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Le pouvoir politique ne consiste pas uniquement dans les grandes formes institutionnelles de l’État, dans ce que nous appelons l’appareil d’État. Le pouvoir n’opère pas dans un seul lieu, mais dans des lieux multiples : la famille, la vie sexuelle […] les rapports entre les hommes et les femmes… tous ces rapports sont des rapports politiques.

Michel Foucault (1994, t. III : 473)

Révolutionnaire, l’écrivain haïtiano-canadien Gérard Ėtienne (1936-2008) a été emprisonné et torturé à deux reprises pour s’être insurgé à l’âge de quinze ans « contre le gouvernement despotique de Paul Magloire » (Campana, 2005) et à l’âge de vingt-trois ans, pour avoir comploté contre celui de François Duvalier[3], ce qui fait de lui un témoin de premier plan de l’horreur des prisons duvaliéristes et une victime de la torture. Ses récits, poèmes et romans autofictionnels, comme Le nègre crucifié et La pacotille en témoignent. Dans Le nègre crucifié, en grande partie autobiographique, il dévoile ses souffrances physiques et psychiques ainsi que celles de ses camarades de lutte. Il raconte aussi son enfance malheureuse, la violence du père et « les cent coups de fouet » que ce dernier lui avait infligés (2008b : 68).

Révolté par les exactions du pouvoir d’État dictatorial cruel et sanguinaire d’Haïti, par le pouvoir religieux où des hommes de culte profitent de la crédulité du peuple pour le manipuler et l’anesthésier, par l’extrême misère au pays, les inégalités sociales, la corruption et l’injustice, Étienne s’acharne à dénoncer ces pouvoirs monstrueux ainsi que d’autres moins visibles qui nous sont devenus familiers par la force de l’habitus (Bourdieu, 1986) et que nous ne considérons pas toujours comme coercitifs. Il conteste l’ordre établi et se pose en dissident de la doxa, s’attirant les foudres de ses opposants.

Se sachant en danger après l’assassinat de ses frères de lutte, Étienne s’exile au Canada en 1964. De sa terre d’exil, il n’a de cesse de dénoncer les crimes perpétrés dans son pays et les injustices sociales, et de montrer la cruauté du pouvoir d’État et du pouvoir religieux au service du premier. Il s’attaque aussi aux pouvoirs politiques dissimulés des institutions laïques et religieuses de son pays d’origine et du pays d’accueil. La xénophobie, le racisme et l’antisémitisme de la bourgeoisie et d’autres classes sociales, présents aussi en Acadie, où Étienne a vécu et enseigné, la dénonciation du phénomène de mimétisme des Noirs, de la domination masculine et des abus sexuels font partie des combats qu’il mène par sa plume en empruntant des genres littéraires divers : critiques, reportages, éditoriaux, poèmes, romans, récits, essais et une pièce de théâtre.

Notre objectif est de montrer comment Gérard Étienne se construit une image de soi ou une image d’intellectuel combattant par des postures[4] énonciatives et un ethos discursif. Nous mettrons en lumière le but de son écriture et le lectorat auquel il s’adresse. Nous nous appuierons sur les théories de l’analyse du discours pour aborder les notions de stéréotype, de polémique et de règle de justice. Nous ferons aussi appel aux théories de Michel Foucault qui mettent à nu les sociétés de surveillance et de contrôle, à celles d’Homi K. Bhabha qui analysent le phénomène de mimétisme des Noirs, à celles d’Albert Memmi pour parler de domination, de préjugés et de racisme et à celles de Pierre Bourdieu pour parler de violence symbolique.

Dénonciation du pouvoir d’État dictatorial et du pouvoir religieux

Dans Le nègrecrucifié, Étienne rend compte des atrocités commises par François Duvalier contre son peuple et dénonce l’assassinat de son maître à penser, le militant Jacques Stephen Alexis, par Duvalier, aidé des Américains :

Ton pays n’est pas fait pour moi, Chef. Je le renie au nom de ta banque, de ton association avec les espions de la CIA qui t’ont fait tuer Jacques Stephen Alexis[5], de tes massacres d’opposants sans armes. Je le renie au nom des saints et des anges que tu pries dans tes lieux de pèlerinage à Saut-d’eau[6]

[1974, 1990, 1994] 2008 : 40

Il témoigne des méthodes de torture cruelles pratiquées dans les prisons duvaliéristes et de l’assassinat de ses camarades de lutte qu’il veut sauver de l’oubli en les nommant. Aussi son texte est-il parsemé de noms d’intellectuels qui se sont battus contre la dictature et ont été assassinés : « Les prisons de Port-au-Prince sont bourrées de cadavres. Les Chefs passent et repassent, écrasent des prisonniers sous leurs bottes d’acier. Parmi les prisonniers, il y a des intellectuels. Il y a JACQUES STEPHEN ALEXIS[7]. » (Ibid. : 86) Il y a aussi « deux amis, deux camarades, SERGE ALFRED et JUSTIN LÉON » (Ibid. : 135), et bien d’autres qui attendent leur exécution :

Les prisonniers du Chef sont dans un état de tension extrême, attendant la mort qui va les délivrer de leurs souffrances. On fait une première fusillade à minuit. Savain, dont la cellule se trouvait exactement à côté de celle du colonel Vildouin, invente avec moi un code pour me donner les noms de tous les prisonniers qui sortent de leur cellule et qu’on va fusiller

Ibid. : 87

Dans la pièce de théâtre, Monsieur le président, dont le titre et le sujet font écho au roman du récipiendaire du prix Nobel guatémaltèque, Miguel Angel Asturias, El Señor Presidente (1946)[8], d’autres noms d’intellectuels assassinés sur les ordres du sénateur Balindjo sont révélés par Mimi, la femme du président Aristide :

Maître Louis Fouché, assassiné. Maître Jacques Robinson et Maître Lamartine Honorat, assassinés. Le pasteur Jean-Baptiste Leclerc, les professeurs Gérard Lépine et Joseph Bourgeois, le journaliste Jean Lamartinière, assassinés. Le journaliste Alindor Sansfaçon, assassiné, langue coupée et décapité. Le policier Jean Robert décapité. Assassinés, tous

Étienne, 2008a : 122

Le texte d’Étienne devient « un espace de mémoire » où sont commémorées et répertoriées les victimes des Duvalier. Une des fonctions de la nomination est de préserver la mémoire de ces personnes qui ont existé, qui avaient une identité, et de « les sauver du néant[9] », comme le fait le mémorial et le musée de « la Shoah[10] », Yad Vachem, pour sauver de l’oubli les six millions de Juifs exterminés par la machine nazie, en créant un espace qui présente les photos des victimes et leurs noms[11], la Salle des noms, où l’on rappelle que « chaque homme a un nom ».

Étienne dénonce les crimes des présidents qu’il nomme sans distinction les Duvalier, autrement dit les bourreaux, car selon Claude Moïse et Émile Ollivier, le duvaliérisme a été « une des dictatures les plus sanglantes de l’histoire du pays » (Moïse et Ollivier, 1992 : 36)[12]. Ces présidents ont été cruels. Pour en montrer la tyrannie, Rosa Latino-Genoud fait un rapprochement entre l’écriture d’Étienne et celle des écrivains latino-américains :

La figure du dictateur, pour des raisons évidentes, a inspiré grand nombre d’écrivains d’Amérique latine […]. S’agissant d’un personnage sinistre dont les faits sont toujours exécrables, le tyran devient un archétype le plus souvent énigmatique, sadique et mythomane […]

2022 : 115

Les atrocités commises par ces criminels laissent le critique bouleversé par tant de cruauté et de sadisme. Étienne attaque le pouvoir excessif des Duvalier et des tontons macoutes.

Le vocabulaire réaliste et les expressions coups de poing de son texte nous atteignent en plein visage. Jean L. Prophète parle d’« esthétique du choc » (1999 : 83-88). Joël Des Rosiers remarque qu’Étienne « délave ses mots jusqu’à l’écorchure » et que « son oeuvre solitaire » est « gouvernée par le déchirement » (1996 : 31-32). Jeune Afrique reconnaît : « Il peut choquer par l’agressivité de sa vérité, mais il interpelle nos consciences et postule une indispensable refonte des mentalités […][13]. » L’écriture théâtrale d’Étienne, qui fait intervenir pathos, jeux de scène et grands moyens afin de « convaincre, émouvoir, captiver » (Étienne, 2008a : 44), parvient à atteindre son auditoire, répondant à l’injonction de Chaïm Perelman qui est de « provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment » (1990 : 5). L’écriture virulente d’Étienne et les combats sociaux menés avec persévérance font de ce dernier un écrivain unique, qui par son style se distingue des autres écrivains haïtiens exilés politiques, tels René Depestre (1926), Émile Ollivier (1940-2002) ou Jean Métellus (1930-2014).

Attaque du régime dictatorial

Étienne use de sa plume comme d’« une arme de combat » dans ses textes journalistiques, poétiques et romanesques, dans ses essais à thèse ainsi que dans sa pièce de théâtre. Le « journalisme combattant » (Sroka, 2003) revendiqué par Étienne non seulement dénonce, mais appelle aussi à l’action et à « la mobilisation » des Haïtiens en exil, comme le montre un article d’Haïti-Observateur : « […] nous n’avons pas le droit de demeurer insensibles, nous les progressistes de la diaspora, à n’importe quel mouvement qui soit en lui-même l’expression de la misère du peuple. » (Étienne, 2002b : 1). Ce dernier est dénigré par les autorités, qui ne voient en lui que des « crève-la-faim » (Ibid.), des « meurt-de-faim » (Ibid. : 2), des « mangeurs de biscuit de boue » (Ibid. : 1). Le régime dictatorial décrit est « un régime d’injustices et de larmes » (Ibid.) contre lequel il faut s’opposer et manifester. Il dénonce les « cyniques employés de l’État qui ont confisqué tous les vivres alimentaires destinés aux sinistrés des Gonaïves et de Cabaret », durement touchés par les intempéries, « pour se les partager entre parents et amis » (Ibid. : 2). Ses accusations sont aussi tournées vers d’autres fonctionnaires aussi voleurs que les premiers, « […] qui ont fait “main basse” sur des millions que les soi-disant amis d’Haïti auraient donné en cadeau au peuple haïtien pour la réparation des cages à poules à travers les zones dévastées » (Ibid. : 1). La corruption empêche ce pays de se redresser. Étienne dénonce « les requins bien rémunérés d’Aristide » (Ibid.), qui martyrisent les gens du peuple. Ailleurs, il accuse Aristide d’« être le chef tribal d’un pouvoir autocratique et tyrannique » (Étienne, 2002c : 8). Il pointe du doigt le « terrorisme d’État » (Étienne, 2002a : 12) et dénonce les dépenses outrageuses pour maintenir Aristide au pouvoir, dépenses qui auraient pu redresser l’économie du pays : « Les millions que l’homme gaspille en sécurité, en lobbies et en voyages suffiraient à débloquer l’économie du pays et à procurer du travail à tous nos chômeurs […] » (Ibid.).

La critique d’Aristide se fait des plus violentes dans la pièce de théâtre Monsieur le président, où ses crimes sont dénoncés par de jeunes révolutionnaires, qui ont volé de son coffre-fort des documents secrets. Il n’est pas directement nommé, mais les allusions à sa fonction de prêtre ne laissent pas de doute sur son identité : « Foi d’ancien vicaire du plus grand peuple de la Caraïbe » (Étienne, 2008a : 31). Rappelons que c’est parce qu’Étienne s’opposait au retour au pouvoir de « l’ex-vicaire Aristide[14] », qu’il considérait comme « l’un des plus grands mystificateurs haïtiens du xxe siècle » (2008a : 61), qu’il a été battu devant les locaux de Radio-Canada à Montréal, à la suite de quoi il a écrit L’Injustice : désinformation et mépris de la loi (1998b : 43).

Pour montrer la monstruosité des présidents haïtiens, tous aussi sanguinaires les uns que les autres, Étienne décrit leurs méthodes de torture. Lucienne, la révolutionnaire, dresse la liste des crimes horribles perpétrés par Jean Bête (sobriquet d’Aristide) et rend compte des supplices inhumains dont la cruauté défie toute imagination. Au début, désignées par les pronoms personnels pluriels « ils, leurs », ou par le pronom impersonnel « on », les victimes restent anonymes :

On a brûlé les jambes de nos frères, les cuisses et les pieds à l’aide de torches, les parties sexuelles avec des tisons ardents. Et ceux qu’on a bourrés de poudre et qu’on a fait sauter…

Buvant coup après coup pour pouvoir dire l’indicible, Lucienne continue :

[…] ils ont été jetés vivants dans les fours, suspendus sur des bûchers, le feu allumé sous le ventre comme pour cuire de la viande.

Les jambes mutilées, les os brisés à coups de bâton, de barres de fer ou de marteau. Toutes les dents arrachées et on devait manger ses oreilles coupées. Après, on était broyé vivant dans un moulin.

Enterré jusqu’au cou, enduit de sucre, mangé par les mouches et les fourmis, et là on meurt lentement.

On leur a fait manger leurs excréments, boire leur urine, lécher le crachat d’autres frères, puis on les a pendus la tête en bas.

La bouche cousue avec des fils de laiton, puis enfermés dans des sacs et là on les a pilés dans les mortiers avant de les donner aux chiens.

Et les femmes, violées devant leur mari, flambées après avoir eu les seins et le sexe brûlés et transpercés. Et quand elles étaient mères, elles devaient regarder leur enfant être dépecé à la machette

2008a : 59-60

Ensuite, l’identification se fait avec la projection de photos sur le mur et la voix de Josué qui égrène les noms des suppliciés. Des photos de « visages d’hommes mutilés apparaissent ; des numéros sont inscrits sur chaque visage » que Josué, l’un des révolutionnaires, reconnaît. Ce dernier sort une « épreuve photographique » qu’« il éclaire […] avec sa petite lampe de poche et regarde l’effet de sa projection sur l’un des murs du bureau » (Ibid. : 71). Alors, « il égrène des prénoms avec une grande émotion… Jean-Luc… Bastien… Rémi… François… vous êtes tous là… pas un ne manque… pas un seul… » (Ibid.). Les documents recensant les crimes seront remis aux médias et diffusés. À ces tortures monstrueuses viennent s’ajouter les malversations et les très nombreuses disparitions. Un journaliste de La Voix de lAmérique rapporte : « Le Chef aurait volé l’argent des malheureux qui avaient investi dans ses coopératives. Et pèse évidemment cette lourde question des milliers de disparus que la Présidence dit ne pas s’expliquer » (Ibid. : 85). De telles révélations viennent répondre aux doutes de l’ambassadeur canadien sur les actes criminels d’Aristide (Ibid. : 86).

Ancien prêtre catholique, l’homme de culte se révèle être un faux dévot et un président sanguinaire. Représenté comme un être grotesque, décadent, narcissique et tyrannique, il est animé d’une rage vengeresse après avoir été ridiculisé par des étudiants et il a une vision apocalyptique, qui est de voir ses sujets anéantis et brulés vifs, ravivant dans nos esprits d’autres génocides :

Le soleil se met à descendre sur les bidonvilles de la capitale. Ah quelle jouissance, quelle victoire enfin sur des forces diaboliques, voir le soleil qui commence à brûler 10, 20, 30, 100, 1000, 20 000, 300 000 Noirs puants, pauvres, qui m’ont fait dire ce que je n’ai jamais dit

Ibid. : 64

Représentant de l’Église catholique, Aristide démonisé en ternit l’image en devenant l’incarnation de la dictature et du mal. Le vaudou, religion largement pratiquée en Haïti[15], est aussi attaquée de façon violente par Étienne, dont le père était un fervent pratiquant, alors que la mère était adventiste du septième jour et lui faisait réciter les psaumes. Les cent coups de fouet reçus en punition pour avoir osé manger la nourriture offerte aux dieux vaudou le marqueront. Cette religion fera l’objet de la partie suivante.

Dénonciation du vaudou

Étienne s’attaque au vaudou, notamment dans La reine soleil levée, où le prêtre vaudou, Maître Sanson, réclame de Mathilda qu’elle se soumette à lui « pendant quatre nuits » (2008a : 37), alors qu’elle est venue chercher secours auprès de ce dernier pour traiter son mari atteint d’une maladie inconnue. Notons que « c’est l’un des rares grands prêtres du vaudou dans le pays ayant droit à la première nuit[16] » (1989 : 29). Étienne, dont le père vaudouisant violentait la mère parce qu’elle ne partageait pas ses croyances, a développé une aversion pour cette religion. Le vaudou zombifie les hommes selon lui, aussi faut-il « combattre le vodou[17] au même titre que le pouvoir politique, pour ses pratiques et pour la terreur sournoise qu’à sa manière, il fait régner dans le pays » (Satyre, 2019 : 163). Satyre signale que cette horreur pour le vodou n’est pas partagée par d’autres « […] écrivains et […] intellectuels haïtiens qui célèbrent le vodou comme un des symboles les plus vivants de la lutte des esclaves contre l’aliénation et la domination coloniales » (Ibid.).

L’obsession fanatique que crée cette religion est dénoncée dans Une femme muette, où Gros Zo, médecin à Montréal, garde encore des poupées vaudou sous son lit, ne pouvant s’affranchir et atteindre cette « libération politique à laquelle aspirent aujourd’hui tous les hommes, (qui) doit s’accompagner d’une libération intérieure, c’est-à-dire, oui, de la séparation du laïque et du religieux » (Memmi, 1963 : 17). Cette constatation de l’emprise du vaudou, même sur des hommes instruits, se retrouve dans La romance en do mineur de Maître Clo, où l’avocat Claudius Lafleur, dit Maître Clo, aurait été « plongé, au seuil de l’adolescence, dans cette histoire de premières noces avec une femme-esprit », « Erzulie Freda » (2000 : 127). Il est obsédé par cette dernière, qui « aurait débarqué au pays pour le ramener en Haïti en empruntant le corps d’une femme blonde de son quartier » (Ibid. : 133).

Pacte tissé entre les dictateurs et le vaudou

Satyre examine les liens entre la dictature et le vaudou dans La reine soleillevée de Gérard Étienne et conclut à un « pacte entre vaudou et dictature ». Il note que « tous deux s’appuient sur la zombification physique et symbolique pour terroriser et exploiter le peuple » (2019 : 162), et qu’Étienne dénonce « l’alliance malfaisante du politique et du religieux dans un monde livré aux ténèbres » (Ibid.), qu’il « montre comment ces deux pouvoirs instituent une double dictature qui exerce un contrôle total sur les corps et les âmes » (Ibid. : 173), et comment les dirigeants s’appuient sur les « hougans », (prêtres vaudou), « pour terroriser le peuple » (Ibid.). Pour Étienne, « le politique et le religieux » seraient « les matrices de tous les maux d’Haïti » (Ibid. : 163). Sophie Perchellet, députée à l’Assemblée nationale en France et membre du comité pour l’abolition des dettes illégitimes arrive à la même conclusion. Dans l’article « Haïti : des siècles de colonisation et de domination », elle montre comment Duvalier instrumentalise le vaudou pour renforcer sa dictature :

Il va utiliser le prétexte de la lutte contre le communisme pour obtenir le soutien des États-Unis. À l’intérieur, il consolide son pouvoir grâce à sa milice personnelle : les tontons macoutes. Le mysticisme vaudou et la sorcellerie sont mis au service de sa politique pour écraser les fortes personnalités

Perchellet, 2010

Satyre salue la perspicacité et l’originalité de l’écrivain :

De toutes les oeuvres d’écrivains victimes de la dictature duvaliériste, celle de Gérard Étienne est l’une des rares qui dénonce ce régime tout en dévoilant les mécanismes grâce auxquels il a pu terroriser un pays entier pendant près de trois décennies. La crainte, principal pilier de tout pouvoir totalitaire, a été, dans le cas de cette dictature, décuplée par la croyance aux pouvoirs maléfiques des dieux du vodou

Satyre, 2019 : 162

L’historien Gérard Aubourg consolide cette pensée :

Duvalier était un grand mystique. C’était un bokor[18]. Il a utilisé les axes fondamentaux du vaudou ; c’était un grand initié, il pratiquait la magie noire et il faisait des sacrifices d’enfants. […] Duvalier a déclaré à la radio qu’il était un être immatériel[19].

Loin de se limiter à la dénonciation du pouvoir étatique et religieux dont nous avons rendu compte, Étienne déclare vouloir combattre l’injustice sous toutes ses formes. Il rejoint ainsi Foucault dans sa dénonciation des relations de pouvoir : « Dans la société, il y a des milliers, des milliers de relations de pouvoir et, par conséquent, des rapports de force, et donc de petits affrontements de micro-luttes en quelque sorte[20]. » (1994, t. III : 406) Ces relations de pouvoir moins visibles feront l’objet de notre deuxième partie.

Les pouvoirs politiques dissimulés

Tout en s’acharnant contre les dictatures, Étienne s’attaque aux pouvoirs politiques dissimulés. Il dénonce les abus de la classe dominante, la domination masculine et le traitement avilissant de la femme noire et de la femme en général. C’est en reprenant le discours de l’autre, discriminatoire et raciste, que certains personnages pratiquent le contre-discours et se font les porte-parole de l’auteur. C’est ainsi que Lucienne « […] déclare que la lutte contre Jean Bête n’est pas seulement une lutte contre un petit président de l’Île-aux-Requins, mais une lutte pour le réveil de toutes les femmes réduites en esclaves pour des raisons que notre petite logique ignore » (2008a : 113). Cela nous amène à nous pencher sur la domination masculine mise en exergue par le sociologue Pierre Bourdieu, qui, après avoir observé les moeurs en Kabylie, forge le concept d’habitus et pointe du doigt la violence symbolique exercée envers la femme.

L’inégalité des chances et la polarisation sociale en Haïti et en Acadie

Dans la pièce de théâtre, Monsieur le président, Dorvin, le rédacteur des discours présidentiels, fait état de la réalité sociale discriminatoire qui existe en Haïti : « Les gens sont divisés en catégories bien distinctes et qui ne se mélangent pas. […] des indigents, des Noirs puants […] une bourgeoisie où patrons et intellectuels partagent d’autres valeurs […]. » (Étienne, 2008a : 95) Mimi, la femme du président, interpelle ce dernier sur l’inégalité des droits des femmes noires haïtiennes par rapport à ceux des hommes, et s’exclame indignée : « Ce n’est pas possible une telle différence dans l’île entre les femmes noires et les hommes noirs. » (2008a : 101) Elle fait ainsi appel à la règle de justice formulée par Perelman : « Les êtres d’une même catégorie essentielle doivent être traités de la même façon » (1990 : 30). Ce dernier s’appuyait sur Aristote, qui affirmait : « L’inégalité engendre l’injustice ; à contrario l’égalité produit la justice[21]. » Selon cette règle, Étienne dénonce l’inégalité abyssale visible en Haïti. Il est atterré par l’extrême pauvreté du peuple. Alors que des bourgeois, qu’il nomme « les gros messieurs » (2008b : 76), s’engraissent, le peuple n’a ni où se loger ni de quoi manger. Bien des jeunes ne savent pas où déposer leur corps pour une nuit de sommeil, comme il a pu le constater lors d’un de ses voyages en Haïti. Il dénonce cette réalité dans la pièce de théâtre. C’est le cas des « jeunes de Cité Vénus ! Ils arrivent par centaines ! […] ce bidonville infâme où l’on dort par rotation dans une pièce d’un mètre de longueur sur un mètre de largeur » (2008a : 110)[22]. Tout le monde ne mange pas à sa faim non plus, tels « les enfants au ventre ballonné avec des cheveux de poivre ! » (Ibid.). Pour atteindre son auditoire[23], Étienne utilise des arguments qui font appel à la règle de justice, d’autres qui font appel à la pitié. Il écrit ses textes à partir de faits réels, qu’il s’agisse de romans fictionnels, comme Une femme muette,La romance en do mineur deMaître Clo, Au coeur de lanorexie, ou de textes autobiographiques, comme Natania.

Étienne prend parti pour les démunis qui se voient refuser les droits les plus élémentaires, comme un lit d’hôpital, car Haïti est « un pays où une femme noire des bas-fonds n’a pas de carte d’identité[24] » ([1987] 1989 : 86), or il en faut une pour pouvoir obtenir un lit d’hôpital. La femme noire a un statut des plus bas. La problématique de la femme noire l’a occupé pendant « plus de vingt ans », nous dit-il. Il lui consacre un essai d’anthroposémiologie[25], La femme noire dans la littérature haïtienne (2007), où il rend compte de son statut.

La problématique de la femme noire

Dans la littérature haïtienne, la femme noire est dénigrée et avilie. Étienne veut lui rendre justice et lui restituer les qualités qu’on lui a usurpées. Il le fait par un contre-discours conforme au mouvement de la négritude[26] qui l’inspirait, en mettant en valeur les qualités de la femme noire. Dans un discours dialogique, en reprenant les arguments de l’autre qui dévalorisent la femme noire, il renverse l’image de cette dernière et fait d’elle une femme belle, intelligente et désirable, à l’instar de Léopold Sédar Senghor dans le poème « Femme noire ». En revanche, il fait du Noir nanti un personnage grotesque, à l’intelligence douteuse, qui hérite de certaines tares dont la femme noire était affublée, et pire encore. Cette réhabilitation de la femme est évidente dans La reine soleil levée où c’est une femme, Mathilda, qui mène la lutte contre la dictature, suivie par une foule grandissante :

La bande se gonfle, grogne […] ces enfants des bas-fonds du Royaume […] d’abord les domestiques affamés […] se mettent à marcher derrière Mathilda scandant la première strophe de l’hymne national […] on ne veut plus être des serviteurs au service des maîtres

[1987] 1989 : 121

La valorisation de la femme est aussi visible dans La romance en do mineur de Maître Clo, où Adrienne est décrite comme une ouvrière consciencieuse et respectée de tous, ainsi que dans la pièce de théâtre, où Mimi fait l’éloge de la femme noire aux qualités multiples et dénigre le président par des attaques ad hominem (sur la personne) et ad rem (portant sur la question débattue[27]). Au commentaire raciste et stéréotypé du président qui dit que la mère du flibustier n’est qu’une « […] laide Noire avec de grosses fesses, de grosses lèvres, de gros seins » (2008a : 118), Mimi réplique : « Quand je dis que les femmes noires sont belles, c’est une vérité qui crève les yeux » (Ibid. : 119). Dans La reine soleil levée, nous relevons de tels propos stéréotypés insultants sur la femme noire proférés par des hommes politiques : « Selon plusieurs autorités politiques du pays, les femmes noires aux cheveux crépus, à la bouche épaisse, sont bêtes, sales, sauvages. La méchanceté dans le sang […] » ([1987] 1989 : 95).

Étienne part du stéréotype qui, selon Amossy, « relève toujours du préconstruit et s’apparente souvent au préjugé […] » où l’« on associe à un groupe une série d’adjectifs qui le caractérisent » (2000 : 110). Il le déconstruit et va à l’encontre de la doxa, cherchant à agir sur l’opinion publique et à la changer en usant d’ironie et de sarcasme pour tourner le président en dérision en l’affublant de défauts attribués à la Négresse, tels que les cheveux crépus et les lèvres épaisses ; ensuite, il élargit sa critique à tous les Noirs nantis qui dégradent l’image de la Noire.

Constatant que « les discours scientifiques et littéraires mettent l’emphase sur le rapport d’altérité à la femme noire [et qu’] ils servent avant tout de caution à une domination et à une agression » (2007 : 49), Étienne emprunte la définition du racisme d’Albert Memmi pour expliquer la problématique de la femme noire : « Le racisme est la valorisation généralisée et définitive de différences réelles ou imaginaires au profit de l’accusation et au détriment de sa victime afin de justifier une agression ou un privilège. » (Memmi, 1966 : 98-99[28]) Étienne conclut : « L’écriture répulsive de la Négresse en synchronie et son exclusion de l’esthétisme féodal sont soutenues par un système de sens et de valeurs où la négativation de la différence biologique sera soulignée de façon nettement raciste. » (2007 : 49) Théorie qu’il illustre par des exemples tirés de la littérature haïtienne.

Dans Compèregénéral Soleil (1955) de Jacques Stephen Alexis, la femme n’est qu’un amas de graisse : « Lumène, sa femme énorme, vêtue d’un caraco […] » (p. 75, cité p. 256) ; « Lumène roule dans la graisse […] » (Ibid., p. 76, id.) ; « La grosse femme noire aux seins d’outres vides […] » (p. 51, cité p. 255). Il en est de même dans Masques et visages, de Fernand Hibbert : « Madame Vandingue […] c’était une petite femme noire, grasse […] » (p. 232, cité p. 255). Jacques Roumain, lui, dans Gouverneursde la rosée prive la femme de son nom et l’affuble d’un générique. Elle murmure un chant triste : « Délira lavait les plats et elle chantait ; […] c’était une chanson sans mots à bouche fermée et qui reste dans la gorge comme un gémissement » (p. 99, cité p. 179).

L’objectif d’Étienne est de « reconstruire l’univers que nous propose le féodalisme haïtien de la Noire » (2007 : 84). Il va à contre-courant de « l’idéologie dominante » (Ibid.) en déconstruisant le stéréotype de la négresse par un contre-discours qui fait d’elle un être digne d’admiration.

Contre-discours

C’est Mimi, la femme du président, qui osera bouleverser l’ordre établi par des questions audacieuses et par un contre-discours qui réhabilitera la Noire. Partant d’une remarque flatteuse sur la femme noire, elle aboutit à une question subversive :

Les femmes noires ont le génie de rendre leurs cheveux doux au toucher. Elles ont le génie de rendre leurs dents blanches, leur corps d’ébène huileux, leur hanche comme une espèce de touffe de jasmin. Dis-moi, mon toutou, pourquoi cette différence entre les hommes et les femmes

2008a : 101

Nous voyons là ce qu’Amossy appelle « la modalité polémique caractérisée par une confrontation violente de thèses antagonistes […][29] » (2008). Après avoir réhabilité la femme noire et lui avoir restitué sa beauté dans ce passage, Mimi passe du cas particulier au général pour dénigrer d’abord le président par des attaques adhominem sarcastiques et, ensuite, tous les Noirs nantis. Elle dit au premier : « Ah mon Dieu. Que tes cheveux sont raides. Y a-t-il un moyen de les rendre moins crépus ? » Elle englobe ensuite tous les hommes noirs : « [V]ous, les hommes, vous avez toujours les lèvres gonflées, la mine boudeuse, les fesses de macaques ». Elle va même plus loin en insinuant que ce sont des hommes génétiquement inférieurs : « Vous, les hommes, je me demande parfois, pardonne ma sincérité, si les femmes noires et vous avez le même gène » (Étienne, 2008a : 101). Elle s’engage dans une diatribe contre le président, puis contre tous les hommes noirs qui dénigrent la Noire et lui préfèrent la Métisse ou la Blanche, et pose au premier des questions provocantes, en un véritable réquisitoire, tout en attribuant à la femme trois qualités essentielles et complémentaires :

Je veux savoir si vous avez raison de maltraiter les femmes noires, comme vous le faites, si quand vous avez du pouvoir et de l’argent, vous préférez une Métisse ou une Blanche à une femme noire? Je veux savoir pourquoi vous, les hommes noirs, haïssez les femmes noires. Je veux savoir pourquoi vous les jalousez. Est-ce pour leur intelligence, leur beauté, leur courage

Ibid. : 103-104

Homi K. Bhabha explique ainsi ce phénomène de mimétisme :

Dans le monde ambivalent du « pas complètement/pas blanc », […] la peau noire se clive sous le regard raciste, déplacé en signe de bestialité, de génitalité, de grotesque, qui révèlent le mythe phobique du corps blanc indifférencié tout entier

2007 : 157

Mimi rappelle que les femmes noires étaient également des militantes farouches :

En lisant le bouquin d’un de tes historiens, plusieurs faits m’avaient marquée. Ils disent que sans les femmes, les hommes seraient encore des esclaves, que les femmes faisaient des avortements pour ne pas mettre au monde des esclaves, que les femmes couchaient avec les Blancs non par amour, mais pour leur soutirer des informations qu’elles livraient à leurs hommes

Étienne, 2008a : 103-104

Étienne est constant dans son désir de valoriser la femme et de l’élever au rang d’héroïne. Il fait de Mathilda une vraie Jeanne d’Arc (1978). Adrienne, ouvrière haïtienne remarquable, accédera au rang de bourgeoise respectable en épousant l’ingénieur de son usine (2000). Lucienne, révolutionnaire, oeuvre à changer le destin des Haïtiennes réduites au rang d’esclaves et contribue à la destitution du président Aristide (2008a). Étienne cherche à mettre en relief le fait que c’est grâce aux femmes que les changements positifs ont lieu. Il affiche ainsi un ethos discursif récurrent qui ressort de l’énonciation (Maingeneau, 2014), celui de défenseur des droits des femmes. Jusqu’à son dernier souffle, il n’a cessé de glorifier la femme en général et la femme noire en particulier. Il rend hommage à sa compagne depuis plus de quatre décennies, dans le long poème éponyme, en grande partie autobiographique, Natania (2008b), écrit juste avant de « fermer le rideau » (p. 102). Cette femme a été sa compagne, sa muse, sa mère, son guide spirituel, sa rédemptrice et son ange gardien, le veillant lors de ses deux opérations au cerveau. Elle a été son tuteur de résilience et sa source de bonheur, lui donnant un foyer stable et deux enfants, Joël et Michaëla[30]. Dans sa lutte en faveur de l’affranchissement de la femme en général, il souhaite rendre visible la domination coercitive masculine dénoncée par Bourdieu comme un habitus et une violence symbolique. Nous montrerons que cette préoccupation est récurrente d’une oeuvre à l’autre.

La domination masculine et l’exploitation des femmes

La domination masculine, pouvoir politique invisible, est rendue acceptable par la force de l’habitus, car comme d’autres habitus, elle est « tellement ancrée dans nos inconscients que nous ne l’apercevons plus, tellement accordée à nos attentes que nous avons du mal à la remettre en question » (Bourdieu, 1998 : 24). Étienne dénonce cet habitus chez les Haïtiens qui exploitent leur femme. L’image de la femme qui nourrit son homme est récurrente. Dans Une femme muette, « la communauté haïtienne de Saint-Léonard va arrêter Gros Zo […] [car] un nègre n’a pas le droit de manger la sueur d’une négresse. » (2018 : 236). Cette métaphore illustre un habitus d’hommes vivant aux dépens des femmes. Dans La romance en do mineur de Maître Clo, Adrienne, qui gagne « le salaire minimum » dans une usine (2000 : 48), doit nourrir son compagnon, qui ne se contente pas des mets simples habituellement consommés par les Haïtiens, tels que « […] du maïs moulu, du hareng fumé, de la patate douce » (1998 : 50). Il exige « du riz aux écrevisses accompagné de bananes frites et de viande de porc à l’aubergine ». Comme boisson, il ne réclame « pas de vin rouge à quatre piastres, de la bière à six. Non. Du cognac[31] » (2000 : 48). La pièce de théâtre (2008a) fait elle aussi état d’un tel habitus. Germaine, l’une des deux révolutionnaires, s’oppose à cette pratique et fustige les « hommes jouant au domino et attendant la femme qui revient du marché avec un morceau de hareng et une livre de maïs moulu » (p. 110). Ce motif de la femme qui nourrit son homme est aussi présent dans la nouvelle Lebacoulou, où Marlène, la femme de Serge Lespérance, chômeur et coureur de jupons, « est convaincue qu’il foutra le camp. Le jour où il mettra la main sur une fille naïve qu’il fera travailler pour le faire vivre » ([1998a] 2018 : 59). Dans La reine soleil levée, Mathilda refuse de « se faire manger toute crue » ([1987] 1989 : 22) et de permettre à son mari, Jo Cannel, de « s’engraisser de sa sueur de femme » (Ibid.). Étienne s’insurge donc contre des faits de société séculaires et condamne avec assiduité les hommes fainéants, oisifs, sans ambition, qui exploitent les femmes. Nous avons là un exemple de « présentation de soi (qui) s’élabore dans la durée et de manière en quelque sorte cumulative » (Meizoz, 2009 : par. 14). Il adopte une posture, celle de défenseur des droits des femmes, pour lesquelles l’auteur imagine un avenir meilleur à la fin du roman Une femme muette. Ainsi, Anna, après avoir retrouvé la parole à la mort de son mari, fredonne un air créole sur le perron de sa maison. Il en est de même d’Adrienne, qui se débarrasse de l’homme qui vivait à ses dépens pour épouser un homme digne, qui l’aime et la respecte.

Étienne nourrit l’espoir de voir un changement dans le comportement de la femme haïtienne, mais seule une minorité y arrive, vu la société patriarcale d’Haïti. Frantz Toyo, professeur de droit pénal dénonce, comme Étienne, « la question de la violence morale, psychologique, psychique, voire conjugale, que les femmes haïtiennes subissent au quotidien ». Il ne partage cependant pas l’optimisme d’Étienne et constate avec réalisme : « Dans une société où le sexisme fait rage, l’évolution de la condition féminine est un processus difficile à consolider » (Toyo, 2010), car nous dit Bourdieu :

La violence symbolique est cette coercition qui ne s’institue que par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut manquer d’accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose, pour le penser et pour se penser ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que d’instruments de connaissance qu’il a avec lui et qui, n’étant que la forme incorporée de la structure de la relation de domination, font apparaître cette relation comme naturelle ; ou, en d’autres termes, lorsque les schèmes qu’il met en oeuvre pour se percevoir et s’apprécier ou pour apercevoir et apprécier les dominants (élevé/bas, masculin/féminin, blanc/noir, etc.) sont le produit de l’incorporation des classements, ainsi naturalisés, dont son être social est le produit[32].

Outre la domination masculine, Étienne dénonce également la société de contrôle canadienne coercitive envers les exilés politiques sans papiers et le mauvais traitement des immigrées haïtiennes venues chercher du travail.

Le contrôle des exilés politiques

En situation irrégulière, longtemps sans papiers, les exilés politiques, appartenant à la « première vague[33] » d’immigrés sont terrorisés par les agents de l’immigration. Comme dans le panoptique de Bentham, ils sont « pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs » (Foucault, 1975 : 212). Ils sont constamment en « cavale », car, en étant opposants au régime Duvalier, être expulsés signifierait être « décapités » (2000 : 126). Maître Clo cherche à passer inaperçu. Terrassé par la peur d’être débusqué, il conjure le destin : « […] pourvu qu’il demeure invisible […] pourvu qu’il demeure intraçable. Il décide de prendre le métro parce qu’il pense qu’il a une armée derrière lui et qu’il est plus facile de passer inaperçu sous terre » (2000 : 183). Étienne dénonce aussi les conditions de travail des immigrés de la « deuxième vague[34] », en majorité ouvrière, et leur contrôle.

Les ouvrières issues de l’immigration, exploitées et victimes de xénophobie

Les Haïtiennes qui ont immigré à Montréal pour des raisons économiques sont employées comme ouvrières dans des usines de textiles. Elles font face aux mauvaises conditions de travail et aux agressions xénophobes des contremaîtres blancs dont elles sont les boucs émissaires : « Que les Haïtiennes retournent dans leur pays si elles ne sont pas satisfaites […] » (2000 : 27), s’entendent-elles dire. Étienne soulève deux problèmes : premièrement, celui de l’exclusion et de la xénophobie auxquelles font face ces immigrées et, deuxièmement, celui de l’exploitation de ces prolétaires dominées que l’on prive des droits les plus élémentaires, comme celui d’« aller à la toilette », sous peine de voir une certaine somme retenue sur leur salaire. De même, on « impose […] une amende de dix piastres aux ouvrières qui arrivent en retard et dont le salaire ne dépasse pas trente dollars par jour[35] » (p. 26). Considérées comme une main-d’oeuvre bon marché, ces ouvrières sont victimes du régime capitaliste, dont le but est d’augmenter la capacité de production. Dissident marxiste, Maître Clo soulève des questions éthiques liées au capital : « Les moyens de production doivent appartenir aux forces productrices […] », dit-il (2000 : 75). Cela rejoint la position de Foucault, qui nous met en garde contre « les formes d’exploitation qui séparent l’individu de ce qu’il produit ; et celles qui combattent tout ce qui lie l’individu à lui-même et assure ainsi sa soumission aux autres (luttes contre l’assujettissement, contre les diverses formes de subjectivité et de soumission) » (Foucault, 1994, t. IV : 227). Allant dans ce sens, Serge Tchakhotine dénonce l’exploitation de la classe ouvrière : « La production moderne, en faisant du travailleur un esclave de la machine et de ses employeurs, ne prend pas en considération son psychisme[36]. » Maillons de la chaîne, ces ouvriers participent à cette réalité moderne qui conduit à une « atomisation des individus » (Foucault, 1994, t. III : 369). Étienne s’oppose, nous l’avons vu, aux trois formes de domination (éthique, sociale et religieuse) soulevées par Foucault (1994, t. IV : 227). Outre celui envers la femme noire, il condamne tout préjugé, à l’instar d’Albert Memmi, philosophe de la colonisation et de la domination, qui affirme : « […] si c’est une folie d’ignorer le poids de nos groupes respectifs, c’est une lâcheté et une démission d’accepter leurs préjugés. » (Memmi, 1963 : 17)

Condamnation des préjugés

Dans le roman Au coeurde lanorexie, Étienne dénonce les préjugés, la xénophobie et le racisme de la société acadienne, bourgeoisie et classe moyenne confondues, par l’intermédiaire du personnage de Nelly, qui se braque contre l’idéologie dominante, sectaire et raciste, qui n’accepte aucune différence, ni de peau, ni de religion, ni de langue, ni d’idées. De plus, elle dévoile les abus sexuels commis dans la famille et dans les institutions.

Xénophobie, racisme et abus sexuels : le cas de l’Acadie

Dans le roman Au coeur de lanorexie, c’est Gérard le « dissident[37] » qui exprime sa colère contre les étudiants qui ne sont que des « petits réactionnaires » (p. 114). Il condamne l’acharnement contre un professeur juif, qui corrige les fautes de ses élèves qui s’expriment en mauvais français : « […] un professeur à qui on a enlevé les cours, à cause de sa sévérité par rapport à la langue française » (p. 116). Ayant lui-même enseigné la linguistique à l’Université de Moncton, Étienne y a vécu la polémique autour de la langue française[38]. Annette Boudreau y voit un rapport de force : « Les discours des jeunes révèlent la conscience aiguë liée à des rapports de pouvoir qui s’exercent sur le marché des langues ». Elle en rend compte :

Les chroniques de langue « Corrigeons-nous » sont alors légion tant au Québec qu’en Acadie, et l’on propose de remplacer tout ce qui est « archaïsme » et surtout tous les anglicismes par le terme « standard » français [on dira plutôt « français de référence »]. Ce mouvement a connu son apogée avec l’émission Parlons mieux, diffusée de 1954 à 1964 sur les ondes de Radio-Canada Atlantique. Cette émission s’adressant particulièrement aux jeunes écoliers avait comme but d’enrayer les anglicismes et les particularités régionales, mais pour ce faire, on dévalorisait systématiquement le vernaculaire acadien

2014 : 185

Étienne se range aux côtés du professeur Cohen en affirmant que l’étudiant doit utiliser une langue rigoureuse : « Homme de sciences ou de lettres, il y a un tas d’activités qui requièrent la possession d’une grande langue de communication comme la langue française […]. Il doit savoir écrire et parler une langue comprise par tous les francophones de la planète » (p. 116-117). Faisant valoir un argument fort, celui d’une vision universelle, il lui rend justice. En prenant position pour le professeur Cohen, qui est de confession juive, Étienne ne se fait pas seulement l’avocat de la langue française, mais aussi celui d’une victime de l’antisémitisme. Les causes de l’éviction du professeur de chimie sont plus profondes que la sévérité des corrections apportées par le professeur et le rejet de la langue vernaculaire. Elles prennent racine dans la xénophobie des parents d’élèves et des étudiants. C’est ainsi qu’un camarade de classe de Nelly, Jackie, tient des propos xénophobes envers ceux qui sont autres, ceux qui ne sont pas « pure laine », comme diraient les Québécois :

Ceux qui ne nous comprennent pas n’ont qu’à retourner dans leur pays. Ils nous rendront un grand service. Nous aurons moins de Juifs. C’est vrai, je ne reconnais pas ma ville que noircissent les étrangers, Juifs, Nègres, Indiens… depuis un bon bout de temps. On les voit partout

2003 : 117

La xénophobie de Jackie pourrait être expliquée par les propos de Colette Guillaumin, cités par Étienne (2007 : 46). Elle imagine le raisonnement des xénophobes :

Je ne suis pas responsable puisque c’est biologique. Ils sont autres car, en nature, ils ne peuvent être moi. En fait, ils sont responsables de l’oppression que j’exerce sur eux par leur incapacité naturelle à être moi-même, à se faire moi-même. […] la faute en retombe sur eux et leur incapacité héréditaire de se faire ce que je suis

Guillaumin, 1972 : 42

Le philosophe et politologue Pierre-André Taguieff va dans ce sens en donnant l’explication suivante : « C’est là qu’intervient l’opération raciste par excellence : la projection de l’effet du système sur la victime du système, le blâme de la victime, l’attribution à celle-ci de la causalité du mal. » (1998 : 9[39])

Deux autres problèmes sont abordés dans ce roman : premièrement, la réclusion d’une jeune fille dans la cellule d’un hôpital psychiatrique, qui se fait surveiller par un garde jour et nuit parce qu’elle est boulimique ; deuxièmement, les abus sexuels que subit cette jeune fille de la part du soignant, qui d’abord vante sa beauté, puis la caresse (p. 91). En dénonçant les abus sexuels des soignants, Étienne soulève la problématique des agressions visant les adolescents dans les institutions. S’il ne fait qu’effleurer le sujet, en revanche, il s’attarde sur celui de l’ingérence étrangère, qui a profondément marqué le pays.

L’ingérence étrangère

Étienne prend position contre l’ingérence étrangère en Haïti, accusant à maintes reprises les Américains d’avoir versé le sang des révolutionnaires haïtiens. Nous l’avons vu dans Le nègre crucifié lorsqu’il accuse la CIA d’avoir contribué à l’assassinat de Jacques Stephen Alexis. Nous le voyons dans Monsieur le président lorsque Lucienne mentionne l’ingérence américaine : « Ce salaud qui nous a trahis, qui a vendu le pays. Aux mains de l’Oncle Sam, qu’il l’a livré ! » (2008a : 56) Quant à la France, Dorvin révèle ses véritables intentions : « Une France qui tente, bien maladroitement, de retrouver sa puissance coloniale depuis longtemps oubliée » (p. 94). L’ethos discursif d’Étienne que nous avons examiné et la posture énonciative que nous allons voir nous permettront de tirer des conclusions, car selon Amossy, « l’image d’auteur se décline selon deux modalités principales, l’image de soi que projette l’auteur dans le discours littéraire ou ethos auctorial ; et l’image d’auteur produite aux alentours de l’oeuvre […] », soit « l’image de soi que l’auteur construit dans ses métadiscours » (2009 : 1 [introduction]).

Les postures adoptées par Étienne

Rejoignant Amossy, Dominique Maingueneau établit une distinction entre l’ethos dit (ce que le locuteur dit de lui-même sur le plan de l’énoncé) et l’ethos montré (ce que les modalités d’énonciation du locuteur révèlent de sa personne) (Amossy, 2022). « L’ethos discursif se montre dans l’acte d’énonciation, il ne se dit pas, » maintient-il, soulignant que « l’ethos est une notion discursive, il se construit à travers le discours, ce n’est pas une “image” du locuteur extérieur à la parole » (Maingueneau, 2002 : 60). L’ethos dit d’Étienne se manifeste dans les métadiscours, les entretiens littéraires et les préfaces. Il est aussi présent dans certains poèmes autobiographiques, comme Dialogue avec mon ombre et Natania, où il exprime sa souffrance et celle de ses compatriotes, dans Le nègre crucifié, dans ses essais et dans certains livres à thèse, comme LInjustice : désinformation et mépris de la loi, où il se présente comme « l’homme et l’écrivain qui a combattu et combat toujours les régimes les plus despotiques de la Caraïbe » (1998 : 61). Il réitère aussi sa dissidence, affirmée dans ses entretiens :

Dissidence par rapport aux régimes despotiques de mon pays. Dissidence par rapport aux psychopathes qui, par soif de pouvoir absolu, sont aujourd’hui responsables de l’occupation militaire d’un pays souverain. Dissidence, enfin, au nom des principes démocratiques qui s’opposent au culte de la personnalité

Ibid. : 13

Il veut également accomplir la tâche de l’intellectuel et celle de témoin pour l’Histoire :

L’une des tâches de l’intellectuel consiste à se faire le témoin, pour l’Histoire, des faits qu’on voudrait garder sous silence en vue de créer une espèce d’amnésie collective. Surtout si ces faits sont cautionnés par la presse et par LA JUSTICE, qui servent de relais à la propagande totalitaire

Ibid.

Ce faisant, Étienne rejoint Michel Foucault pour qui « le rôle de l’intellectuel consiste […] à rendre visibles les mécanismes de pouvoir répressif qui sont exercés de manière dissimulée » (1994, t. IV : 772). Il met en valeur ces mécanismes grâce à la fiction qui permet de grossir les faits. Pour Galia Yanoshevsky, « l’entretien littéraire est l’un des lieux où l’image d’auteur se construit et se confronte à son ethos auctorial » (2014, par. 7). Aussi allons-nous considérer la posture énonciative d’Étienne, qui s’affirme dans ses entretiens et dans ses préfaces.

Image d’auteur construite dans ses entretiens

Dans une entrevue avec Ghila Sroka, Étienne précise l’objectif de son écriture et se définit comme révolutionnaire : « Le révolutionnaire que je suis ne publiera pas un livre – poésie, roman, essai – dont la fonction est de laisser dormir en paix les fascistes et les féodaux. » (Sroka, 2003) Il mentionne l’influence qu’ont exercée sur lui des penseurs, des poètes et des philosophes qui lui ont montré la voie de la révolution, tels Diderot, Breton, Aragon, Sartre et Camus, et qui lui ont donné le goût de se « battre contre l’injustice, sous quelque forme qu’elle se présente », d’où son « passage très tôt au journalisme combattant » (Ibid.). Il affirme que ses livres « sont des cris de révolte[40] ». Ce « cri pour ne pas crever de honte[41] », il se doit de le pousser en témoignant et se fait un devoir de dénoncer tout « fascisme » monstrueux ou dissimulé. Il adopte la position de témoin et déclare : « Je veux être lu comme un témoin de tout ce qui nous empêche de vivre et de respirer […]. » (Ibid.)

Dans un entretien avec Danielle Dumontet, il affirme que ce qui le pousse à écrire, c’est son engagement à écrire la dissidence, objectif récurrent qui sera consolidé par son ethos discursif :

[…] je demeure fidèle à cette structure de création mise en place dès mon premier livre, c’est-à-dire la dissidence. Dissidence par rapport à tout, à la politique de mon pays, aux mythes fondateurs de contrevérités, de mensonges, de préjugés. Dissidence au snobisme de mon groupe social qui se prend pour la monarchie française et qui n’est rien. Même au Canada, la dissidence est pour moi une marque identitaire

Dumontet, 2003 : 209-210

Image d’auteur construite dans ses préfaces

Dans Le nègrecrucifié, Étienne annonce son intention de dénoncer le féodalisme. Il déclare dans l’avertissement à la troisième édition que ce livre est « un réquisitoire contre deux siècles de féodalisme qui, avec le régime politique des Duvalier, aura abouti au fascisme, dans sa forme la plus absolue » (2008 : 15). De quel fascisme s’agit-il ? L’historien Gérard Aubourg voit dans le duvaliérisme « un fascisme mystique avec une police ultra-secrète, le pouvoir exorbitant des tontons macoutes, une idéologie de la terreur, des institutions politiques et un principe de Chef[42] ». Il ajoute : « Il y avait une société civile en Haïti au sens d’Hegel puis de la doctrine du contrat social. Avec Duvalier cette société civile va disparaître et ce sera l’instauration d’une société de tontons macoutes » (Ibid.) Les pratiques de ces derniers sont dénoncées avec véhémence par l’auteur, cependant, il est étonnant qu’il ne mentionne dans aucun texte « les fillettes Lalo[43] », qui étaient le pendant des tontons macoutes et dont la cheffe était madame Rosalie Adolph, épouse de Max Adolph, chef des tontons macoutes. Ce silence pourrait-il être expliqué par un souci de ne pas ternir davantage l’image de la femme noire, dont il se fait le défenseur ? Dans son essai, La femme noire, en « thèse préliminaire », Étienne déclare : « […] nos objectifs consisteront à étudier le traitement de la femme noire à travers le discours littéraire haïtien ». Dans l’introduction de LInjustice : désinformation et mépris de la loi, qui sert de préface, il se pose en intellectuel et en témoin en affirmant le devoir de témoigner (1998 : 13). À la question pour qui écrit-il, nous répondons : pour les exilés politiques, les intellectuels de la diaspora, qu’il appelle à la mobilisation dans l’article de journal cité, et pour le reste du monde lettré, d’aujourd’hui et de demain, enfin pour « l’Histoire » (Ibid.).

Conclusion

Luttant contre « l’emprise de l’hégémonie » (Angenot, 1989), Étienne dénonce tout pouvoir politique, qu’il soit visible ou dissimulé. Il va au-delà du pouvoir d’État dictatorial et du pouvoir terrorisant du vaudou auxquels il s’attaque de façon virulente. Il montre le pacte tissé entre la dictature duvaliériste et le vaudou. Il s’attaque également aux pouvoirs invisibles mettant en lumière d’autres pouvoirs politiques que la force de l’habitus a rendus acceptables, pouvoirs que l’intellectuel doit dénoncer, selon Foucault (1994, t. IV : 772). C’est ce que fait Étienne en accomplissant la tâche importante que reconnaît ce dernier dans la préface de Lanti-Œdipe de Deleuze et de Guattari, « la traque de toutes les formes de fascisme, depuis celles colossales qui nous entourent et nous écrasent, jusqu’aux formes menues qui font l’amère tyrannie de nos vies quotidiennes[44] ». Il se construit ainsi un ethos d’intellectuel combattant, de dissident et de défenseur des droits de la personne en dénonçant l’enfermement et la surveillance omniprésents, que ce soit en prison, à l’hôpital psychiatrique, à l’usine, dans la famille, à l’église, à l’école ou dans les rues montréalaises pour les exilés sans papiers en fuite. Étienne dénonce tous les préjugés, dont celui à la base du mimétisme des Noirs qui ostracisent la Noire en faveur de la Blanche et de la Métisse. La xénophobie, le racisme, l’antisémitisme, l’ingérence étrangère et l’apprentissage d’une langue universelle font aussi partie de ses luttes. La violence symbolique, notion conceptualisée par Bourdieu et pointée du doigt par Étienne avec insistance comme coercitive, fait de la femme le « potomitan », cet être indispensable qui nourrit sa famille. Ne pourrait-on pas y voir un hommage de plus à la femme ?

Nous avons établi que la posture énonciative d’Étienne, dans ses déclarations, ses entretiens et ses préfaces, se voyait consolidée par son ethos discursif et que son image d’intellectuel se construisait selon le schéma énoncé par Amossy : « L’image de soi que l’auteur construit dans ses métadiscours (et) l’image de l’auteur dans le texte. » (2009) Nous avons montré, entre autres, que la problématique de la femme noire était reprise d’une oeuvre à l’autre, ainsi que celle de la femme qui nourrit son homme. Or « [u] ne […] présentation de soi [qui] s’élabore dans la durée et de manière en quelque sorte cumulative » (Meizoz, 2009 : 4, par. 14) nous autorise à parler de posture plutôt que d’ethos, puisque « la posture référerait à l’image de l’écrivain formée au cours d’une série d’oeuvres signées de son nom[45] », alors que « l’ethos désignerait l’image de l’inscripteur donnée dans un texte singulier et pouvant se limiter à celui-ci[46] ».

Étienne s’engage dans les trois types de luttes préconisées par Foucault (éthiques, sociales et religieuses) et nous amène à nous demander si nous pouvons voir dans ce porte-parole des sans-voix, ce que Giorgio Agamben appelle le contemporain :

[…] le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité. Tous les temps sont obscurs pour ceux qui en éprouvent la contemporanéité. Le contemporain est donc celui qui sait voir cette obscurité, qui est en mesure d’écrire en trempant la plume dans les ténèbres du présent

2008 : 19

Agamben explique qu’être contemporain « […] signifie être capable non seulement de fixer le regard sur l’obscurité de l’époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une lumière qui, dirigée vers nous, s’éloigne infiniment » (p. 25). Cette pratique ne fait-elle pas écho à celle d’Étienne qui, après avoir décrit « un monde livré aux ténèbres[47] », tout au long d’un roman, le conclut sur une note optimiste où on entrevoit un « espoir » (Campana, 2005) et un avenir meilleur pour la femme enfin maîtresse de son propre destin (2000 : 193), et pour les gens du peuple devenus soudainement « audacieux, téméraires, frondeurs » ([1987] 1989 : 124) ? Nous retiendrons cette phrase de La pacotille, qui est une injonction à la persévérance et un appel à la résilience : « Nous avions appris qu’il ne faut pas s’arrêter en chemin même quand des forces invisibles le parsèment de tessons de bouteille » (1991 : 213).