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Drame bourgeois en trois actes, Cocktail a été créé à Montréal, au Théâtre Stella, le 22 mars 1935, sous la direction artistique d’Henri Letondal avec la collaboration d’Antoine Godeau et de Ferdinand Biondi. Antoinette Giroux, Jacques Auger, Guy Mauffette et Albert Roberval interprétaient les rôles principaux. La pièce a été publiée la même année aux Éditions Albert Lévesque.
La scène se passe dans un salon bourgeois, à Montréal. Nicole, une veuve qui cherche à refaire sa vie, est aimée de deux hommes : Charles, le précepteur anglais des enfants de la maison ; et François, un médecin d’origine française. Autour de Nicole, plusieurs personnes s’objectent à son éventuel mariage avec François, qu’ils croient superficiel et volage. Au premier acte de la pièce, Nicole vient d’avoir quarante ans, et elle prépare le dîner de son anniversaire. Les enfants, eux, terminent leur leçon d’anglais après avoir offert des fleurs à leur mère sur la recommandation de Charles, alors que François, de son côté, se confond en excuses d’avoir oublié la fête. À l’acte II, nous en sommes à l’apéritif. Voulant faire ressortir l’inconstance de François, Charles provoque un incident dans la maisonnée en annonçant ses propres fiançailles avec Nicole. Furieux, François claque la porte, refusant les excuses de Nicole. Quand commence l’acte III, Nicole se prépare à assister à un bal masqué.
Lucie Robert
Troisième acte
(Quelques jours plus tard. Le salon. 9 heures du soir. M. Ardouin et Geneviève font une partie de Romey sous la lampe).
(A la rigueur, cet acte peut se jouer dans le même décor que les deux premiers).M. ARDOUIN. — Si le valet de coeur pouvait sortir !
GENEVIÈVE (coup d’oeil vers la porte). — Sois tranquille, il va plutôt rentrer. C’est son heure.
M. ARDOUIN. — Qu’est-ce que tu veux dire ?
GENEVIÈVE. — Le valet de coeur, le docteur, quoi !
M. ARDOUIN (indulgent). — Ma petite Geneviève, tu te fais des misères.
GENEVIÈVE. — Moins que toi.
M. ARDOUIN. — Moi, je suis vieux, le mal ne peut pas m’atteindre longtemps.
GENEVIÈVE. — Grand-père, tais-toi, tu es jeune et fort. Qu’est-ce que je ferais sans toi ?
[86] M. ARDOUIN. — C’est quelque chose, ma Geneviève, d’être ton meilleur ami.
GENEVIÈVE (avec un grand élan). — Tu es ma maman…
M. ARDOUIN. — Il ne faut pas dire ça. Ta maman t’aime bien. Tu la retrouveras.
GENEVIÈVE. — Tu me la rendras ?
M. ARDOUIN. — Je ne sais pas.
GENEVIÈVE. — Je le déteste… je le déteste…
M. ARDOUIN. — C’est mal… c’est très mal.
GENEVIÈVE. — Dis que tu l’aimes ? Ose le dire… (M. Ardouin baisse la tête) Tu vois… (silence) Grand-père, est-ce que le docteur sait que maman n’a que l’argent que tu lui donnes ?
M. ARDOUIN (gêné). — Que vas-tu chercher là ?
GENEVIÈVE. — Je pense que le docteur veut épouser maman, parce que nous sommes riches.
M. ARDOUIN. — Mais il gagne bien sa vie.
GENEVIÈVE. — J’ai entendu M. Black dire [87] à son ami Jack que le docteur avait beaucoup de dettes.
M. ARDOUIN. — Il ne faudrait pas être injuste, Geneviève. Je pense que le docteur Normand aime ta maman autant qu’il lui est possible d’aimer.
GENEVIÈVE. — Ce n’est peut-être pas beaucoup. Pourquoi prends-tu toujours la défense du docteur avec moi ? Je sens tellement que tu es malheureux, toi aussi.
NICOLE (en coulisse). — Rose, apportez-moi l’aiguille et le fil dans le salon. La glace est plus haute et la lumière meilleure.
(M. Ardouin met un doigt sur sa bouche. Lui et Geneviève s’absorbent au jeu. Nicole entre en trombe. Rose la suit portant des fleurs artificielles. Nicole porte sa robe 1830. Elle s’arrête, surprise).
NICOLE. — Tiens ! vous êtes là ?
M. ARDOUIN. — Comme tu es belle !
NICOLE. — Ça te plaît ?
M. ARDOUIN. — Tu as vingt ans dans cette robe.
NICOLE. — Tu es gentil, papa. Je veux être en beauté ce soir. Il faut que je sois belle, [88] il faut que j’aie beaucoup de succès.
GENEVIÈVE (sèche). — Ça ne t’a jamais manqué.
NICOLE. — Il te déplaît tant que ça, le succès de ta mère ?
GENEVIÈVE. — À quel âge est-ce que ça finit, la vogue des mamans ?
M. ARDOUIN. — Geneviève !
GENEVIÈVE (de plus en plus maussade). — Et à quel âge commence le succès d’une jeune fille ?
NICOLE. — Quand une jeune fille est aimable, elle a du succès très jeune.
GENEVIÈVE. — Il y a des mères que le succès de leurs filles doit embêter joliment.
NICOLE. — Geneviève, j’en ai assez de tes méchancetés. Monte te coucher. Depuis des mois, tu assombris toutes mes joies. Ce soir, je n’ai pas le temps de te dire ce que je pense, mais tu ne perds rien pour attendre. Va rejoindre Francine.
GENEVIÈVE. — Grand-père, tu viendras nous retrouver ?
M. ARDOUIN (très triste). — Je viendrai… Va…
[89] (Geneviève sort).
NICOLE (elle prend les fleurs, l’aiguille et le fil des mains de Rose). — Allez, Rose, je vais coudre les fleurs moi-même.
ROSE. — Dois-je attendre Madame ?
NICOLE. — Non, je rentrerai très tard.
ROSE. — Faut-il laisser la veilleuse ?
NICOLE. — Si vous voulez.
ROSE. — Bien, Madame. (elle sort).
NICOLE. — Je t’assure, papa, je n’en puis plus. Si Geneviève était plus jeune, je la mettrais au pensionnat.
M. ARDOUIN. — Il ne manquerait plus que ça ! Mais je croyais que François…
NICOLE. — Quoi !… qu’est-ce que tu croyais ?
M. ARDOUIN. — Non, rien.
NICOLE (angoissée). — Tu crois qu’il ne va pas revenir ?
M. ARDOUIN. — Dame ! après l’histoire de lundi…
NICOLE. — Mais, papa… il ne peut pas me faire ça… On avait tous perdu la tête lundi.
[90] M. ARDOUIN. — Tu crois qu’en trois jours, il aura retrouvé sa tête, lui ?
NICOLE. — Papa, ne sois pas cynique. Si tu savais combien je souffre.
M. ARDOUIN. — Ma pauvre Nicole !
NICOLE. — Il ne peut pas ne pas revenir… il ne peut pas m’abandonner… Il viendra… je sais qu’il viendra.
M. ARDOUIN. — Tu as eu de ses nouvelles ?
NICOLE (baisse la tête). — Non.
M. ARDOUIN. — Alors… ?
NICOLE. — Ça ne fait rien. Je sens qu’il viendra. Je ne peux pas douter. Je ne veux pas.
M. ARDOUIN. — Et pour Geneviève, que vas-tu faire ?
NICOLE. — Si j’épouse François, la vie ne sera plus tenable ici.
M. ARDOUIN. — Tu y penses toujours à l’épouser ?
NICOLE. — Mais, papa, puisque je l’aime.
M. ARDOUIN. — Et lui… ?
NICOLE. — Comment !… et lui ?
M. ARDOUIN. — Il t’aime ?
[91] NICOLE. — Pourquoi m’épouserait-il ? Ne suis-je plus assez jeune, assez jolie pour être aimée ?
M. ARDOUIN. — Pour être aimée de certains hommes, il ne suffit pas d’être jeune et jolie. Il faut avoir la certitude de le demeurer longtemps.
NICOLE. — Mais François n’est pas tellement jeune lui-même.
M. ARDOUIN. — Un homme vieillit moins vite qu’une femme.
NICOLE. — Tu sais bien que je n’ai pas l’air d’avoir 40 ans.
M. ARDOUIN. — Une douleur, ou seulement l’absence de bonheur te donnerait si vite ton âge !
NICOLE. — L’amour, pourtant, m’a rajeunie.
M. ARDOUIN. — Sa réalisation te vieillirait. Tu sais que François a beaucoup vécu. Il sera exigeant.
NICOLE. — Jamais assez. Si tu savais quelle réserve d’amour je lui apporte…
M. ARDOUIN. — Tu ne m’as pas compris.
NICOLE. — Si. Tu veux dire que François [92] a connu des femmes belles, jeunes et passionnées, et que peut-être pour lui je ne serai qu’une enfant sans expérience, sans tempérament. Tu crois qu’il me délaissera.
M. ARDOUIN. — C’est fatal.
NICOLE. — Non, et non ! Je serai ce qu’il voudra que je sois. Il me formera, il m’éveillera. Tu ne peux pas comprendre. Je n’ai jamais connu l’amour.
M. ARDOUIN. — Mais tu as aimé ton mari, pourtant ! Tu fus heureuse avec lui.
NICOLE. — D’un bonheur qui s’ignore. Et ce bonheur, aujourd’hui que j’aime François, m’apparaît comme une chose si terne que je suis effrayée du temps perdu.
M. ARDOUIN. — Nicole, tu me bouleverses. Jacques ne t’a pas rendue heureuse ?
NICOLE. — Souviens-toi. Je n’étais qu’une petite fille auprès de lui.
M. ARDOUIN. — Une petite fille qu’il adorait.
NICOLE. — Il était trop intelligent, trop fort pour moi. Toujours il commandait, ordonnait, décidait. J’aurais peut-être eu des goûts, des désirs, une personnalité, sa volonté m’annihilait.
[93] M. ARDOUIN. — Quand tu l’as épousé, tu l’aimais pourtant ?
NICOLE. — Je ne sais plus. J’avais vingt ans. Tu me l’avais choisi. Il était ton meilleur directeur. Je t’adorais. Ce qui me venait par toi ne pouvait être que le meilleur. Car, avant de vivre de la pensée de Jacques, j’avais pris l’habitude de vivre de ton cerveau, à toi. Tu m’avais formée à ne jamais avoir une autre opinion que la tienne. Je regardais par tes yeux. Je surprenais sur mes lèvres ta façon de t’exprimer.
M. ARDOUIN. — Tes enfants, vous les éleviez, toi et Jacques.
NICOLE. — Les institutrices étaient choisies par vous, les domestiques aussi.
M. ARDOUIN. — Nous t’évitions tous les ennuis.
NICOLE. — Dis plutôt que vous ne me preniez pas au sérieux.
M. ARDOUIN. — Nous mettions notre joie à te voir gaie et reposée. Nous te voulions élégante.
NICOLE. — Comme une poupée, quoi ! Jamais vous ne me mettiez au courant de vos affaires. Vos interminables conversations sur la [94] banque m’agaçaient. Ce domaine m’était fermé.
M. ARDOUIN. — Nous étions de la vieille école. Ta mère n’aurait jamais eu l’idée de s’intéresser à autre chose qu’aux enfants et à la maison.
NICOLE. — Et l’amour ? Crois-tu que Jacques m’ait comblée de ce côté ?
M. ARDOUIN. — Il était jeune, il n’avait peut-être pas l’expérience d’un François Normand.
NICOLE. — Il aimait trop les chiffres pour perdre son temps à étudier la nature sentimentale d’une femme. L’amour faisait partie de son programme à la même dose que les soins d’hygiène du matin.
M. ARDOUIN. — Tu ne semblais pas en souffrir.
NICOLE. — Il est des désillusions qu’on ne confie pas à son père, et même qu’on ne s’avoue pas à soi-même. On se contente d’un tout petit bagage de joies, mais un jour, devant l’éblouissement d’un grand bonheur, on comprend le vide misérable du passé.
[95] M. ARDOUIN. — Comme tu as changé, ma pauvre Nicole !
NICOLE. — J’ai quarante ans. Pour la première et la dernière fois peut-être l’amour, le bonheur sont là à ma portée. Non, vous ne me séparerez pas de François. Je veux vivre. Lui seul peut m’apprendre tout ce que la vie ne m’a pas appris. Il m’a rendue à moi-même. Il m’a redonné une personnalité.
M. ARDOUIN. — Appelles-tu avoir de la personnalité, trôner au milieu d’un cercle d’amis qui eux n’en ont pas ?… boire des cocktails, fumer des cigarettes, rentrer au petit jour… ?
NICOLE. — Je ne fais rien de mal. Je m’amuse.
M. ARDOUIN. — Crois-moi, Nicole, cette vie, tu t’en lasseras bien vite.
NICOLE. — Quand j’aurai épousé François, je renoncerai à ces distractions. Je serai heureuse, doucement, entre lui, les enfants et toi.
M. ARDOUIN. — Tu n’y crois pas, ma pauvre Nicole, à ce bonheur paisible.
NICOLE. — Alors, que faire ?
M. ARDOUIN. — Renoncer à François.
NICOLE. — J’ai essayé.
[96] M. ARDOUIN. — Mal. Tu n’y as pas mis toute volonté.
NICOLE. — En amour, il n’y a plus de volonté.
M. ARDOUIN. — Mais puisque tu as la certitude de ne pas être heureuse avec François…
NICOLE. — J’aime mieux souffrir par lui qu’être misérable sans lui.
M. ARDOUIN. — Ma pauvre petite, tu es plus atteinte que je ne le croyais. Je ne trouve plus rien à te dire. Épouse-le. Geneviève et moi irons vivre ensemble n’importe où.
NICOLE. — Ça, non, jamais ! Tu ne m’abandonneras pas.
M. ARDOUIN. — C’est toi qui nous abandonnes.
ROSE (paraissant). — Madame, c’est le docteur
NICOLE (cri de joie). — Oh !… Il est venu… Je ne veux pas qu’il me voie ainsi… papa, reçois-le… Je suis trop bouleversée… Il faut que je sois belle… Rose, faites monter le docteur.
ROSE. — Bien, Madame. (elle sort).
[97] NICOLE. — Papa, je t’en prie, ne le blesse pas.
M. ARDOUIN. — Ne t’inquiète pas, va… (Nicole sort).
(Entre François. Il a sur les épaules une grande cape qui cache son costume. Chapeau et gants à la main.)
FRANÇOIS. — Bonsoir, M. Ardouin. Nicole n’est pas là ?
M. ARDOUIN. — Elle met la dernière main à son costume. Il est réussi, d’ailleurs. Et vous ?
FRANÇOIS (enlève sa cape, dépose son haut de forme). — Vous voyez. Je suis 1825.
M. ARDOUIN. — Très chic ! Un porto ?
FRANÇOIS. — Un Scotch plutôt. J’ai eu une journée terrible. Je suis tué de fatigue.
M. ARDOUIN. — La clientèle est exigeante ?
FRANÇOIS. — C’est surtout la chirurgie qui demande une grosse dépense de nerfs.
M. ARDOUIN. — Vous faites beaucoup d’opérations ?
FRANÇOIS. — Des quantités. Ce matin, un cas de mastoïdite. L’opérée est morte sur la ta-[98]ble d’opération. Alors, vous comprenez, les scènes de la famille, les complications du service, l’énervement des infirmières… tout ça vous met les nerfs en boule.
M. ARDOUIN. — Une enfant ?
FRANÇOIS. — Une jeune fille, l’âge de Geneviève, et fille unique.
M. ARDOUIN. — Je comprends que vous soyez bouleversé, et que l’idée du bal ne vous sourie pas beaucoup.
FRANÇOIS (se verse un Scotch). — Au contraire, ça me changera les idées. S’il fallait chambarder son programme de vie pour le malheur d’un patient, ça ne serait pas toujours commode.
M. ARDOUIN. — Alors, les ennuis de vos malades ne vous poursuivent pas ?
FRANÇOIS. — Heureusement non. Quand je vais dans le monde, je dépose les embêtements du métier avec mes gants dans le vestibule.
M. ARDOUIN (montrant les gants). — Ce soir, vous avez oublié de vous en séparer.
FRANÇOIS. — C’est peut-être pour ça que je vous ai parlé de mon histoire d’opération. Mais que peut bien faire Nicole.
[99] M. ARDOUIN. — La toilette des dames, c’est toujours un peu long. Un cigare ?
FRANÇOIS. — Volontiers ! (ils ont l’air de s’ennuyer). Je n’ai jamais compris qu’une dame fût si longue à s’habiller. Moi, je me transforme rapidement.
M. ARDOUIN. — Les besoins de la profession.
FRANÇOIS. — Oh non ! Je ne m’énerve jamais pour l’appel d’un client. Les malades se figurent toujours être à la mort.
M. ARDOUIN. — Somme toute, vous prenez la vie assez facilement ?
FRANÇOIS. — Ai-je tort ?
M. ARDOUIN. — Peut-être pas. De mon temps, on mettait plus de gravité dans ses actes. On portait avec soi un certain bagage d’idéal.
FRANÇOIS. — Encombrant.
M. ARDOUIN. — Non, réalisateur.
FRANÇOIS. — Vous ne saviez pas vous amuser.
M. ARDOUIN. — Si… autrement… sans cocktail.
FRANÇOIS. — Et sans Scotch ?
M. ARDOUIN. — Je ne dis pas, un bon pe-[100]tit coup de temps à autre n’était pas à dédaigner. Notre gaieté, comme la boisson que nous buvions, était sans mélange.
FRANÇOIS. — J’ai bien peur, M. Ardouin, qu’entre nos deux façons de penser, il n’y ait le fossé qui sépare deux générations.
(Entrée de Charles, qui s’arrête sur le seuil de la porte, hésitant).
CHARLES. — Je vous demande pardon, je suis désolé de vous déranger, M. Ardouin. Je vous croyais seul.
FRANÇOIS (tendant la main à Charles). — Entrez, je vous en prie. Je suis très content de vous retrouver. J’ai presque des excuses à vous faire. J’avais un peu perdu la tête lundi soir.
CHARLES (soulagé). — N’avons-nous pas tous été un peu ridicules ?
M. ARDOUIN. — Les cocktails, mes amis, les cocktails… Ne vous l’avais-je pas prédit ? Le plus petit incident devient une tragédie.
FRANÇOIS. — Heureusement tout rentre dans l’ordre quand l’effet du cocktail s’évanouit.
M. ARDOUIN. — Mes amis, je sens que sur un terrain au moins nous devons nous tenir ensemble tous les trois.
[101] CHARLES. — Lequel ?
M. ARDOUIN. — Le bonheur de Nicole.
FRANÇOIS. — Vous avez raison, M. Ardouin. Nicole mérite d’être heureuse. Et je me rends compte quel homme privilégié je suis.
M. ARDOUIN. — L’amour de Nicole est tellement différent, si désintéressé…
CHARLES (mal à l’aise). — J’ai oublié mes cigarettes… Me permettez-vous de remonter à ma chambre ?
FRANÇOIS. — Acceptez une des miennes.
CHARLES. — Non, merci. J’ai l’habitude de mes “Grads”. Si vous le permettez, j’irai chercher mon étui… Mais je reviens…
M. ARDOUIN. — Je croyais que vous deviez rencontrer votre père ce soir.
CHARLES. — Nous avons dîné ensemble. (se tournant vers le docteur). Si je ne suis pas de retour avant votre départ, je vous souhaite la plus agréable des soirées.
FRANÇOIS (regardant l’heure). — J’ai bien peur que nous soyons très en retard à ce bal. À tout à l’heure. (Charles sort).
M. ARDOUIN. — Quel chic type que ce [102] Charles ! du jugement, de l’intelligence, un coeur droit ! Les petites l’adorent.
FRANÇOIS. — Il m’agace un peu. Il est trop parfait. D’ailleurs, comme la plupart des Anglais, il me gèle.
M. ARDOUIN. — Il faut les connaître. Leur extérieur froid cache presque toujours une très grande sensibilité.
(Nicole et Geneviève entrent. Geneviève porte la robe 1830. Elle est éblouissante et radieuse. Nicole, les yeux rougis, est vêtue d’un simple négligé. Ses cheveux, dépouillés des boucles du travesti, sont en bandeaux serrés sur ses tempes. Elle a vieilli de dix ans. Surprise. Exclamation de M. Ardouin et de François.)
M. ARDOUIN. — Nicole, qu’est-ce que ça signifie ?
FRANÇOIS (presque en même temps, admiratif). — C’est adorable !
NICOLE (un peu triste). — N’est-ce pas qu’elle est jolie, ma fille ?
M. ARDOUIN. — Nous diras-tu… ?
NICOLE (parlant à François qui ne quitte pas Geneviève des yeux). — J’avais une affreuse migraine. Je ne pouvais vraiment pas…
[103] FRANÇOIS (sans sincérité). — Quel dommage !
NICOLE. — J’ai pensé, pour ne pas vous faire manquer le bal… j’ai pensé vous confier Geneviève.
FRANÇOIS. — Mais que vont dire tous nos amis ? (Geste d’indifférence de Nicole) Surtout après les incidents de lundi.
NICOLE. — Pourvu que, ce que les amis pensent ne soit pas, c’est le principal. D’ailleurs, la présence de Geneviève en votre compagnie fera taire les mauvaises langues.
M. ARDOUIN. — Tu as tout prévu.
NICOLE. — J’ai même téléphoné à Louise, la priant de m’excuser auprès des autres et lui recommandant de veiller sur Geneviève.
FRANÇOIS. — Un chaperon ?
M. ARDOUIN. — La confiance règne.
NICOLE. — Ne dites pas de bêtises. Je veux seulement que François n’ait pas trop à s’inquiéter de Geneviève. Songez qu’elle n’est jamais allée dans le monde. Allons, il faut partir.
FRANÇOIS. — Vraiment, Nicole, vous êtes fatiguée à ce point ? (sans conviction). Nous [104] aurions pu aller au bal plus tard, ou simplement passer la soirée ici, paisiblement.
(Geneviève fait la moue, en signe de désappointement.)
M. ARDOUIN (à Geneviève). — Ça te plaît tant que ça d’aller danser ?
GENEVIÈVE. — Oh, oui, grand-père… Un bal… les costumes… la musique… mon début, quoi !
NICOLE. — Ne t’inquiète pas, Geneviève. François n’a pas du tout l’intention de rester ici. D’ailleurs, il sera heureux de t’accompagner. N’est-ce pas, François ?
FRANÇOIS. — Il faudrait n’avoir pas de coeur pour priver Geneviève d’un plaisir auquel elle semble attacher tant d’importance.
M. ARDOUIN. — Et puis, somme toute, le bal vous plaît aussi, jeune homme.
FRANÇOIS. — Pour que mon bonheur fût complet, il m’aurait fallu la mère et la fille.
M. ARDOUIN. — Soirée de famille, quoi !
NICOLE. — Il est tard. Sauvez-vous tous les deux. François, je vous la confie. Ne la quittez pas trop souvent. Elle ne connaît presque personne dans le monde.
[105] GENEVIÈVE (mettant une cape du soir sur ses épaules). — Quand on saura que je suis ta fille, on m’invitera.
FRANÇOIS. — Vous êtes si jolie ainsi, Geneviève, qu’on vous invitera sans savoir qui vous êtes.
GENEVIÈVE. — Pour moi-même ? Vous croyez… ? Je suis heureuse… si heureuse… (elle saute au cou de son grand-père, le démolit presque avec sa crinoline). Grand-père, je suis folle de joie ! (Puis elle embrasse très fort sa mère). Merci, petite mère.
(François, qui a mis sa cape et ses gants, lui offre cérémonieusement le bras. Elle fait une révérence 1830, prend le bras de François ; tous deux se dirigent lentement vers la porte).
GENEVIÈVE (dans la porte, tournant seulement la tête). — Tu sais, maman, on parlera de toi tous les deux. (ils sortent).
M. ARDOUIN. — C’est bien ce que tu as fait là, Nicole.
(Nicole se contemple dans la glace, elle cherche ses rides et lisse ses bandeaux. Soupir.)
M. ARDOUIN. — Je vais embrasser Fran-[106]cine et faire un tour de jardin avant de dormir. Viens-tu ?
NICOLE. — Non, je reste ici. Ne t’occupe pas de moi.
M. ARDOUIN. — Tu ne vas pas les attendre ?
NICOLE. — Peut-être. Je ne sais pas.
M. ARDOUIN. — Bonsoir, Nicole.
NICOLE. — Bonsoir, papa.
(M. Ardouin fait mine de vouloir parler, puis change d’idée et sort. Nicole allume une cigarette, va à un petit secrétaire, prend la photo de François la contemple longuement puis se dirige vers le divan où elle s’asseoit la tête dans ses mains. — Entrée de Charles.)
CHARLES. — Comment, madame Beaudry, vous n’êtes pas au bal ? (Nicole ne pouvant parler secoue la tête négativement) Mais que s’est-il passé ? (la regardant) Vous avez pleuré. Quelqu’un vous a fait de la peine ?
NICOLE. — J’ai eu une explication avec Geneviève.
CHARLES. — Au sujet du docteur Normand ?
NICOLE. — Oui, à propos de François.
[107] CHARLES. — Mais ceci ne me dit pas pourquoi vous n’êtes pas au bal.
NICOLE. — Je ne pouvais plus y aller. J’étais trop bouleversée.
CHARLES. — Et François ?
NICOLE. — Il y est allé tout de même.
CHARLES. — Seul ?
NICOLE. — Non, avec Geneviève.
CHARLES. — Avec Geneviève ? Mais je ne comprends pas.
NICOLE. — C’est une longue histoire.
CHARLES. — Nicole, racontez-la moi.
NICOLE. — Après une pénible conversation avec mon père, je me sauvais dans ma chambre, ne voulant pas que François vit mes yeux rougis de larmes.
CHARLES. — Ah !… et après ?
NICOLE. — Là, je trouvai Geneviève pleurant désespérément.
CHARLES. — Pauvre petite !
NICOLE. — Ça m’a donné un coup.
CHARLES. — Ne s’était-il rien passé auparavant ?
NICOLE. — Si. Après le dîner, elle m’avait parlé insolemment et pour la punir je lui avais [108] commandé de monter à sa chambre.
CHARLES. — Son coeur était trop gonflé. Il a éclaté.
NICOLE. — Le moment était mal choisi. J’étais dans un tel état d’esprit que ses larmes m’ont tapé sur les nerfs. Je me suis sentie méchante, je l’ai accusée de me voler mon bonheur, je lui ai reproché son attitude envers François et sa façon égoïste de comprendre la situation.
CHARLES. — Qu’a-t-elle répondu ?
NICOLE. — Pas un son, pas un mot. Ses lèvres scellées, elle était debout d’une pâleur mortelle dans sa robe sombre. Ses yeux fixaient sur moi un regard d’une dureté effrayante.
CHARLES. — Quelle pitié !
NICOLE. — Je ne pouvais plus supporter cette vision. J’ai crié. J’ai hurlé, faisant presque une crise d’hystérie… Parle… mais parle donc… ne me regarde pas ainsi… ne me fixe pas avec ces yeux-là…
CHARLES. — Et après… ?
NICOLE. — Elle ne bougeait toujours pas. C’était horrible !… Je m’écroulai à ses pieds, ne sachant plus ce que j’allais faire. Mes forces m’abandonnaient. J’entourai ses jambes de mes [109] bras, je tremblai. Misérablement j’implorai : Geneviève, ma vie, mon bonheur sont dans tes mains. Un mot, un seul mot, et tu fais de moi la femme la plus heureuse de la terre. Un mot, un seul mot, et tu brises mon coeur dans tes doigts.
CHARLES (s’agenouillant). — Pauvre… pauvre Nicole !
NICOLE. — Son coeur se fondit… elle se laissa glisser à genoux à mes côtés, puis se mit doucement à pleurer… “Maman… maman… nous sommes si malheureuses ! Je ne veux pas que tu sois misérable, je ne veux pas que tu pleures.” Puis se cachant la tête dans ses mains… “mais je ne peux pas supporter l’idée du docteur Normand dans cette maison, avec nous, toujours… ton mari… Je t’aime, maman, je t’aime trop… je suis jalouse… je le déteste. Il nous a volé notre mère ! Aide-moi… Aie pitié de moi. Je sens que j’ai tort. J’ai honte de mon égoïsme. Maman, … oh ! maman… ne pouvons-nous plus nous aimer comme autrefois ? comme avant le jour où il est venu ?”
CHARLES. — Quelle situation !
[110] NICOLE. — Et puis, elle continua : “Si au moins j’avais des amis… si j’allais dans le monde, si je faisais mon début, peut-être mon esprit distrait par autre chose ne serait plus hanté par le cauchemar de cet affreux mariage.”
CHARLES. — Ça pourrait être un remède, mais pas radical.
NICOLE. — C’est à ce moment que l’idée me vint d’envoyer Geneviève à ma place avec François.
CHARLES. — Quelle étrange idée !
NICOLE. — Qui sait !… quelques heures passées ensemble dans une atmosphère de gaieté, de plaisir, les rapprocheraient peut-être ?
CHARLES. — Comment Geneviève accueillit-elle la proposition ?
NICOLE. — Au début, elle se révolta.
CHARLES. — Je n’en suis pas surpris.
NICOLE. — Je lui décrivis alors tous les plaisirs d’un grand bal, les lumières, la musique, la danse, je lui promis le succès et l’assurai qu’elle serait ravissante dans ma robe.
CHARLES. — Vous l’avez tentée.
NICOLE. — Avec tous les mots qui me venaient aux lèvres. Elle est jeune, le rêve était [111] magnifique. Elle faiblit, s’avoua vaincue et voilà pourquoi je ne suis pas au bal.
CHARLES (lui baisant la main). — Je retrouve ce soir la femme d’autrefois.
NICOLE (rêveuse). — Vous auriez dû voir combien elle était jolie dans ma robe 1830 ! Ses joues encore humides de larmes, elle contemplait son image dans la glace. Je me rappelai ma jeunesse… ma jeunesse, elle était là me souriant dans le grand miroir, venant vers moi du fond des années passées. Le bonheur m’avait rendu ma fille.
CHARLES. — Que n’ai-je été là !
NICOLE. — Puisse ma fille me rendre ce soir le bonheur !
CHARLES. — Vos mains sont glacées.
NICOLE. — Toute ma vie est en jeu.
CHARLES. — Vous avez joué un jeu dangereux.
NICOLE. — L’enjeu en vaut la peine.
CHARLES. — Vous l’aimez tant que ça ?
NICOLE. — Plus encore !
CHARLES. — L’amour fait mal.
NICOLE (le regardant tout à coup). — Mais vous tremblez…
[112] CHARLES. — Votre angoisse me bouleverse.
NICOLE. — Quel merveilleux ami j’ai en vous, Charles. Si j’épouse François, nous quitterez-vous ?
CHARLES. — Il le faudra bien !
NICOLE. — Vous aussi ? Oh ! alors je vous sacrifie tous à lui… mon père, ma fille et vous… vous… c’est affreux ! (elle met sa tête dans ses mains et pleure).
CHARLES. — Nicole !… (il hésite) J’ai quelque chose à vous dire.
NICOLE. — Rien de triste… je ne pourrais pas.
CHARLES. — Je viens de dîner avec mon père.
NICOLE. — Il va bien ?
CHARLES. — Très bien, merci. Les affaires reprennent. Il me veut comme associé.
NICOLE. — Je suis très heureuse pour vous, Charles. Mais cela signifie vraiment votre départ.
CHARLES. — J’en ai bien peur.
NICOLE. — Que deviendrais-je ?
CHARLES. — Il vous reste François.
NICOLE. — Mais si je ne l’épouse pas ?
[113] CHARLES. — Je ne serai jamais bien loin.
NICOLE (se souvenant soudain). — Mais au fait, puisque vous allez redevenir indépendant, rien ne vous empêche plus d’épouser Mlle Robson.
CHARLES. — Elle ne m’aime plus.
NICOLE. — Et vous ?
CHARLES (se décidant tout à coup). — Je vous aime, Nicole, je n’aimerai jamais d’autre femme que vous.
NICOLE. — Charles !… mon pauvre Charles !
CHARLES. — Je ne vous aurais jamais fait cet aveu, mais c’est notre dernier soir. Je pars demain. J’aurais dû m’en aller il y a des semaines, je n’en ai pas eu le courage. Mon père ne veut plus attendre.
NICOLE. — Oh ! Charles, combien vous me manquerez ! J’ai été tellement aveugle, pardonnez-moi. Vous avez dû souffrir.
CHARLES. — J’ai tout connu dans cette maison, tantôt l’enfer, tantôt le ciel.
NICOLE. — Et moi qui vous prenais comme confident de mon pauvre amour !
CHARLES. — Ma propre souffrance m’ai-[114]dait à vous comprendre et à vous plaindre.
NICOLE. — Et quand François était ici ?
CHARLES. — J’étais torturé.
NICOLE. — Et je n’ai rien vu !… et je n’ai rien deviné !…
CHARLES. — Nous autres, Anglais, portons souvent les plus lourds fardeaux avec le sourire. Orgueil, peut-être…
NICOLE. — Non, courage.
CHARLES. — Même si je ne devais plus vous revoir, je ne suis pas complètement malheureux, vous avez mon secret et c’est un poids qui n’est plus sur mon coeur.
NICOLE. — Vous allez souffrir.
CHARLES. — Peut-être… quand le rêve sera fini. Pourtant je ne m’en vais pas les mains vides. Je suis tellement plus riche qu’au jour de ma première rencontre avec vous. L’amour m’a appris sa merveilleuse leçon, des souvenirs d’une infinie douceur seront en moi pour toujours. Je me souviendrai de la robe bleue que vous portiez un matin d’avril, du petit chapeau de tulle auréolant vos cheveux blonds, des taches lumineuses que le soleil posait sur vos joues à travers la dentelle de votre pa-[115]rasol. Je me souviendrai surtout de la robe blanche que vous portiez au soir inoubliable de votre anniversaire…
NICOLE. — Après votre départ, je serai très malheureuse.
CHARLES. — Si vous m’appelez, je reviendrai.
NICOLE. — Charles, ne me sacrifiez pas votre vie, je n’en vaux pas la peine. Un jour, il faudra vous marier.
CHARLES. — Je n’aimerai jamais d’autre femme que vous.
NICOLE. — Même si je n’aimais pas François, nous ne pourrions nous épouser.
CHARLES. — Pourquoi ?
NICOLE. — Vous êtes protestant.
CHARLES. — Anglican. Nos religions sont très proches l’une de l’autre. D’ailleurs, jamais vous n’auriez entendu de ma bouche un mot à ce sujet.
NICOLE. — Oh ! je sais, vous êtes si bon et vous avez tant de délicatesse. Votre femme, Charles, sera bien heureuse.
CHARLES (se levant). — Bonsoir, Nicole. Songez quelquefois au pauvre diable de précep-[116]teur qui n’aura plus dans la vie que son souvenir de vous.
NICOLE. — Vous reviendrez… dites que vous reviendrez !
CHARLES. — Pas si vous êtes heureuse… Et je désire tant que vous le soyez.
NICOLE. — Quel ami je perds en vous !
CHARLES. — Vous avouer mon amour, c’était condamner notre amitié.
NICOLE. — Avant de nous séparer, voulez-vous m’embrasser ?… Je sens que ça me portera bonheur.
(Charles s’approche pour l’embrasser sur la joue, mais sentant son corps près du sien, il perd la tête, la presse contre lui, l’embrasse passionnément. Elle se dégage bouleversée. Il courbe la tête, honteux, désespéré.)
CHARLES (s’enfuyant). — Il vaut mieux que je ne revienne jamais !
NICOLE (restée seule). — Mon Dieu ! la vie est terrible !
(Toute étourdie, elle passe sa main sur son front, éteint les lampes, ne laissant qu’une lumière voilée. Elle s’installe dans le grand fauteuil, face à la cheminée, se met à rêver, à attendre. [117] Le rideau descend pour indiquer que les heures s’écoulent. Le rideau remonte lentement. Nicole est endormie. Le public la voit de profil. Un jour gris se lève et entre par la fenêtre, dont les rideaux n’ont pas été tirés. Un instant, la pièce est silencieuse. Geneviève et François entrent sur la pointe des pieds. Le fauteuil est disposé de telle façon qu’ils ne voient pas Nicole.)
GENEVIÈVE. — Chut !… Il ne faut pas éveiller toute la maisonnée.
FRANÇOIS (un peu éméché). — Vous êtes contente ?
GENEVIÈVE (fiévreuse). — C’est le plus beau soir de ma vie.
(En ce moment, Nicole ouvre les yeux, mais ne bouge pas).
FRANÇOIS. — Le plus beau matin.
GENEVIÈVE. — Mais vous n’auriez pas dû rentrer.
FRANÇOIS. — Puisque j’ai oublié mon étui à cigarettes.
GENEVIÈVE. — Le voilà.
FRANÇOIS. — Laissez-moi vous regarder. Demain, vous ne serez plus une jeune fille.
GENEVIÈVE. — Si. Je lutterai. Fini le ré-[118]gime d’enfant. Plus de leçons d’anglais, ni de robe de pensionnaire. Je veux vivre ma vie. J’ai dix-huit ans.
FRANÇOIS. — Chut ! pas si haut !… (Il va vers la table et se verse un Scotch).
GENEVIÈVE. — Tant pis ! Et, tiens ! pour vous prouver que mes décisions sont sérieuses, une cigarette…
FRANÇOIS. — Vous en avez fumé toute la soirée. Vous serez malade.
GENEVIÈVE. — Allez donc ! ce n’est pas la première fois. Je prendrai vite l’habitude, (regardant la bouteille de Scotch). Et, tenez, si j’essayais un peu de Scotch !
FRANÇOIS. — Ah ! ça non, ne perdons pas la tête !
GENEVIÈVE. — Maman en boit bien, elle !
FRANÇOIS. — Ce n’est pas la même chose. Et puis, vous avez bu du punch, ça suffit. Vous m’effrayez à la fin. Qu’est-ce qui vous a transformée ainsi, petite Geneviève ? Vous n’êtes pas grise ?
GENEVIÈVE. — Si… grise de joie, grise [119] d’espoir. J’ai appris ce soir une chose merveilleuse.
FRANÇOIS (amusé). — Laquelle ?
GENEVIÈVE. — Que je suis jolie !
FRANÇOIS. — Vous en doutiez ?
GENEVIÈVE. — Avec raison, puisque je ne l’étais pas avant qu’on me le dise.
FRANÇOIS. — Enfant !
GENEVIÈVE (lui mettant le doigt sur la bouche). — Chut ! Ce mot est défendu !
FRANÇOIS (retenant la main, la regarde, la retourne). — Oh ! la jolie main de femme ! Qui vous a fait la cour ce soir ?
GENEVIÈVE. — Tous mes danseurs, surtout les amoureux de maman. Pauvre maman ! Si elle les avait entendus, la comparaison n’était pas toujours en sa faveur. C’est méchant, le monde.
FRANÇOIS. — Et moi ?
GENEVIÈVE. — Oh ! de votre part, c’eût été pas très joli. Et pourtant, il s’en est fallu de bien peu que vous ne perdiez aussi la tête.
FRANÇOIS (protestant, mais sans énergie). — Permettez !
GENEVIÈVE. — Pendant le dernier tango.
FRANÇOIS. — J’étais si triste que ce fut le dernier !
[120] GENEVIÈVE. — Vous m’avez serrée très fort contre vous.
FRANÇOIS. — C’était pour mieux vous guider. Le tango, c’est difficile, quand on n’a pas l’habitude.
GENEVIÈVE. — Et les mots que vous m’avez murmurés, ils étaient peut-être dans le chant espagnol ?
FRANÇOIS. — Vous avez entendu… ?
GENEVIÈVE (fermant les yeux et se remémorant). — Vous avez dit : “Je suis fou de bonheur… Dites-moi que vous ne me détestez plus…”
FRANÇOIS. — Et que m’avez-vous répondu ?
GENEVIÈVE. — Je commence à vous aimer.
FRANÇOIS. — C’est vrai ?… c’est bien vrai, Geneviève ?
GENEVIÈVE (avec un son de voix faux et un regard qui dément ses paroles). — C’est bien vrai, mon ami François.
FRANÇOIS. — Que ces mots sont exquis sur des lèvres fraîches !
GENEVIÈVE. — Sont-ils moins doux sur des lèvres de quarante ans ?
[121] FRANÇOIS. — Méchante ! Ne m’éveillez pas. Qui sait ce qu’apportera demain ?
GENEVIÈVE. — Demain, je m’en balance. Demain, comme aujourd’hui, je serai une jeune fille, une belle jeune fille à qui on fera la cour. (Elle tourne sur elle-même et fait la révérence). Monsieur, baisez ma main.
(Soudain, François l’attire à lui et l’embrasse sur la bouche. Geneviève se reprend. Nicole se dresse.)
NICOLE (dans un grand cri). — François, que faites-vous ?
(Saisissement des deux jeunes gens).
GENEVIÈVE. — Maman !
NICOLE (à Geneviève, d’une voix glacée). — Toi, monte à ta chambre.
GENEVIÈVE (implorante). — Maman… Maman… Tu ne comprends pas…
NICOLE. — Monte… et tout de suite !
GENEVIÈVE (bouleversée). — Maman… tu viendras me border dans mon lit ?
NICOLE (très dure). — Non !
(Geneviève sort en pleurant).
FRANÇOIS. — Pardon, Nicole, c’est ma faute.
[122] NICOLE. — Toi… toi… oh ! ces mots d’amour à ma fille !… tes lèvres d’homme sur ses lèvres fraîches… (pleine de dégoût) Et c’est ça… ça… que j’allais lui donner comme père !… (elle rit d’un rire de démente) Toi… (puis, changeant de ton, comme vaincue) Ah ! ce que ça fait mal !… si mal !… (elle pleure).
FRANÇOIS. — Ne pleurez pas, Nicole, pardon, je suis misérable !
NICOLE. — Toi… François… ma vie… toute ma vie ! (elle pleure, accablée).
FRANÇOIS. — Méprisez-moi, mais ne me chassez pas… Je resterai votre ami, simplement. Je ne mérite pas autre chose… (très humble) votre ami…
NICOLE. — Mon ami ?… Mais sais-tu seulement ce que c’est qu’un ami ? C’est quelqu’un sur qui l’on peut toujours compter… à qui l’on dit tout… devant qui l’on ne rougit pas d’avoir une idée noble… quelqu’un qui vous comprend par vos silences mieux que par vos paroles… quelqu’un qui reçoit vos larmes et les sèche… qui fait naître des sourires… quelqu’un qui vous aime malgré les rides, malgré [123] les cheveux gris… malgré l’âge qui vient… Un ami ?… c’est un être qui s’ingénie à vous donner du bonheur… un être qui souffre avec vous… pleure avec vous… rit avec vous… Un ami, c’est tout ça !…
FRANÇOIS. — Vous m’apprendrez. Pardon, oh ! pardon, Nicole.
NICOLE. — Et dire que cette nuit même, je m’étais enfin décidée à t’épouser : Blottie au coin du feu, je vous attendais, toi et Geneviève… je t’attendais patiemment, sans angoisse, je savais que tu allais monter. Ma maison était la tienne… Je t’ai attendu jusqu’au matin… (elle montre la fenêtre) Et d’attendre ainsi, je me sentais un peu ta femme… je ne t’en voulais pas… de t’amuser si longtemps loin de moi… Je t’aimais avec ce goût du plaisir qui est en toi… Toute la vie, j’aurais ainsi la patience d’attendre… j’en étais sûre… Ce serait si bon de toujours te pardonner ton abandon… de ne jamais te gronder… de toujours te comprendre… et de me dire que peut-être au monde il n’y avait qu’une femme capable de t’aimer tel que tu es. Plus tu vieillirais, plus tu te rapprocherais de moi, car aucune des femmes pour [124] qui tu m’aurais délaissée ne te pardonnerait de lui être avec la suivante infidèle. Tu les aimerais toutes, donc tu n’en aimerais aucune. Moi seule ne te ferais jamais un reproche, parce que mon amour aurait été profond, immense, il se fut épanoui… il eut vécu indépendant de tes actes, de tes pensées même. Voilà ce que tu as brisé, voilà ce que tu n’as pas permis qui fût ! Il n’y a qu’une femme que tu n’avais pas le droit de me choisir comme rivale. Et cette femme, c’est ma fille… un autre moi-même dont je ne peux me défendre. Cette rivale est plus forte que moi, elle est jeune, belle et je l’aime. Elle est la seule que j’aie pu craindre, puisqu’en l’aimant, c’est mon passé que tu aimes. Comprends-tu le mal que tu viens de me faire et qui ne peut se défaire ? Comprends-tu surtout le tort que tu t’es fait et comprends-tu que désormais cette maison te restera fermée ?
FRANÇOIS. — Nicole… ne me chassez pas. J’ai besoin de vous… j’ai besoin de cette maison… Votre amour m’aurait transformé.
NICOLE. — Je n’en peux plus de n’être qu’une soeur de charité…
[125] FRANÇOIS. — J’aurais peut-être fini par vous aimer comme vous le voulez.
NICOLE. — Trop tard !
FRANÇOIS. — Je ne veux pas m’en aller pour toujours. Exigez de moi ce que vous voudrez. Je n’ai pas d’autre foyer que le vôtre, je veux rester… je veux rester à n’importe quel titre…
NICOLE (cynique). — À n’importe quel titre ? Alors, si ma fille t’aimait ? Tu pourrais peut-être me demander sa main…
FRANÇOIS (résolument). — Votre fille m’aime.
NICOLE. — Ah, non, tais-toi !
FRANÇOIS. — … Et je vous demande sa main.
(Nicole a un grand cri de bête blessée. Elle s’écroule dans un fauteuil. Geneviève, qui a tout écouté, entre et se jette aux genoux de sa mère.)
GENEVIÈVE. — Pardon, maman, je ne savais pas que tu l’aimais tant !
NICOLE (repoussant Geneviève). — Va-t-en !
FRANÇOIS. — Venez, Geneviève !
GENEVIÈVE (se redressant). — Mais sor-[126]tez, monsieur… Allez-vous-en… Maman… maman !… Tu n’as donc pas compris… Je n’ai jamais aimé cet homme… Je le déteste… je le déteste… C’est à ta demande que j’ai été gentille et puis après… J’ai voulu voir son vrai visage… (puis se ragenouillant et comme on parle à un malade) Aujourd’hui tu m’en veux, mais plus tard… bien plus tard, tu me remercieras. Nous aurions été si malheureuses !
NICOLE (repousse doucement Geneviève qui va vers le fond ; puis, regards perdus, désespérée, n’entendant plus rien). — François !… Mon amour… mon pauvre amour… je t’aimais ainsi… je connaissais toute ta faiblesse, ta pauvreté… Ce sera si dur de ne plus souffrir par toi… (puis doucement, tendrement, sans révolte) Va-t-en… Va-t-en… sans me regarder… sans parler… Va-t-en ainsi que chaque soir… souviens-toi de moi telle que j’étais hier, fraîche, jeune, encore jolie… Ne regarde pas mon pauvre visage tiré, ne fixe pas les rides que ton départ creuse. Emporte avec toi ton coeur léger que j’adorais… Laisse-moi seulement le beau mensonge dont ta voix m’a bercée… Va… Que je n’entende même [127] pas le bruit de tes pas sur le tapis… Je croirai que tu n’es pas parti.
(À ce moment, François est dans la porte qu’il a doucement gagnée à reculons, avec un visage navré. Il va pour sortir, mais la phrase suivante l’immobilise.)
Te souviens-tu d’un soir où je te regardais dormir dans le grand fauteuil de la cheminée… Tous les soirs, je te regarderai dormir… Va-t-en… Va-t-en, mon pauvre amour, tu me distrais en ne t’en allant pas. (puis, avec une douceur infinie, passionnée et douloureuse) Va-t-en… je veux rester seule pour penser à toi !RIDEAU