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Mentalité : voilà un autre mot qui est utilisé à tout vent sans grande précaution et probablement sans se questionner sur son sens et sur les représentations qui y sont rattachées.

Cette baisse résulte d'une évolution marquée et mesurable des mentalités en matière de punition corporelle. Et même si les pères ont traditionnellement une attitude plus rigide que les mères à l'égard de la punition corporelle, tous les deux ont connu un changement de mentalité marqué.

Cette citation est tirée d’un article de La Presse, media francophone québécois de grande diffusion[1]. L’article fait le compte rendu du rapport d’enquête La violence familiale dans la vie des enfants du Québec (Clément, Julien, Lévesque et Flores, 2019). L’un des résultats de la 4e édition de cette enquête est, comme cela est sous-entendu dans la citation, une baisse marquée des actes de punitions corporelles, aussi bien pour les pères que pour les mères. C’est en soi réjouissant, mais ce n’est pas le fond de mon propos.

Dans cet exemple, même si l’usage est nuancé puisqu’il est associé à un changement, on notera la proximité avec l’adverbe « traditionnellement », argument d’autorité qui appuie l’idée que les mentalités sont difficiles à changer parce qu’ancrées solidement dans le groupe depuis des temps lointains. L’usage irritant de ce mot est plus marqué non seulement dans les conversations de tous les jours, mais aussi dans les usages médiatiques et chez certains scientifiques sous la forme « c’est dans leur mentalité ». Ce serait par exemple dans la mentalité des pères que de valoriser la punition corporelle et son usage. Dans ce sens, la mentalité serait un ensemble homogène de pensées et de croyances (ici : la punition corporelle est bonne pour l’éducation des enfants) propre à un groupe (ici : les pères) qui déterminerait le comportement des membres de ce groupe (ici : donner des fessées, gifles et autres châtiments). C’est en quelque sorte un équivalent psychologique du mot « race », puisqu’il autorise la réduction de l’explication du comportement d’un grand nombre d’humains à quelques caractéristiques psychologiques (des pensées et croyances) là où la race le réduit à quelques caractéristiques biologiques. Il est d’ailleurs possible d’échanger les mots « père » et « mère » par « Noir » et « Blanc », « italien » et « vietnamien » (ou tout autre nationalité) ou encore «  Première Nation » et « migrant », et le sens du texte de cette page ne changera pas d’un iota.

Le psychosociologue Moscovici n’hésite pas à reprendre à son compte le mot mentalité dans un texte datant de 2000. Il y compare les pensées de Frazer, l’anthropologue britannique, et de Lévy-Bruhl, le philosophe et sociologue français, qui tous deux s’étaient donné comme objectif scientifique de saisir « la mentalité primitive », c’est-à-dire la façon de penser des peuples du passé ou des peuples contemporains mais non « civilisés ». La thèse de Frazer est que cette pensée est magique et qu’elle ne peut atteindre le niveau de pensée de la « civilisation ». Moscovici souligne que Lévy-Bruhl, contrairement à Frazer, met les pensées de chaque peuple dont il parle en lien les unes avec les autres et tisse ainsi un ensemble de significations qui dépasse l’anecdote exotique et apparemment farfelue pour en faire un système ayant sa propre logique.

Ainsi, la plupart des erreurs qui ont été attribuées aux primitifs n'en sont plus dès qu'on les envisage dans le contexte des représentations qui orientent la pensée des hommes et des femmes vivant dans ces cultures

Moscovici, 2000, p. 214

Moscovici rend équivalent les termes « mentalités » et « représentations partagées par une collectivité », aussi nommées « représentations sociales ». Une représentation sociale est, selon Doise (1985), un principe générateur de prises de position liées à des paramètres spécifiques dans l'ensemble des relations sociales et organisant les processus symboliques dans ces relations. Cette définition rend aux membres d’un groupe la capacité de se positionner individuellement sur des enjeux qui touche le groupe. Cette façon de concevoir la mentalité, comme un ensemble de pensées/principes commun aux membres d’un groupe et leur permettant de prendre position à titre individuel, serait à privilégier plutôt que la version réifiante et surdéterminante habituellement employée.

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Ce numéro qui a pour thème la diversité du personnel scolaire, un sujet original pour les scientifiques et parfaitement d’actualité, a été édité avec passion et grande rigueur par Joëlle Morrissette, de l’Université de Montréal, et Geneviève Audet, de l’Université du Québec à Montréal. Qu’elles en soient ici remerciées !