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Les tensions ethniques sont souvent citées comme une des sources majeures de récents conflits internes et internationaux. Après la fin de la guerre froide, chaque pays ex-communiste a subi l’épreuve d’une recrudescence plus ou moins accentuée des dissensions ethniques. Certaines régions en Europe de l’Est et dans l’espace ex-soviétique ont joint les rangs des pays dévastés par la violence ethnique en Asie et en Afrique. Dans la lumière de ces nouveaux développements qui semblent se généraliser à une multitude de régions partout dans le monde, il est devenu impératif d’élaborer des stratégies globales, mieux adaptées à répondre aux menaces causées par les conflits ethniques aux niveaux régional et international.

La dimension internationale des conflits ethniques a acquis récemment une place importante dans la littérature traitant des causes et de l’évolution de ce type de différends. Par exemple, le rôle des facteurs externes dans l’émergence et l’escalade des conflits s’est trouvé au centre des analyses par Ted Robert Gurr[1], Susan Woodward[2] et plus récemment par Erin Jenne[3]. Si cette partie de la littérature est particulièrement importante pour comprendre les dynamiques qui lient les conflits ethniques à l’environnement international, cet article propose une perspective différente, en analysant l’effet que les conflits ethniques ont sur leur environnement externe.

Un important stade dans l’évolution d’un conflit ethnique, sa diffusion régionale[4], est toutefois beaucoup moins étudié, probablement à cause des rares instances où il se produit[5]. Malgré cela, quand un tel processus survient, il y a une forte probabilité que l’ensemble de la région soit sujet à la violence, ce qui pose une menace grave à la stabilité régionale et même internationale. Les récentes interventions des tierces parties dans des conflits ethniques ayant un important potentiel de diffusion montrent que la communauté internationale est de plus en plus sensibilisée à ce danger et est en train de développer les stratégies de prévention appropriées. À cet effet, l’intervention de l’otan au Kosovo en 1999 est un exemple évocateur.

Néanmoins, afin de bâtir une stratégie de prévention fiable, nous devons avant tout comprendre pourquoi un conflit, initialement confiné à l’intérieur des frontières d’un État, se diffuse dans les pays voisins. Découvrir quels sont les facteurs « de risque » qui favorisent la diffusion des conflits ethniques est donc le principal objectif de cet article. Si ce projet a également comme but d’apporter une contribution au volet théorique qui étudie l’influence que les conflits internes exercent sur leur environnement proche, un des principaux objectifs est de signaler des circonstances potentiellement dangereuses qui, sans aucun contrôle, pourraient être à l’origine des confrontations interétatiques à l’échelle régionale.

Du point de vue théorique, nous avons trouvé utile de combiner des éléments provenant à la fois des théories sur les conflits ethniques, tout comme des théories portant sur la diffusion des conflits interétatiques, principalement à cause du fait qu’il n’existe pas un autre cadre d’analyse systématique sur lequel bâtir un modèle de diffusion des conflits ethniques. Le but de cette démarche est de construire un indice de diffusion qui pourrait estimer au niveau régional, le risque de débordement dans le cas d’un conflit spécifique. Du point de vue méthodologique, une méthode similaire à celle élaborée par Brecher et James[6] pour mesurer la sévérité des crises internationales est employée afin d’évaluer l’impact cumulatif des variables indépendantes sur un éventuel processus de diffusion. L’indice de diffusion est par la suite appliqué à 75 conflits ethniques partout dans le monde, dans la période post guerre froide.

La principale raison d’étudier seulement des conflits qui éclatent ou perdurent après la fin de la guerre froide est celle de contrôler les changements importants dans la structure du système international. La fin de la bipolarité a représenté une rupture majeure dans la conduite des relations internationales en général et a également affecté les interactions entres les acteurs externes et internes impliqués dans des conflits ethniques. En conséquence, le choix d’une période spécifique, de 1990 à 2000, a permis de garder constantes certaines variables (qui normalement évoluent de manière incrémentielle) et de s’assurer ainsi de minimiser l’impact de tels changements fondamentaux.

Dans les années 1990, même si souvent exagérée, l’ethnicité semblait occuper une place constante, plus ou moins centrale, parmi les facteurs déterminants dans la plupart des conflits civils, un pattern quelque peu inhibé pendant la guerre froide par la rivalité idéologique des deux camps. En outre, à partir de 1990, à la fois les soucis concernant le sort des groupes ethniques apparentés dans des pays voisins, tout comme les menaces à la paix et à la stabilité régionale semblent avoir été, à cette époque, une justification privilégiée des interventions externes dans les conflits ethniques, tandis que les motivations idéologiques ont perdu en quelque sorte leur importance.

En conséquence, afin d’assurer la cohérence et la parcimonie du modèle, seulement des conflits ethniques qui ont éclaté ou subsisté pendant une certaine structure du système, dans notre cas dans la période 1990-2000, ont été inclus dans l’univers étudié.

I – La diffusion des conflits ethniques

Une première tentative de définition a été faite par Manus Midlarsky[7], mais il avouait à l’époque le besoin de raffiner ces concepts. Selon Midlarsky, la diffusion est la propagation d’un type particulier de comportement à travers le temps et l’espace, comme conséquence d’un ensemble d’événements indépendants. Par analogie, dans le cas des conflits ethniques, la diffusion pourrait être provoquée par les interactions du groupe ethnique avec certains éléments de son environnement (circonstances sociopolitiques, attitudes des tierces parties, opportunités politiques).

La contagion, selon le même auteur, est la propagation d’un type particulier de comportement à travers le temps et l’espace comme le résultat de l’adoption du prototype ou du modèle qui est à la base de ce comportement (par exemple, stratégies de gestion d’un conflit, pratiques employées par les belligérants pour faire avancer leurs intérêts) par d’autres groupes.

Les nouveaux développements dans la littérature ayant comme objet d’étude le débordement des conflits ethniques montrent que des concepts tels que la diffusion, la contagion sont souvent employés de manière interchangeable. Par exemple, pour Lobell et Mauceri[8], la diffusion et la contagion décrivent le même phénomène, un processus de débordement par lequel les conflits internes d’un pays affectent directement les pays voisins, tandis que l’escalade concerne l’implication d’autres États, acteurs non étatiques ou autres groupes ethniques dans le conflit. Leurs définitions reprennent celles de Lake et Rothchild[9] dont l’ouvrage reste le point de référence dans la littérature portant sur les processus d’internationalisation et débordement des conflits ethniques. Toutefois, le problème intrinsèque à ce type de définitions, plutôt générales et imprécises, est qu’elles ont tendance à ignorer d’autres phénomènes qui caractérisent l’évolution des conflits ethniques. Par exemple, si l’escalade signifie un nombre accru d’acteurs impliqués dans le conflit, quel autre terme pourrions-nous utiliser pour décrire un nouveau stade d’antagonisme plus intense ou violent dans l’évolution du conflit ? En fait, il y a beaucoup d’auteurs qui emploient le concept d’escalade pour décrire une hausse dans l’intensité de la crise, illustrant le processus qui mène des confrontations de basse échelle à la guerre généralisée[10]. L’escalade d’un conflit ethnique est d’habitude annoncée par des pertes humaines et matérielles importantes, par des dislocations de populations (flux de réfugiés) ou par une situation d’effondrement des structures étatiques[11]. Dans ce sens, l’escalade d’un conflit ethnique est directement reliée à l’intensité de la violence qui accompagne ce nouveau stade du conflit. Plus explicitement, l’escalade est conceptualisée comme une étape de transition du conflit qui est caractérisée par un changement vers un niveau plus violent de la confrontation[12].

Comme nous l’avons déjà mentionné, d’autres définitions de la diffusion, particulièrement dans la littérature portant sur le débordement des conflits interétatiques, emploient ce terme pour désigner un nombre accru d’acteurs impliqués dans une dispute internationale (si l’on suppose que chaque dispute éclate initialement entre deux acteurs)[13].

Même si ce phénomène peut être corrélé ou non à une intensification du conflit (escalade), nous sommes en présence d’un processus différent qui affecte l’évolution d’un conflit. De l’autre côté, la contagion se réfère au processus par lequel les actions d’un groupe fournissent l’inspiration et les lignes directrices, autant stratégiques que tactiques, à d’autres groupes dans des pays différents[14] et se distingue donc d’un processus de diffusion, tel que défini dans le paragraphe précédent. Par conséquent, nous considérons utile de faire une distinction entre les deux processus de débordement, diffusion et contagion, car chacun suit un scénario différent et les facteurs à leur origine ne sont pas les mêmes.

Par conséquent, pour des raisons analytiques, étant donné que les deux conflits qui se trouvent au coeur de notre analyse ont exhibé aux différents stades de leur évolution chacun des trois processus décrits plus haut, nous allons choisir d’employer le concept de diffusion tel que défini par la littérature sur la diffusion des conflits interétatiques. Ainsi, la diffusion désigne fondamentalement la participation d’acteurs additionnels (différents des belligérants originels) au conflit. Le tableau qui suit schématise les définitions des ces trois concepts, diffusion, contagion et escalade.

Tableau 1

Diffusion, contagion, escalade

Concept

Définition

Exemples

Diffusion

• Forme directe de débordement

• Expansion du conflit à partir de son foyer initial à l’extérieur des frontières nationales par l’implication d’un nombre accru d’acteurs étatiques.

• Phénomène essentiellement régional

• Résultat du choix délibéré des acteurs

L’intervention de la Serbie dans le conflit opposant les Serbes de Krajina au gouvernement Croate (1991-1995)

Contagion

• Forme indirecte de débordement

• Les actions d’un groupe fournissent l’inspiration et les lignes directrices qui se trouvent à la base des actions stratégiques d’un autre groupe dans un pays différent

• Phénomène systémique, mais plus accentué au niveau régional

• Phénomène d’apprentissage social

L’éclatement des confrontations violentes entres les Albanais de Macédoine et le gouvernement de Skopje alimentées par les qui ont pu attirer l’intervention de l’otan à leur côté (2001)

Escalade

• Nouveau stage dans l’évolution d’un conflit

• Désigne l’intensification du conflit, soit le passage d’une confrontation de basse échelle à des stades supérieurs de violence ou d’antagonisme pouvant mener à l’éclatement d’une guerre ethnique.

Le conflit rwandais après le 6 avril 1994

-> Voir la liste des tableaux

Un aspect souligné récemment dans la littérature portant sur l’internationalisation des conflits ethniques est la direction d’un processus de diffusion. Trumbore[15] a découvert que les États qui subissent le fléau de la violence ethnique sont plutôt les agresseurs que les victimes dans les interventions externes les opposant à leurs voisins. Il s’agit d’une distinction méthodologique importante, car, dans cet article, la diffusion est conceptualisée seulement comme un processus unidirectionnel, signalant l’intervention d’un acteur externe dans le conflit ethnique d’un autre État dans la région. Une autre remarque importante concerne la distinction entre le processus de diffusion d’un conflit et l’intervention d’une tierce partie, tel qu’expliqué dans la section suivante.

Quelles sont donc les dynamiques qui provoquent la diffusion d’un conflit ? Plusieurs modèles ont été conçus pour expliquer la diffusion des conflits interétatiques. Les scénarios de diffusion mettent l’accent soit sur les moyens à la disposition des États qui conditionnent leur participation au conflit, soit sur un ensemble de facteurs internes et externes dont l’interaction mène à la décision d’un État de s’impliquer dans un conflit. Most et Starr[16] adoptent la première approche pour élaborer leur modèle de diffusion des conflits interétatiques. Ainsi, si une guerre commence aux frontières d’un État, celui-ci pourrait être impliqué dans le conflit en fonction des changements perçus concernant sa vulnérabilité, l’incertitude, les risques et les occasions qui accompagnent l’émergence d’une confrontation militaire.

Une autre perspective d’analyse explore l’influence des facteurs systémiques sur la politique étrangère des États. Deux acteurs occupent une position similaire dans le système quand ils ont des relations similaires par rapport à un troisième acteur. Ainsi, l’État B et l’État C seront considérés comme ayant des positions similaires par rapport à l’État A si B et C appuient une faction anti-régime qui agit dans le cadre de l’État A ou si l’État A appuie des factions anti-régime dans les États B et C. B et C sont donc considérés comme des ennemis indirects de l’État A. Cette situation a pour conséquence que dans le cas d’un conflit entre les États A et B, il y aurait une probabilité plus forte que l’État C soit aussi attiré dans le conflit contre l’État A[17].

La contiguïté territoriale rend les États plus vulnérables dans le cas de l’émergence d’un conflit dans leur proximité immédiate. Paul Diehl[18] a découvert que, même si ce n’est pas une condition suffisante, la contiguïté est nécessaire pour que les disputes entre deux États se transforment en guerre. Most et Starr[19] ont aussi confirmé l’hypothèse conformément à laquelle un conflit à l’intérieur d’un État augmente la probabilité que ses voisins soient également impliqués dans ce conflit. La contiguïté est un facteur important dans la diffusion des conflits inter et intra-étatiques, car elle pose une menace tout en offrant en même temps de nouvelles opportunités aux pays voisins[20]. Ceux-ci sont plus menacés par la contagion qu’ailleurs dans le monde, mais en même temps ils peuvent profiter de ce conflit pour concevoir une stratégie de diffusion qui appuie leurs intérêts propres.

À part la contiguïté, Vasquez[21] souligne deux autres facteurs favorisant la diffusion des conflits internes, les alliances et les rivalités. Par analogie, dans le cas des conflits ethniques la diffusion aurait donc plus de chances de se produire s’il y avait une alliance ethnique transnationale entre le groupe impliqué dans le conflit et un groupe qui domine le pouvoir politique dans un pays voisin. La probabilité d’une intervention externe est aussi accrue par une histoire de rivalité entre les deux États.

Un autre aspect important souligné par la littérature portant sur la diffusion est l’intentionnalité du processus. Si la contagion peut être traitée comme un processus social incontrôlable qui échappe dans une large mesure aux actions individuelles, la diffusion est la plupart du temps le résultat des actions et des intentions des acteurs impliqués dans le conflit ou désirant s’impliquer dans le conflit. Comme Vasquez[22] le suggère, à l’exception de quelques cas isolés, les conflits ethniques se diffusent parce que les États profitent de l’opportunité offerte par le conflit interne de leur voisin ou parce que leur participation est déterminée par des pressions internes[23] ou les « alliances » que Vasquez mentionnait. Ainsi, deux dimensions importantes caractérisent un processus de diffusion : la volonté et l’opportunité influencent à la fois l’implication d’un État dans le conflit interne d’un autre pays.

Lake et Rothchild[24] soulignent également l’importance des affinités et des rivalités ethniques. La solidarité ethnique transfrontalière peut même surpasser des considérations d’ordre plus pratique. Par exemple, les États qui sont eux-mêmes vulnérables aux mouvements sécessionnistes ne devraient pas appuyer des mouvements sécessionnistes dans d’autres États parce que leur choix rationnel serait de défendre la norme de l’intégrité territoriale, qui est un élément fondamental à leur survie. Néanmoins, comme Saideman[25] le souligne, les liens ethniques sont souvent au coeur des préoccupations des politiciens impliqués dans une campagne électorale. L’appui offert à un groupe ethnique apparenté pourrait constituer un test concernant l’engagement d’un politicien en faveur de la défense des intérêts de son groupe ethnique dans son propre pays. En conséquence, les affinités ethniques ont un poids important dans toute démarche explicative d’un scénario de diffusion.

En outre, si un groupe rebelle a un lien de parenté ethnique avec un autre groupe de l’autre côté de la frontière, l’escalade du conflit pourrait causer la recrudescence des sentiments irrédentistes. Si l’irrédentisme, comme outil politique, a subi une perte de légitimité majeure à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, les prétentions irrédentistes peuvent encore jouer un rôle quand elles sont appuyées par des sentiments de solidarité ethnique. Dans la situation où un groupe devient partie à un conflit ethnique, l’État ou un groupe ethnique apparenté qui détient le pouvoir politique peut agir comme un protecteur des droits de cette minorité. Les prétentions irrédentistes concernant le territoire d’un autre État peuvent ainsi être justifiées par le besoin de défendre la survie du groupe ethnique apparenté[26].

D’autres raisons expliquant pourquoi un État causerait la diffusion d’un conflit ethnique incluent une opposition politique interne croissante et le besoin de détourner l’attention du public vers des problèmes externes ; les enjeux ayant un fort symbolisme ethnique constitue souvent un moyen efficace de mobiliser l’appui de la population en vue d’une implication dans un conflit à l’extérieur. Des États prédateurs dans la région peuvent également profiter de la faiblesse d’un État engagé dans un conflit interne et décider ainsi de s’impliquer dans le conflit pour des raisons purement instrumentales[27]. Ces observations à portée générale doivent toutefois être nuancées par le fait que les démocraties ne vont que rarement sinon jamais devenir acteurs dans un conflit ethnique qui se déroule dans un autre État démocratique[28].

En conclusion, la diffusion d’un conflit vers des pays contigus est généralement le résultat des actions délibérées d’un État qui décide de s’impliquer comme acteur dans le conflit interne de son voisin pour une ou plusieurs des raisons mentionnées plus haut. Les États doivent avoir à la fois la possibilité et la volonté de s’impliquer dans un conflit ethnique[29]. Leurs interventions peuvent prendre la forme d’actions ouvertement hostiles à l’égard du pays abritant le conflit ethnique. Le plus souvent cependant elles prennent la forme d’actions clandestines, surtout par la mise à la disposition aux rebelles de sanctuaires et de moyens logistiques[30].

II – L’indice de diffusion

Plusieurs éléments repris des théories portant sur les conflits ethniques ainsi que de la littérature sur la diffusion des conflits interétatiques, que nous avons présentées dans la section antérieure, constituent les fondements de l’indice de diffusion. Ainsi, l’affinité ethnique, un élément essentiel dans l’explication du risque de diffusion d’un conflit, est reprise des théories primordialistes qui soulignent l’importance de l’origine commune et des loyautés ethniques qui transcendent la distribution spatiale et politique des groupes. En outre, la forte dimension symbolique des enjeux ethniques peut accentuer l’importance des anciennes querelles entres les groupes ou des prétentions irrédentistes de longue date[31]. Selon cette perspective, les pressions internes en faveur de l’intervention du côté d’un groupe ethnique apparenté impliqué dans le conflit ethnique pèsent lourdement dans la politique étrangère d’un État.

Toutefois une perspective rationaliste instrumentaliste est également nécessaire afin de comprendre la manipulation de l’ethnicité par les élites politiques, un scénario souvent présent dans le cas des « guerres de diversion », destinées à détourner l’attention du public des questions problématiques d’ordre interne. Par conséquent, l’étude de la relation entre un conflit ethnique et sa diffusion dans d’autres États doit prendre en compte à la fois des facteurs internationaux et des facteurs internes[32]. La politique externe d’un État face à un conflit ethnique affectant son voisin est donc un mélange de pressions internes motivées par l’affinité ethnique, de considérations rationnelles concernant la faisabilité et les bénéfices d’une politique interventionniste, et d’estimations de succès basées sur le contexte international et la position des éventuelles tierces parties qui pourraient s’y impliquer.

Pour analyser le processus de diffusion, nous prenons comme acquis l’existence d’un conflit ethnique dans un pays. En outre, le conflit doit présenter certaines caractéristiques qui le rendent réceptif à un processus de diffusion. Victor T. Le Vine[33] distingue plusieurs étapes dans l’évolution du conflit. Aux stades initiaux, par exemple, le conflit a un risque de diffusion très bas, car il est encore assez malléable face à des stratégies de résolution entreprises par les instances internes. Toutefois, une fois que le conflit atteint ce que Le Vine appelle la « phase ouverte » (open phase), quand les adversaires agissent de manière antagoniste visible dans l’espace institutionnel de l’État ou en dehors de celui-ci, dans des secteurs informels, sa résolution dévient problématique et nécessite souvent une intervention externe. C’est à ce stade dans l’évolution du conflit qu’un processus de diffusion devient possible; si une ou plusieurs parties constatent que les mécanismes de résolution internes sont inefficaces, l’implication des acteurs externes dans le conflit pourrait devenir une solution acceptable.

Une autre précision importante concerne la nécessité d’établir un lien d’antériorité (et de causalité) clair entre le conflit dans un pays et les actions d’un autre pays causant la diffusion du conflit. L’analyse est donc centrée sur les relations dyadiques entre ces États. Étant donné qu’un conflit n’a pas le même potentiel de diffusion par rapport à tous ces voisins[34], il est pertinent d’analyser des dyades composées de l’État où le conflit a lieu et chacun de ses voisins qui pourraient être impliqués dans un processus de diffusion. Cela devrait permettre de détecter lesquels parmi les États à proximité seraient les plus réceptifs à une éventuelle diffusion.

A — Évaluer le risque de diffusion d’un conflit ethnique

La diffusion sera mesurée par le nombre des acteurs contigus impliqués dans le conflit. Un ou plusieurs acteurs étatiques, à l’exception de l’État où a lieu le conflit, engagés dans des actions militaires ou non militaires (octroi de sanctuaires, logistique, armement, etc.) à caractère discriminatoire et qui violent la norme d’impartialité, envers ou dans le pays où a lieu le conflit ethnique, seront considérés comme un signe de diffusion.

Il nous semble également très important de bien distinguer entre un acteur au conflit et une tierce partie intervenante[35]. L’intervention d’une tierce partie peut aussi prendre la forme des actions militaires ou non militaires et changer le cours du conflit. Une tierce partie peut également intervenir en faveur d’une des parties au conflit dans le but de résoudre la dispute. Toutefois, le vrai test d’une intervention des tierces parties n’est pas sa neutralité mais son impartialité[36], ainsi que sa volonté d’agir et de mettre en oeuvre des stratégies dont le but fondamental est la résolution du conflit.

Selon Brecher et Wilkenfeld[37], un acteur dans une crise est un État dont les décideurs en matière de politique étrangère et de sécurité nationale perçoivent une menace (posée par le conflit) à leurs valeurs fondamentales, telles que leur existence, leur influence, leur intégrité territoriale, la survie de leur régime politique ou à l’état de leur économie. Dans le cas des conflits ethniques, la menace perçue par un groupe ethnique peut se transmettre aux groupes apparentés qui vivent dans des pays voisins. Naturellement, cela a des répercussions sur la nature des interventions externes dans les conflits ethniques. En conséquence, toute intervention au nom des liens ethniques, idéologiques ou religieux indique la présence d’un acteur au conflit et non d’une tierce partie. L’intervention d’un État dans un conflit où un groupe ethnique apparenté est impliqué, a moins de chances d’être impartiale et tend à favoriser les bénéfices du groupe ethnique apparenté au détriment d’une résolution du conflit. Un tel État risque davantage d’être entraîné dans le conflit comme acteur.

Tel que mentionné, l’analyse se concentrera sur la relation dyadique entre le pays où a lieu le conflit ethnique et chacun de ses voisins. La perspective dyadique est nécessaire parce qu’un conflit n’a pas le même potentiel de diffusion à l’égard de tous ses voisins et elle va nous permettre de conclure quelle est la direction la plus probable de diffusion du conflit.

Conformément à la littérature résumée dans les sections précédentes, cinq variables ont été choisies comme étant à l’origine de la diffusion d’un conflit ethnique : la contiguïté des acteurs, les affinités ethniques, l’historique des conflits entre les acteurs, les prétentions irrédentistes et le type de régime. Ces variables sont par la suite intégrées dans un indice qui représente le potentiel de diffusion du conflit.

La création d’un indice à la place d’un modèle multivarié répond aux exigences d’ordre théorique qui sont à l’origine de cette étude, notamment le fait qu’il n’y a pas de facteur unique qui soit entièrement responsable pour la diffusion d’un conflit ethnique et que c’est l’effet combiné de différentes conditions structurelles et dynamiques régionales qui constitue une explication plus pertinente. Par exemple, l’affinité ethnique a démontré une faible valeur explicative en ce qui concerne les interventions externes dans les mouvements sécessionnistes, sans être nuancée par le facteur démocratique : les démocraties n’appuieront pas le sécessionnisme dans d’autres démocraties[38]. Douglas Woodwell combine également la contiguïté des États avec l’affinité ethnique pour expliquer des disputes interétatiques militarisées[39]. De même, des interventions à caractère irrédentiste sont souvent facilement dissuadées par une condamnation internationale unanime; toutefois, de telles entreprises peuvent plus facilement être justifiées à l’interne, tout comme à l’étranger, par la protection d’un groupe ethnique apparenté, impliqué dans un conflit dans un autre pays.

Ainsi, l’indice de diffusion est destiné à capter l’influence de plusieurs facteurs et de leurs interactions sur l’émergence d’un processus de diffusion. Par conséquent, l’analyse qui suit est fondamentalement basée sur l’hypothèse que plus l’indice de diffusion est élevé, plus il y aura un risque de diffusion à l’intérieur d’une dyade formée par un pays affecté par un conflit ethnique et son voisin respectif.

Afin d’évaluer l’impact cumulatif des variables indépendantes sur un éventuel processus de diffusion, nous employons une méthode similaire à celle élaborée par Brecher et James[40] pour mesurer la sévérité des crises internationales. Cette méthodologie est également facilement adaptable à une analyse dyadique et, par le système des poids qui relient chaque variable aux autres, permet d’avoir une perspective dynamique des interactions des différents aspects étudiés.

Selon le modèle de Brecher et James, des poids sont assignés à chaque variable en fonction des liens de causalité qui la mettent en relation avec les autres variables. En d’autres termes, le nombre de liens causaux qu’une variable a avec les autres pondérera son input final dans l’indice de diffusion. Cela suit la supposition logique que plus une variable influencera les autres, plus elle devrait avoir de l’importance dans le cadre de l’impact cumulatif de l’ensemble des variables.

La première étape dans la construction de l’indice de diffusion est d’établir le poids des variables; par la suite, chaque variable, multipliée par son poids, sera additionnée afin d’obtenir le score final de l’indice de diffusion. Ce score sera ensuite transposé sur une échelle de 0 à 10, afin de faciliter le classement et la comparaison des différents résultats obtenus pour chaque conflit et dyade analysés. Enfin, nous procéderons à l’opérationnalisation des variables en leur donnant des valeurs ordinales destinées à couvrir les variations dans l’intensité des facteurs structurels qui composent notre indice de diffusion.

Tout comme pour l’indice de sévérité de Brecher et James les différents poids des variables sont établis de manière déductive, selon la littérature existante.

Les explications suivantes illustrent la manière dont nous avons établi les poids de nos cinq variables indépendantes et sont résumées au schéma présenté à la figure 1.

En ce qui concerne la contiguïté (D1), trois liens sont postulés par rapport aux autres variables : l’affinité ethnique (D2), les conflits passés entre les deux États (D3) et les prétentions irrédentistes (D4).

Tout d’abord, les États contigus ont plus de chances que les États non contigus d’avoir sur leur territoire des groupes appartenant à la même ethnie. Deuxièmement, comme plusieurs auteurs le soulignent, il semble avoir une forte corrélation entre la contiguïté des États et leur propension à des confrontations violentes[41]. En effet, Paul Diehl[42] a découvert que durant la période 1816-1980, les guerres entre des États contigus comprenait 88 % des toutes les guerres interétatiques. Finalement, les prétentions irrédentistes concernent généralement un territoire disputé qui se trouve à l’intérieur des frontières d’un État voisin. De ce point de vue, l’on peut supposer que la contiguïté influence les prétentions irrédentistes passées ou présentes.

L’affinité ethnique transfrontalière (D2) est reliée à deux autres variables : l’histoire conflictuelle (ou les conflits passés) des deux États (D3) et les prétentions irrédentistes (D4) à l’égard de l’État où a lieu le conflit.

Pour ce qui est du premier lien de causalité, Davis et Moore[43] ont étudié l’influence des alliances ethniques transnationales sur les interactions des États (une alliance ethnique transnationale existe quand les deux États dans une dyade contiennent des membres d’un même groupe ethnique). Leurs résultats confirment le fait que deux types de dyades vont éprouver un niveau conflictuel plus élevé : les dyades où une minorité avantagée dans un État a un lien ethnique avec une minorité désavantagée dans un autre État et les dyades qui contiennent une alliance transnationale où le groupe dans un des États est politiquement mobilisé. L’article récent de Douglas Woodwell[44], qui analyse la relation entre les affinités ethniques transfrontalières et le comportement belliqueux des États pendant la guerre froide, confirme cette tendance : deux États qui contiennent un même groupe ethnique (que ce soit une majorité dans les deux États ou une minorité dans l’un et une majorité dans l’autre) vont généralement avoir une propension à s’impliquer dans des conflits violents beaucoup plus élevée que dans le cas d’autres dyades. La relation entre les affinités ethniques transfrontalières et la formulation des demandes irrédentistes est fondée sur deux observations : tout d’abord, une population apparenté du point de vue ethnique va généralement rechercher une forme d’organisation politique commune et deuxièmement, les ambitions expansionnistes d’un État peuvent souvent être justifiées par l’intention de récupérer un groupe ethnique apparenté avec le territoire qu’il occupe.

L’histoire conflictuelle des deux États (les conflits passés) (D3) est censée affecter seulement une autre variable : les prétentions irrédentistes (D4).

Des conflits récurrents ou prolongés ont tendance à diffuser un comportement hostile à toutes les sphères des relations entre deux États. Même si la confrontation est déclenchée par un enjeu différent, l’irrédentisme peut acquérir une place centrale dans le conflit soit à cause de la recrudescence des anciennes rivalités ethniques, soit comme stratégie de mobilisation de la population. Plus de la moitié des crises irrédentistes énumérées par icb[45] (55 %) ont lieu dans un contexte de conflit prolongé.

Les prétentions irrédentistes (D4) influencent à leur tour l’histoire des conflits entre deux États (D3).

En général, les crises interétatiques qui ont comme enjeu l’ethnicité ont tendance à se transformer en conflits récurrents et prolongés[46]. Carment et James[47] ont trouvé que les crises qui ont lieu dans le cadre d’un conflit irrédentiste se différencient d’autres crises en ce qui concerne les techniques de résolution de la crise, la gravité de la menace perçue, et la sévérité de la violence. Ces deux derniers aspects sont plus intenses que dans le cas des conflits n’ayant pas d’enjeux irrédentistes et sont aggravés par l’émergence d’une contestation visant le régime d’un acteur de la crise. Les crises interétatiques ayant au centre des prétentions irrédentistes se transforment donc en conflits violents beaucoup plus souvent que d’autres types de crises. En conclusion, il existe une relation bidirectionnelle entre l’histoire des conflits entre deux États et les prétentions irrédentistes qu’un État peut formuler à l’égard de son adversaire.

Le type de dyade (D5) a également un effet sur seulement une autre variable : les prétentions irrédentistes (D4).

Selon Maoz et Russett[48], dans la mesure du possible, les États démocratiques reproduisent dans leur politique étrangère les normes de comportement qui sont propres à leurs processus de décision et à leurs institutions internes et qui favorisent une compétition politique réglementée et le compromis. Ainsi, il est plus facile pour deux démocraties de résoudre des revendications irrédentistes par la voie du compromis. Un exécutif autoritaire toutefois peut exploiter des prétentions irrédentistes afin de s’impliquer dans un conflit ethnique sévissant dans un pays voisin, pour accroître sa légitimité aux yeux de la population ou tout simplement pour des raisons instrumentales profitables au petit nombre des élites qui se trouvent au pouvoir. En conséquence, le type de dyade influence le poids que les prétentions irrédentistes ont dans la politique étrangère d’un État.

Un schéma des liens entre les différentes variables est présenté à la figure 1.

Figure 1

-> Voir la liste des figures

Comme nous l’avons mentionné, l’indice de diffusion sera calculé comme la somme des variables indépendantes pondérées par les poids que nous avons établis de manière déductive, en fonction des liens qui les mettent en relation une par rapport aux autres. Le modèle garde ainsi sa cohérence théorique et nous permet d’observer à la fois la manière dont les facteurs analysés interagissent et leur impact cumulatif sur le processus de diffusion

D’ = indice brut de diffusion

dn = ne variable (n =1, …, 5)

pn = poids assigné à la ne variable

Afin d’avoir une meilleure image d’ensemble des scores de diffusion obtenus dans le cas des dyades spécifiques rattachées à un des conflits étudiés, nous allons transposer l’indice brut de diffusion sur une échelle de 0 à 10. Ainsi nous obtenons le résultat final concernant le potentiel de diffusion d’un conflit ethnique, selon les facteurs structurels que nous avons analysés.

Par la suite, le score obtenu pour l’indice de diffusion est comparé à l’existence réelle d’un phénomène de diffusion dans le cas de chaque dyade étudiée, conformément à l’hypothèse énoncée plus haut. Cela devrait permettre de démontrer si nous pouvons effectivement inférer une corrélation entre le risque de diffusion associé à un conflit ethnique et l’apparition effective de ce type de phénomène.

Finalement, nous aimerions souligner le fait que l’indice de diffusion représente un instrument destiné à estimer la probabilité de diffusion d’un conflit ethnique. Par conséquent, il y a des cas qui, malgré une forte probabilité de diffusion ont pu être « endigués ». Par exemple, si le conflit au Kosovo a connu une internationalisation retentissante, nous n’avons pas assisté à la diffusion du conflit dans le sens où aucun acteur externe n’est intervenu unilatéralement pour appuyer une partie au conflit[50]. L’intervention de l’otan a été explicitement dirigée vers la résolution du conflit et, de ce point de vue, est classifiée comme une intervention des tierces parties et non pas comme un signe de diffusion. Dans ce cas précis, l’évolution du conflit a été influencée de manière fondamentale par les actions de l’otan, ce qui prouve que l’intervention des tierces parties (acteurs étatiques ou internationaux) peut altérer de manière radicale le potentiel de diffusion d’un conflit ethnique. Cet aspect constitue une importante piste d’exploration pour les futures recherches dans ce domaine.

Dans la section suivante les cinq variables indépendantes seront opérationnalisées en fonction de l’intensité des conditions et des phénomènes structurels décrits.

B — Opérationnalisation des variables

Les cinq variables indépendantes que nous employons pour construire notre indice de diffusion sont des variables ordinales dont les valeurs sont ordonnées selon leur potentiel à favoriser le processus de diffusion. Étant donné la nature dyadique de l’indice de diffusion, les variables décrivent la relation entre un État A ou a lieu le conflit et un État B qui pourrait éventuellement être impliqué dans un processus de diffusion.

  1. La contiguïté avec l’État A (D1) :

    une valeur supérieure est attribuée aux États contigus parce que la distance qui sépare deux pays a un impact sur leur propension à se faire la guerre[51]. La diffusion des conflits ethniques semble encore plus tributaire à la contiguïté des acteurs à cause de sa nature régionale (0 = non contigu ; 1 = contigu)

  2. Un groupe ethnique dans l’État B apparenté à la faction rebelle dans l’État A (D2) :

    les groupes ethniques qui se trouvent dans une position politique dominante représentent généralement la majorité ethnique d’un État. Également, un groupe ethnique qui détient une position politique dominante dans le cadre d’un État, aura plus tendance à accentuer des enjeux de nature ethnique dans sa politique étrangère, au moment où un groupe apparenté devient partie à un conflit ethnique dans un pays voisin. Dans une telle situation, les dirigeants politiques auront plus d’incitations à exploiter une rhétorique à forts accents ethniques afin d’obtenir l’appui de la majorité. Même un gouvernement modéré pourrait être poussé à adopter une politique plus radicale comme conséquence des pressions émanant des éléments ethniques extrémistes. L’intervention dans le cadre d’un conflit ethnique en faveur d’un groupe ethnique apparenté peut être également employée comme un moyen de répondre aux éléments contestataires du régime[52]. Même quand le groupe ethnique ne détient pas une position politique dominante dans le potentiel État intervenant, il peut néanmoins influencer les décisions en matière de politique étrangère, par un lobby fort auprès du gouvernement, ou l’État peut agir pour contrer une menace de contagion (le conflit de son voisin peut inspirer sa propre minorité à se révolter) (0 = aucun groupe apparenté ; 1 = un groupe apparenté qui ne détient pas une position politique dominante ; 2 = un groupe apparenté qui détient une position politique dominante).

    Les données pour cette variable sont puisées dans la banque de données Minorities at Risk, développée par Ted Robert Gurr[53].

  3. Histoire conflictuelle (les conflits passés) entre l’État A et l’État B (D3)[54] :

    outre le fait que la plupart des nouveaux conflits ont lieu entre des belligérants qui ont déjà éprouvé une relation conflictuelle dans le passé[55], un conflit récurrent, qui n’a jamais connu une solution définitive, peut élargir le nombre et la nature des aspects conflictuels pour englober aussi des questions d’ordre ethnique. Ainsi, l’intervention dans le conflit ethnique sévissant à l’intérieur d’un État considéré comme ennemi peut être la conséquence d’un conflit prolongé et persistant entre cet État et l’État intervenant (0 = aucun conflit ; 1 = conflit isolé ; 2 = conflits récurrents (protracted conflict).

    Les données pour cette variable seront établies selon les faits historiques ainsi que selon la banque de données mid version 3.02[56]. En ce qui concerne les conflits prolongés (protracted conflicts), les informations sont disponibles dans la banque de données International Crisis Behavior, System Level[57].

  4. Prétentions irrédentistes de la part de l’État B (D4) :

    les prétentions irrédentistes sont un indice clair du potentiel de diffusion d’un conflit ethnique. Cependant l’actualité des prétentions irrédentistes est un facteur décisif. Il est évident que les revendications irrédentistes entre la France et l’Allemagne ne représentent pas le même risque de conflit violent que celles des Kurdes ou des Pakistanais. Une valeur supérieure est donc attribuée aux prétentions irrédentistes persistantes (0 = aucune prétention irrédentiste ou prétentions irrédentistes résolues dans le passé ; 1 = prétentions irrédentistes persistantes).

    Les données seront également puisées dans International Crisis Behavior, System Level qui offre des informations sur la centralité de l’ethnicité dans le déclenchement d’une crise internationale, et en particulier sur son caractère irrédentiste.

  5. Type de dyade entre État A et État B (D5) :

    une dyade formée de deux démocraties a deux fois moins de chances de se faire la guerre qu’une dyade mixte (démocratie/autocratie). En ce qui concerne une dyade autocratique, la probabilité de guerre est plus forte que dans le cas des dyades démocratiques, mais moins importante que dans le cas des dyades mixtes[58] (0 = démocratique ; 1 = autocratique ; 2 = mixte).

Les données sur le type de dyades sont fournies par la banque de données Polity iv, créée par Ted Robert Gurr[59]. Dans notre cas, une dyade est considérée démocratique si chacun des deux États qui la composent a un score égal ou plus élevé à la valeur 5 sur l’échelle Polity ii[60].

La variable dépendante, l’émergence effective d’un processus de diffusion est dichotomique (1= diffusion, 0= pas de diffusion) et est mesurée par le niveau d’hostilité dans une dyade. À cet effet, nous avons généralement utilisé les données de Dyadic mid data, en utilisant un premier critère de sélection selon la période où le conflit est codé dans les données de Minorities at Risk et ensuite pour le niveau d’hostilité (emploi de la force et guerre). Pour les cas où il y avait des doutes quant à une connexion entre l’intervention externe et le conflit ethnique, d’autres recherches ont été entreprises.

III – Résultats et analyse

Deux conditions fondamentales ont dû être respectées dans le choix de l’univers de cas sur lesquels l’indice de diffusion a été vérifié. Premièrement, l’indice est conçu pour analyser des conflits dans la période post guerre froide (par exemple, il n’y a pas de variable pour la polarité de la structure du système international), par conséquent, seulement des conflits qui sont apparus ou ont continué après 1990 ont été étudiés. Deuxièmement, tel qu’expliqué plus haut, seulement des conflits ayant atteint la « phase ouverte » (et qui offrent les conditions nécessaires pour une possible diffusion) ont été pris en compte.

Les données pour ces conflits ethniques ont été puisées dans la banque de données Minorities at Risk. Deux critères de sélection ont été simultanément utilisés pour choisir les cas correspondant aux conditions décrites plus haut : un premier pour la période de 1990 à 2000 et un deuxième pour détecter les conflits qui se trouvent dans une phase ouverte, plus précisément manifestations protestataires ou rébellions contre le régime (en commençant par de larges manifestations et une activité intermédiaire de guérilla) combinées avec la répression de la part du régime (usage sans restriction de la force contre les protestataires)[61]. La durée de la « phase ouverte » a été établie par la première et la dernière année de manifestations protestataires ou rébellions, dans l’intervalle plus large de 1990 à 2000. Cela a eu comme résultat la sélection de 75 conflits ethniques partout dans le monde.

Parmi les 306 dyades analysées, 31 ont subi un processus de diffusion réel. Les cas sont dispersés entre cinq régions : Europe de l’Est et les républiques ex-soviétiques, Afrique, Amérique latine, Moyen-Orient et Asie. Le tableau 2 présente la distribution des conflits selon les régions. La plupart des conflits « à une phase ouverte » se retrouvent en Afrique et en Asie, ce qui totalise presque deux tiers de tous les cas. Toutefois, après l’Afrique, où on assiste à la plupart de cas de diffusion, ce sont les conflits en Europe de l’Est et dans l’espace ex-soviétique qui présentent le plus haut taux de diffusion. En termes de pourcentage, étant donné la moyenne de diffusion pour tous les cas (10,1 %), 23,7 % des conflits en Europe de l’Est et dans les ex-républiques soviétiques ont éprouvé un vrai processus de diffusion. L’Amérique latine est la seule région où aucun processus de diffusion des conflits ethniques n’a été enregistré.

Tableau 2

La diffusion par régions

 

Afrique

Europe de l’Est et espace ex‑soviétique

Amérique latine

Moyen‑Orient

Asie

Total

Diffusion

Effectifs

12

9

0

4

6

31

 

% dans région

11,2 %

23,7 %

0 %

9,3 %

5,7 %

10,1 %

Pas de diffusion

Effectifs

95

29

13

39

99

275

 

% dans région

88,8 %

76,3 %

100,0 %

90,7 %

94,3 %

89,9 %

(N)

 

(107)

(38)

(13)

(43)

(105)

(306)

χ2 = 11,553 ; df = 4 ; p < 0.05

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En ce qui concerne le score de diffusion calculé conformément à l’indice de diffusion, nous remarquons une moyenne de 4,89 sur une échelle de 1 à 10. Dans les cas ayant des scores de diffusion bas (d_score<4,89) qui se trouvent au-dessous de la moyenne obtenue pour l’indice, un seul montre l’existence d’un processus de diffusion réel. Ce cas en particulier concerne l’implication de l’Ouganda dans le conflit ethnique opposant la minorité Tutsi au gouvernement de la République démocratique du Congo. La principale raison pour laquelle, malgré un score de diffusion bas pour cette dyade, l’Ouganda est devenu un acteur dans ce conflit est le contexte général d’effondrement des structures étatiques en rdc. L’Ouganda a agi pour protéger la sécurité de ses propres frontières, étant donné la pratique courante des rebelles ougandais d’utiliser le territoire congolais comme base d’opérations pour leurs attaques contre le gouvernement de leur pays. Une observation à valeur plus générale peut être retirée de cet exemple : dans le cas des États défaillants, à cause de l’inhabilité des autorités étatiques d’exercer le contrôle sur leur territoire, d’autres États dans la région peuvent être tentés, de manière exceptionnelle, de s’impliquer dans les conflits internes de ces États. Par conséquent, dans le cas des États défaillants, l’indice de diffusion perd quelque peu de sa capacité à mesurer la probabilité de diffusion d’un conflit ethnique.

Le reste des cas ont été partagés en deux autres catégories : une catégorie intermédiaire qui inclut les scores de diffusion entre la moyenne de 4,89 et 6,42 (la moyenne + l’écart type), et une catégorie de scores élevés, situés au-dessus de la valeur de 6,42. Les résultats confirment l’existence d’une relation entre le score de diffusion (d_score) et l’émergence d’un vrai processus de diffusion, ce qui confirme la validité apparente de l’indice. Plus le score de diffusion est élevé, plus l’on observe des cas de diffusion : la diffusion n’apparaît presque pas pour la catégorie de scores bas, 10 % des conflits dans la catégorie des scores intermédiaires ont effectivement subi un processus de diffusion, tandis que dans la catégorie de scores élevés on remarque 35 % des cas qui ont éprouvé la diffusion.

Tableau 3

La diffusion selon les catégories de scores

 

Scores bas

Scores intermédiaires

Scores élevés

Total

Diffusion

Effectifs

1

10

20

31

 

% dans la catégorie

0,7 %

10,0 %

35,1%

10,1 %

Pas de diffusion

Effectifs

148

90

37

275

% dans la catégorie

 

99,3%

90,0 %

64,9 %

89,9 %

(N)

 

(149)

(100)

(57)

(306)

χ2 = 53,64 df = 2 ; p < 0,001

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Étant donné que la variable dépendante est dichotomique, nous utilisons Kendall’s tau-b pour mesurer la force d’association entre le score de diffusion et un processus réel de diffusion. Le coefficient de corrélation dans l’ensemble (en ignorant les catégories mentionnées plus haut) est de 0,323, statistiquement significatif au niveau 0,001, ce qui indique une relation relativement forte entre l’indice de diffusion et l’émergence d’un processus de diffusion.

Tableau 4

La force d’association entre le score de diffusion (d_score) et l’émergence de la diffusion par région

Région

Valeur de Kendall’s tau-b

Approx. Sig.

Afrique

0,365

0,000

Europe de l’Est et espace ex‑soviétique

0,498

0,000

Amérique Latine

Moyen‑Orient

0,283

0,049

Asie

0,251

0,014

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Dans le cas des conflits ethniques en Europe de l’Est et dans les pays ex-soviétiques, le coefficient de corrélation et le plus fort (0,498) est statistiquement significatif au niveau 0,001. Dans la grande majorité des cas où un score de diffusion élevé a été détecté (d_score>7,3), la diffusion a effectivement eu lieu. Neuf sur dix cas en Europe de l’Est et parmi les pays ex-soviétiques illustrent cette situation.

Toutefois, une situation plus complexe est présente dans le cas des valeurs intermédiaires obtenues pour l’indice de diffusion (des scores entre 4,7 et 5,3), où la diffusion est présente dans trois dyade : Moldavie/Russie pour le conflit opposant les russophones à la majorité moldave, la dyade Géorgie/Russie dans le conflit opposant la minorité abkhaze à la majorité géorgienne et encore une fois la dyade Géorgie/Russie cette fois-ci dans le conflit en Ossétie. Dans toutes ces dyades, la présence de la Russie est évidente. Cela nous suggère que les enjeux et les opportunités tout comme les raisons et la volonté d’intervenir semblent différents dans le cas des grandes puissances et des anciens États patrons quand ils sont confrontés à des conflits ethniques dans leur espace d’influence, ce qui les distingue d’autres potentiels acteurs étatiques.

La diffusion des conflits ethniques en Afrique nous met devant une autre situation complexe. L’indice de diffusion montre une moindre capacité de prédire l’émergence d’un processus de diffusion. Le coefficient de corrélation Kendall’s tau-b pour l’Afrique est 0,365, statistiquement significatif au niveau 0,001 ce qui indique une relation modérée. Néanmoins, étant donné que l’indice de diffusion est essentiellement construit pour analyser le comportement des États, il peut être moins utile dans des situations où l’État n’a pas de pouvoir réel sur son territoire, ses ressources et sa population, comme c’est le cas de plusieurs États défaillants en Afrique. Le modèle de diffusion employé dans cet article est basé sur deux dimensions principales : l’opportunité d’intervenir dans le conflit ethnique d’un autre État et la volonté de le faire. Dans le cas de certains pays d’Afrique, même si la volonté et l’opportunité existaient, parce que la capacité d’intervenir manquait très souvent, les résultats peuvent être biaisés. Un exemple serait la non-intervention de la Somalie dans le conflit impliquant les Somaliens en Éthiopie. Un autre aspect propre aux États défaillants est l’accessibilité de leur territoire pour les forces rebelles d’un pays voisin, qui dans certains cas acquièrent de l’influence auprès du gouvernement central et réussissent à le persuader de leur offrir un appui. En conséquence, nous avons refait l’analyse pour l’Afrique, cette fois-ci en excluant les États défaillants[62] comme acteurs potentiels dans un processus de diffusion et le nouveau coefficient de corrélation a été amélioré (0,459 statistiquement significatif au niveau 0,001), ce qui indique une relation substantielle entre l’indice de diffusion et l’émergence de la diffusion dans le cas des États d’Afrique non défaillants.

Le Moyen-Orient et l’Asie montrent les moins forts coefficients de corrélation. Cela peut être en effet causé par le fait que beaucoup de conflits dans cette région ont commencé longtemps avant 1990. Par conséquent, un processus de diffusion aurait pu déjà se produire bien avant la période étudiée dans cet article. Des négociations entre les différents acteurs étatiques qui ont été impliqués dans la diffusion ainsi que la médiation de tierces parties auraient pu inhiber une répétition de la diffusion dans les années 1990. Par exemple, la dyade Israël/Égypte dans le conflit palestinien montre même après 1990 la plus haute probabilité de diffusion (9,3 sur notre échelle de 0 à 10) sans toutefois qu’on assiste en réalité à un tel processus. Une explication serait que pendant la guerre froide, les États arabes, y compris l’Égypte, sont déjà intervenus plusieurs fois en faveur des Palestiniens. Les interventions des tierces parties, tout comme les efforts diplomatiques visant à normaliser les relations entre Israël et ses voisins ont rendu un processus de diffusion moins probable[63]. Une autre direction de recherche à l’avenir pourrait donc se concentrer sur la relation entre la durée d’un conflit ethnique et son potentiel de diffusion.

De manière générale, une interprétation alternative concernant les divergences observables pour certains scores de diffusion intermédiaires et l’émergence d’un processus de diffusion serait que la nature binaire de notre variable dépendante (diffusion, pas de diffusion) ne peut pas rendre compte de certaines formes plus nuancées d’intervention externe. Par exemple, l’intervention de la Russie dans les conflits des ex-républiques soviétiques a été codée comme diffusion même si elle a pris la forme des actions secrètes et informelles, ce qui la distingue en réalité d’autres cas de diffusion plus clairs qui ont résulté en une guerre ouverte entre les membres de la dyade, comme dans le cas des dyades Yougoslavie/Croatie ou Arménie/Azerbaïdjan.

En conclusion, cette recherche préliminaire offre une image d’ensemble sur la manière dont les interactions de plusieurs facteurs influencent le potentiel de diffusion d’un conflit ethnique. Même si plusieurs anomalies ont été détectées et que des recherches supplémentaires sont nécessaires pour parfaire ce modèle, les conditions structurelles qui caractérisent un conflit et son environnement externe proche, ainsi que leur interaction, telles que présentées par l’indice de diffusion, peuvent fournir une estimation générale quant au risque de diffusion d’un conflit ethnique. Par la suite, un tel modèle pourrait être appliqué à des conflits émergents afin de mesurer leur potentiel de diffusion et dans ce sens, contribuer, d’une manière modeste certainement, à la mise en place des mécanismes de prévention destinés à inhiber ce risque

Si en pratique, un tel modèle théorique doit être nuancé et adapté en fonction des situations spécifiques, les retombées politiques qu’on peut en retirer concernent principalement l’élaboration des stratégies ciblées, afin de prévenir une instabilité régionale généralisée. Si le risque de diffusion peut être évalué assez tôt dans l’évolution d’un conflit, les organismes internationaux et autres tierces parties peuvent agir en conséquence pour dissuader les acteurs internes et externes qui seraient le plus probablement impliqués dans un éventuel processus de diffusion. Ainsi, une des formes les plus dangereuses de conflit pourrait être évitée : le conflit « gelé », une situation où l’implication d’un acteur externe a causé une impasse où aucune des parties ne veulent négocier une résolution finale du conflit, comme c’est le cas à Chypre, en Bosnie et au Nagorny-Karabakh.