Corps de l’article

Je propose de penser l’histoire d’après le temps que les textes mettent à être lus. On tient, avec cette méthode, la vraie nervure du temps historique.

Philippe Sollers, Éloge de l’infini

Il est difficile d’ignorer, à la lecture de La guerre du goût (1994), d’Éloge de l’infini (2001) et du plus récent Discours parfait (2010)[1] de Philippe Sollers, l’absence quasi totale de critiques portant sur la production littéraire ou artistique de l’époque où l’auteur publie ses textes dans Le Monde des livres. En effet, mis à part quelques morceaux où l’auteur s’étonne de la bêtise contemporaine en invoquant, par exemple, la réédition apologétique des oeuvres de Sainte-Beuve[2], force est de constater que le présent manque à l’appel. En revanche, on y retrouve tous les grands, les géants consacrés de la littérature française, ainsi que quelques peintres et sculpteurs, critiques et philosophes. De Proust à Sade à Saint-Simon, en passant par Baudelaire, Montaigne, Flaubert, Rimbaud, Picasso, Rodin, Montesquieu, Balzac, Voltaire, Heidegger et beaucoup plus encore, l’oeuvre critique de Sollers est un véritable condensé des monuments de l’histoire des arts et des lettres et de la philosophie.

Ce parti pris est significatif, puisqu’il se porte garant d’une définition de la critique, ou, plutôt, de ce que la critique n’est pas, à savoir l’inscription de l’art dans un temps linéaire où les oeuvres du présent succèdent à celles du passé tout en posant les fondements de ce qui est à venir. Refus, donc, d’une conception de la contemporanéité comme point d’articulation entre ce qui fut et ce qui sera, comme moment de l’histoire destiné à passer, à se ranger discrètement dans le musée des artefacts qui ne sont plus, suivant la fuite incessante du temps vers l’avant.

En ce sens, ce ne sont pas seulement les oeuvres contemporaines qui sont absentes du répertoire de Sollers, mais une tout autre idée de la contemporanéité qui détermine et informe l’activité critique. Ici, « Montaigne est contemporain de Proust, Sade de Faulkner, Saint-Simon de Joyce, Watteau de Picasso, Webern de Bach[3] », et tous sont de la plus brûlante actualité. L’idée avouée de l’auteur a d’ailleurs toujours été de soutenir et de défendre une conception autre de l’histoire artistique et littéraire, « vivante et verticale », dit-il, puisque pensée comme « une échelle mobile parcourable dans les deux sens (par exemple, de Villon à Rimbaud ou Genet ; de Sade à Proust ; de Céline à Saint-Simon ; de Dante à Joyce ; du Titien à Picasso ; de Kafka à Pascal) » (GG9 ; nous soulignons). C’est dire que l’objet de la critique n’est pas tant d’analyser, de classer et de juger ce qui se fait maintenant, mais bien de voir, de saisir et de comprendre ce qui est contemporain de tous les temps, ce qui, ayant été, ne cesse de devenir. C’est le cas notamment de Cézanne, dont l’oeuvre, largement considérée comme ayant ouvert la voie à la singularité de l’esthétique de Picasso, n’est pas pour autant assimilée ou dépassée par celle-ci :

C’est une expérience étrange de voir tout à coup Cézanne non pas comme conduisant nécessairement à Picasso, mais arrivant de nouveau après lui. Un autre « avant » ? Un autre « après » ? Une désorientation de l’histoire d’art, si acharnée dans ses classements, ses enchaînements, ses causalités mécaniques ? Une autre demande d’histoire ? Cézanne comme question de fond adressée à l’art dit moderne, lequel, avant de se décomposer sous nos yeux, aurait prétendu l’avoir assimilé ou dépassé ? Cézanne comme récusation du mythe de la modernité, sans qu’il puisse s’agir aucunement d’un retour au passé ? Cézanne ne passant pas, mais devenant sans cesse ce qu’il a été[4] ?

Nous voilà au coeur du problème, qui est, ni plus ni moins, celui du temps et de l’histoire, de l’histoire comprise, dans son essence, comme un temps qui ne passe pas, qui ne cesse de devenir. Cézanne, plus actuel après Picasso qu’il ne l’était à son époque, se rapproche de nous alors même qu’il s’éloigne dans le temps, ressurgissant obstinément malgré les prétentions de l’histoire linéaire et commémorative à le reléguer au passé.

L’activité critique de Sollers n’a de sens que dans la réponse à la question que pose ce dernier problème, adressé à l’histoire de l’art : Quel est le temps de Cézanne ? Quel est ce temps, donc, qui résiste tant à la passivité commémorative qu’au terrorisme messianique qui habitent la conception linéaire de l’histoire imposée, avec de plus en plus de force et de naturel, par une société menée par le culte de la marchandise et du Spectacle ? Cette dimension temporelle para-doxale est, pour ainsi dire, le nerf de la guerre. Elle est brandie comme une arme par Sollers et son contingent transhistorique d’écrivains et d’artistes contre le mauvais goût généralisé de la société occidentale contemporaine ; elle est ouverture d’un espace d’affirmation du vivant dans l’histoire contre « un monde qui programme, jour après jour, en même temps que celle des corps, sa propre destruction » (GG, 9).

Avant même que d’être critique d’oeuvres, l’entreprise de Sollers est donc critique sociale ; plus encore — et le titre du premier volume est à cet égard très clair —, elle est une véritable guerre défensive menée contre l’idéologie dominante et sa « haine de la beauté[5] ». Notons qu’en cela, elle n’est qu’un mode d’articulation particulier d’une vision du monde qui sous-tend l’oeuvre entière de l’auteur. Sollers lui-même le déclare en tête de La guerre du goût : « Ce volume s’inscrit naturellement dans la suite d’autres essais : L’écriture et l’expérience des limites, Théorie des exceptions, Improvisations » (GG, 9). La série est plus longue encore, soutient Philippe Forest dans un texte consacré à la logique du goût chez Sollers : « En amont, elle inclut les textes de L’intermédiaire (1963). En aval, elle se prolonge avec Le cavalier du Louvre (1995), Les passions de Francis Bacon (1996), Picasso le héros (1996) et d’autres études qui, sans doute, seront à leur tour réunies en volume[6]. » Corroborons cette dernière remarque et ajoutons à la liste Éloge de l’infini (2001) et Discours parfait (2010), deuxième et troisième tomes des oeuvres critiques de l’auteur. Donnant à l’oeuvre entière de Sollers la cohérence qui lui est aujourd’hui reconnue en dépit de ses multiples modes d’expression, la problématique sociale sous-jacente à cette oeuvre invite à questionner la pertinence de la parole critique comme arme dans la lutte contre le mauvais goût. L’on se demandera, en d’autres mots, quelle est la force de frappe de la parole critique dans la grande guerre de Sollers contre la doxa marchande et spectaculaire. Qu’est-ce que cette parole accomplit qu’un autre type de langage, essayistique ou fictionnel, ne parvient pas à dire ? Il s’agit là, sans doute, d’une question de tactique. Car dans la guerre défensive contre la stéréotypie d’une histoire qui passe, l’on peut supposer que le meilleur moyen d’atteindre son but, la destruction de l’ennemi, réside dans un espace du langage ouvert sur un temps qui englobe le passé, le présent et l’avenir et en brouille les frontières, sur une histoire conçue comme « unique proximité du Même » (GG, 10).

Pour tout dire, Baudelaire écrivit jadis que la critique, pour être juste, doit être partiale, passionnée et politique. Il semble toutefois que l’emprise grandissante du « règne de l’Illusion » (GG, 11) sur les arts et la littérature exige désormais une radicalisation de cette posture, la poursuite d’une véritable guerre — qui n’est, après tout, que « la simple continuation de la politique par d’autres moyens[7] » — contre le nihilisme généralisé d’une société qui méconnaît la juste nature du fait artistique. L’activité critique de Sollers se donne donc à penser, suivant la théorie du stratège militaire Carl von Clausewitz, dans la réciprocité de la stratégie et de la tactique, c’est-à-dire comme une guerre défensive contre la doxa nihiliste, coordonnée dans et par un espace spécifique du langage, celui de la critique.

Heidegger lisant Nietzsche. Vers une conception non linéaire de l’histoire

D’entrée de jeu, Sollers affiche nettement son héritage philosophique : La guerre du goût sera menée sous l’égide de deux grands penseurs de la modernité, Heidegger et Nietzsche. Plus précisément, la posture critique de Sollers repose sur une lecture de l’un par l’autre, c’est-à-dire d’un Heidegger que la langue de Nietzsche traverse et dévoile. « L’Histoire, écrit Heidegger dans son ouvrage sur Nietzsche, n’est pas une succession d’époques mais une unique proximité du Même, qui concerne la pensée en de multiples modes imprévisibles de la destination, et avec des degrés variables d’immédiateté » (GG, 10). Ce court passage porte au grand jour le litige qui appelle aujourd’hui au combat, soit l’histoire divisée en deux conceptions fondamentalement antagoniques : « succession d’époques » d’un côté, « unique proximité du Même » de l’autre.

S’il y a là les principaux éléments d’une mésentente concernant la forme et le sens de l’histoire, ainsi qu’une prise de position marquée contre la linéarité de celle-ci, la nature du problème, c’est-à-dire de l’opposition entre ces deux conceptions du temps historique, n’est pleinement saisissable qu’au prix d’une lecture plus approfondie de la pensée de Nietzsche. En effet, l’idée, de prime abord énigmatique, d’une histoire conçue comme « unique proximité du Même » prend tout son sens à la lumière d’un concept antérieur dont elle n’est qu’une interprétation, celui d’histoire monumentale que développe le philosophe de Bâle dans « De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie ». Qu’est-ce donc que l’histoire monumentale ? Il s’agit d’une conception du temps historique formée uniquement des plus grands exploits et des plus grandes luttes du genre humain, dont le rapprochement à travers les âges donne à saisir, au-delà de la réalité vécue du quotidien, la vraie nature de l’humanité, à savoir celle de la grandeur vivante de l’homme, de l’existence éternelle de sa plus belle et plus ample réalité.

Que les grands moments de la lutte des individus forment une chaîne continue, qu’ils dessinent à travers les millénaires une ligne de crête de l’humanité, que le sommet de tel instant depuis longtemps révolu reste à mes yeux encore vivant, grand et lumineux — c’est là l’idée fondamentale de la foi en l’humanité qui s’exprime dans l’exigence d’une histoire monumentale[8].

Voilà, du même coup, le sens de l’histoire comprise comme « unique proximité du Même » : éternel retour, à travers les âges et en d’innombrables manifestations uniques, d’une seule et même grandeur, d’une plus généreuse et retentissante réalité humaine, qui déplace l’écart temporel entre les événements du passé dans un espace de dimension nouvelle, celui de la proximité.

Or une telle histoire de la grandeur humaine, exaltée par Heidegger et Sollers après Nietzsche, ne s’établit pas sans susciter le ressentiment de l’« homme du commun[9] », si bien qu’elle est inconcevable indépendamment de son propre travestissement. « La terne habitude, la mesquinerie et la bassesse qui remplissent le monde jusque dans ses moindres recoins, entourent toute grandeur d’une pesante atmosphère terrestre, elles l’entravent, la trompent, l’étouffent, l’asphyxient pour la retenir sur la route de l’immortalité[10]. » Autrement dit, l’homme du commun, bas et mesquin, se dresse contre la confiance en la solidarité et la continuité de toute grandeur, c’est-à-dire en l’idée d’une grandeur du présent, dont il serait nécessairement exclu.

On touche ici à la genèse de ce que Sollers appelle « la société de mauvais goût militant » (GG, 15). Car cette haine des grands et des puissants du présent s’efforce de transformer et de pervertir le concept d’histoire monumentale, le faisant passer pour l’admiration nostalgique d’une grandeur passée, qui ne peut que refléter la médiocrité contemporaine. En d’autres mots, il y a une « malignité interne » à l’être humain, un « vouloir l’échec interne[11] », qui oppose d’avance à toute tentative de penser l’histoire comme unique proximité de la grandeur l’obstacle d’une négativité destructrice issue du ressentiment de l’homme du commun. Ainsi à travers ce passage de Heidegger : « L’Histoire n’est pas une succession d’époques mais une unique proximité du Même » perce un sens qui, s’il n’est pas immédiatement perceptible, est néanmoins présent par un effet de rapprochement entre les deux philosophes, qui n’est d’ailleurs pas étranger à la dynamique de l’histoire monumentale. Tout comme les tableaux de Picasso exaltent Cézanne et le font surgir, actuel, dans un temps qui n’est pas le sien, la parole de Heidegger est traversée ici par celle de Nietzsche, et en résulte une richesse sémantique qui sert le propos de Sollers. Dans l’unité des voix qui dialoguent à travers les âges, il apparaît que les expressions « succession d’époques » et « unique proximité du Même » incarnent bien plus qu’une simple opposition conceptuelle : issues l’une de l’autre, ces deux conceptions du temps historique sont autant de camps, braqués l’un contre l’autre, d’un litige sur la nature de l’humanité dans l’histoire.

Cité en amont de l’oeuvre, dans les tout premiers paragraphes de la préface, cet extrait porte en lui le sens de La guerre du goût. Il ne s’agit pas d’une lutte pour la justification et la légitimation d’une interprétation paradoxale de l’histoire, mais bien du combat contre le « mensonge organique[12] » imposé par l’homme du ressentiment et dont découle l’histoire conçue comme succession d’époques ou encore, comme devenir passé. Dans Dialogues de sourds, Marc Angenot définit l’axiologie du ressentiment dénoncée par Nietzche (et Scheler à sa suite) comme :

un mode de production du sens, des valeurs, d’images identitaires, d’idées morales, politiques et civiques qui repose sur quelques présupposés et qui vise à un renversement des valeurs dominantes […] et à l’absolutisation de valeurs « autres », inverses de celles qui prédominent, valeurs censées propres à un groupe dépossédé et revendicateur[13].

Ce n’est donc pas contre l’histoire linéaire elle-même que Sollers prend les armes, mais contre la malignité humaine et sa gnoséologie particulière, selon laquelle la bassesse est appelée à vaincre la grandeur. Contre la constitution d’un espace social sur le fondement double d’une négation de la grandeur singulière et d’une valorisation de la médiocrité partagée, c’est-à-dire, en termes heideggeriens, d’un oubli de l’Être et d’un nihilisme métaphysique. Comme l’art, toute pensée authentique, selon Heidegger, toute philosophie digne de ce nom pense le même en se déployant dans la proximité de l’Être, sans quoi elle n’est que négation de ce qu’est l’homme. « Lorsqu’elle est attentive à son essence, écrit-il, la philosophie ne progresse pas. Elle marque le pas sur place pour penser constamment le même. Progresser, c’est-à-dire s’éloigner de cette place, est une erreur qui suit la pensée comme l’ombre qu’elle projette[14]. » L’histoire vraie est conséquemment étrangère à toute hiérarchisation des temps qui, déterminée par l’idée de progrès ou de décadence, pense l’histoire comme succession d’époques. Elle se conçoit, au contraire, comme géométrie discontinue, comme constellation de singularités distantes dans le temps chronologique, mais extrêmement rapprochées dans leur proximité à l’Être.

Ainsi, l’histoire telle que réfléchie par tout culte religieux ou social, qu’il s’agisse des Jésuites au temps de Voltaire, du scientisme du xixe siècle ou du règne contemporain de la technique et du Spectacle, procède d’un oubli de ce qu’est réellement l’homme et se donne à penser comme négation de la vie et exaltation de la pulsion de mort. C’est dans ce pervertissement de l’histoire que réside le sens du projet sollersien, dont le programme tout entier se trouve condensé dans cette formule : « À une société de mauvais goût militant, je préfère donc, quant à moi, une foule de singuliers autrement présents » (GG, 15).

Avec Proust contre Sainte-Beuve

Ressentiment, haine de la beauté, nihilisme métaphysique, tout cela s’incarne dans une pratique de la critique — non seulement littéraire, mais également artistique, sociale et intellectuelle — à laquelle Sollers oppose sa propre vision. Cette pratique ennemie trouve son représentant par excellence dans le critique littéraire du xixe siècle, toujours actuel, semble-t-il, en dépit de la célèbre charge de Proust contre son conformisme mondain et moralisateur, Charles-Augustin Sainte-Beuve. Curieusement, l’immense capital symbolique dont jouit aujourd’hui l’auteur de Contre Sainte-Beuve et l’autorité qui s’ensuit au sein de l’institution littéraire ne suffisent apparemment pas à enterrer, une fois pour toutes, la méthode de Sainte-Beuve. Ainsi, presque un siècle après que Proust a rédigé son célèbre essai, voilà que refait surface ce critique moralisateur, constate Sollers, dans une « réédition apologétique » en quatre volumes d’un choix de ses oeuvres[15].

L’on peut voir dans cette réactualisation le reflet d’une culture scientifique, dominante à la fin du xxe siècle et aujourd’hui encore, dont l’idéal d’impartialité détermine l’orientation fondamentale : il faut tout soumettre à l’interrogation, sans discrimination et dans la suspension complète des préjugés. Toutefois, la question se pose : l’égalité, l’impartialité et la rectitude politique dans la poursuite du savoir ne sont-elles pas l’essence même de la tyrannie du plus grand nombre, c’est-à-dire du refoulement de la grandeur et de la complaisance dans la médiocrité ? Devant une telle réédition, écrit Sollers, « la première réaction d’un contemporain peut être la malignité : après tout, Proust, en traitant ce saint patron de la critique littéraire de “vieille bête” et de “vieille canaille”, en allant jusqu’à lui consacrer tout un livre a pu se tromper et exagérer » (GG, 426 ; nous soulignons). En quoi Sainte-Beuve, faisant la morale aux grands écrivains, est on ne peut plus actuel. La mise en cause du « génie novateur et sulfureux » (ibid.) de Proust dans la rédemption — au moins partielle — d’une « vieille canaille », défenseur d’une perspective critique qui méconnaît systématiquement le caractère singulier des oeuvres, cela témoigne, selon l’auteur de La guerre du goût, d’un renversement des valeurs prédominantes, suivant la logique du ressentiment qui imprègne et informe la société de mauvais goût.

La lecture que fait Sollers de Sainte-Beuve est à cet égard très claire. Ce qu’il est essentiel, aujourd’hui, de combattre — le nihilisme, le ressentiment, le mauvais goût — trouve une voix exemplaire dans « l’oracle des journaux » du xixe, ennemi juré de Proust :

Le but de la littérature est social, et la société est un devoir. Sainte-Beuve croit à l’achèvement de l’Histoire : il y a eu Bossuet, Molière, La Fontaine, Sévigné, Saint-Simon, Diderot (et il en parle plutôt bien), mais maintenant c’est fini, tout le monde se calme. L’idéal, c’était les salons du dix-huitième siècle : là, Sainte-Beuve s’échauffe, se déploie, il devient Mme du Deffand, Mme du Châtelet, Mme d’Epinay, Mme Geoffrin, Mlle de Lespinasse amoureuse du médiocre M. de Guibert. Sainte-Beuve héros du salon des Verdurin ? C’est le diagnostic de Proust, au fond, qui voit dans cette attitude « la vie spirituelle prise à l’envers, par ce qui ne donne aucune idée d’elle. »

GG, 429

Cet extrait porte au jour l’étendue du problème de la critique sainte-beuvienne, qui transcende l’impertinence ou la banalité des propos à prédominance biographique qui a valu sa réputation au célèbre critique. Renversement de la vie spirituelle entraînant sa méconnaissance, dit Proust ; négation de l’Histoire, court-circuitée, après le xviiie siècle, par une époque sans grandeur, dit Sollers. En d’autres mots, le biographisme moralisateur de Sainte-Beuve est issu d’une conscience du monde travestie par le ressentiment à l’égard de la grandeur artistique du présent. Un tel refoulement de la singularité de l’art comme constante historique contraint à une critique nécessairement comparative et défavorable, où l’oeuvre est jugée par rapport à une grandeur irrémédiablement perdue, et suivant le marché des valeurs mondaines. Le collectif, donc, l’emporte sur le singulier, et conséquemment, ce qui plaît au plus grand nombre tranche en matière de valeur esthétique : « “Sachez que si vous tenez à l’opinion des autres, on tient à la vôtre”, lui écrivait Mme d’Arbouville, et [Sainte-Beuve] nous dit qu’elle lui avait donné comme devise : vouloir plaire et rester libre[16]. » Cette devise, s’empresse d’ajouter Proust, n’est rien de moins qu’une impossibilité logique, dont le parcours sinueux du critique, faisant systématiquement retour sur ses jugements précédents au gré de sa situation mondaine, est la confirmation probante.

Ainsi, la posture critique de Sainte-Beuve est placée, par Sollers, sous le signe de la fin de l’Histoire. Le temps continue tout de même de s’écouler, les années de se succéder, mais il semblerait que plus rien ne peut se produire qui soit digne de s’inscrire dans le rang des événements historiques du passé, dont il ne reste que nostalgie et regret ainsi qu’une foule d’exemples à l’aune desquels juger du présent, suivant les exigences du devoir social. Il est à cet égard intéressant de constater que la charge de Proust contre Sainte-Beuve s’inscrit également, et dès le tout début, dans un rapport très étroit au temps, qui prend, évidemment, le contre-pied de celui du critique du xixe siècle.

On ne saurait négliger, en effet, la mise en place, dès la préface de Contre Sainte-Beuve, d’une pensée qui atteindra plus tard sa (très grande) maturité dans La recherche du temps perdu, et que l’on subsumera sous le concept de mémoire involontaire. « Ce que l’intelligence nous rend sous le nom de passé n’est pas lui[17] », écrit Proust au tout début de la préface avant de poursuivre avec ce qui sera, un peu plus tard et moyennant certaines modifications, deux des épisodes les plus marquants de son oeuvre maîtresse : celui de la madeleine trempée dans l’infusion de thé, qui pose, pour ainsi dire, les prémisses esthétiques de La recherche, et celui du temps retrouvé, c’est-à-dire de la sensation du pavé inégal sous le pied qui, jumelée au son de la cuiller qui tinte sur l’assiette comme le marteau des aiguilleurs sur les roues d’un train, fait surgir, pour le narrateur, la poésie d’une journée depuis longtemps oubliée.

C’est sous l’égide de cette conscience intime du temps que prendra forme la critique proustienne, avant l’oeuvre romanesque. Aussi cette conscience s’oppose-t-elle en tous points à celle de Sainte-Beuve. D’abord parce qu’elle est fondamentalement étrangère à l’intelligence, ce qui implique que toute expérience authentique du temps oppose à la généralisation conceptuelle la résistance de sa singularité irréductible. Ensuite parce que, si elle n’est pas immédiatement partageable, sa singularité la rendant intransmissible, cette expérience « irrationnelle » du temps est néanmoins universelle du fait même qu’elle est enracinée dans la faculté de sentir. L’universalité de l’expérience chaque fois singulière du temps, ou, plus exactement, de la présence au monde, est ce qui permet d’opposer à la soi-disant « fin de l’Histoire » qui sous-tend la posture critique de Sainte-Beuve une histoire conçue en termes d’un perpétuel devenir de ce qui a été. « Ce que Proust n’arrête pas de seriner pour sa propre cause de style va à l’encontre de tout ce qui était inculqué à l’époque », écrit Sollers dans un entretien sur Proust publié dans Éloge de l’infini.

Proust, poursuit-il, qu’est-ce qu’il a à dire ? qu’il est lui-même Baudelaire, qu’il est lui-même Racine, qu’il est lui-même Flaubert, […] qu’au fond, il n’y a jamais qu’un seul écrivain, à travers les temps, avec des styles contradictoires, même tout à fait opposés, mais que ce serait le même, sous des déguisements différents, tantôt Chateaubriand, tantôt Racine, tantôt Baudelaire, tantôt lui Proust, qui poursuivrait le même énorme travail.

ÉI, 760-761

C’est dire que la grandeur artistique n’est pas le propre d’un passé révolu, jugé idyllique en regard du marché des valeurs du présent, mais réside dans l’universalité de l’expérience singulière du sensible et, donc, dans sa réitérabilité, selon ce mot de Nietzsche : « ce qui fut une fois capable de donner à l’idée d’“homme” une plus belle et plus ample réalité existe éternellement, pour éternellement illustrer cette idée[18]. »

C’est par ailleurs au coeur de ce litige sur la nature du temps que se construit La recherche du temps perdu. D’un côté, le temps subjectif, seule voie possible de l’art authentique, vécu comme proximité du présent et du passé dans les sensations procurées par les objets du monde ; de l’autre, le temps anormalement distendu de la vie des salons, où l’art est réduit à sa valeur d’échange dans le grand système de la communication mondaine, sa singularité méconnue au profit de sa conformité au goût du jour. On pourrait s’étonner en ce sens qu’il y ait tant de lectures de Larecherche qui inscrivent l’oeuvre dans la tradition bergsonienne du temps intuitif et si peu qui revendiquent sa filiation nietzschéenne ou encore, qui y trouvent la pensée de Heidegger avant la lettre. Sans doute Sollers verrait-il là l’indice que Proust n’a simplement pas encore été lu, ou tout au plus par une poignée de lecteurs. « Le temps perdu, dit-il, l’éternel retour, le temps retrouvé, ça peut se penser ensemble » (ÉI, 765). Certes, mais plus encore : le temps proustien, par le rapprochement vertigineux qu’il opère entre des moments très éloignés et tombés dans l’oubli de l’histoire subjective, suit la dynamique même de l’histoire monumentale de Nietzsche, de cette « unique proximité du Même » qui, dit Heidegger, « concerne la pensée en de multiples modes imprévisibles de la destination, et avec des degrés variables d’immédiateté » (GG, 10).

Contre Sainte-Beuve, donc, Sollers mène la même guerre que Proust, c’est-à-dire « contre tout le philosophisme, la Métaphysique elle-même dirait Heidegger, contre la vision du monde qui croit qu’on peut arriver à une vérité simplement par le concept » (ÉI, 762-763). De la vérité, il y en a en plus de celle que nous dicte la raison. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille la chercher en dehors de celle-ci, mais précisément au-delà, dans la rencontre du sensé et du sensible. C’est cette vérité, celle de la pensée traversée par les sens et, réciproquement, des sens habités par la pensée, qu’il incombe au critique, après l’artiste, de saisir et de refléter.

Tactique : un espace du langage

À un moment où l’écriture audacieuse et esthétiquement marquée, c’est-à-dire avant-gardiste, fait place à « une régression brutale que la marchandise publicitaire étend sans interruption » (GG, 10), c’est dans la facture plus classique de l’ouvrage critique que Sollers trouve une nouvelle opportunité tactique dans la guerre contre le mauvais goût. Il ne faut pas voir dans ce changement de ton — qui marque également l’oeuvre romanesque de l’auteur — le reniement d’une posture révolutionnaire devenue intenable. Comme le souligne Philippe Forest, « [l]e “classique” d’aujourd’hui — tel que [La guerre du goût] en trace le portrait — n’est pas l’antithèse attendue de l’“avant-gardiste d’hier”. Il habite notamment cette posture, il passe par cette position comme il use, pour s’en détacher, d’autres “stéréotypes en cours”[19] ». Ce que montrent avant tout les oeuvres critiques de Sollers, c’est la distinction entre classique et moderne qui s’estompe, frappée d’obsolescence par l’exercice de la pensée qui s’interroge elle-même en se saisissant, chaque fois, de la singularité propre à toute manifestation artistique. Autrement dit, ce qui s’incarnait autrefois dans d’audacieuses recherches esthétiques doit, aujourd’hui, trouver de nouveaux moyens de venir au langage.

Il faut ainsi considérer La guerre du goût, Éloge de l’infini et le plus récent Discours parfait comme participant d’un espace du langage propre à refléter le temps et l’histoire hors de toute détermination sociale et « métaphysique ». C’est d’ailleurs pourquoi Sollers refuse d’accoler à ses trois volumes parus à ce jour la dénomination générique de « recueil critique ». Cela reviendrait à méconnaître la nature de ces ouvrages en insistant sur leur existence en tant qu’objets autonomes jouissant d’une clôture relative déterminée par la contribution régulière d’un écrivain au Monde des livres. Or cette clôture n’existe pas, pas plus que l’espace ouvert de la critique ne s’accommode de la mesure du temps. Cet espace, infini, attire plutôt en lui ce qui est déjà là, révèle la grandeur humaine à travers la singularité de l’art perçu avec « les yeux de l’histoire » (ÉI, 775). En tête de l’avertissement à Éloge de l’infini, l’auteur fait part de la précision suivante :

Le premier tome de La guerre du goût a paru en 1994. Voici le deuxième composé d’un choix d’essais écrits depuis cette date. Je répète aujourd’hui qu’il ne s’agit pas ici d’un recueil mais d’un véritable inédit, chaque texte ayant toujours été prévu pour jouer avec d’autres dans un ensemble ouvert ultérieur. Dans un tel projet, encyclopédique et stratégique, les circonstances doivent se plier aux principes. D’où le titre : Éloge de l’infini.

ÉI, 7 ; nous soulignons

Le jeu depuis toujours et méticuleusement prévu de chaque texte avec les autres s’impose ici comme fondement géométrique du temps, dans l’investissement inédit d’un espace ouvert sur l’infini. En découle un mode particulier de disposer la durée dans l’espace du langage, réunissant sur un même plan de présence des îlots de singularité irréductible dispersés çà et là dans l’histoire. À travers cette constellation, où tout fonctionne simultanément et non plus successivement, c’est une tout autre façon de voir se déplier le temps qui oriente et informe l’activité critique de Sollers, dissipant le spectacle d’une histoire linéaire où chaque élément s’inscrit dans une série régie par une logique du « devenir périmé ».

Se faisant l’écho de l’objet proustien par excellence, dont la rencontre, vécue comme la réunion simultanée de multiples points de l’histoire vivante, ferait surgir la consistance réelle du temps, l’architecture de l’oeuvre critique de Sollers affirme ce que Nietzsche nomme « la foi en l’homogénéité et la continuité de ce qui est grand dans tous les temps[20] ». Et si, dans ces ouvrages où Debord côtoie Dante et Baudelaire, la spécificité discriminante du temps historique perd son emprise sur la pensée, toute idée d’autonomie de l’oeuvre véhiculée par la matérialité du support textuel, c’est-à-dire du livre comme unité totalisante, est également mise en échec. L’idéal critique de Sollers est au contraire marqué par l’ouverture radicale de cet espace du langage, qui se constitue dans l’acte incessant de déchiffrement du monde, de l’histoire et de l’existence. Ainsi, Éloge de l’infini, La guerre du goût et Discours parfait ne sont que trois moments d’un « ensemble ouvert ultérieur » (ibid.) dont il est inutile d’essayer de circonscrire les limites, puisqu’elles se confondent avec l’activité même de la lecture, c’est-à-dire, pour Sollers, de l’expérience du monde et de la vie. D’où l’importance tactique de ces ouvrages dans la lutte contre le nihilisme. Face à l’oubli généralisé de la vie, ils posent la question fort simple : « qui sait encore lire ? Lire vraiment ? »

L’analphabétisme, l’illettrisme peuvent être surmontés, certes, mais savoir lire est une question d’une tout autre ampleur, et la perception de ce que nous appelons la vie en dépend. Savoir lire, c’est aussi pouvoir tout lire sans rejets et sans préjugés : Claudel et Céline, Artaud et Proust, Sade et la Bible, Joyce et Mme de Sévigné. Prouvez-le, montrez que vous n’êtes pas un esprit religieux. Savoir lire, c’est vivre le monde, l’histoire et sa propre existence comme un déchiffrement permanent. Savoir lire, c’est la liberté.

GG, 326

La lecture comme vecteur de la liberté. Telle est, dans son expression la plus simple, la tactique mobilisée par l’activité critique de Sollers contre la volonté asservissante de l’esprit religieux à travers les âges. Mais encore, que signifie « savoir lire » ? Qu’est-ce qui fait de la lecture d’un texte une entreprise qui dépasse largement l’acte de déchiffrer les signes sur la page ? C’est dans cette question que s’affirme la nécessité de repenser l’histoire en marge de sa conception doxique. Citant l’Internationale situationniste, Sollers écrit en tête d’un texte sur Aragon intitulé « La Défense de l’infini » : « L’histoire moderne a créé les yeux qui savent nous lire » (ÉI, 760). Voilà assurément le coeur du problème de la lecture, le nerf de la guerre : savoir distinguer, apprécier et critiquer ce que, de l’énorme masse de signes qui se donnent pour lisibles, l’histoire elle-même révèle comme incarnation de sa propre singularité.