circonscrire les phénomènes d’hybridation qui se sont – même subrepticement – produits. La colonisation devient ainsi le lieu d’infléchissements, de tentatives de persuasion, d’échanges réciproques, ce que White appelle un middle ground (1991 : x-xi). Du fait de leur réussite ou de leur échec, ces dynamiques interculturelles se révèlent dans tous les cas créatrices de sens. Plusieurs études de cas, fondées notamment sur les Relations, sont présentées : le commerce des fourrures, les moeurs sexuelles, les conversions, les alliances militaires, etc. Engagés dans une herméneutique mouvante des actions et des intentions, Indiens et Européens ont créé de manière impensée des métissages qui dépassent de loin l’acculturation forcée. Située à la croisée de plusieurs champs d’étude, l’analyse de White prend toutefois peu en compte les modèles de savoir et les instruments discursifs qui caractérisent les récits des voyageurs, notamment jésuites[10].

Cette tâche est revenue tout d’abord au domaine des études post-coloniales, lesquelles ambitionnent de mesurer le corpus jésuite à l’aune d’un concept qui est devenu somme toute trop accueillant (mais sans doute l’a-t-il toujours été…) : l’altérité (Otherness). Il s’agit alors d’étudier les filtres – théologiques, épistémiques, rhétoriques – au travers desquels les sociétés amérindiennes sont représentées. Selon Sayre (1997), qui intégre les Relations dans un corpus plus large de textes français et anglais, l’évocation du monde sauvage oscille en permanence entre deux pôles antithétiques (negation et substitution). Empreint d’une conception rétrogressive de l’histoire, le regard occidental forge une axiologie foncièrement négative : les Indiens, quels qu’ils soient, n’ont nulle connaissance de Dieu, ni religion, ni morale, ni système politique, etc. Dans le même temps, cependant, et de manière apparemment contradictoire, les récits de voyage lisent le monde sauvage à la lumière du mythe de l’âge d’or (ou du primitivisme chrétien), faisant des territoires les plus lointains le lieu où s’incarne une humanité qui n’a pas été contaminée par les vices de la civilisation, voire par la corruption adamique. L’ouvrage de Blackburn (2004), fondé essentiellement sur les écrits du Père Le Jeune, s’inscrit pour sa part dans le prolongement des travaux de Foucault. Il s’agit de montrer en quoi l’écriture missionnaire constitue un instrument de domination symbolique, en raison même de ses objectifs de conversion. La restitution de la parole sauvage, très présente dans les Relations, est toute entière inféodée au filtre européo-centré des jésuites. Est ainsi niée la possibilité de représenter l’altérité sans exercer une contrainte symbolique dont la finalité est dans le meilleur des cas inconsciente. Les Indiens hurons ne sont que des figures de papiers, des artefacts servant l’idéologie coloniale. Voisine des travaux célèbres de Said (1980) et de Pratt (1992)[11], la thèse de Blackburn veut que les Pères jésuites, incapables de décentrer leur regard, aient été amenés à reproduire les schèmes de compréhension fournis par leur propre culture, niant de fait toute appréhension effective de l’altérité. La question de l’instrumentalistion de la parole sauvage renvoie plus largement à une problématique chère à Lévi-Strauss, qui veut que l’écriture ait marqué symboliquement la perte irrémédiable du monde sauvage[12].

Dans le domaine des études littéraires françaises, certains travaux se sont réappropriés, à des degrés divers, cette violence idéologique. C’est ainsi que Laborie (2003 : 18) défend l’idée selon laquelle toute lecture de nature anthropologique des sources jésuites est vouée à l’échec : ce serait se condamner, affirme-t-il, à de vagues commentaires qui ne rendraient absolument pas compte de la spécificité du corpus missionnaire. Dès lors, tout n’est que construction rhétorique au service d’une entreprise de renforcement institutionnel que la correspondance jésuite ne cesserait de mener, quelles que soient par ailleurs les cultures en présence :

Le paradigme indien des jésuites s’enracine dans les clichés véhiculés, depuis déjà cinquante ans, par tous les discours environnants sur l’Amérique. L’Indien, parce qu’il est l’élément libre, déplaçable et manipulable à volonté, va constituer une figure fondamentale dans laquelle toutes les autres vont venir se refléter. Comme forme à investir, il est à la fois une métonymie du pays et une métaphore du projet dans lequel tout scripteur se reconnaît. Ainsi sa fonction topique permit d’en réduire totalement l’étrangeté, au point de faire de son remplissage l’objet réel des textes. En effet l’on peut affirmer que ce personnage n’est qu’une silhouette saisie parfois de dos, s’éloignant, parfois de profil comme un passant, parfois de face comme un miroir transparent. Ce traitement apparaît comme le dénominateur commun à tous les textes qui, au XVIe siècle, rendent compte du même sujet

Laborie 2003 : 196[13]

Une lecture exclusivement « figurale » du corpus jésuite, sans être fausse, appelle cependant d’importantes nuances. Bien qu’elle ouvre à des pistes sans doute fécondes en ce qui concerne le lien entre référent et discours, elle se heurte néanmoins à une impasse inscrite dans son projet même. En frappant de suspicion toute tentative de restitution référentielle, elle rend impossible toute distinction entre fait et interprétation ; prisonnière d’une forme d’essentialisme stratégique, elle s’interdit de fait d’historiciser les textes.

Dans un article suggestif, Reichler s’est proposé d’écarter une interprétation strictement autotélique des Relations, la jugeant insuffisante (2002 : 37-56). S’il y a lieu de combattre toute forme d’objectivisme naïf, le risque est de s’enfermer dans une conception unilatérale des sources jésuites, les conclusions étant déjà connues avant même d’aborder les textes. Comme le souligne Reichler, il est bien évidemment impossible de demander aux missionnaires jésuites du XVIIe siècle de renoncer aux objectifs de conversion qui sont les leurs et qui conditionnent l’écriture des Relations, mais la possibilité d’une lecture somme toute moins réductrice est proposée, une lecture qui tienne compte de la confrontation entre les modèles préformés des jésuites et leur éventuel infléchissement au contact du monde amérindien. Inspiré par l’ouvrage de White cité précédemment, Reichler envisage alors la rencontre des cultures huronnes et occidentales non plus sous un angle idéologique, mais comme le lieu complexe d’interactions inscrites dans un discours adressé. Dans cette optique, les Relations font fusionner dans leur matérialité discursive deux sphères culturelles a priori incompatibles. Les Hurons, nous disent les Pères jésuites, ont un attrait particulier pour les antithèses : l’âme et le corps, le monde des hommes et le monde des esprits, l’élevé et l’obscène, le respect et la moquerie, le dédoublement et le travestissement. Si les jésuites ont été attentifs à ces phénomènes (du moins les ont-ils perçus commet tels), c’est parce qu’ils retrouvent une configuration théologique qui leur est propre, celle du goût pour la conciliation des contraires : le péché et la grâce, l’avilissement et la sublimation, la raison et la foi… En raison même de sa disposition holistique et de son attrait pour les singularités, l’esprit « baroque » des jésuites « a représenté une configuration favorable à la constitution d’un sol commun, une sorte de réussite momentanée et rare du contact interculturel » (Reichler 2002 : 54). L’intersection même partielle entre la spiritualité jésuite de la Contre-Réforme et les sociétés huronnes permet de situer l’activité apostolique dans une perspective non plus statique, laquelle reviendrait à mesurer les failles nécessairement ethno-centrées du savoir jésuite, mais dynamique. Cette « anthropologie dialogique » n’entre pas en contradiction avec une approche discursiviste, mais elle la complète, car elle lui est intrinsèquement liée. Frédéric Tinguely a cependant nuancé la portée de la thèse défendue par Reichler : « L’approche littéraire des problèmes d’interculturalité doit impérativement faire le départ entre la façon dont le texte représente un processus d’interaction ou d’hybridation (activité des truchements, activité de troc, évangélisation, amabassade, et ainsi de suite) et celle dont, le cas échéant, il participe d’un tel processus » (Tinguely 2011 : 334). S’il convient effectivement de tenir compte de cette distinction – ce que fait du reste Reichler –, la démarche de ce dernier rend justice à la double praxis de la démarche apostolique des jésuites : celle-ci s’exerce bien évidemment sur le terrain, étant consubstantielle à l’entreprise de conversion. Mais elle se voit redoublée dans le discours, car elle doit agir comme un puissant adjuvant de la foi auprès du lectorat dévot et lettré auquel s’adresse la collection. Mais c’est précisément – et paradoxalement – à l’intérieur de ce discours hautement codifié que peuvent se lire les traces d’une dynamique interculturelle, bien que celle-ci demeure somme toute parcellaire.

La démarche de Reichler rend indispensable la prise en compte de l’« horizon d’attente » des Relations, au sens que l’esthétique de la réception a donné à ce terme dans le champ des études littéraires, c’est-à-dire l’ensemble des conventions qui constituent les compétences d’un lectorat (considéré comme une entité collective) à un moment donné. D’autres travaux se sont proposés d’aborder les phénomènes de réécriture dont cette collection a été l’objet au sein de la culture imprimée de la Compagnie de Jésus : traités, sermons, périodiques, dialogues philosophiques, libelles et réponses, monographies savantes.... À titre d’exemple, la matière hagiographique des Relations, et plus particulièrement le martyre des Pères Lallement et Brébeuf (exécutés par les Iroquois en 1649), est réformée dans le sens d’une mystique de l’anéantissement de soi, de l’abandon et de la servitude heureuse dans la poésie spirituelle de Jean-Joseph Surin ; on peut également songer au martyrologe richement illustré de Mathias Tanner (1630-1692) intitulé Societas Iesu usque ad sanguinis et vitae profusionem militans, in Europa, Africa, Asia, et America […], paru à Prague en 1675 (Paschoud, 2011 : 123-135)[14]. Il s’agit dans tous les cas de montrer que les Relations sont infléchies au gré des intentions apologétiques et polémiques ; les modifications apportées au texte-source varient considérablement et vont de la simple transcription à la reformulation complète, en passant par l’annotation, le commentaire, l’amplification. On peut mesurer de quelle manière la Compagnie de Jésus se sert d’un dispositif rhétorique éprouvé, l’aptum cicéronien, c’est-à-dire le style auquel l’orateur a recours selon les circonstances, les lieux ou le sujet, faisant ainsi de sa production imprimée une partition à plusieurs voix. En plein accord avec la tradition aristotélo-thomiste qui allie foi et raison, les imprimés jésuites du XVIIe siècle sont tantôt dévolus à l’érudition et aux savoirs, tantôt à la puissance de la représentation et aux affects (Van Damme 2003 : 189-203). Plus largement, cette démarche met en avant la propension de la littérature missionnaire à agir puissamment – mais par des substrats de représentation diversifiés – sur le lecteur, participant plus largement de cette fusion entre théorhétorique et foi, la première étant bien évidemment subordonnée à la seconde (Fumaroli 1994).

Mais l’étude de la réception des Relations dans le paysage intellectuel du XVIIe siècle conduit également à s’interroger sur l’avers de la production apologétique, c’est-à-dire le « libertinage érudit » (quels que soient les problèmes de définition que pose ce terme), un champ de recherche qui a connu au cours de ces denières années une forte expansion (voir l’état des lieux procuré par Moreau 2007). Il s’agit alors de montrer de quelle manière les écrits missionnaires ont nourri les interprétations hétérodoxes du monde sauvage. Dans ses Quatre dialogues faits à l’imitation des Anciens, par Orasius Tubero (1632), François de La Mothe le Vayer convoque à plusieurs reprises les Relations des jésuites afin d’étayer l’idée selon laquelle la « vertu des païens » est un instinct naturel qui permet de distinguer hors de toute tutelle religieuse le bien du mal. Dans l’optique qui est la sienne, la description des croyances amérindiennes, et plus particulièrement l’évocation des mythes des origines, est susceptible de disqualifier l’hypothèse monogéniste, fondée sur les chronologies de l’Ancien Testament. Cela laisse alors à penser que les polythéismes, loin de dériver du monothéisme, l’ont au contraire façonné. On peut également songer à L’Autre Monde ou les États et empires du Soleil (posthume 1662) de Cyrano de Bergerac, une fiction sélénographique qui se plaît à construire une série de variations autour du récit fondateur de la Genèse. La Bible n’est qu’un récit parmi d’autres, invalidant toute notion d’autorité. Une prolifération d’énoncés caractérise alors l’origine du monde, laquelle se voit en quelque sorte saturée de variantes dont aucune ne saurait prévaloir ; à l’image de la démarche sceptique, le fonctionnement référentiel du langage est irrémédiablement entamé. Cyrano ne cite pas explicitement les Relations, mais on relèvera que les pages liminaires du roman situent l’action dans les territoires de la Nouvelle-France et mettent en scène le héros-narrateur, Dyrcona, et les jésuites. Le récit de Cyrano permet plus largement de se pencher sur la manière dont le romanesque parasite une sphère de discours qui lui est a priori étrangère, faisant ainsi montre de sa remarquable capacité d’absorption et de réfraction. Aborder la pensée hétérodoxe engage en retour un faisceau de questionnements sur les stratégies éditoriales mises en oeuvre par la Compagnie de Jésus pour contrer toute forme de libre-pensée. On peut alors mieux saisir l’inscription des Relations dans la production imprimée des jésuites, lorsqu’il s’agit de combattre les interprétations « sophistiques » de la croyance, celles qui réduisent l’ordre surnaturel à un simple échafaudage de mots (Paschoud 2010 : 101-112). Cette problématique engage les dispositifs énonciatifs des Relations, celles-ci devenant alors le lieu d’une double prédication : les récits de conversion, de miracles, ou de martyre s’adressent certes au lectorat dévot, mais ils sont également destinés à redresser les esprits égarés vers les vérités célestes[15].

Ce bref parcours fait apparaître la remarquable vitalité des travaux liés aux Relations. Les orientations que nous avons décrites entrent plus largement en résonance avec les acquis les plus récents de la recherche qui ont visité à nouveaux frais, et avec pertinence, la culture jésuite du XVIIe siècle : il suffit de songer aux travaux de Certeau (1982), Fabre (1992), Fumaroli (1994), Giard (1996), Jouhaud (2000), ou de Valentin (2001), pour ne se limiter qu’à la seule historiographie française. Dans la perspective qui est la nôtre, les études littéraires, ce corpus mériterait des prolongements pour ce qui a trait notamment à la question de l’exemplarité, de l’accréditation du témoignage ou encore du glissement figural qui s’opère entre le référent historique et la restitution stylistique de celui-ci. On ne peut donc qu’appeler de nos voeux une attention plus fine portée aux ressorts formels (et plus particulièrement à la tension entre codification générique et inventio), lesquels viendraient en quelque sorte seconder l’historicisation du corpus jésuite, dans le prolongement des orientations suggérées notamment par Réal Ouellet (2010).