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Les travaux de Nicholas Giguère (2018, 2021) ont mieux fait connaître la place importante des périodiques gais dans l’ensemble des périodiques québécois, ainsi que le rôle fondamental qu’a joué cette presse dans la formation de la communauté homosexuelle au Québec comme ailleurs, en France et aux États-Unis, notamment[2]. Dans sa thèse de doctorat, Les périodiques gais au Québec (1971-2009) : vecteurs de reconnaissance et de légitimation d’une communauté, Giguère présente une étude exhaustive, à la fois quantitative et qualitative, des 144 imprimés gais parus au Québec entre les années 1970 et les années 2000. Son état de la question nous amène à constater une recherche relativement volumineuse, laquelle couvre à la fois le corpus des imprimés gais et lesbiens (Roberge, 2008; Migneault, 2001). La thèse de Giguère répond à deux besoins critiques distincts dont l’un était, d’abord, de rassembler le corpus, large, dans une seule étude, pour dresser le portrait d’ensemble de la presse gaie. L’autre besoin était de mettre en lumière les conditions et les contextes de production et de réception des périodiques qui composent le corpus et d’en analyser la fonction pour la communauté gaie.

Il est intéressant de noter que la prolifération de la presse gaie militante, telle qu’elle est présentée dans le cinquième chapitre de la thèse de Giguère, concorde, chronologiquement, avec l’arrêt de la publication du journal féministe radical Les Têtes de pioche (1976-1979), qui avait été au moins partiellement dédié à la parole lesbienne (Bergeron, 2021a, 2021b). Je spécifie « partiellement » car, dans le mouvement féministe, non seulement la parole lesbienne n’a pas toujours été facile à prendre, mais elle n’a surtout pas toujours été entendue[3], au Québec comme ailleurs. En France, en 1980, la question lesbienne divisera le comité de rédaction de la revue Questions Féministes. Cela mènera, la même année, à la dissolution de la revue et à la création de Nouvelles Questions Féministes. Au Québec, la scission entre les lesbiennes féministes et les féministes hétérosexuelles n’a pas non plus épargné le journal Les têtes de pioche qui a connu, comme on le sait, son lot de débats internes, ce qui a contribué au déclin du journal. Ces événements figurent parmi ceux qui ont mené à l’émergence d’une nouvelle théorie politique : le lesbianisme radical, dont le principal vecteur, au Québec, sera un périodique qui commencera à paraître en mars 1982, trois ans après la disparition des Têtes de pioche. Or, cette première revue lesbienne radicale, Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui, est encore aujourd’hui une revue méconnue dans l’histoire des périodiques québécois[4].

Au Québec, les recherches pionnières et novatrices de chercheuses telles que Line Chamberland (1996), Diane Lamoureux (1998) et Stéphanie Mayer (2018) ont permis de documenter l’expérience et le militantisme lesbiens. Cependant, les initiatives culturelles et intellectuelles issues du courant du lesbianisme radical, comme théorie politique et praxis, ont été ignorées dans l’histoire intellectuelle et très peu considérées dans l’histoire des mouvements militants. De fait, si la presse gaie (masculine) québécoise est maintenant assez bien documentée, la presse lesbienne, pour sa part, n’a fait l’objet que de très rares travaux. En effet, peu de chercheuses se sont penchées sur la prose d’idées et l’imprimé lesbiens[5]. Cela n’est pas étonnant, considérant qu’au Québec, les periodical studies de même que les histoires intellectuelle et littéraire commencent tout juste à s’intéresser à la presse féministe québécoise, objet pour lequel les travaux critiques se sont multipliés dans la dernière décennie[6]. C’est cette lacune que le présent article tente de combler, au moins partiellement, en situant la revue lesbienne radicale Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui[7] et la pensée lesbienne radicale dans l’ensemble du discours militant (et plus spécifiquement féministe) des années 1970 et 1980, dans le but d’en comprendre la place et la portée critique. Nous verrons qu’AHLA occupe une place bien singulière dans l’économie discursive féministe à l’époque de sa création, dans la mesure où elle permet le développement théorique d’une pensée qui vise l’affirmation de l’existence lesbienne à l’extérieur du système hétéropatriarcal, lequel serait plutôt aménagé que subverti par les hétéroféministes. Par métonymie, la revue crée un espace intellectuel exogène à une presse féministe, par ailleurs dynamique. La revue a aussi constitué le vecteur d’un réseau de sociabilité et a mis au jour les parentés intellectuelles avec le mouvement matérialiste français, et plus spécifiquement radical lesbien, gravitant d’abord autour de la revue Questions féministes, de Monique Wittig et de Christine Delphy, puis autour de la revue Feminist Issues, lancée en 1980 à l’occasion du Feminist Forum de Berkeley.

Le corpus de mon analyse est constitué des trois numéros du premier volume de la revue paru en 1982. Mon étude vise à montrer le positionnement initial du discours éditorial et politique d’AHLA dans le contexte militant (notamment féministe) de l’époque. Entre Les Têtes de pioche, où le conflit entre les hétéros et les lesbiennes fait péricliter la revue avant d’entraîner sa disparition, et La Vie en rose qui affirme, dès 1982, une position « pro-lesbienne » (Bergeron, 2021a), Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui permet à partir de 1979, au moment de la formation du collectif, le développement d’une théorie autorisant l’affirmation politique du sujet lesbien de manière autonome, ce dont témoigne l’acte de création même de la revue.

Dans les années 1970, au Québec comme en France et aux États-Unis, les lesbiennes féministes avaient dénoncé l’absence de réciprocité (et de solidarité) entre elles et les hétérosexuelles. Le mouvement des femmes, comme Stéphanie Mayer l’a montré dans sa thèse de doctorat (2018), était miné par les conflits entre les lesbiennes et les hétéros. Au Québec, les revues ont parfois été des lieux privilégiés d’énonciation, de discussion et de résolution de ces conflits. Cependant, la première revue féministe québécoise francophone de la deuxième vague, Québécoises deboutte! (1971-1974), ne tient pas vraiment compte de la participation des lesbiennes dans le mouvement féministe ou, à tout le moins, ne fait pas de distinction entre ces deux « catégories » de militantes. La revue ne présente aucun article à ce propos au cours de ses trois années de publication[8]. On remédiera en partie à l’invisibilité des lesbiennes dans Les Têtes de pioche, revue féministe radicale publiée à partir de 1976, puis dans Des luttes et des rires de femmes[9], publiée de 1978 à 1981.

En février et mars 1978, Les Têtes de pioche publie un numéro double (vol. 2, no 9 et vol. 3, no 10) qui présente un échange entre les lesbiennes et les hétérosexuelles associées au collectif. Cherchant à se distinguer des réunions ou d’autres formes de rassemblement, où les hétérosexuelles se sentent inhibées et trouvent difficile de prendre la parole, la revue se présente comme le dispositif parfait pour permettre à « toutes » de se faire entendre, et ce, même si, dans cette livraison de 1978, la plupart des textes publiés qui concernent les rapports entre l’hétérosexualité et le lesbianisme au sein du mouvement féministe sont signés par des hétérosexuelles. Par textes interposés, les autrices alternent entre bilan et témoignage. On aborde certains malentendus, on exprime un sentiment d’aliénation et d’incompréhension qui est partagé par les deux groupes.

Du côté des hétérosexuelles, Madeleine Howard-Égré publie un texte qui se veut personnel, malgré la distance que crée la narration à la troisième personne :

L’hétérosexuelle qui se retrouve dans un milieu majoritairement homosexuel se sent souvent niée et elle n’ose pas parler. Elle s’exprime, mais elle exprime rarement l’essentiel (c’est ce que chacune vit, ses frustrations, ses joies, ses contacts). Ses paroles ne seront écoutées que dans la mesure où elles dénoncent froidement et sans nuance […] l’Homme – Monstre-Phallocrate -Insensible, la Maternité-esclavage, la Sexualité-Hétérosexuelle-Prostitution-Viol, etc. […] Exprimer ses désirs et ses besoins, ses problèmes et ses défis, en tant que femme, mère, compagne, amante, travailleuse, féministe, lui est très difficile là même où elle pensait trouver ouverture d’esprit et compréhension. […] Y a-t-il une place à l’heure actuelle pour l’hétérosexuelle, au même titre que la lesbienne, dans le mouvement féministe? L’une exclut-elle l’autre? Les lesbiennes, de par leur passé, prétendent, parfois, tout savoir des relations hommes-femmes. De son côté, l’hétérosexuelle, devant une lesbienne, est devant une inconnue. […] À mon avis, seul le dialogue, l’échange sans agressivité, peut résoudre les tensions créées par cette situation. Le mouvement en sortira plus fort, car qu’il se fractionne ou pas, les données seront plus claires.

TdP, Ibid. : 4

Madeleine Howard-Égré dénonce l’absence de dialogue et le malaise ressenti face aux lesbiennes. Elle appelle à la solidarité et à l’union, tout en reprochant aux lesbiennes leur condescendance et leur prétention de connaître mieux que les autres les stratégies de lutte à mettre en place :

[…] J’aimerais vous partager ce que j’ai vécu, ce qui s’est passé et ce qui s’est déjà passé lors de précédentes réunions, c’est cette espèce de division qui existe et qui est mentionné [sic] entre les féministes lesbiennes et les féministes hétérosexuelles. […] Plusieurs fois dans ces réunions où se retrouvent lesbiennes et hétérosexuelles, les lesbiennes prennent la parole de façon très émotive pour dire à quel point elles sont écoeurées, à quel point elles veulent faire un monde à part, vantant leur sorte de jouissance, gueulant leur écoeurement face à l’inaction des hétéro [sic] face au fait que ce sont les lesbiennes qui sont souvent à la tête des actions qui ne les intéressent pas, ou plus, et que ce sont les hétéros qui ne semblent pas être conscientes. J’ai senti une absurdité, une division, un mur d’incommunicabilité entre les hétéro [sic] et les lesbiennes, ça rime à quoi. En tout cas il y a souvent un malaise dans ces réunions où se retrouvent les hétéros et les lesbiennes et il serait temps de le considérer[…]. Les hétéros dans ce problème ont à parler autant que les lesbiennes et pour une raison obscure et inavouée elles se taisent. Faudrait savoir pourquoi et qu’on se parle franchement.

Ibid. : 8

C’est Éliette Rioux qui prend la parole pour exprimer le point de vue des lesbiennes. Pour ce faire, elle s’adresse directement aux hétérosexuelles : « […] Ne me dites pas que l’on vous nient [sic], que l’on vous fait vous sentir « inférieures ». Ne nous demandez pas d’approuver ce que vous vivez alors que nous savons, pour l’avoir vécu, ce que vivent la plupart des femmes en relation avec des hommes. » (Ibid. : 9) Dans ce texte, Rioux demande aux hétérosexuelles « d’assumer leurs choix » et de comprendre les défis que doivent relever les lesbiennes, dans leur volonté d’affirmation et de coming out, par exemple (Id.).

Mon propos ici n’est pas de synthétiser les débats entre hétérosexuelles et lesbiennes qui ont animé Les Têtes de pioche, mais bien de montrer que si, comme le mentionnait déjà Fortin en 2006, la revue offre la possibilité de « prendre la parole en tant que groupe intellectuel [et de] la prendre comme groupe autonome […], [qu’elle] […] est un travail de groupe, d’équipe [et que] s’y exprime la conscience d’un Nous qui prend la parole dans un lieu donné » (Fortin, 2006 : 8), dans le cas de la revue Les Têtes de pioche, il devient clair après deux années de publication que ce « Nous » se fissure, sinon se fractionne, mettant en relief les dissensions qui marquent le mouvement féministe[10] de l’époque. Les pages de la revue servent à la formation des deux camps. Le périodique met fin à ses activités en 1979 après le départ de sept membres[11].

Fortin mentionne que, « généralement, on fonde une revue parce qu’on ne se reconnaît pas dans celles déjà existantes » (Fortin, 2006 : 8). Si Les Têtes de pioche disparaissent en 1979, toutes les revues féministes ne s’éteignent pas à cette époque. Ainsi, des revues comme celle du Réseau d’action et d’information pour les femmes (1973-1995) ou Des luttes et des rires de femmes (1978-1981) lui survivent. En 1980 est publiée pour la première fois La Vie en rose, une revue féministe qui, rapidement, prend une position prolesbienne et montre son allégeance théorique très claire à Adrienne Rich (Bergeron, 2021a). En effet, les numéros qui présentent des dossiers thématiques sur l’amour, publiés en 1982[12] et en 1986[13], ne font pas référence à la pensée de Monique Wittig, pas plus que l’on y trouve d’allusions théoriques ou militantes à la pensée ou à l’action des lesbiennes radicales, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du mouvement féministe. Les rédactrices de La Vie en rose reconnaissent néanmoins que le lesbianisme est, en soi, une stratégie de lutte politique pour contourner les pièges du système patriarcal. Or, c’est justement sur ce point que l’entente avec les lesbiennes radicales achoppe : celles-ci ne veulent pas aménager l’espace patriarcal, mais « bien détruire le système social de l’hétérosexualité basé sur l’oppression » (AHLA, vol. 1, no 0 (mars 1982), p. 5). Il semble donc nécessaire, pour les lesbiennes radicales, de créer un lieu qui leur est propre, afin de favoriser la formation de ce « Nous » dont parle Fortin. Comme le note Louise Turcotte, la création de ce lieu entraînera

l’émergence d’une conscience politique et sociale [où les lesbiennes pourront] exister en dehors des lieux où elles étaient définies soit par leur sexualité (les bars), soit par leur engagement politique (le féminisme). En « politisant » le lesbianisme et en développant une théorie qui considère l’hétérosexualité comme un système idéologique et politique, le lesbianisme radical [mettra en place] un champ du savoir tout en envisageant de nouvelles stratégies de lutte.

Turcotte, 1998 : 1-2

Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui, vol. 1, no 0 : « Pour lesbiennes seulement »

Le numéro initial d’Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui est lancé en mars 1982, trois ans après l’arrêt de la publication du journal Les Têtes de pioche et deux ans après la parution du premier numéro du magazine d’actualité féministe La Vie en rose. Cela faisait toutefois trois ans que le collectif existait, ayant amorcé depuis 1979 « une réflexion politique chez nous, lesbiennes » (AHLA, vol. 1, no 0 (mars 1982)), réflexion qui avait d’abord pris la forme d’une vidéo réalisée et distribuée par le collectif. La revue qui fait suite à leurs échanges est d’apparence modeste. Sa page frontispice, en deux couleurs, présente l’illustration d’une amazone sur son cheval, bouclier à la main. On y annonce d’emblée la périodicité (trimestrielle), le coût (2,50 $) et l’appartenance sociopolitique (« Pour lesbiennes seulement »). Cet avertissement situe le collectif dans le discours militant de l’époque et même dans le mouvement féministe duquel, on le verra, AHLA comme courant autonome, souhaite s’éloigner. Le collectif fondateur de la revue, Ginette Bergeron, Ariane Brunet, Danielle Charest et Louise Turcotte, annonce, dès la page de crédits, leurs allégeances politiques :

[…] nous voulons poursuivre [une] réflexion par la création d’une revue, faite par des lesbiennes et s’adressant uniquement à des lesbiennes. Nous désirons mettre l’accent sur une politique radicale du lesbianisme.

AHLA, vol. 1, no 0 (mars 1982)

La première livraison (numéro 0) comprend des articles au propos attendu dans les numéros programmatiques de revues. La présentation de la revue sert également à justifier sa présence dans le champ médiatique. Cinq raisons auraient motivé la création d’Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui. En premier lieu, comme c’est le cas de plusieurs revues d’idées (Fortin, 2006; Guay et Nadon, 2021), le collectif souhaite que la revue soit un lieu d’expression et d’écriture « théorique, historique et informatrice sur le lesbianisme au Québec » (AHLA, vol. 1, no 0 (mars 1982), p. 6) pour les lesbiennes. Le collectif prend donc sur lui de « créer cet espace » exclusivement dédié à la question lesbienne, en expliquant aussi qu’il s’agit d’une manière de « se faire plaisir » (c’est la deuxième justification) et de « faire circuler les informations » concernant l’actualité lesbienne. Troisièmement, AHLA vise à promouvoir l’« approfondissement théorique » et, quatrièmement, la publication de textes importants de la pensée radicale lesbienne pour « en discuter ». Enfin, en cinquième lieu, AHLA veut « générer une énergie qui pourrait éventuellement déboucher sur la création de lieux [et d’] événement » (AHLA, vol. 1, no 0 (mars 1982), p. 2). De ce point de vue, la revue répond exactement aux fonctions du périodique en tant qu’espace de discours et de vie intellectuelle : « “Laboratoire”, “atelier”, “répertoire”, “lieu de rencontre”, “lieu sans adresse connue”, “espace d’échanges”, “[m]ilieux”, “lieu de vie ”, la revue est d’abord une entreprise spatiale dans sa conception théorique et pratique » (Guay et Nadon, 2021 : 8). Et c’est justement ce lieu, ou mieux, cet espace intellectuel sécuritaire que représente AHLA pour les lesbiennes radicales, elles qui ne reconnaissent pas pleinement leur lutte dans le mouvement féministe de l’époque.

Il est intéressant de noter que, dans la première livraison, l’article de présentation de la revue et l’éditorial programmatique sont distincts. L’éditorial programmatique se concentre davantage sur la définition des termes politiques de la pensée lesbienne. L’article donne d’abord une définition par la négative du sujet lesbien : « LESBIENNE : c’est d’abord un choix sexuel, […] Une lesbienne ne se définit pas comme : homosexuelle, bisexuelle, gaie, femme aimant une femme. […] [N]ous définissons une existence en dehors de l’hétérosexualité […] [alors] que politiquement nous nous sommes exclues du système hétéropatriarcal » (Ibid. : 3). Suivant la pensée de Monique Wittig, la lesbienne, telle que définie par le collectif, est un sujet autonome qui se situe à l’extérieur du paradigme hétéropatriarcal[14] et qui, n’étant pas en relation avec la classe des hommes, ne s’identifie pas non plus à la classe des femmes[15]. Il est intéressant de noter que l’expression même du « nous » lesbien dans une revue qui n’est pas une revue féministe traditionnelle (comme La Vie en rose, qui détient déjà un assez grand capital symbolique, à l’époque) participe à son autonomisation comme sujet politique et l’exemplifie, même, sur le plan médiatique.

La création d’une revue pour lesbiennes par des lesbiennes radicales marque une scission dans le mouvement féministe. L’espace éditorial féministe aurait pu permettre l’intégration de la pensée lesbienne et lui assurer un plus grand rayonnement. La Vie en rose, par exemple, aurait pu présenter une chronique ou dédier une page à la théorie lesbienne radicale. Différentes stratégies d’énonciation éditoriale auraient pu permettre de séparer les discours, au moyen d’un encadré, par exemple, voire d’un tiré à part. L’évolution du mouvement féministe a fait en sorte qu’AHLA s’inscrive dans un lieu de parole, « un lieu de rencontre » (la revue) autre, dans un monde à part, pour ainsi dire. Pour Louise Turcotte, il s’agit là d’une « stratégie organisationnelle qui s’exprime succinctement : “Pour lesbiennes seulement”. Ces trois petits mots marqueront l’histoire du lesbianisme radical au Québec puisqu’ils représentaient à l’époque une toute nouvelle stratégie » (Turcotte, 1998 : 12). Les lesbiennes radicales affirment leur position politique en dehors du discours féministe de l’époque.

Autonomie politique, autonomie discursive

La division entre les féministes, les lesbiennes féministes et les lesbiennes radicales s’effectue autant sur les plans de la pensée et de la théorie que sur celui de l’action politique[16] :

C’est vers la fin des années 1970 que les lesbiennes se rendirent de plus en plus visibles en contestant ouvertement l’hétérosexualité en tant que système politique à l’intérieur du mouvement féministe. Cette prise de parole représentera un tournant majeur qui a non seulement infléchi l’histoire du mouvement féministe mais aussi contribué à la naissance du lesbianisme radical.

Turcotte, 1998 : 2

À la différence des lesbiennes féministes, qui évoluent à l’intérieur du mouvement féministe et alignent pour la plupart leurs analyses sur les propositions d’Adrienne Rich (du côté américain) ou de Christine Delphy (du côté français), le lesbianisme radical se « veut un courant d’analyse politique de l’appropriation des femmes qui se différencie de la théorie féministe par la place centrale qu’il accorde à l’hétérosexualité » (Turcotte, 1998 : 11). Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui atteste une existence discursive et médiatique propre au mouvement lesbien radical. La revue permet à ce mouvement de réaliser son potentiel agentif collectif en rassemblant en un seul lieu les voix disparates de militantes. En quelque sorte, la revue fait le mouvement, elle en crée discursivement la collectivité et l’inscrit dans l’ensemble des discours militants de l’époque; cette collectivité est par ailleurs distincte des courants du féminisme[17] québécois, français ou états-unien. Le collectif procède à une mise à distance, donnant corps à une portion de la culture lesbienne radicale. En tant que dispositif narratif se définissant comme un organe discursif parallèle, la revue est l’intermédiaire qui permet aux lesbiennes radicales de se ménager une place parmi les dynamiques sociales du microcosme militant. Elle autorise par ailleurs un aller-retour constant entre la théorie (la réflexion) et l’action (l’énonciation de la théorie, pour mettre l’accent sur la praxis). Cette dernière, le lesbianisme, transite ainsi nécessairement par l’affirmation du sujet lesbien : « […] Les groupes de lesbiennes radicales apparaissent ou se renforcent un peu partout. Du fait de leur pratique et de leur réflexion, ils démontrent aujourd’hui l’existence d’un Mouvement de Lesbiennes Radicales » (AHLA, vol. 1, no 1 (juin 1982), p. 22).

Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui est une revue ouverte sur la communauté lesbienne au Québec, aux États-Unis et en Europe, dans laquelle on rencontre de la publicité sur des événements qui se tiennent partout sur les continents américain et européen. On fait ainsi appel à la création d’une communauté lesbienne radicale plus large que celle de Montréal. Dans la presse militante de l’époque, notamment celle des féministes, il est assez rare de constater une attention aussi soutenue portée à des événements culturels et politiques hors Québec. Cela témoigne certainement d’un vaste réseau d’actrices qui sont liées de près ou de loin à la revue, dans un moment où elles sont à la recherche d’appui[18]. AHLA est ainsi très près du réseau français, en particulier de la moitié du collectif qui a quitté Questions féministes en 1980[19].

Ouverte à la pensée lesbienne internationale, AHLA propose un point de vue critique sur le féminisme québécois, dans une décennie où la vitalité du mouvement n’est plus à démontrer (Bergeron, 2009, 2013). Par exemple, la première livraison de la revue présente un texte signé par chacune des membres fondatrices où, tour à tour, elles expliquent les raisons qui les ont poussées à participer à la création d’une revue. Dans son texte, Louise Turcotte n’hésite pas à critiquer vertement Denise Boucher et l’une des manifestations féministes les plus importantes des années 1970 au Québec, ce qui témoigne de la perspective critique adoptée pour parler du féminisme québécois :

On s’est fait notre petite société parallèle féministe où à la fois on peut vivre son lesbianisme de façon « valorisante » tout en se donnant « bonne conscience ». Mais jamais on a poussé ce raisonnement jusqu’au bout : qu’est-ce que le féminisme remet vraiment en question? et surtout à qui profitera-t-il? Cela a provoqué des situations assez paradoxales pour plusieurs féministes lesbiennes. La plus célèbre à mon avis a été le soutien pour Les fées ont soif, dont l’auteure, peu de temps auparavant les avaient décrites comme « puristes », « traîtres à la révolution » dans un [sic] interview dans Le Devoir. Je ne parle même pas ici de ses propos sur les lesbiennes dans Retailles.

AHLA, vol. 1, no 1 (juin 1982), p. 15

Si les données préliminaires recueillies nous indiquent qu’il n’y a pas une très grande circulation dans les réseaux de sociabilité militants et intellectuels définis par les revues d’idées féministes et lesbiennes, tout indique qu’elles étaient lues par les collaboratrices des unes et des autres. On trouve des références à Québécoises deboutte! dans Les Têtes de pioche et dans La Vie en rose, puis des références à Des luttes et des rires de femmes et aux Têtes de pioche dans Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui. En même temps, on constate que les collaboratrices d’Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui n’ont pas ou ont très peu collaboré aux autres revues féministes québécoises publiées à la même époque. Cela peut paraître aller de soi en raison des théories politiques développées dans AHLA, laquelle pousse ses membres et son lectorat à se définir comme sujets politiques n’appartenant pas comme tel au mouvement féministe, comme je l’ai mentionné plus haut. On aurait pu croire, quand même, que certaines d’entre elles auraient fait « leurs classes » dans certains organes de presse fondés par le mouvement[20]. Mais non : les deux réseaux sont initialement séparés, ce que révèle une analyse comparative de l’index des collaboratrices des Têtes de pioche et d’AHLA. Les autrices ne passent guère d’une revue à l’autre, et ce, même si la plupart d’entre elles sont publiées diachroniquement. Cette imperméabilité relative se comprend mieux si l’on considère que la revue Québécoises deboutte! était beaucoup plus ancrée dans le réseau communautaire, Les Têtes de pioche, dans un réseau plus littéraire et culturel[21] (et dans une certaine mesure universitaire) et La Vie en rose, dans le milieu des communications et du journalisme (Bergeron, 2013). AHLA, quant à elle, est vraiment très près du réseau de la Coop-Femmes et du Réseau vidéo des femmes[22].

En juin 1982, AHLA lance son deuxième numéro (vol. 1, no 1) intitulé « Lesbiennes vs hétérosexuelles ou hétéro-féminisme vs lesbianisme radical? ». L’objectif de ce numéro est de clarifier les termes des débats entre lesbiennes féministes, hétérosexuelles féministes et lesbiennes radicales. Dans « Pourquoi ce dossier », Louise Turcotte répond à une autrice du Temps fou :

Tout a commencé par une phrase de l’article de Solange Collin paru dans le « Temps fou » d’avril et mai sous le titre : « Dis-moi avec qui tu couches… ». La phrase était celle-ci : “En France les féministes ont pris de l’avant; les lesbiennes font la guerre aux hétéros (hétéro-collabos). Ce sera comme ça ici dans quelques années, il faudra être d’un bord ou de l’autre”. Il me semblait que c’était méconnaître à la fois la situation en France et celle d’ici! Car si en France le débat lesbiennes-hétéros s’est posé d’une façon aussi “violente”, on ne peut même pas l’attribuer à une guerre entre hétérosexuelles vers [sic] les lesbiennes car le débat se posant d’abord en termes politiques définis comme « hétéro-féministe », peu importe que cette position politique soit défendue par une hétérosexuelle ou une lesbienne, et versus « lesbienne radicale » celle-là défendue évidemment uniquement par des lesbiennes.

AHLA, vol. 1, no 1 (juin 1982), p. 15

La mise au point effectuée par Turcotte permet d’énoncer la position théorique des lesbiennes radicales. Le numéro est aussi l’occasion non seulement de retracer les débuts du mouvement politique en France autour de Questions féministes, mais aussi, en creux, de parler de la situation au Québec qui serait plus « plus feutrée », selon les mots de Turcotte. Plusieurs éléments de ce dossier méritent une analyse. Il faut d’abord revenir à la filiation intellectuelle pour comprendre toute l’importance non seulement théorique, mais politique d’AHLA en tant que revue militante au Québec. En effet, c’est ce numéro de juin 1982 qui introduit de nouvelles figures dans l’espace discursif (intellectuel et militant) québécois : Monique Wittig et Colette Guillaumin, dont les théories sont aujourd’hui considérées comme des canons de la pensée lesbienne, du genre et féministe. AHLA a été leur porte d’entrée au Québec, ce qui est pour le moins significatif dans l’histoire du militantisme, compte tenu du fait qu’elles sont aujourd’hui abondamment citées et enseignées[23].

Le numéro de juin 1982 ne fait pas que retracer chronologiquement les débats entre les lesbiennes radicales et les féministes lesbiennes dans Questions féministes et dans les milieux militants français. On y publie intégralement quatre lettres. Dans la première, signée par « [l]es lesbiennes de l’ex-collectif Questions féministes », on exige « le retrait immédiat de l’appellation « Nouvelles Questions géministes » (Ibid., p. 27). La seconde lettre vient de l’autre camp, fondateur, donc, de Nouvelles Questions féministes :

Nous avons ajouté « Nouvelles » à « Questions féministes » pour changer le titre de notre revue à paraître et nous désigner comme nouveau collectif. Cet ajout est formel? Bien sûr mais cette forme a un sens que tout le monde connaît […] elle indique qu’il y a eu un désaccord et une scission dans un collectif de rédaction, et qu’une partie de ce collectif décide de continuer le type de publication à laquelle ce désaccord avait mis fin. Le nouveau titre « Nouvelles Questions Féministes » exprime donc à la fois le constat de rupture et, de notre part, une volonté de continuité.

Ibid., p. 28

La lettre, adressée à Noëlle Bisseret, à Colette Guillaumin, à Nicole-Claude Mathieu et à Monique Plaza est une réponse à la lettre précédente. Elle suscite la publication d’une troisième lettre, signée par « des lesbiennes féministes radicales de l’ex-collectif Q.F. » et intitulée « Lettre au mouvement féministe ». Dans cette lettre, on explique en détail les tenants et les aboutissants du conflit de manière à clarifier la pensée lesbienne radicale. Finalement, à sa suite, on peut lire une lettre rédigée en anglais, entre autres, par Wittig, Guillaumin et adressée à Adrienne Rich, à Kathleen Barry, à Betsy Warrior et à Andrea Dworkin :

You dare to judge us without having heard our version. Therefore we have less to expect from you than from any simple and small civil court which at least will hear two parties. We have never been asked any questions by you, but were only given orders and political lessons which we do not need. Moreover, do you believe that a few women have the right to dictate how feminist questions should be handled around the world?

Ibid., p. 29

Qu’il y ait eu des échanges et des discussions entre le Québec, la France et les États-Unis, cela n’a rien d’étonnant. Les débats autour de Questions féministes et de Nouvelles Questions féministes ont été fondateurs de la pensée lesbienne et, dans une certaine mesure, ont contribué à définir le mouvement féministe français. Mais pourquoi une revue québécoise lesbienne radicale naissante, avec un rayonnement et un lectorat somme toute limités, publierait-elle les détails de ce débat? Dans sa présentation du dossier, Louise Turcotte mentionne que « la publication des textes qui suivent [lui est] tellement important[e], car ils touchent justement cette analyse de fond [qui reste à faire] » (Ibid., p. 18). Les textes permettent de comprendre les ramifications historiques et politiques du mouvement. Aussi ce contexte permet-il de situer le mouvement québécois par rapport au mouvement français tout en mettant au jour les affiliations politiques et les parentés intellectuelles qui se dessinent.

Il est intéressant de voir que des penseuses importantes du lesbianisme féministe et du lesbianisme radical participent activement à la discussion, soit en tant que destinatrices ou destinataires des lettres : Beauvoir, Delphy, Wittig, Guillaumin, Rich, Dworkin, etc. Ces dernières sont parmi les théoriciennes les plus étudiées, lues, critiquées dans les départements d’études féministes et du genre. Cela est d’autant plus remarquable que, pendant les années 1981 et 1982, il n’est pas question de ce débat dans La Vie en rose, le magazine féministe le plus lu au Québec (si l’on en croit le tirage[24]). On trouvera bien quelques références à Adrienne Rich en 1982 et à l’Equal Rights Amendment la même année, mais rien de plus. Est-ce à dire que le débat des Françaises, lesbiennes de surcroît, n’intéresse pas la presse féministe québécoise et ses lectrices? À la lecture d’un magazine comme La Vie en rose, on constate que les principales références théoriques sont soit américaines (on cite abondamment Andrea Dworkin et Adrienne Rich et, de manière plus modeste, Kate Millett[25]). Pour ce qui concerne les féministes françaises, les références ont plutôt trait à Simone de Beauvoir, à Luce Irigaray et à Hélène Cixous[26], ce qui nous indique que les rédactrices font davantage référence à la génération de féministes françaises précédente qu’à celle des matérialistes et des lesbiennes qui leur est contemporaine[27].

Force est de constater que c’est surtout la revue Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui et, plus largement, le mouvement lesbien montréalais qui ont introduit les pensées de Monique Wittig et de Colette Guillaumin dans les milieux militants, puis dans les milieux académiques. Une étude comparée de la réception médiatique et populaire d’Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui et de La Vie en rose pourrait offrir une explication quant à leurs alignements théorique, politique et éditorial respectifs, de même qu’à leur évolution en vase clos[28]. Il faudra, dans un article subséquent, analyser la teneur des références et du propos, mais on peut supposer qu’une barrière linguistique a freiné la circulation, auprès d’un large public, des théories guillauminienne et wittigienne. Il faut savoir que Guillaumin et Wittig ont par la suite toutes deux publié leurs articles en anglais dans Feminist Issues. Il est possible que les racines anglophones de la deuxième vague du mouvement féministe au Québec, qui transitera par l’Université McGill (Mills, 2011; Bergeron, 2013), expliquent l’influence importante du discours féministe des Américaines, influence qui continue de se faire sentir dans les années 1980[29] et à l’aube, même, de la troisième vague (considérant que La Vie en rose cessera d’être publiée en 1987).

Serait-il possible aussi que les rédactrices de La Vie en rose aient pris parti dans le débat opposant Questions féministes et Nouvelles Questions féministes et que, sachant que les traductions des textes d’Adrienne Rich et d’Andrea Dworkin étaient publiées dans la dernière revue, elles aient décidé, par allégeance théorique et politique, de tourner le dos à la pensée et le discours de l’autre moitié du collectif fondateur de Questions féministes, dont Guillaumin et Wittig? Sans être simple, la théorie du continuum lesbien[30] d’Adrienne Rich était peut-être plus admissible pour un public élargi comme celui de La Vie en rose. Et si Rich dénonce explicitement la contrainte à l’hétérosexualité, elle promeut tout de même l’unité du mouvement et la solidarité entre les hétérosexuelles et les lesbiennes, deux valeurs que prône aussi La Vie en rose et que les lesbiennes radicales ont été accusées d’attaquer, à tort ou à raison.

Plus tard, les analyses d’universitaires, comme Judith Butler dans le célèbre et célébré Gender Trouble: Feminism and Subversion of Identity (1990) portant sur les considérations théoriques de Wittig, ont non seulement permis une diffusion et un rayonnement internationaux, mais mis en lumière la portée critique exceptionnelle de ces travaux[31]. En se situant dans ce courant, AHLA, une revue marginale méconnue « pour lesbiennes seulement », a façonné plus qu’il n’y paraît l’histoire intellectuelle du féminisme québécois. Non seulement a-t-elle été un lieu de sociabilité et d’amitiés théoriques, mais elle a permis à toute une génération de lesbiennes de politiser leur statut de manière à résister aux normes hétérosociales et à s’affirmer sur les plans discursif et politique face à un mouvement qui a tardé à les entendre.