Abstracts
Résumé
Si le rap accède de nos jours à une certaine légitimité culturelle, le travail des rappeuses reste encore largement dans l’ombre. Ce sont les voix masculines qui se sont imposées dans le milieu du rap québécois, comme en témoigne l’intérêt que leur manifestent les maisons de disques (labels) et les stations de radio commerciales. Cet article propose une analyse des textes de deux rappeuses, MCM et Donzelle, afin d’observer comment elles construisent leur autorité lyrique, c’est-à-dire la crédibilité de leur prise de parole, la validité idéologique de leurs propos et la valeur esthétique de leur chant. Trois stratégies sont mises en place. Les rappeuses intègrent d’abord à leur rap un point de vue sexiste afin de reproduire le contexte social et discursif dans lequel elles oeuvrent. Ensuite, elles proposent une autre représentation des femmes afin de répondre à l’imaginaire sexiste dont s’est parfois nourrie la parole rap. Enfin, MCM et Donzelle créent leur propre esthétique, jouant pour ce faire avec les codes du trash, prégnant dans leur art.
Abstract
If rap has reached a certain cultural legitimacy, the work of female rappers remains largely in the shadows. Masculine voices have imposed themselves in Québec rap milieu, as evidenced by their presence in the labels and on the radio. This article offers an analysis of the texts from two female rappers, MCM and Donzelle, in order to examine how they build their lyrical authority, that is, the credibility of their voice, the ideological validity of their words and the aesthetic value of their singing. Three strategies are implemented. First, both rappers include a sexist point of view in their rap in order to reproduce the social and discursive context in which they are involved. Second, they offer another representation of women to reply to the sexist imaginary from which originate some rap works. Lastly, MCM and Donzelle create an aesthetic of their own, playing with the codes of trash, predominant in their work.
Article body
«Ce qui marche à la radio, ce sont des jeunes dudes blancs qui rappent à propos de “bling” et de “hoes” », disait récemment la rappeuse Donzelle (Vallet, 2019). Alors que le rap québécois commence à trouver une légitimité culturelle auprès des institutions musicales et des médias, le travail des rappeuses, lui, peine encore à être connu et reconnu. Il faut dire qu’avant d’accéder à cette reconnaissance, les rappeuses québécoises doivent s’imposer dans le milieu du rap lui-même, traditionnellement dur envers les femmes (en ce qui concerne le hip-hop étatsunien, voir Adams et Douglas, 2006; Herd, 2015; Oware, 2018). Au Québec, bien qu’un Koriass se soit déclaré féministe (9 juillet 2015), force est de constater que les voix masculines, ne serait-ce que par leur nombre, se sont imposées; bien des rappeuses et des journalistes dénoncent le peu de place faite aux voix féminines sur la scène du rap et dans les maisons de production (labels) (Boisvert-Magnen, 2018; Côté, 2018; Vallet, 2018).
Sensibles à ce contexte de production et de réception, nous procéderons néanmoins à une analyse interne des textes de rappeuses québécoises, et plus spécifiquement ceux de deux d’entre elles : MCM (Marie-Chantale Mercure) et Donzelle (Roxanne Arsenault). MCM est une artiste originaire du Lac-Saint-Jean, où elle est née en 1992. Établie à Québec depuis 2007, elle « [évolue] fièrement au sein d’une sphère artistique où le ratio homme-femme est totalement déséquilibré » et « milite sans relâche pour prendre sa place » (« À propos », Facebook, 2020). Elle fait paraître deux albums : Militante en 2016, puis La Niña en 2018. Pour sa part, Donzelle est une rappeuse montréalaise. Titulaire d’un baccalauréat et d’une maîtrise en études des arts de l’Université du Québec à Montréal, elle est impliquée dans le milieu culturel de la métropole québécoise depuis plusieurs années. Elle fait paraître Parle parle, jase jase en 2008 chez Sound Pouding et Statik. Elle décide d’autoproduire son deuxième album, Presse-jus, dix ans plus tard. « Je suis plus âgée, une femme rappeuse avec du contenu féministe. Rien de sexy pour un label », lance Donzelle pour expliquer sa décision de produire elle-même son album (Vallet, 2019).
Nous aborderons les productions de Donzelle et de MCM sous l’angle de la notion d’autorité. Stacy Burton (2013) souligne que la question de l’autorité repose en partie sur des présomptions. Le producteur peut se prévaloir de son autorité en raison de sa classe sociale, sexuelle et économique ou de son statut culturel, et le récepteur peut, lui aussi, être amené à accueillir un produit culturel en fonction de catégories similaires. Cela ne signifie pas pour autant que la situation du producteur ne laisse aucune marque textuelle repérable. Au contraire, Susan S. Lanser considère que « the authority of a given voice or text is produced from a conjunction of social and rhetorical properties » et que la voix féminine en particulier « is a site of ideological tension made visible in textual practice[1] » (Lanser, 1992 : 6). Quoique la notion d’autorité telle que la développe Lanser serve à l’analyse de la pratique romanesque des femmes du xviiie siècle à nos jours, elle nous paraît particulièrement appropriée pour appréhender les voix féminines dans le rap québécois, puisque ces dernières entrent en dialogue avec le discours social ambiant plutôt que de se construire sur un mode monologique (Bakhtine, 1978). À la domination masculine du genre romanesque pendant plusieurs siècles décrite par Lanser correspond l’hégémonie actuelle des voix d’hommes dans le rap. Ce n’est pas que ces voix « féminines » soient, par essence, différentes des voix « masculines », mais le contexte social et, plus spécifiquement, le contexte artistique dans lequel elles ont évolué a forgé les stratégies déployées par les artistes. Il apparaît évident, à l’écoute de MCM et de Donzelle, que les rappeuses ne disposent d’aucune autorité présumée, contrairement à leurs homologues masculins qui peuvent s’interroger sur la légitimité du rap dans la hiérarchie de l’offre culturelle, mais qui n’ont pas à se questionner systématiquement sur leur propre légitimité à produire du rap et, encore moins, sur la recevabilité de leur voix en tant qu’hommes. Nous entendons ainsi cerner comment les rappeuses travaillent dans leurs textes à imposer leur autorité lyrique, c’est-à-dire la crédibilité de leur prise de parole, la validité idéologique de leurs propos et la valeur esthétique de leur chant.
L’article se divisera en trois parties, qui serviront à souligner les stratégies communes des rappeuses, en mettant également en relief les nombreuses spécificités de chacune de ces artistes. Nous montrerons d’abord que MCM et Donzelle intègrent volontairement à leur rap un point de vue sexiste. Cette stratégie permet de reproduire, à l’intérieur même des textes de rap, le contexte social et discursif dans lequel oeuvrent les rappeuses et de déloger subséquemment l’autorité masculine en lui opposant une critique du sexisme. Une fois cette autorité fragilisée, les rappeuses proposent leur propre représentation des femmes, comme nous le verrons dans la deuxième partie de l’article. Il s’agit pour elles de dicter désormais les représentations, en réponse au contenu parfois misogyne du rap autant qu’à l’imaginaire social sexiste dont se nourrissent ces paroles idéologiquement saturées. Enfin, nous verrons que les rappeuses tentent d’imposer non seulement leurs représentations, mais aussi leur esthétique; du côté de Donzelle, il s’agit de reprendre des éléments du trash traditionnel, de les détourner et de proposer une esthétique kitsch, tandis que MCM s’en tient à une esthétique trash, mais dotée d’une nouvelle valeur.
Déposer l’autorité masculine
Dans Feminist Dialogics: A Theory of Failed Community (1988), Dale M. Bauer s’intéresse à la polyphonie dans le roman féministe. La polyphonie, qui, au sens large, engage toutes les marques de discours direct et indirect, conformément à sa conceptualisation chez Oswald Ducrot (1972), permettrait de reproduire les structures sociales réelles à l’intérieur des structures romanesques. Cette mimésis, celle principalement d’un discours social ambiant imprégné de sexisme, aurait l’avantage non seulement de souligner les rapports de pouvoir, mais aussi d’autoriser leur déconstruction par la romancière. Il n’y a pas à s’étonner que les rappeuses québécoises procèdent de façon similaire en intégrant un discours sexiste à leurs chansons. Cette intégration est systématiquement accompagnée d’une critique de ce discours qui affecte les rappeuses, en tant que femmes et en tant qu’artistes. Il s’agit pour elles de déposer l’autorité masculine, c’est-à-dire d’en témoigner pour mieux contester l’accès privilégié des hommes à la diffusion et à la légitimité.
C’est sur le mode indirect principalement que MCM témoigne de ce discours ambiant. Pour ce faire, elle reprend d’abord les représentations sexistes, puis s’en distancie en les retournant et en les détournant. Elle lance dans la chanson éponyme de son album La Niña : « j’sais pas c’qui nous prend de faire du rap / on est que des femmes / y faut fermer notre trappe ». Ce discours qui entend restreindre la place des femmes dans la société se voit à son tour attribuer une place restreinte dans la chanson de MCM; effectivement, quelques vers suffisent et la chanson entière constituera une réfutation de ces idées conservatrices. La brève reprise d’un tel propos vise, bien entendu, à en présenter la violence inhérente et à en contester le bien-fondé. Plus encore, MCM prononce ces mots uniquement sur le ton ironique : elle énonce l’idée sans l’endosser. La rappeuse procède de manière similaire en ce qui concerne les autres références aux représentations sexistes; toujours énoncé de manière indirecte, le discours se trouve immédiatement désamorcé. « Tu penses qu’on s’la joue / qu’on est vulgaires / rien à foutre / nous aussi on sait l’faire », chante-t-elle en réponse à ceux qui dévalorisent le travail des rappeuses parce qu’il tranche avec la douceur et la docilité qu’ils associent aux femmes par stéréotype. Qu’une femme ose faire du rap semble particulièrement étonner le milieu de la musique et la société en général, si on se fie à la représentation qui s’en dégage chez MCM. « On s’respecte / on rap / qu’est-ce que tu pensais? », dit-elle dans « Solides » (La Niña). Toujours dans « Solides », MCM dénonce que « d’un bout à l’autre du monde / ça s’ressemble / certains hommes nous méprisent / veulent nous voir dans leur chambre / une femme qui rap / pour eux ça dérange ». Pour chaque mention d’une opinion sexiste répandue dans le discours populaire, MCM réplique par une salve verbale. Ici, MCM reprend et détourne le verbe « déranger ». Elle le revendique dans « Solides », passant de l’action de « déranger » à celle de « détonner », puis de « défoncer » : « on dérange / on détonne […] / on défonce / les portes / et la playlist de ton iphone ». Elle procède de même dans « #Femmeforte » (Militante). Si « y’en a beaucoup qui disent qu’y’a pas de femmes dans le rap », elle entend bien montrer que les femmes y ont leur place : « mais si y’a pas de femmes dans le rap / écoute / on va prendre notre place / on la laissera pas ». Dans « Simple » (La Niña), elle rappe que « de Québec à Dakar », elle a vu « beaucoup de ressemblances ». Elle signale ainsi, d’une part, qu’il existe une solidarité dans les luttes féministes à travers le monde et, d’autre part, que la société nord-américaine a elle aussi encore beaucoup de chemin à faire et ne devrait pas se complaire dans son soi-disant progressisme. Les mots « Tais-toi et avance », répétés à profusion durant la chanson, se font l’écho du discours social et s’adressent aux femmes de partout dans le monde. « C’est fucked up comment les gens peuvent être cons / et toi ça te choque de voir une femme défendre son opinion », chante-t-elle, s’adressant directement à un interlocuteur imaginaire, ce « tu » aux idées sexistes qui peuple son rap autant que le monde réel. Elle répond immédiatement à cet interlocuteur en affirmant : « indépendantes / nous on encaisse les coups / je me fous de ce que t’en penses / j’irai jusqu’au bout / même la corde au cou / rien qui me stoppe / j’reste debout / on me tire vers le bas mais j’vise le top ». La première personne du pluriel (« nous ») renvoie aux femmes en général et non pas seulement à celles qui font du rap. Le « je » qui suit se présente comme un modèle féminin qui refuse de se conformer aux représentations véhiculées par le discours sexiste. Ce discours est exprimé dans toute sa violence par l’image de la corde enroulée autour du cou de la rappeuse; cette corde la tire vers le bas, alors que la rappeuse s’efforce de rester debout et de continuer à lutter pour atteindre le sommet. MCM présente sous une forme matérielle ce qui autrement semble précisément n’être que des mots. Les représentations sexistes ne sont pas strictement imaginaires, nous dit la rappeuse, elles ont des répercussions concrètes sur la carrière de toutes les artistes, agissant comme une force supplémentaire contre laquelle les hommes, eux, n’ont pas à lutter.
MCM vise avec son rap les représentations sexistes, qu’elle intègre sous la forme indirecte (c’est-à-dire en se contentant de rapporter un propos) et qu’elle dénonce en confrontant le « tu », source de ces représentations. Quelle est toutefois l’identité de cette deuxième personne à laquelle s’adresse parfois la rappeuse? Il n’est pas sûr que le « tu » soit un homme. Ce pronom semble plutôt amalgamer tous ceux qui embrassent un discours sexiste, sans distinction de genre et de sexe. Si l’autorité discursive que tente de déposer MCM avantage les hommes, elle n’émane toutefois pas exclusivement d’eux; d’ailleurs, il serait faux de dire que dans le rap les voix masculines ont systématiquement fait preuve d’un sexisme auquel les femmes se seraient uniformément opposées (Phillips et al., 2005 : 254). La déposition de l’autorité masculine prend une tournure différente dans Parle parle, jase jase et Presse-jus de Donzelle. Abordant la question des relations amoureuses et sexuelles entre hommes et femmes, la rappeuse s’attache surtout à formuler une critique de la virilité hétérosexuelle. La polyphonie joue encore un rôle, puisque Donzelle intègre parfois sur le mode indirect, parfois sur le mode direct, les propos de certains hommes afin de mieux dénoncer les comportements dont ils sont le symptôme. En fait, Donzelle détourne de bonne guerre vers les hommes la violence à l’égard des femmes qui traverse le rap traditionnel. Un seul exemple d’un rappeur québécois suffira à donner un aperçu du contexte discursif dans lequel oeuvre Donzelle : « Y faut que tu viennes quand qu’on t’appelle / pis que tu viennes quand que j’te la mets / pis que t’aimes comment j’te traverse » (pour cet exemple et d’autres, voir Lemay, 2016 : 137-139[2]). Si les propos de Donzelle n’atteignent jamais une telle violence, l’exemple précédent illustre ce qu’elle tente de détourner. Dans « All Dick No Balls » (Parle parle, jase jase), la rappeuse s’attaque aux hommes « mous » qui sont, comme le titre l’indique, « all dick no balls », c’est-à-dire qu’ils ne pensent qu’à obtenir des faveurs sexuelles et manquent de courage et de maturité. « Tu la supplies pour une autre nuit dans ton lit / mais tu la présentes surtout jamais à tes amis », chante Donzelle. L’un de ces hommes imaginaires lancera d’ailleurs : « Plonge ta main dans mon jardin de testicules ». C’est bien sûr Donzelle qui chante ici et il y a tout à parier qu’aucun homme n’a jamais prononcé ces mots; la rappeuse cherche plutôt à rendre compte d’un état d’esprit et à le pousser jusqu’à l’absurde. Dans « Libido Macro » (Parle parle, jase jase), Donzelle se tourne vers les hommes qui font porter toute la responsabilité de la qualité des relations sexuelles sur les femmes. C’est plus précisément la suffisance masculine qu’elle dénonce, celle d’hommes qui ne remettent pas en question leurs propres performances sexuelles : « tu crois que j’ai un problème / tu te demandes si je t’aime / tu crois que je suis fatiguée / tu penses que je dois relaxer ». Pourtant, cet homme, le « tu », devrait se demander s’il n’a pas un problème « au niveau du maniement de [s]es doigts ». Donzelle chante en avoir assez de ceux qui « ne savent pas comment rouler / comment jouer / avec [s]a bille sucrée ». Chez Donzelle, les performances sexuelles décevantes de ses partenaires s’expliquent par le sentiment de suffisance qui caractérise la virilité hétérosexuelle; sûre de ses talents et centrée sur sa propre personne, la figure masculine ne prend généralement pas la peine d’écouter sa partenaire et d’apprendre comment lui plaire : « Combien de fois il faut que je te montre / le mode d’emploi / pour que le plaisir monte? / Trop occupé à vouloir venir / tu n’as pas remarqué / que je soupire. » Tout n’est pas noir cependant puisque « certains garçons savent comment bidonner savamment »; ce qui n’est pas le cas du « tu » auquel s’adresse Donzelle, que la chanteuse décrit comme « un libido macro / convaincu que [s]a graine est le stade zéro […] / une attraction nationale / que les filles veulent mettre dans leurs annales ». La figure masculine typique dessinée par Donzelle présume de son autorité : l’homme ne doute aucunement de ses qualités et laisse aux femmes le soin de chercher à lui plaire. Cette figure revient dans l’album suivant, Presse-jus. L’homme décrit dans « Sticky Boy » s’arroge le droit de suivre la rappeuse et de s’imposer : « where i walk where i talk, trying to stick your tongue on mine / while i shop, while i scream, while i dance, while i think ». La figure masculine la suit partout même si la rappeuse n’a visiblement aucun intérêt pour cet homme qui agit comme un « humping wizard, a vaseline river / a fly in my hair, an everyday irish parade ». Donzelle lui lance que son postérieur n’est pas « a stress ball », dénonçant ainsi les attouchements sexuels dont les femmes sont victimes. « Douchebag » (Presse-jus) poursuit également cette critique. D’un « libido macro » à un « sticky boy », le « tu » qu’invective Donzelle devient un « douchebag » qu’elle décrit comme une « esti de face de cheval » avant de prendre visiblement plaisir à le rejeter : « fuck tes gènes, j’ai déjà la famille / ta graine à temps partiel est tout ce qu’il me faut / va hanger avec tes amis nabots / parce que toi tout le temps ça tombe su’l coeur / comme tes testicules qui trempent dans l’beurre ». Il s’agit d’ailleurs là de la stratégie employée par Donzelle pour rejeter l’autorité masculine : relever dans un premier temps le discours et l’attitude du « tu » à l’égard des femmes, puis caractériser la figure masculine en lui associant des termes péjoratifs (« libido macro », « sticky boy », « douchebag », etc.), enfin rejeter le « tu » pour que la rappeuse accède à une position de pouvoir et délaisse la posture de victime qui subit ce traitement sexiste. Dans la chanson « Kébéoké », Donzelle élargit sa perspective en établissant un rapport entre la critique de la virilité et l’identité (masculine) québécoise. Le Kébéoké, c’est l’homme québécois suffisant qui est convaincu d’être « OK », c’est-à-dire adéquat, approprié. On comprend que c’est le rappeur québécois qui est plus particulièrement visé ici, mais la plupart des paroles peuvent également s’appliquer à l’homme québécois en général. Donzelle définit ce qu’est le Kébéoké, ce Québécois qui croit avoir « tout vu », qui arrive « icitte en nous checkant les tout nus », qui n’est pas sans rappeler une certaine frange de l’esthétique rap au masculin, où les jeunes femmes en bikini sont décoratives. Chez Donzelle, déposer l’autorité masculine revient à exhiber une arrogance trouvant sa source dans une masculinité qui ne se remet pas en question ainsi que dans le male gaze, qui représente les femmes comme des objets sexuels disponibles pour le plaisir du regardeur (Mulvey, 1999 [1975]). Donzelle désamorce l’autorité du Kébéoké, cette espèce d’homme pensant avoir « toute inventé » en lui répliquant : « C’est par icitte que ça se passe petit garçon ». Par un renversement du discours condescendant du mâle alpha québécois, la rappeuse désarçonne l’image de ce dernier en le qualifiant de « petit garçon ». Parmi les soi-disant inventions du Kébéoké se trouve la langue québécoise, celle « qu’on a toujours / parlée », comme le lui rappelle Donzelle. Celle-ci se réapproprie le langage par une surenchère de sacres – elle veut « plus de calvaires » et « plus de sacraments » – et son « goût de jargon ». La langue du rap québécois au masculin, déjà scabreuse, ne l’est pas suffisamment au goût de la chanteuse. La rappeuse s’impose en ayant recours à la culture populaire québécoise, que ce soit sur le plan du langage ou du lexique culinaire. Donzelle renverse le Kébéoké (« De quel bord t’a veux ta claque? ») ainsi que le glamour et l’élitisme associés aux rappeurs québécois : « Embarque dans’ limousine / attache ta tuque pis mange ma fine / cuisine. / Boulettes de viande graisseuses / mon pudding de chômeuse / […] / Il n’y aura pas de langoustes / juste du fromage en grains / […] / Ce sera pas dispendieux ». L’autorité du rappeur québécois se voit déposée par une valorisation du populaire, du « bas », par opposition au luxe que peuvent représenter la limousine et les fruits de mer, faisant référence ainsi au style de vie du rappeur « québ ». Comme le laisse entendre le refrain, Donzelle refuse de « laisse[r] passer » le Kébéoké en lui envoyant en pleine figure une québécité populaire, exacerbée et anti-élite.
Dicter les représentations
Les rappeuses à l’étude travaillent à déloger l’autorité patriarcale. Pour ce faire, elles invitent dans leur rap un « tu » anonyme dont elles dénoncent le comportement et le discours. Chez MCM, cette stratégie permet de faire le procès du sexisme, celui qui affecte les femmes en général et celles qui oeuvrent dans le milieu du rap en particulier. Les thématiques abordées par Donzelle paraissent plus restreintes, la rappeuse s’attachant surtout à dénoncer les dérives de la virilité hétérosexuelle. Toutefois, Parle parle, jase jase et Presse-jus font dévier le discours violent à l’égard des femmes qui imprègne la tradition du rap pour le rediriger vers des figures d’hommes. Ainsi, les deux rappeuses fragilisent l’autorité masculine dans le rap, en s’attaquant à la fois au discours de ceux qui dénigrent les femmes et à la violence discursive dont les rappeuses ont souvent fait l’objet dans leur discipline. Néanmoins, fragiliser ce discours ne suffit pas. Il est nécessaire pour les rappeuses de proposer un discours différent sur les femmes afin de dicter à leur tour les représentations.
Nous avons déjà entrevu quelques marques de ces représentations en analysant les productions de Donzelle. La rappeuse refuse de se laisser figer dans une posture de victime; la figure féminine énonciative ne subit pas simplement les discours et les comportements sexistes. Dans « Libido Macro » (Parle parle, jase jase), Donzelle fait référence à ces « filles comme moi tannées de faire semblant [d’apprécier ses rapports sexuels] / pour que tu crois que tu es le prince charmant ». La référence au prince charmant est révélatrice : le discours social laisse généralement entendre à l’inverse que ce sont les femmes qui attendent le prince charmant, conformément aux récits mettant en scène des princesses auxquels les filles sont exposées dès leur enfance (voir notamment Wohlwend, 2011). Avec Donzelle néanmoins, c’est désormais l’homme qui, peinant à sortir du monde de l’enfance, vit dans un conte de fées. La rappeuse, elle, est la figure mature de la chanson, celle qui est en position de pouvoir puisqu’elle suggère à son interlocuteur de la laisser lui « apprendre comment [il] doi[t] [s]’y prendre » pour la satisfaire. C’est d’ailleurs là le trait principal de la représentation des femmes chez Donzelle : elles savent parfaitement ce qu’elles veulent et ne craignent pas de mettre leurs désirs en mots. Dans « All Dick No Balls » (Parle parle, jase jase), Donzelle étend sa détermination à toutes les femmes plutôt que de la restreindre à la seule représentation du « je » lyrique de son rap : « nous ce qu’on veut […] / c’est un gars qui assure, un gars qui se tient […] / nous on veut ce qu’y’a de mieux / comme Indiana Jones ». L’âge de la libération sexuelle est certes passé, cependant dans le contexte du rap la prise de parole de Donzelle est importante puisque les figures féminines y sont habituellement sexualisées et diminuées. La rappeuse reproduit cette sexualisation, mais pour en faire une marque de puissance. « Le pain durcit et craque, tu écartes l’élastique qui snappe / et hop les 5 amigos plongent et oh mon doux que c’est moite », souffle Donzelle dans « Boboom » (Presse-jus). La rappeuse décrira d’ailleurs une orgie dans les couplets suivants. Si Donzelle revendique le droit des femmes d’avoir des relations sexuelles de tout type, elle représente aussi le célibat comme un état d’indépendance. C’est ce qu’elle décrit dans « Génie » (Presse-jus), où elle affiche sa volonté d’être son propre génie, c’est-à-dire d’être la propre source de son plaisir sexuel : « laisse-moi / laisse-moi être mon génie / oui je, je serai mon génie ». C’est principalement par la représentation de la sexualité du « je » lyrique que Donzelle construit une figure féminine libérée de la misogynie qui a marqué la tradition du rap. Cette figure affirme ses désirs, n’hésite pas à dénoncer les discours et les comportements sexistes des hommes, et elle s’adonne autant au célibat qu’aux plaisirs orgiaques. La dernière chanson de Presse-jus déplace néanmoins quelque peu cette représentation pour insister sur un autre élément que nous retrouverons davantage chez MCM : la solidarité féminine. Dans « Jalousie », Donzelle décrit ces « maillons d’une chaîne oestrogène, / portée au cou d’une crew de women qui mènent le domaine », qui est autant la piste de danse où se trouvent les femmes que la scène du rap elle-même, que Donzelle est parvenue à conquérir avec ses deux albums. L’expression « crew de women » nous éloigne du « je » lyrique sur lequel s’appuie la plus grande partie de l’oeuvre de Donzelle afin d’insister sur un groupe d’autant plus uni qu’il est relié par une « chaîne oestrogène ». Cette crew, celle des rappeuses, est « autant [B]eauvoir que bijoux en or » : c’est dire que ces rappeuses se réclament du féminisme (d’où la référence à Simone de Beauvoir) autant que du rap. Ce dernier est symbolisé par les « bijoux en or », portés par certains rappeurs masculins, mais aussi par les fly girls, ces rappeuses « in chic clothing and fashionable hairstyles, jewelry and cosmetics » qui, « contrary to other “mainstream” images of sexy, acquiescent women, [speak] what is on [their] mind » (Keyes, 2002 : 200). L’appel à la solidarité des rappeuses ne pourrait être plus clair : « les soeurs unite, ce soir c’est la fête / bitchy mais tight mes sisters tonight, ready et right mes sisters tonight », lance Donzelle dans cette ultime chanson.
Si la question de la solidarité apparaît seulement à la fin du tout dernier album de la rappeuse montréalaise, il traverse l’ensemble du rap de MCM. « Rap de femmes, on est militantes / en gang c’est clair on est plus puissantes », chante MCM dans « Militante » (Militante). La solidarité se manifeste également sur le plan formel, par exemple lorsque MCM s’exclame : « Y’a plus rien qui me freine / tu croyais qu’on était sages / yo, t’aurais dû nous craindre » (nous soulignons). Ce passage de la première personne du singulier (« me ») à la première personne du pluriel (« on » et « nous ») est constant chez MCM. Bien sûr, elle parle parfois d’elle-même, mais les caractéristiques et les actions attribuées au « je » lyrique sont presque systématiquement rapportées à celles d’autres rappeuses et, plus largement, à celles d’autres femmes. MCM reprendra cet appel à militer ensemble dans son premier album, notamment dans la pièce « J’représente mes dames », où la rappeuse endosse le rôle de représentante de l’ensemble des femmes : « j’représente les dames d’un peu partout / jamais j’oublierai celles à l’autre bout / excitantes ou pas / bitch ou gangsta ». Ce discours revient également dans « Middle Finger », chantée en duo avec la rappeuse française Fanny Polly en vue de la sortie d’un nouvel album en 2020. Si elle affirme que « c’est la musique qui [la] tient debout », elle ne parle pas uniquement d’elle-même : le « je », ici encore, se transforme en un « nous ». « On milite, on se rassemble / c’est logique l’union fera la puissance / j’avance en mode déterminée / on fera l’apologie de l’égalité / avec Fanny Polly sur le front / pas de monotonie dans nos sons / France-Québec le message se répand / femmes on se connecte tu l’entends ». Les représentations qu’offre MCM ne reposent cependant pas uniquement sur la solidarité. La rappeuse s’attarde également à construire l’image d’une « Femmeforte », pour rependre un titre de l’album Militante chanté en collaboration avec six rappeuses (Lacerta Mantra, Dame de Pique, Lucenda, Ruby, DS DarkShyne et Kella). « J’prends ma place et je la laisserai pas / vas-y, killer beat, défonce les portes, on déchire tout / hashtag femme forte », déclare MCM. Si c’est d’abord par la force physique que la femme forte se dévoile, le tout se complexifiera au cours de la chanson : « check le style on rap et ça cartonne / j’empile les rimes impossible que j’abandonne / femme qui cogne / femme qui s’donne ». C’est aussi par la qualité de leur rap (leur « style » qui « cartonne »), par leur détermination (« impossible que j’abandonne ») et par le profond engagement dans leur travail (« femme qui s’donne ») que se caractérisent les rappeuses. Notons ici que, plutôt que de passer du « je » au « nous », MCM va de la première à la troisième personne. En effet, les expressions telles que « femme qui », associées à une caractéristique connotée positivement, sont nombreuses chez MCM, comme si la rappeuse voulait imposer de nouvelles représentations des femmes et les fixer dans l’esprit de son auditoire grâce à leur répétition. L’image de la femme forte revient également dans le deuxième album de MCM. Le titre de la chanson « La Niña » de l’album du même nom fait référence à une tempête : « comme un coup de vent, j’balaye tout ça », dit-elle pour se présenter elle-même et montrer les femmes qui rappent telles des forces de la nature. L’espagnol occupe de plus en plus de place dans le rap actuel. Si son emploi demeure encore restreint chez MCM, le recours à cette langue dans La Niña semble surtout servir à souligner la solidarité internationale des luttes féministes, l’anglais ne pouvant remplir cette fonction puisqu’il apparaît comme une langue endogène en raison de l’emploi d’un franglais familier. « J’frappe plus fort que bien des gars », assure la rappeuse, ajoutant : « La Niña c’est moi, c’est toi, c’est elle ». « J’suis une femme forte qui en a rien à foutre / j’frappe plus aux portes / j’défonce toute », chante MCM. Cette représentation d’une « femme forte » prend une autre dimension dans « J’représente mes dames » (Militante), où MCM utilise cette fois la technique de Donzelle, qui consiste à rediriger vers des figures masculines la violence discursive déployée contre les femmes par certains rappeurs. Dans l’extrait suivant, MCM fait référence à deux visages d’elle-même, soit la rappeuse (dont le nom de scène est MCM) et la femme qui se nomme Marie-Chantale Mercure : « Moi j’sais qui j’suis, pis j’espère qu’y sont prêts / MCM te fait bander / et Mercure te la coupe / arrête de parler / j’t’enfoncerai ta queue dans la bouche ». MCM fait rarement preuve d’une telle violence dans son rap. Cet extrait rapproche certainement MCM de l’archétype rap de la sista with attitude, généralement associé aux rappeuses noires qui utilisent la défiance et l’arrogance « as a means of empowerment », écrit Cheryl Keyes (2002 : 200). Le contexte dans lequel oeuvre MCM est toutefois fort différent de celui décrit par Keyes; il se pourrait bien que MCM veuille répondre ici à un rappeur québécois tristement célèbre pour ces paroles : « Y a des femmes qui rap[pent] qui m’aiment pas / parce qu’y trouvent que je suis sexiste / si ta bouche s’ouvre bitch / s’pour que mon dick s’y glisse / et non j’veux pas entendre tes nouveaux lyrics » (un exemple répertorié par Lemay, 2016 : 137-139). On comprend donc que MCM reformule une scène malheureuse du rap québécois, où un homme imagine faire taire une rappeuse en la violant, et ce, afin de placer la figure féminine dans une position de pouvoir. C’est désormais elle qui castre le rappeur et lui enfonce son organe génital dans la bouche pour l’empêcher de répandre davantage ses représentations misogynes. Il ne s’agit donc pas pour MCM de symboliser la fin de toute parole masculine, mais bien de couper court aux discours sexistes qui ont envahi l’imaginaire du rap.
Prescrire son esthétique
Il n’est pas seulement question pour les rappeuses de dicter les représentations des femmes. Elles imposent aussi leur autorité par leur esthétique, qui oscille entre l’appropriation de l’esthétique trash traditionnellement associée au rap (faite d’un vocabulaire familier, de contenus violents et explicites) et d’une esthétique plus kitsch. Pour Donzelle, il s’agit, dans un premier temps, de détourner le sens du trash traditionnel pour ensuite le doter d’une autre valeur et valoriser une forme de kitsch anti-élite. MCM, pour sa part, reprend également des éléments du trash traditionnel au masculin pour en activer une autre acception, qui est au coeur de la construction de son identité de rappeuse. Soulignons d’emblée que Donzelle, de son vrai nom Roxanne Arsenault, est une spécialiste du kitsch : elle a déposé en 2011 un mémoire de maîtrise en études des arts à l’Université du Québec à Montréal, intitulé Les commerces kitsch exotiques : reconnaissance et sauvegarde d’un nouveau patrimoine. Plus récemment, Arsenault accordait une entrevue à Radio-Canada dans laquelle elle définissait les critères du kitsch, parmi lesquels nous ne retiendrons que ceux qui peuvent s’appliquer au rap (son expertise étant surtout en arts visuels et en architecture) : l’imitation, le décalage et la surenchère (15 janvier 2019). Donzelle, dans ses chansons, imite le trash, pour ensuite opérer un décalage par rapport à celui-ci, notamment au moyen d’une esthétique kitsch, qui passe par la surenchère.
Au-delà de la langue et des thèmes violents et crus de l’esthétique trash traditionnellement associée à un certain rap, il importe de se pencher sur ce que signifie cette esthétique. Dans le cas du rap québécois au masculin, il s’agit du « trash in the spectacular sense of trash when famously displayed […] That is trash that flaunts its extravaganza and makes of exclusion a privilege[3] » (Harrow, 2013, ePub). Ainsi, le trash traditionnel employé par les rappeurs transforme la marge – la sous-culture du rap québécois – en une forme d’élite, qui s’érige en se servant du corps des femmes. La glorification de cette marge mâle passe non seulement par la violence, mais aussi par le rabaissement des femmes, comme l’évoque Donzelle dans l’extrait suivant : « quand tu me regardes le cul comme ça » (Donzelle, « Cooler », Presse-jus). Dans son imitation du trash traditionnel, Donzelle active une autre valeur de cette esthétique, plus proche de son sens littéral, qui concerne le déclassement, la dévaluation et la saleté associés aux choses et aux êtres (Harrow, 2013, ePub). La rappeuse a recours au trash pour entacher une certaine forme de masculinité, notamment dans la chanson « Festival », où elle signifie sa répugnance pour un homme en précisant que même « la marde [l]’évite ». Dans cette chanson, l’abject est à l’honneur pour déloger l’autorité masculine : « l’arrogance me tue / quand vomie par des caves / […] / sur ta bandana, / je lança mon crachat / […] / cette pauvre fable / est peut-être littérale / liqueur sur ta sale vie ». C’est l’homme suffisant qui est diminué et dont l’existence est niée (« C’est que ton existence je nie », dans les mots de la rappeuse), et non plus les femmes, comme c’est le cas dans un certain rap masculin : il s’agit d’un renversement complet de la perspective. Le décalage est important ici, car on passe d’une esthétique trash misogyne et paradoxalement élitiste à une autre qui illustre la vengeance du « petit », de la « petite », devrions-nous dire : « la haine club, c’est pour moi, / c’est pour elles / c’est pour le tout petit », rappe Donzelle. En outre, l’autrice s’empare des images du trash traditionnel et les détourne pour les rendre plus poétiques. Notons cet exemple tiré de la chanson « Cooler » : « tes basses fréquences qui me chatouillent / ma cave mouillée désire tes fouilles ». L’objectif n’est pas d’employer un euphémisme ou de censurer le langage osé, mais bien de mettre en sourdine la réification opérée par le trash traditionnel. Le décalage est d’autant plus important que l’instance active et désirante est, par métonymie, la rappeuse, la femme. Les images poétiques obtenues par le détournement du trash traditionnel servent aussi à ridiculiser par l’ironie (« et ta graine est enchantée ») et par la critique d’une forme de virilité (« suivant ta boussole en érection »).
Toutefois, c’est l’esthétique kitsch qui est la plus représentative du rap de Donzelle. Mais encore faut-il préciser ce que l’on entend par kitsch. Comme l’autrice le note elle-même dans son mémoire, « la définition du terme est très diversifiée » (2011 : 11). Ses acceptions sont non seulement nombreuses, mais elles sont aussi contradictoires. Chez Donzelle, un certain kitsch est mis en valeur alors qu’un autre est mis à mal. Le kitsch qu’elle veut détruire est celui qui « est basé sur une civilisation consommatrice » (Moles, 1976 : 13) et qui est lié à la notion de faux. Plus encore, c’est le kitsch comme mode de vie dominant, systémique et normatif, homogène, lisse et sans texture vers lequel toute la société tendrait (Calinescu, 1987). Dans l’écriture de Donzelle, cette forme de kitsch est incarnée par le « gars cool et suave » faisant l’objet de la détestation de la rappeuse dans « Festival », qui est « checké de la tête aux pieds, / admiration du miroir / […] / les faibles et les bêtes / se traînent dans la roche / accrochés à tes souliers ». L’image du gars cool à laquelle on aspire, colportée par le rap masculin et, plus généralement, par la culture populaire, est mise à mal, alors que les admirateurs qui forment la suite du jeune homme populaire sont tournés en ridicule. C’est sans oublier « [s]on bronzage carotte » qui, en plus d’évoquer la fausseté, n’est pas sans rappeler l’un des stéréotypes les plus fortement associés aux douchebags, l’une des cibles de Donzelle.
D’autre part, le kitsch qui est mis en valeur est celui qui fait tomber les idoles en formulant une critique de la domination masculine, de la masculinité toxique et de l’assurance propre au mâle. L’esthétique kitsch de Donzelle privilégie l’excès et l’outrance (la surenchère), par opposition à ce qui est lisse et homogène (la masculinité hégémonique). Dans la chanson « Hottentote », la rappeuse utilise des images kitsch de la société de consommation pour neutraliser l’homme suffisant : « tu sais que le pogo stick / n’a rien de magnifique / […] / tu comprends rien / au Ouija érotique ». On retrouve ce même objectif, mais poursuivi à partir d’une image kitsch empruntée à la culture populaire québécoise : « tes mains pensaient / tout pouvoir maîtriser / mais tu es fait comme un nouveau-né / ces brioches de carême ». Comme c’était le cas dans la chanson « Kébéoké », le recours à la culture populaire sert à remettre les pendules à l’heure, à opérer une sorte de nivellement : l’image kitsch populaire est ici profondément démocratique, comme le suggère Abraham Moles.
MCM s’approprie elle aussi l’esthétique trash traditionnelle au masculin, dont elle reprend certains éléments. Comme Donzelle, elle la détourne et active une autre acception du trash, plus littérale, plus proche de la dévaluation et des conditions d’existence rudes, et qui sert de fondement à sa persona. Dans sa chanson « Toutes les nuits », la rappeuse utilise le mot « pute », emblématique du trash traditionnel, mais pour l’appliquer à son locuteur habituel, l’homme : « Moi j’cherche homme avec un coeur / pas une pute avec une queue / qui voudrait même sauter ma soeur ». Le terme garde sa connotation péjorative, mais il sert à montrer le manque de loyauté et la bassesse de certains hommes. Plus loin dans cette chanson, MCM attribue à l’inverse une valeur positive à « pute » : « J’ai voulu être une vraie pute / j’les ai fait mes preuves », comme si on accédait à la condition de pute après avoir fait ses classes. Accompagné de l’adjectif « vraie », le mot connote aussi l’authenticité – il s’agit là d’un critère important du rap – (« une vraie pute »), qui paraît implicitement s’opposer à ce qui serait une fausse pute, catégorie un peu fourre-tout utilisée par certains hommes et certains rappeurs pour rabaisser les femmes. La question de l’authenticité est effectivement au coeur des paroles de MCM, qui reprend paroles et images violentes du trash traditionnel pour en dévoiler la face cachée, notamment lorsqu’elle rappe ceci : « Alors ferme ta gueule / p’tite fille tu l’suces pour ne pas être seule ». Les « shut up » et les « suck my dick » sont légion dans un certain rap masculin, mais ici, le fait de se taire et de pratiquer une fellation met aussi en relief la peur de la solitude et la dépendance plutôt que la seule soumission. Ainsi, la rappeuse apporte un peu de texture à certains stéréotypes liés aux femmes et en refuse carrément d’autres, qu’il s’agisse de leur rabaissement systématique ou encore de leur comparaison avec les princesses. Elle chante d’ailleurs « Blanche-Neige c’est une chienne ».
C’est toutefois à partir d’un autre aspect du trash que l’autrice construit sa persona, un trash plus proche de sa tendance au déclin (Kennedy, 2007 : 52). Comme l’indique Greg Kennedy, le trash, dans son acception la plus littérale, est lié à la dévaluation absolue, à la perte de la valeur. Chez MCM, cette esthétique se traduit par la misère, l’autodestruction et même la mort, qui habitent les paroles de la rappeuse. Contrairement à Donzelle, qui fait du kitsch sa principale esthétique, MCM utilise certains traits de l’esthétique qu’elle tente de subvertir et en reste proche, ce qui montre bien que la constitution de l’autorité nécessite souvent un certain équilibre entre accommodement et subversion :
authority is also constituted through (historically changing) textual strategies that even socially unauthorized writers can appropriate. Since such appropriations may of course backfire, nonhegemonic writers and narrators may need to strike a delicate balance in accommodating and subverting dominant rhetorical practices[4]
Lanser, 1992 : 6-7
Même si l’autrice se présente sous les traits d’une « femme forte », d’une « militante », d’une « femme qui fait du rap », qui se « crisse des préjugés » et qui prendra sa « place de force / dans ce putain de rap show », elle demeure néanmoins une « femme forte qui a tout perdu », comme le dit sa chanson « Junkie ». Plusieurs de ses paroles traduisent une existence rude, qui est au coeur de la construction de l’identité de rappeuse de MCM : « [O]n peut survivre même quand on saigne » et « à moins que le vent tourne / on restera pauvres » (« Bohème »). Cet état de choses contraste fortement avec un certain ethos du rappeur, glamour et élitiste. Précisons néanmoins que le glamour que l’on retrouve dans le rap sert souvent de contrepoids à des débuts difficiles. Pour sa part, MCM demeure dans une logique d’authenticité, teintée par une réalité accablante. L’esthétique trash, telle qu’elle est déployée par l’autrice, n’a rien du spectaculaire et de l’extravagance du trash traditionnel. Elle permet de mettre en lumière le vécu des individus jugés de trop dans la société, les « déchets humains » auxquels s’identifie MCM : « Par terre / c’est le froid / c’est la honte / les gens te regardent à peine / […] / affamés / sales / et prêts à mourir ». Néanmoins, la rappeuse récupère le gangsta rap pour représenter tour à tour une forme de résistance à l’ordre établi (« on fout la merde ils vont suer les porcs ») et un cercle vicieux (« fait le crime pour la drogue / la drogue pour le crime ») (à propos du gangsta rap, voir Chang, 2005; sur les questions de sexualité, de gangsta rap et de pauvreté, voir Baldwin, 2004). La persona de MCM, bien qu’elle soit constituée de la femme forte qui « cogne aux portes » sans accepter qu’on lui « crache dessus », se construit d’abord sous le signe de la précarité : « De mon côté / chuis plus près de la mort / […] / Chuis une junkie / pis j’vais mourir ici ». Chez MCM, imposer son autorité revient à refuser le côté glamour, factice et dégradant imposé aux femmes par certains hommes, afin de montrer une face plus sombre de la marge.
Conclusion
Avec le rap de Donzelle et de MCM, exit le bling, les hoes (qui ne seraient que des hoes) et la suffisance, qui sont parties intégrantes de l’autorité masculine dans le rap québécois. Les deux rappeuses expriment leur refus de la domination masculine, autant en ce qui concerne le contexte social général où domine un discours patriarcal que celui de la scène rap de la Belle Province où les hommes occupent plus de place que les femmes. En fin de parcours, il importe de se pencher plus avant sur le genre d’autorité que Donzelle et MCM cherchent à imposer dans leurs chansons. Autorité liée au genre, certes, car les rappeuses déposent l’autorité masculine et dictent les représentations des femmes, mais les autrices s’en prennent également à l’élitisme. L’autorité revendiquée par les deux artistes relève également de la classe sociale. En effet, Donzelle et MCM, chacune à sa manière, opposent au luxe et au glamour de l’imaginaire du rap des images populaires, liées au kitsch commercial ou national chez Donzelle ou aux classes sociales défavorisées chez MCM. Ce faisant, les deux artistes forcent cet imaginaire à accueillir de nouvelles images. Outre l’hégémonie masculine et le classisme, la fausseté figure également parmi les cibles des rappeuses : fausseté du jeune homme aisé, cool, populaire et sûr de lui dans les chansons de Donzelle; fausseté d’une sous-culture glamour et chic dans celles de MCM. La question de l’authenticité, sous-jacente à cette critique de la fausseté, est davantage explorée par MCM qui, loin du ludisme proposé par l’esthétique kitsch de sa consoeur, ne tente pas de transcender le réel et présente sans filtre des conditions de vie précaires, à l’image de l’acception plus littérale du trash. Pour les deux autrices, déloger l’autorité masculine revient à opérer un certain nivellement en opposant à une marge mâle et élitiste une marge féministe et populaire.
Appendices
Notes biographiques
Mathieu Simard est agent de recherche. Il a notamment codirigé L’espace-temps dans les littératures périphériques du Canada (Éditions David, 2018) et le dossier « La région dans la littérature du Québec » (Voix et Images, 2019). Ses recherches se concentrent sur l’étude des groupes sous-représentés et désavantagés, à la croisée des études littéraires et des sciences sociales.
Isabelle Kirouac Massicotte est professeure adjointe à l’ Université du Manitoba. Ses travaux portent sur le trash comme esthétique de la marginalité dans les littératures québécoise, franco-canadiennes et autochtones de langue française. Elle s’intéresse également à la contre-culture, à l’étude culturelle des minorités, à la culture populaire, à l’imaginaire de l’industrie extractive ainsi qu’à la nordicité. Son livre Des mines littéraires : l’imaginaire minier dans les littératures de l’Abitibi et du Nord de l’Ontario, a paru en 2018 aux Éditions Prise de parole et s’est mérité le Prix Champlain en 2020, en plus d’avoir été finaliste au Prix du Canada et au Prix du meilleur livre de l’APFUCC. Elle est directrice de la revue @nalyses et codirectrice de la section « Lettres canadiennes » de la University of Toronto Quarterly.
Notes
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[1]
Nous traduisons : « L’autorité d’une voix ou d’un texte donné est le produit de facteurs sociaux et rhétoriques », et que la voix féminine en particulier « est le lieu de tensions idéologiques repérables dans la pratique textuelle ».
-
[2]
Ici et plus loin, nous ne nommons pas les auteurs de paroles misogynes afin d’éviter de promouvoir leur oeuvre et leur idéologie. Leur identité peut être trouvée dans l’étude de Lemay, aux pages mentionnées dans le corps du texte.
-
[3]
Nous traduisons : « trash au sens spectaculaire du trash quand il s’affiche avec gloire […] C’est le trash qui exhibe son extravagance et qui fait de l’exclusion un privilège ».
-
[4]
Nous traduisons : « l’autorité se constitue également à travers des stratégies textuelles (qui changent historiquement) que même des auteur·e·s non autorisé·e·s peuvent s’approprier. Puisque des appropriations de ce genre peuvent se retourner contre les auteur·e·s, ces dernier·ère·s ainsi que les narrateur·trice·s qui n’appartiennent pas à l’élite doivent trouver un équilibre délicat entre l’accommodement et la subversion des pratiques rhétoriques dominantes ».
Bibliographie
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