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L’époque demandait une différence dans la différence – jusque dans son graphisme –, ce que Jean-Luc Nancy a bien su voir, à la fois chez Gilles Deleuze et chez Jacques Derrida :

Différen t/c iation chez Deleuze, différance chez Derrida. Il est très remarquable que l’un et l’autre aient rencontré la nécessité de la différence, et qu’ils aient ainsi produit deux graphies (typographies, orthographies, polygraphies…) différentes non pas au demeurant pour le même mot, mais pour deux mots dont l’un (différenciation) nomme d’emblée la différence comme processus ou mouvement, tandis que l’autre (différence) nomme la différence comme état

Nancy 2005, §8 : 15

Cette époque d’après-Seconde Guerre mondiale, “celle qui devait remettre à plat toutes les certitudes des visions du monde et des fondations de l’ordre humain, y compris les concepts eux-mêmes de ‘monde’ et d’‘homme’” (Nancy 2005, §2 : 8-9), réclamait donc une différence particulière pour contrer la terrifiante identité de l’humanité européenne.

Nous aimerions penser ce problème de la différence avec Derrida, et ce, à l’épreuve de la traduction, c’est-à-dire, pour notre époque, de la possibilité de penser, pour nous-mêmes, cette différence si particulière, puisqu’elle demanderait de se montrer jusque dans sa différence graphique, ou de son graphème, ici : différance – “mot” devenu l’ “emblème de la déconstruction”, considéré par plusieurs comme à la fois “intraduisible”, mais qui pourtant l’a été de nombreuses fois, toutes les fois.

Cet “autre” de la traduction, cet “autre” comme traduction, nous aimerions le penser, aussi, comme ce qu’en disait le traductologue Antoine Berman, dans Pour une critique des traductions, à propos du Grand Autre de la traduction. Après avoir parlé de l’impunité du traducteur (celui-ci ne s’adresserait qu’à un public incapable d’évaluer le travail de traduction – y compris le travail d’effacement de l’oeuvre originale), Berman écrivait que “[le traducteur] n’a en effet, de comptes à rendre à personne” et ajoute aussitôt en note de bas de page :

Sauf, certes, à ce “Grand Autre” qu’est le commanditaire, l’éditeur, le directeur de collection. Mais il y a toujours moyen de le tromper, ou d’entrer en connivence avec lui (ils partagent d’ailleurs souvent la même doxa). La servilité envers ce “Grand Autre”, si fréquente, ne contredit pas – au contraire – le mépris inconscient de l’auteur et du public.

Berman 1995 : 47-48

Ce Grand Autre “social” et “éditorial” vient aussi remettre en question l’analytique de la traduction, ne serait-ce qu’en mettant en cause la trop grande facilité qu’ont eue les traducteurs de Derrida à voir chez ce dernier un auteur “simplement” intraduisible. Nous nous emploierons aussi à remettre en question ce problème de l’“impossible traduction” pris un peu trop sérieusement, particulièrement aux États-Unis, où elle est devenue une doxa à partir de laquelle le traducteur peut prétendre être en dehors de l’échange symbolique de la traduction, ou encore au-delà de la dette que porte toute traduction envers le texte original. Le Grand Autre nous servira donc de guide méthodologique, mais à la condition que cette altérité soit toujours renouvelée, que chacune des méthodes abordées, devenant une nouvelle tour de Babel, puisse, doive être remise en question par une nouvelle altérité : l’idéalité par son Autre social, cette socialité par son Autre textuel, cette textualité par son concept. Ces repères méthodologiques viseront à définir – et ce sera l’objectif partiel du présent article –, le matériel propre à une critique de la traduction, ce que nous nommerons la “force” qui, justement, force à sortir de tout système méthodologique trop rigide.

Le présent article visera donc moins à expliquer (ou même à définir) la différance derridienne pour la traduction qu’à mettre celle-ci à l’épreuve de la traduction, d’abord en portugais, ensuite en anglais, et finalement en finnois[1]. Sans entreprendre une étude exhaustive sur les possibilités de traduire différance dans toutes les langues, il s’agira surtout : 1) de recenser les différentes possibilités de lecture sémiotique des traductions de “différance” (particulièrement dans le cas du portugais)[2]; 2) de montrer un cas où la sémiotisation est appauvrie, conséquence d’une certaine doxa sociale sur la traduction (l’exemple ici est celui de l’anglais)[3]; 3) d’examiner la possibilité de penser, au-delà de la forme et du fond (ou de la forme et de la signification, ou même du symbole pur) de la traduction, quelque chose comme une force, au sens où l’entendait notamment Derrida dans “Force et signification” (ici, nous utiliserons un exemple unique, celui d’une traduction finnoise de “différance”)[4].

L’idée ici, encore une fois, n’est pas de recenser tous les possibles de la traduction, mais de penser les conditions littéraires, sociales et philosophiques de cet impossible traduction – nous le verrons – de différance.

Une différance se différant : le cas du portugais

Le graphème “différance” apparaît pour la première fois dans l’oeuvre de Derrida avec “Cogito et histoire de la folie”, conférence prononcée en 1963 et publiée dans la Revue de métaphysique et de morale en 1964 (reprise dans L’écriture et la différence en 1967)[5]. Ce graphème est présent dans neuf des onze textes composant L’écriture et la différence. Par ailleurs, De la grammatologie (1967) contient pour sa part soixante-dix occurrences de différance, soixante-et-onze si on tient compte de la quatrième de couverture qui la présente comme le mouvement de l’histoire de l’interprétation de l’écriture. Derrida continuera d’utiliser la différance tout au long de son oeuvre, très souvent à l’intérieur de “chaînes” de signifiant[6].

Derrida prononcera aussi une conférence entièrement dédiée à la différance, pour la Société française de philosophie, le 27 janvier 1968, et publiée simultanément sous le titre “La différance” dans le Bulletin de la société française de philosophie (juillet-septembre 1968) et dans le collectif de Tel Quel Théorie d’ensemble (1968). Ce texte, légèrement révisé, sera repris dans Marges de la philosophie (1972). Ce texte pourrait figurer comme explication du graphème, si ce n’était du fait que Derrida, sur une trentaine de pages, répète inlassablement l’impossible définition de ce qui se présente comme “ni un mot ni un concept” (“La différence” : 3)[7]. Derrida décrira plutôt le projet de ce texte comme un faisceau, un rassemblement des différentes utilisations de différance :

Je tiens ici au mot de faisceau pour deux raisons : d’une part il ne s’agira pas, ce que j’aurais pu aussi faire, de décrire une histoire, d’en raconter les étapes, texte par texte, contexte par contexte, montrant chaque fois quelle économie a pu imposer ce dérèglement graphique; mais bien du système général de cette économie. D’autre part le mot faisceau paraît plus propre à marquer que le rassemblement proposé a la structure d’une intrication, d’un tissage, d’un croisement qui laissera repartir les différents fils et les différentes lignes de sens – ou de force – tout comme il sera prêt à en nouer d’autres.

1972c : 3-4

S’étonnera-t-on, donc, que nous ne tenions ni à définir ni à expliquer le graphème différance, ni que nous cherchions à en faire le système, mais que nous mettions à l’épreuve de la traduction sa force, reproduite, perdue ou réinventée?

Nous commencerons notre enquête sur la traduction par le portugais qui figure comme un exemple extrême dans le paysage de la traduction de la différance. En effet, Paulo Ottoni – qui fut lui-même traducteur de Derrida – a recensé une dizaine de manières différentes de traduire “différance” dans les traductions en portugais (au Brésil et au Portugal), de 1968 à 1997 (Ottoni 2003). Voici un tableau (1) résumant la recension qu’il a faite de ces exemples (sachant que “différence” a pour équivalent portugais “diferença”) :

Tableau 1

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Tableau 2

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Le tableau 2 résume plus systématiquement les différentes traductions. Que peut-on constater à partir de ces données? D’abord, la grande diversité des traductions s’étalant sur trente ans de traduction portugaise de Jacques Derrida. Deux anomalies peuvent retenir notre attention. La première est la traduction de différance en “diferença”, c’est-à-dire la non-distinction de la différence entre “différence” et “différance”. Le traducteur Antônio Ramos Rosa écrira en note de bas de page : “No original, différance.” [“Dans l’original, différance.”] La deuxième anomalie qui devrait nous intéresser est la dernière traduction de la liste, qui est la non-traduction de différance en “différance”. Le traducteur, Carlos Leone, trente ans plus tard, écrira en note de bas de page : “Termo nuclear do jargão filosófico derridiano.” [“Terme central du jargon philosophique derridien.”]

Entre ces deux cas extrêmes d’indifférenciation – le premier entre le “e” et le “a” de différe/ance, le deuxième dans le passage du français au portugais – se sont manifestées des traductions tout à fait originales et créatrices. Les premières (diferência et diferância) ont eu pour stratégie de rendre l’aspect grammatical du mot français “différance”, un déverbal obtenu à partir du verbe “différer” (via le participe présent “différant”). Ici, au verbe portugais diferir (dont le gérondif est diferindo), on ajoutera le suffixe -ência (analogue au -ance français, tous deux originaires du -antia latin), tout comme on a pu construire resistência (résistance) sur resistir et relevância (relevance) sur relevar (le “ê” ou le “â” dépendant de la finale du verbe). De plus, avec cette traduction, on est allé chercher le double sens du “différer” français puisque diferir peut aussi signifier “différer dans le temps”[22]. Toutefois, et c’est important de le noter, diferência s’entend comme une faute à l’oreille lusophone, puisque ce mot n’existe pas en portugais et ne ressemble oralement en rien à la différence (diferença). L’introduction du “â” de “diferância” (qui ajoute une faute à la faute, un deuxième manquement à l’orthodoxie) est possible oralement parce que le portugais européen ne possède pas de paire phonologiquement distincte entre le “a” et le “e” lorsqu’ils sont nasalisés et toniques[23] (ce qui permet d’inclure l’“a” que Derrida mentionnait explicitement dans “La différance”[24]).

Si “diferência” et “diferância” se remarquent par leur stratégie pour transposer un sens ou une exigence grammaticale de différance, d’autres traducteurs choisiront des options plus formelles. Par exemple, on verra apparaître le mot “diferança” au Brésil en 1994 : ici, le traducteur a gardé le mot diferença, mais a substitué au “e” un “a” (qui toutefois s’entend). D’autres traducteurs choisiront la voie de l’inaudible : “diferensa” qui substitue au “ç” un “s” inaudible (au Brésil, dès 1995); ou encore “difer-ença”, qui ne fait qu’ajouter un trait d’union au mot diferença (au Portugal, en 1995). Certes, ces derniers exemples restent imperceptibles lorsque prononcés, mais n’arrivent pas à introduire le fameux “a”. Il n’existe évidemment pas de traductions parfaites de “différance”. Au contraire, toutes ces imperfections donnent à la traduction de différance un intérêt pour une étude de celle-ci dans le monde lusophone.

Les traductions ne s’arrêtent pas là. Ottoni en mentionne d’autres qui seront suggérées lors d’un colloque à São Paulo en 1998, mais qui ne seront pas (ou n’ont pas encore été) effectivement appliquées dans une traduction : “differença” (redoublement du “f”, inexistant en portugais), “diferẽça” (incluant un “e” avec un tilde, signe de la nasalisation) et “dipherença” (orthographe du “ph”, inexistant en portugais). Ottoni rapportera aussi celle d’André Rangel Rios qui propose “diferaença” (au Brésil, en 2000) dans un texte éponyme (Rios, 2006). Ces dernières traductions tentent à leur manière de reproduire l’indistinction orale et/ou l’inclusion de la lettre “a” : soit en allant chercher des orthographes archaïques, mais compréhensibles pour le lecteur lettré (“differença”, “dipherença”, c’est aussi le cas de la ligature latine “ae”), soit en créant une nouvelle orthographe par l’inclusion d’un signe original (c’est le cas de “diferça”[25]). Mais plus encore, certaines d’entre elles réussissent à inclure ce que nous nommerons une force dans la traduction (nous y reviendrons) : les traducteurs n’arrivent-il pas, par l’emploi d’un double “f” ou d’une orthographe ancienne, ou encore par l’utilisation d’une lettre étrangère (mais pas si étrangère au sol brésilien) à apporter quelque chose à la traduction? Un rappel du latin comme la langue qui a mal traduit le grec (le redoublement du “f”), ou encore un rappel de l’originel διαφέρειν grec (le “ph” du φ [phi] grec)? Ou encore, le très simple “difer-ença” ne rappelle-t-il pas la temporisation du graphème “différance”, à la fois en retardant la désinence -ença par rapport au “difer”, et même en espaçant le mot en son coeur même? Le portugais nous permet d’apprécier les trouvailles de ses traducteurs jusqu’à l’extrême, c’est-à-dire jusqu’à utiliser des lettres qui ne sont même pas portugaises mais restent toujours lisibles pour le lecteur lusophone, au risque de déplacer chez lui un peu de ses habitudes de lecture : ce sera, pour l’instant, ce que nous appellerons la force.

Paulo Ottoni proposera pour sa part difer/nça, où la barre oblique représente la coupe dans l’écriture, le lieu où pourra se greffer la lettre “a”. La barre oblique représente aussi une blessure qui ne se cicatrise pas[26]. Pour Ottoni, la différance possède, à la fois comme mot et comme concept, sa propre capacité à disséminer, à se traduire dans l’intraduisible, elle possède son propre principe de prolifération. On peut se demander si le graphème “différance” possède toujours, partout, cette capacité à différer de lui-même et si le constat qu’Ottoni fait pour la traduction en portugais de “différance” peut s’appliquer à une autre langue, ou même à toutes les langues, fort nombreuses, dans lesquelles Jacques Derrida fut traduit. C’est ce que nous nous demanderons à partir de l’anglais.

La différance en anglais, ou le refus institutionnalisé de la différance

La langue anglaise et le monde philosophique anglo-saxon se donnent comme des exemples incontournables pour comprendre Jacques Derrida. D’abord, au niveau bio-biblio-graphique, l’Amérique est un milieu particulièrement intéressant pour qui veut étudier la réception de Derrida, ne serait-ce que pour le nombre assez important de publications qu’a pu générer sa pensée, allant de l’article scientifique au documentaire cinématographique, en passant par les livres introductifs agrémentés d’illustrations. Biographiquement, Derrida a passé une grande partie de sa vie intellectuelle aux États-Unis, et son premier texte traduit en anglais a été publié en 1970 (“Structure, Sign and Play in the Discourse of Human Sciences”) et le premier livre traduit, en 1973 (Speech and Phenomena); le premier article publié d’abord en anglais est probablement “Limited Inc abc”, en réponse à John Searle, en 1977, et le premier livre originellement publié en anglais paraît en 1986 (Mémoires. For Paul de Man). En quinze ans, l’Amérique sera devenue une part essentielle de l’oeuvre de Derrida.

Une deuxième raison devrait nous pousser à privilégier la langue anglaise dans une étude sur les traductions de Derrida. Dans une perspective sociologique, l’anglais doit être compris comme la langue dominante du champ contemporain de la philosophie. Plusieurs traducteurs de langues moins centrales dans le domaine philosophique découvriront les auteurs qu’ils traduiront à partir de l’anglais – et bien souvent, c’est à partir de l’anglais (parfois partiellement) qu’ils traduiront Derrida ou d’autres dans leur langue maternelle.

Ainsi donc, pour reprendre notre problème de la traduction de “différance”, nous voudrions vérifier comment, pour leur part, les traducteurs vers l’anglais ont traduit ce graphème et en décrire les stratégies. Voici, sur une période de trente ans, les différentes traductions de “différance” :

Tableau 3

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Ce tableau (3) – qui, à notre connaissance, est représentatif de l’ensemble des traductions – montre qu’il n’y a jamais eu même de tentative de traduire la différance derridienne[40]. Le graphème ne semble pas suggérer la possibilité pour les traducteurs de le traduire, même pas une note de bas de page. Jamais même l’idée n’est mentionnée qu’il soit possible de trouver une traduction de différance.

On pourrait objecter que “différance” (avec ou sans accent, avec ou sans italiques) est une traduction au même sens que pouvait l’être les diferência-diferensa, etc., du portugais; que diferance, en anglais, se prononce quand même assez similairement à difference; et que, de toute manière, il serait difficilement imaginable de trouver une nouvelle traduction incluant la grammaticalité du participe présent (en -ing : differing?), le sens de la temporalisation (avec defer : defering?), en plus de posséder un “a” (defaring?), bref, un mot qui, au bout du compte, ne voudrait plus rien dire pour le lecteur anglophone.

En somme, l’anglais n’a jamais tenté, contrairement au portugais, de traduire le mot différance. Pourrait-on expliquer cela par le régime éditorial américain? C’est peu probable : par son nombre assez élevé de traducteurs provenant de divers milieux, par ses lieux de publication et ses maisons d’édition diversifiés, ainsi que par son rapport peu hiérarchisé avec son ancienne métropole, les États-Unis (avec le Royaume-Uni) sont comparables au Brésil (avec le Portugal)[41].

Or, au-delà du constat de la non-traduction de “différance”, c’est surtout la certitude exprimée par les traducteurs de ne pas avoir à traduire ce mot qui étonne. Par exemple, Alan Bass, dont les traductions configureront celles qui seront faites à sa suite, écrira, en introduction à Writing and Difference, dans un paragraphe dédié aux “Derrida’s terms” :

Wherever Derrida uses différance as a neologism I have left it untranslated. Its meanings are too multiple to be explained here fully, but we may note briefly that the word combines in neither the active nor the passive voice the coincidence of meanings in the verb différer : to differ (in space) and to defer (to put off in time, to postpone presence). Thus, it does not function simply either as différence (difference) or as différance in the usual sense (deferral), and plays on both meanings at once.

xvi

C’est donc très consciemment que les traducteurs, à tout le moins Alan Bass, ne traduisent pas “différance”, mais au contraire le transfèrent dans leur propre langue. Ici, Bass, comme beaucoup d’autres, useront du verbe to defer, graphiquement proche, pour expliquer le sens de la différance.

L’étymologie compliquée de differ et defer (deux verbes provenant originellement du latin, à partir tous deux de l’ancien français) est particulièrement intéressante pour comprendre la division de la signification en deux verbes. To differ comme “différer” vient du latin differre qui signifie, comme en français, à la fois la différence dans l’espace et dans le temps. L’anglais n’a gardé que le sens de différence dans l’espace, incapable pour lui-même de porter le sens du “différer dans le temps”, sens qu’il a transféré à un autre mot, graphiquement proche, mais étymologiquement éloigné : deferre. To defer, donc, dans sa signification, vient aussi du latin differre, mais a pris la forme du deferre latin (affixe de- apposé au ferre, porter, supporter), qui donnera en français “déférer”, signifiant originellement en latin “porter d’un lieu élevé dans un autre plus bas” (en parlant d’un objet), et ensuite “porter une lettre” (la correspondance, mais aussi, et pourquoi pas, une lettre, la première de l’alphabet[42]), “porter au marché, exposer en vente, vendre”, “soumettre une affaire au peuple, au conseil de guerre” et “porter plainte, porter plainte en justice” (cette dernière signification restera en français dans le sens de “déférer au tribunal”, c’est-à-dire “traduire devant la justice”, sens sur lequel nous reviendrons). Le sens actuel de defer provient donc d’un quiproquo – ou mieux un aliquid-pro-aliquo – duquel le sens “originaire” latin – sens confus, sens né d’une confusion – a été “confondu” (il vaudrait mieux parler d’une dé-fusion) par une nouvelle distinction entre differ et defer. Bref, une portée du sens – un transport de sens, une traduction, une dé-portation… – au-delà du signe écrit. Le latin fait figure d’extraordinaire langue de “genèse” pour la philosophie, non pas par force de distinction, mais par force de confusion – (con)fundindo, écrivait Ottoni –, celle-là même qui est – devrait être – le sens du “babel” hébreu[43]. Le latin, nouvelle Babel, confond le sens des mots et diffère les langues en elles, entre elles.

On comprend donc le problème de l’anglais qui, linguistiquement, n’arrive pas à reprendre le sens de “différer dans le temps” de la différance et choisit la solution “facile” de la non-traduction. Mais le problème de cette non-traduction est peut-être plus profond, car il s’agit ici moins d’une non-traduction que d’un oubli de la traduction – comme Heidegger parlait de l’oubli de l’être –, c’est-à-dire que la traduction ne devient même plus un problème, dans la mesure où la “solution trouvée” consiste simplement à remettre le mot tel quel, parfois en enlevant l’accent, parfois en le mettant en italiques, parfois en lui mettant une majuscule – sans plus. Vaut mieux penser que le problème n’est pas linguistique, qu’il se trouve ailleurs.

Plus encore que le simple problème linguistique, ce qu’il faut examiner, c’est l’idéologie qui sous-tend sa non-traduction, celle qui se trouve exprimée dans les normes sociales de la discipline qu’est la philosophie, pour laquelle une vérité du texte est toujours associée à son caractère authentique, c’est-à-dire qu’un “concept” est toujours associé à un nom d’auteur, le premier donnant au deuxième un produit échangeable dans le marché philosophique, le deuxième donnant au premier une garantie sur sa valeur et son appellation d’origine contrôlée.

Sémiotiquement, pourtant, “différance”, comme mot écrit tel quel, a une certaine valeur, car il apparaît pour ainsi dire “étranger” aux lecteurs anglophones – étranger, certes, mais pas trop. On peut difficilement se reporter à Friedrich Schleiermacher ou même à Antoine Berman pour comprendre son caractère étranger, dans la mesure où si c’était tellement étranger (et que ce caractère puisse remettre en question l’ethnocentrisme d’une culture traductive, comme le souhaitait Berman), celle-ci n’aurait pas eu de suite nécessaire, alors que dans le cas de Derrida, toutes les “traductions” suivent la première non-traduction. Au contraire, ce caractère étranger semble plutôt relever de quelque chose comme une préciosité du langage d’un petit groupe restreint d’intellectuels, en gros, d’un jargon. Le préfacier du premier livre de Derrida traduit en anglais avertit le lecteur à propos de ce jargon :

I would not expect [philosophers in the analytic tradition] to read the present work without frequent discomfort and occasional dismay. There are two aspects of the present work that contribute to such discomfort. One is Derrida’s style. The work is full of metaphors, of plays upon words that often do not survive the translation, of florid language that sometimes leaves one mystified as to Derrida’s intent, and of verbal contradictions or absurdities […]

Newton Garver, préface à Speech and Phenomena, 1973 : xxvi

Ce dont le préfacier s’excuse en 1973, le jargon derridien, sera pourtant la force de la pensée de Derrida aux États-Unis – ses métaphores, ses jeux de mots, son langage ornementé –, ce jargon qui aura, par ailleurs, une formidable histoire puisque la différance n’aura de cesse d’être reprise par l’un et par l’autre dans le monde académique, chacun y allant du sien, de sorte qu’on finit par retrouver de la différance partout, autant dans l’architecture déconstructiviste d’Eisenman, dans l’independent cinema, ou encore dans les mouvements de gauche où différance deviendra presque un synonyme de diversity. Par ailleurs, la définition du concept, que nous refusions de donner plus haut, fera pléthore : pas un seul glossaire, que ce soit sur Derrida, sur le postmodernisme ou sur le poststructuralisme, ne manquera de définir, avec bien peu de différence, le graphème “différance”. Comme quoi cette non-traduction a peut-être permis une translation plus grande, un transfert plus rapide dans le monde académique et non académique[44].

Cette préciosité du langage diagnostiquée par Garver ne sera donc pas un obstacle à la diffusion intellectuelle aux États-Unis, mais au contraire contribuera à sa réappropriation, son assimilation, sa digestion américaine. Ces petits mots français, comme “différance”, bien repérables dans le texte anglais peuvent néanmoins être interprétés comme une répétition du style dans le mot à mot, une imitation du français par la non-traduction, et une reproduction plutôt qu’une production véritablement américaine. Les traducteurs n’ont-ils pas manqué le fin fond du graphème, qui jouait lui-même avec la traduction et, surtout avec le langage institutionnel, puisque Derrida disait de l’“a” de la différance que c’était “une sorte de grosse faute d’orthographe” (ce qu’Alan Bass traduira par : “a kind of gross spelling mistake”, p. 3), ou encore comme un “manquement à l’orthodoxie réglant une écriture, à la loi réglant l’écrit et le contenant en sa bienséance” (1972c : 3). N’ont-ils pas manqué, par la non-traduction du terme, la possibilité même qu’offrait la différance, à savoir, à tout le moins, la possibilité d’actualiser une virtualité réelle contenue dans le terme, celui-là même qui était utilisé par Derrida, dans son rapport au français? N’ont-ils pas sacralisé le mot, le rendant “intouchable”?

Derrida offre peut-être une réponse à cela; sans doute en offre-t-il plusieurs, mais nous pensons pouvoir en actualiser une parmi d’autres qui, sans suppléer aux autres, offre néanmoins un début de réponse à ce problème. Dans Foi et savoir (2000), une conférence donnée à Capri, en 1996, dans le cadre d’un colloque sur la religion, Derrida dira, justement, du mot “religion”, qu’il est pris dans une mondialatinisation : “Mondialatinisation (essentiellement chrétienne, bien sûr), ce mot nomme un événement unique au regard duquel un métalangage paraît inaccessible, alors qu’il reste ici, pourtant de première nécessité” (2000 : 48).

Mondialatinisation comme latinisation du monde, le phénomène, au-delà du problème religieux, n’affecte-t-il pas toutes les sphères du langage, jusqu’à la relation entre ces sphères : mais sans doute est-ce une réponse trop facile, elle est la réponse trop facile du religio intraduisible, celle d’une certain communauté qui se voudrait immune ou indemme :

L’ “immun” (immunis) est affranchi des charges, du service, des impôts, des obligations (munus, racine du commun de la communauté). […] C’est dans le domaine de la biologie que le lexique de l’immunité a déployé son autorité. La réaction immunitaire protège l’indemnité du corps propre en produisant des anticorps contre des antigènes étrangers. Quant au processus d’auto-immunisation, qui nous intéresse tout particulièrement ici, il consiste pour un organisme vivant, on le sait, à se protéger en somme contre son autoprotection en détruisant ses propres défenses immunitaires; comme le phénomène de ces anticorps s’étend à une zone étendue de la pathologie et qu’on recourt de plus en plus à des vertus positives des immuno-dépresseurs destinées à limiter les mécanismes de rejet et à faciliter la tolérance de certaines greffes d’organes, nous nous autoriserons de cet élargissement et parlerons d’une sorte de logique générale de l’auto-immunisation.

2000 : 67-68

Qu’en est-il de cette mondialatinisation – dont Derrida rappelle que l’idiome, aujourd’hui, est l’anglais –, de cette mondialatinisation peut-être commencée dans ce corps américain (source de maladie comme source de guérison), malgré, ou avec la complicité de sa greffe française en terres allochtones? Et Derrida de poursuivre :

Communauté comme com-mune auto-immunité : nulle communauté qui n’entretienne sa propre auto-immunité au principe d’autodestruction sacrificiel ruinant le principe de protection de soi (du maintien de l’intégrité intacte de soi), et cela en vue de quelque sur-vie invisible et spectrale.

2000 : 79

Mais une telle mondialatinisation, rappelle Derrida, sécrète elle-même son mouvement contraire :

Nous sommes là dans un espace où tout auto-protection de l’indemme, du sain(t) et sauf, du sacré (heilig, holy) doit se protéger contre sa propre protection, sa propre police, son propre pouvoir de rejet, son propre tout court, c’est-à-dire contre sa propre immunité.

Ibid. 67

L’immun, ou l’immunité – mais aussi le sain(t) –, c’est bien l’image qui ressort de la recension des non-traductions du graphème différance, comme si l’Amérique s’était injecté un peu d’étrangeté pour pouvoir se garder de l’étranger, comme on s’injecte un vaccin qui n’est autre qu’une quantité minime du virus dont on essaie de se garder. L’Amérique peut-elle sécréter son propre remède, ou en tout cas, peut-on encore faire advenir cette contre-auto-immunité à cette communauté qui ne possède pas moins, comme toute communauté, “cette pulsion de mort qui travaille en silence toute communauté, toute auto-co-immunité, et en vérité la constitue comme telle, dans son itérabilité, son héritage, sa tradition spectrale” (79). L’auto-immunité anglophone – à travers le primat de l’intraduisible – ne peut, dirait peut-être Derrida, se supporter elle-même, et même si l’exemple de la non-traduction de “différance” semble peu important, il ne va pas sans entamer la douce tranquillité de plus d’un traducteur qui ne rêvent que d’une chose : retraduire entièrement, avec ses normes d’unification, l’oeuvre complète de Derrida. En bref, le fantasme d’une authenticité, d’un rapport vrai entre la langue de Derrida et la langue du traducteur.

Cette mondialatinisation en cours n’est pas moins ce qui se passe actuellement dans la traduction de Derrida en anglais et dans d’autres langues, avec toujours le même rapport compliqué à l’histoire. Elle réussit l’immunisation mais aussi l’oubli de cette promesse donnée par la traduction, mentionnée par Derrida dans “Des tours de Babel” (1987 : 203), la promesse de la “perpétuelle reviviscence”, celle à la fois du texte, mais aussi de la langue traduisante.

À cette non-traduction, nous pouvons voir au moins deux problèmes. D’abord, en ne traduisant pas certains termes derridiens, on oblige le lecteur à ne voir que cela, ce qui a notamment pour conséquence de laisser de côté le style véritable de Derrida qui se trouve moins dans la nouveauté de certains mots que dans une certaine syntaxe qui lui est propre, un jeu avec le lecteur, une certaine poésie et une certaine narration aussi. Bref, seuls quelques mots finissent par compter au détriment du reste. Pour employer la belle expression du sociologue occitan Yvon Bourdet[45], la différance est à l’image de la talvera occitane, le bout du champ que le travail de labour ne réussit pas à rejoindre (et on sait les rapports, au moins depuis Platon, entre le travail d’ensemencement et l’écriture[46]); ce bout de terrain, cette marge, servait aux paysans occitans à un autre type de culture que celui qui avait lieu dans le reste du terrain. Quand le français s’est définitivement imposé en Occitanie, avec la Révolution française, non seulement on était incapable de traduire le mot talvera en français (où ce mot n’existe pas), mais le réel a suivi, puisque cette marge du terrain, qu’on ne pouvait plus ni labourer ni nommer, a cessé d’être cultivée. Avec la différance, on obtient comme l’image inverse, anamorphique, de la talvera, car ici, toute l’attention se porte sur la marge, laissant en friche le reste du texte derridien, mais avec des conséquences semblables : la marge devenant le centre, on n’en est pas moins pris dans une logique de réification des trouvailles derridiennes, devenues infertiles lorsque traduites.

Une deuxième conséquence de cette non-traduction, qui s’accorde avec cette mondialatinisation, c’est celle de voir la chose s’étendre à toutes les langues, car c’est de ce lieu, de l’Anglo-Saxonie qu’ont lieu en ce moment même les retraductions internationales de penseurs comme Derrida, faisant disparaître non seulement les différences, mais aussi, à bien des égards, la “différance”. Devant cela, pourrait-on penser, pour eux et même pour nous, à un “antidote”, à un pharmakon, qui retournerait, pour un temps seulement, le problème? Pourrait-on proposer, suggérer, une retraduction de “différance”, qui possèderait les caractéristiques de la différance, ou renouvellerait, revivifierait, pour la langue anglaise, la force que donne “différance” pour le français? Et quelles seraient les implications, les conséquences, d’une telle retraduction?

Sans proposer nécessairement une retraduction – qui n’aurait de valeur qu’heuristique dans notre discours –, nous aimerions rappeler ce qu’Eberhard Gruber disait à propos de l’orthographe de “différence”, dont deux graphies sont attestées dès le Moyen-Âge :

On peut constater deux scriptions anciennes du mot “diferance (v. 1160)” et “deferance (ca 1200)”, toutes deux ayant le même sens, “caractère qui distingue une chose d’une autre” et toutes deux déjà avec un a. C’est comme si de la différance avait déjà existé, à un clignotement près, jadis i/e (“diferance/deferance”), avant que Derrida n’attribue le sens qu’il crédite avec différance.

Gruber 2004 : 191

Au coeur de l’histoire de la différe/ance, au coeur même de l’histoire du français et de l’anglais, de leur genèse respective à partir du latin, se trouve déjà la “différance”. Pourrait-on suggérer pour l’anglais cet autre mot qui “clignote” dans l’obscurité étymologique : “deferance”? Ce dernier mot ne pourrait-il pas figurer comme traduction intéressante de la “différance” derridienne? Il permet à la fois de rappeler l’“a” typographique nécessaire, le defer du sens “différer dans le temps”, mais plus encore, il déplace (transporte, traduit…) le “clignotement” du e/a du doublet français différe/ance vers un nouveau clignotement i/e? C’est un mot étranger à l’anglais, mais pas si étranger puisqu’il a déjà existé, mais à l’image de la (dé )confusion en cours dans le passage du latin aux langues française et anglaise – de sa déférance, au sens du latin deferre –, il garde l’ambiguïté du rapprochement avec le français “différance”. Toutefois, sa gross spelling mistake ne se fait plus à partir de l’anglais institutionnalisé, mais cette fois à partir de cette nouvelle tour de Babel – diagnostiquée par les traducteurs de Derrida dès 1980 au colloque de Cerisy, en référence à la Yale School –, ce nouveau langage institutionnalisé qu’est peut-être devenu le derridianisme[47] : une faute d’orthographe pour ce français re-/dés-institutionnalisé, ce retour à une langue souveraine au coeur de la pensée américaine. Pourra-t-on utiliser ce mot pour parler de la traduction de Derrida? Est-ce que ce sera le dernier mot, notre dernier mot?

La relève derridienne

Au moins une critique des non-traductions de Derrida a déjà eu lieu, celle de Christie McDonald, qui visait non pas la “différance”, mais le terme de “relève”, lui-même une traduction par Derrida d’un mot allemand, Aufhebung, provenant de Hegel et signifiant la synthèse de la dialectique, son élévation, sa sublimation, mais aussi son écrasement. “Relève” n’est généralement pas traduit en anglais, on le considère tout comme “différance” comme un terme intraduisible. Lors du colloque “Les fins de l’homme. À partir du travail de Jacques Derrida” à Cerisy-la-Salle, en 1980, McDonald dira :

On pourrait reprendre ce que Derrida disait […] lorsqu’il parlait d’un long travail de lecture au bout duquel la trouvaille surgit (le mot “relève”) et oblige par la suite à une relecture du premier texte, le texte original. Cela ne semble pas possible pour le moment dans l’échange entre le texte français de Derrida et sa traduction anglaise. Cela n’est pas encore possible, pas du moins dans les mêmes termes, parce que […] cela suppose une deuxième traduction. “Relève” retraduit et relit à la fois des traductions et des interprétations antérieures. Or on en est aux premières traductions et aux premières interprétations des textes de Derrida aux États-Unis. Rien ne prouve que ce soit impossible, mais cela n’a pas encore été fait.

1981 : 277

McDonald exprime un espoir, l’espoir d’une deuxième traduction ou retraduction (retraduction de Derrida qui traduisait Hegel, mais aussi une deuxième traduction anglaise qui effacerait la première non-traduction de “relève”). Nous aimerions déplacer momentanément le problème de la non-traduction de “différance” vers celui de “relève”, et ce, afin de revenir de biais à celui de la différance.

À notre connaissance, cette retraduction de “relève” n’a jamais eu lieu chez les traducteurs de Derrida, sauf peut-être à un moment précis : quelqu’un a bel et bien proposé une nouvelle traduction de “relève” en anglais, ou plus exactement, est allé chercher chez Shakespeare une retraduction de relève, et cette personne, c’est Derrida lui-même, aux Assises de la traduction littéraire en Arles. La situation se présente comme triplement paradoxale : 1) c’est Derrida lui-même qui propose une retraduction; 2) c’est en France qu’une retraduction anglaise est proposée; et 3) c’est à partir de Shakespeare que la retraduction est faite, donc à partir du plus institutionnalisé des auteurs anglais.

Dans son texte “Qu’est-ce qu’une traduction ‘relevante’?[48]”, Derrida fait correspondre sa “relève” avec un mot qui pourrait paraître étrange, celui du verbe “to season[49]”, qui signifie “relever” au sens d’une épice qui “relève le goût des aliments”, mais qui a bien d’autres fonctions. Le Marchand de Venise, comédie de Shakespeare écrite au XVIe siècle que nous résumons brièvement, raconte l’histoire d’un homme, Antonio, qui emprunte une somme d’argent à un usurier juif, Shylock, pour le prêter lui-même à un ami, Bassanio, lequel utilisera l’argent pour épouser la jeune Portia. Comme garantie, dans le cas du non-remboursement, Shylock fera signer à Antonio un contrat où sera demandé une livre de chair (a pound of flesh), coupée tout près du coeur. C’est bien ce qui arrive à la scène IV, puisqu’Antonio, endetté, n’arrivera pas à rembourser l’argent prêté. La fin de la pièce montre donc le procès où devra se décider si le doge de Venise reconnaîtra le bond (le lien, le contrat…) entre Antonio et Shylock selon les lois de la république, craignant pour sa part les deux options possibles : s’il accepte le contrat entre Shylock et Antonio, il risque une guerre civile de son peuple qui acceptera mal de voir un chrétien mourir aux mains d’un juif; de l’autre, s’il n’accepte pas, il pourrait craindre le départ des juifs, essentiels à l’économie de Venise. Ne sachant que répondre à ce problème juridique, le doge appelle auprès de lui un avocat que la rumeur dit très compétent en la matière, ce docteur étant Portia elle-même, revenue discrètement auprès de son nouveau fiancé, travestie en homme pour qu’elle ne soit reconnue ni de son futur mari ni de personne. Après avoir examiné le contrat passé entre Shylock et Antonio, et demandé à ce dernier s’il en reconnaît l’authenticité (“Do you confess the bond? – I do[50]”), elle déclare : “Then must the Jew be merciful.” [“Alors le Juif doit être clément.”]. Ce à quoi Shylock répondra : “On what compulsion must I? tell me that.” [“En vertu de quoi le devrai-je? dites-moi.”] Et voici la réponse de Portia, réponse dans laquelle Derrida verra tout l’enjeu de la traduction :

The quality of mercy is not strained,

It droppeth as the gentle rain from heaven

Upon the place beneath : it is twice blessed,

It blesseth him that gives, and him that takes,

‘Tis mightiest in the mightiest, it becomes

The thronéd monarch better than his crown,

His sceptre shows the force of temporal power,

The attribute to awe and majesty,

Wherein doth sit the dread and fear of kings;

But mercy is above the sceptred sway,

It is enthronéd in the hearts of kings,

It is an attribute to God himself,

And earthly power doth then show likest God’s,

When mercy seasons justice.

La vertu de clémence est de n’être forcée,

Elle descend comme la douce pluie du ciel

Sur ce bas monde : elle est double bénédiction,

Elle bénit qui la donne et qui la reçoit,

Elle est la plus forte chez les plus forts, et sied

Mieux que la couronne au monarque sur son trône,

Car son sceptre brandit le pouvoir temporel,

C’est un attribut de majesté redoutable

Où résident la crainte et la terreur des rois :

Mais la clémence est plus que le règne du sceptre,

Elle a son trône dans le coeur des rois.

Elle est attribut de Dieu lui-même;

Et le pouvoir terrestre est plus semblable à Dieu

Quand la clémence adoucit la justice.

C’est ce dernier vers, que François-Victor Hugo traduisit par “Quand le pardon tempère la justice”, que Derrida retraduira comme suit : “Quand le pardon relève la justice.”

Qu’est-ce à dire? D’abord, que Derrida voit là, en plus d’une sentence éthique et politique forte, l’enjeu de la traduction, entre deux traditions, celle d’une part du verbum de verbo, de la traduction littérale, du mot à mot – c’est la tradition du juif, celui qui veut absolument que son contrat soit respecté à la lettre –; d’autre part, la tradition du ad sententiam, de la traduction non plus de la lettre mais de l’esprit – c’est la tradition chrétienne –, mais plus encore la grande distinction que l’imaginaire et le préjugé chrétiens font entre l’Ancienne et la Nouvelle Alliances, entre le judaïsme et le christianisme dans leur rapport à la Loi.

L’épisode des Évangiles où figure de manière la plus puissante cette division se trouve dans l’Évangile selon saint Jean (8 : 1-11), dans lequel une femme adultère (que la tradition a parfois assimilée à une prostituée, parfois même à Marie-Madeleine) est amenée par les scribes et les pharisiens devant Jésus pour qu’elle soit jugée et condamnée selon la loi – la lettre – de Moïse, c’est-à-dire punie par lapidation. Après s’être penché par terre pour écrire (écrire, faire des symboles dans la terre; c’est ce qu’on a souvent interprété comme l’exemple de la non-pérennité de la lettre, puisque tout signe ainsi écrit disparaîtra), Jésus se relève et dit : “Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre.” (JN 8 : 7) Personne ne lui jettera de pierre, tous les accusateurs quitteront la pièce (en commençant par les plus âgés), et Jésus dira à la femme : “Personne ne t’a condamnée? […] Moi non plus, je ne te condamne pas : va, et désormais ne pèche plus.” (JN 8 : 10-11) Cet épisode est un des fondements de ce qu’on appelle chez les catholiques le sacrement du pardon (encore appelé “de la pénitence”, aujourd’hui renommé “de la réconciliation”) dont le rituel consiste, pour le croyant, à se confesser, à reconnaître ses péchés, comme Antonio avait reconnu le contrat, confessed the bond.

Dans l’imaginaire chrétien, Jésus aurait bien respecté la loi mosaïque, mais au contraire des scribes et des pharisiens qui la lisaient à la lettre, Jésus, lui, en aurait respecté l’esprit. La distinction est très proche de ce que préconisait saint Jérôme pour sa traduction de la Vulgate : non verbum e verbo, sed sensum exprimere de sensu (cité par Derrida dans “Qu’est-ce qu’une traduction ‘relevante’?” 2004 : 564). La discussion de Derrida sur la pièce de Shakespeare s’arrête avec l’appel au pardon de Portia, mais le procès de Shylock est loin d’être terminé, car, aux demandes de mercy (de grâce, de miséricorde, de clémence…), ce dernier répondra :

An oath, an oath, I have an oath in heaven.

Shall I lay perjury upon my soul?

No, not for Venice.

Juré, juré, j’ai juré face au ciel.

Dois-je charger mon âme d’un parjure?

Non, pas pour tout Venise.

Parce que Shylock choisit le ciel et sa loi divine plutôt que les lois civiles et ses compromissions, Portia finira par laisser Shylock prendre sa livre de chair, mais juste avant que Shylock puisse prendre son dû, Portia l’arrêtera et lui fera remarquer :

This bond doth give thee here no jot of blood

The words expressly are a pound of flesh:

Take then thy bond, take thou thy pound of flesh,

But, in the cutting it, if thou dost shed

One drop of Christian blood, thy lands and goods

Are by the laws of Venice confiscated

Unto the state of Venice.

Ce billet ne t’alloue pas un iota de sang.

Les propres termes sont : “une livre de chair”.

Prends selon ton billet, prends ta livre de chair;

Mais en la taillant si tu fais couler

Une goutte de sang chrétien, tes terres et tes biens

Sont confisqués par les lois de Venise

Pour l’État de Venise.

Lawrence Venuti, traducteur vers l’anglais de “Qu’est-ce qu’une traduction ‘relevante’?”, remarque bien le changement de ton ici, qui n’a pas moins d’incidence sur la question de la traduction discutée par Derrida :

True to the steteotype, Shylock insists on a literal translation of the contract, demanding a pound of flesh for the unpaid debt while refusing the free merciful translation that would absolve his debtor. Yet the Christians adopt an even more more rigorous literalism when Portia insists that, according to the wording of the contract, Shylock can’t shed one drop of blood in carving out the pound of flesh. It is this unexpected Christian rendering of the letter that compels the Jew to submit to the translation of the hegemonic discourse, Christianity itself.

Venuti 2001 : 172

Venuti parle de discours hégémonique de la chrétienté, certes, mais à condition qu’on reconnaisse là que le chrétien – ici, la chrétienne, Portia – s’est fait plus juif que le juif; Portia interprétera le droit selon les termes de Shylock, ce droit qu’il réclamait depuis le début :

For, as thou urgest justice, be assured

Thou shalt have justice more than thou desir’st.

Car, puisque tu veux la justice, sois certain

Que tu auras la justice, au-delà de tes désirs.

Par la suite, Shylock, revenant sur sa prétention, demandera plutôt l’argent et apprendra finalement que, selon le droit en vigueur à Venise, le simple fait d’avoir demandé un procès pour l’application du contrat constitue une tentative de meurtre, passible pour les juifs contre un chrétien de la confiscation de tous ses biens et de la peine de mort. Ce dernier châtiment peut être évité si le souverain fait grâce au condamné de sa vie, ce que le doge acceptera, à condition que Shylock se convertisse au christianisme, ce qu’il fera, même doublement, car déjà en acceptant le pardon du doge, il soumettait son rapport à la loi à l’économie de la pénitence chrétienne.

S’il est vrai que cette “conversion” (dont le mot aujourd’hui est appliqué dans le domaine financier aux devises; mais que Cicéron employait déjà au sens de la traduction – le latin convertere) est, au dire de Venuti, la victoire d’un discours hégémonique chrétien, il faut aussi noter l’extraordinaire translation entre Shylock devenu chrétien et, avant lui, Portia – qui est elle-même figure de la transgression, en parodiant le statut supérieur des hommes de profession libérale – qui se faisait juive dans sa lecture littérale de la loi, l’un devenant l’autre, prenant sa place, un moment seulement.

Si on prend au sérieux l’affirmation voulant qu’il s’agissait là d’un discours sur la traduction, alors on obtient un discours qui va au-delà de la distinction entre lecture juive et chrétienne de la loi, ou entre traduction de la lettre et traduction du sens. Si on applique ce plus juif que juif à la traduction, si on désire dans sa traduction être plus littéral que la littéralité, ou encore prendre à la lettre plus que la lettre, nous aimerions y voir là cette “traduction abusive” qu’avait lancé Derrida, sous forme de “boutade” : “Une ‘bonne’ traduction doit toujours abuser.” (1987 : 63) Cet abus dans la traduction, c’est ce que recommandera Philip Lewis au colloque de Cerisy, un “jeu muti- pliant et disséminal du retrait – dans la mesure où il n’est plus traduction, où il est abus – qui en constituera la valeur authentifiante, qui en fera une ‘bonne’ traduction, qui lui conférera l’effet d’un opérateur textuel” (Lewis 1981 : 254). Cette “traduction abusive”, c’est celle-là même que Derrida lui-même aurait réussi à accomplir par sa traduction de l’Aufhebung en “relève”. Or, cet abus dans la traduction créerait un surplus en compensation du manque, de la perte et des déformations, dans lequels tout texte traduit se pense.

Cette littéralité plus littérale, nous voudrions la penser en termes de “force”, ou pour parler comme Benjamin dans “La tâche du traducteur” (2000 : 255) en termes de teneur du langage, de noyau (en allemand Kern). Quel est ce reste qui ne se soumet pas à des propositions binaires – traduction littérale contre traduction du sens, fidélité contre trahison, etc. –, celles-là même qui sont au coeur du problème traductologique? À l’opposé de Philip Lewis, il faudrait voir la force – et l’abus traductif qui la précède – non pas comme l’opposé d’une nouvelle binarité (qui comprendrait son autre : la faiblesse), mais comme ce qui, justement, loin de se soumettre à l’opposition métaphysique, y répond[51]. L’intraduisible derridien n’est pas l’opposé du tout-traduisible ou de l’usuellement traduisible, car ceux-ci sont conjointement solidaires : “Or je ne crois pas que rien soit jamais intraduisible – ni d’ailleurs traduisible” (Derrida 2004 : 563). L’aporie derridienne relative à la traduction n’est pas formalisable dans une méthode; elle montre plutôt que dans les textes les plus in-traduisibles, la traduisibilité n’en est pas moins possible : elle n’est possible que dans l’im-possible[52]. La tâche du critique des traductions n’est donc pas de diagnostiquer ce qui, dans une traduction, peut faire l’objet d’un jugement en termes de force et de faiblesse, mais de suivre les transports d’une seule et même force, parfois passive, parfois active, mais se situant le plus souvent dans cet entre-deux, tout comme la différance elle-même, qui n’est ni passive ni active[53].

Les fins de la traduction : un cas provenant de Finlande, ou comment éviter le dernier mot, le mot de la fin

Nous aimerions, pour finir, donner un exemple de traduction de la différance provenant du finnois, exemple qui, croyons-nous, possède cette force permettant à l’intraduisible d’être traduit et au critique de la traduction de projeter cette force qui, à la fois, donne sens à la traduction ou la relève, tout en fournissant du matériel à une possible critique de la traduction qui irait au-delà d’un jugement basé sur une catégorisation binaire.

Un travail de la force se manifeste dans le cas de la traduction du graphème “différance” en finnois, généralement non traduit (tout comme en anglais), et ce, depuis 1985, dans la première traduction du texte “La différance” par Hannu Sivenius dans la revue Synteesi. Pourtant, en 1997, dans la revue Niin & Näin, Ismo Nikander traduit le texte “La structure, le signe et le jeu dans le discours en sciences humaines” sous le titre “Rakenne, merkki ja leikki ihmistieteiden diskurssissa”, dans lequel il offre une traduction tout à fait originale de “différance[54]”, jamais reprise ailleurs à notre connaissance : celle de “erå” (notons qu’une des traductions possibles de “différence” en finnois est ero). Voici un extrait du texte de Derrida, suivi de sa traduction par Nikander :

D'abord parce que nous sommes là dans une région — disons encore, provisoirement, de l'historicité — où la catégorie de choix paraît bien légère. Ensuite parce qu'il faut essayer d'abord de penser le sol commun, et la différance de cette différence irréductible.

1967a : 428

Kysymys ei voi olla valinnasta, koska olemme sellaisella alueella — sanokaamme taas väliaikaisesti historiallisuuden alueella — jossa valinnan kategoria näyttää varsin heppoiselta; koska ensin on yritettävä ajatella yhteistä maaperää ja tämän poisredusoimattomissa olevan eron eråa [différance].

44

À “erå” (ici au partitif : eråa), Nikander commentera en note que “différance” ne diffère que d’une lettre, tout comme sa propre traduction, et que ‘eron’ (tout comme ‘erån’) ne peuvent être distingués que dans l’écrit”.

Cette traduction est étonnante à plusieurs égards. Le erå proposé (vis-à-vis de ero) vient remplir les conditions en termes de fond et de forme, et même de force, du graphème “différance” : le “å”, ou “a rond en chef”, se prononce en finnois exactement comme le “o”. Or, la lettre n’existe théoriquement pas en finnois, mais est reconnaissable par tous ses locuteurs, puisqu’il s’agit d’une lettre appartenant à la langue suédoise, deuxième langue de Finlande. Elle se retrouve par exemple dans certains noms de lieux – notamment les îles d’Åland, à majorité suédophone. Reconnaissable par tous et en même temps étrangère, différentielle à cette reconnaissance, “å” remplit les conditions homophoniques, mais aussi textuelles du quasi-concept de différance, puisqu’elle inclut en elle-même le fameux “a” en supplément (on peut s’imaginer un Finlandais devant ajouter un “erå avec un ‘a’” comme Derrida devait lui-même dire “différance avec un ‘a’” pour bien faire comprendre la textualité du concept).

Si la traduction erå perd l’élément grammatical du déverbal (avec son sens de “différer dans le temps”), elle réussit, plus que le terme français, à inclure un élément conceptuel de la traduction chez Derrida : la “relevance”. Graphiquement, l’“a” relève (seasons, hebt auf) l’“o”, qui se retrouve “en chef” (comme le dit l’expression française), surpassant le “A” pyramidal, figure du signe chez Hegel. Perdant dans le fond, il gagne peut-être en force. Mais ne montre-t-il pas aussi l’aspect éthique et politique que Derrida voyait dans la “relève” de la discussion sur Shakespeare : quelque chose au-delà de la souveraineté du roi, du doge, ou du président? On peut penser, en voyant ce “rond en chef”, à la couronne suédoise, l’ancienne puissance coloniale de Finlande, ou encore, et pourquoi pas, à l’auréole du sain(t), de l’immun mentionné ci-dessus, relève, donc, de la “garde”, pour reprendre un des sens du relever de la traduction derridienne d’“Aufheben”. Tout cela est remis en question, sans même que le traducteur en ait conscience. Qu’il en ait conscience ou pas n’a en fait aucune importance : c’est aussi ça, la force de la traduction, celle de résister même à son auteur supposé pour déposer, sur le lecteur, une force à penser autrement. Cette force de la traduction n’excuse pas un “manque” dans le symbole, elle fait plus que ce qu’on lui demande, en cela, rejette ou, mieux, relève à la fois la version juive et la version chrétienne de la Loi. Il n’est pas étonnant qu’une telle traduction ne soit pas reprise par d’autres, mais son existence, même momentanée (à l’image de la “différance”), permet d’espérer que d’autres traducteurs auront la force de résister à la facilité de la mondialatinisation prophétisée par Derrida et qu’ils trouveront cette force justement chez lui.

Notre proposition de traduction de “différance” en anglais par deferance pourrait-elle faire sentir cette force que nous essayons depuis le début de faire sentir au lecteur? Est-elle suffisamment abuseful pour donner plus que le graphème original demande? Ou au contraire, feint-elle l’origine suffisamment pour pouvoir se passer de toute idée d’originalité, et ce, sans nécessairement dire le dernier mot, le mot de la fin à toute traduction?

Nous aimerions penser qu’à tout le moins, deferance, prenant sur lui le sens de defer et incluant en lui l’“a” de la différance, donne à penser ce jeu de rabaissement et de relève (ou de sacralisation et de profanation, peut-être déjà à l’oeuvre chez Derrida – comme chez le Christ lorsqu’on lui a demandé de juger la femme adultère selon la lettre de la Loi –, car deference, comme en français “déférence”, signifie surtout le respect, “vertu” éthique de la traductologie que l’on retrouve chez Antoine Berman, citant Jean-Yves Masson :

Les concepts issus de la réflexion éthique peuvent s’appliquer à la traduction précisément grâce à une méditation sur la notion de respect. Si la traduction respecte l’original, elle peut et doit même dialoguer avec lui, lui faire face, et lui tenir tête. La dimension du respect ne comprend pas l’anéantissement de celui qui respecte son propre respect. Le texte traduit est d’abord une offrande faite au texte original.

Cité dans Berman 1995 : 92

C’est un respect – dont l’étymologie est proche de la réponse (à la lettre envoyée), mais aussi de la responsabilité, c’est-à-dire du témoignage devant l’événement de la langue – qui serait moins le dernier mot de la traduction qu’un appel à une relecture de “La différance”, comme Christie McDonald le demandait à propos d’une hypothétique retraduction de la “relève” en anglais. Un respect, certes, mais un respect qui ne va pas sans tenir tête (au chef), à toutes les souverainetés, de la langue, du texte original, des traducteurs, et même des critiques de la traduction :

La différance n’est pas. Elle n’est pas un étant-présent, si excellent, unique, principiel ou transcendant qu’on le désire. Elle ne commande rien, ne règne sur rien et n’exerce nulle part aucune autorité. Elle ne s’annonce par aucune majuscule. Non seulement il n’y a pas de royaume de la différance mais celle-ci fomente la subversion de tout royaume. Ce qui la rend évidemment menaçante et infailliblement redoutée par tout ce qui en nous désire le royaume, la présence passée ou à venir d’un royaume. Et c’est toujours au nom d’un royaume qu’on peut, croyant la voir s’agrandir d’une majuscule, lui reprocher de vouloir régner.

1972c : 22