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En automne 2023, nous avions diffusé un appel à contributions « Sonner l’alarme » pour la nouvelle section d’Anthropologica appelée « Semences », une section dédiée à la germination et à la croissance d’idées liées à l’actualité et aux débats. Bien que nous ayons lancé notre appel à « tirer la sonnette d’alarme » il y a plus d’un an, il est inquiétant de constater à quel point cela est pertinent aujourd’hui, peut-être même davantage que ça ne l’était à l’époque. Revenons donc en arrière pour mieux saisir l’ampleur de cette affirmation. L’été 2023 a officiellement été le plus chaud jamais enregistré dans le monde entier. Au Canada, la saison des incendies de forêt de 2023 a été la plus destructrice jamais enregistrée, « comme aucune autre année, avec une marge stupéfiante »,[1] avec plus de 6 500 incendies de forêt signalés au début du mois de septembre. Le Canada n’a pas été le seul pays confronté à cette terrible situation : dans l’hémisphère nord, des incendies sans précédent ont détruit des millions d’hectares de forêts en Russie, mais aussi en Grèce, au Portugal et à Maui, à Hawaï. Alors que nous écrivons ces lignes, des milliers de pompiers luttent toujours contre les flammes dans le comté de Los Angeles, qui est densément peuplé. Les incendies de forêt sont désormais des évènements catastrophiques anticipés que le gouvernement, la population et les survivants doivent, tôt ou tard, se préparer à combattre. Les incendies de forêt sont ainsi une preuve frappante – une sonnette d’alarme claire – que nous perdons du terrain dans ce monde qui évolue rapidement et de manière spectaculaire.

Les incendies font partie des évènements qui nous ont incités à lancer cet appel, mais ce ne sont pas les seuls. Les attaques meurtrières coordonnées en Israël menées par le groupe militant islamiste Hamas, le 7 octobre 2023, ont provoqué une riposte militaire dans la bande de Gaza. Après quinze mois de combats, un cessez-le-feu et un accord de libération des otages sont entrés en vigueur entre Israël et le Qatar. Alors que les Palestiniens commencent à revenir au nord de Gaza, ils sont confrontés à des ruines et à des villages dévastés, parmi d’autres réalités douloureuses de ce génocide. En ce qui concerne la violence et les guerres dans le monde, les rapports[2] montrent que nous assistons à une augmentation historique des conflits mondiaux meurtriers, notamment en Ukraine, au Soudan et en Éthiopie. Les répercussions de ces conflits sont mondiales et les médias relaient ces informations en direct, à portée de main lorsque nous naviguons sur notre application préférée. De plus, tirer la sonnette d’alarme évoque le moment contemporain de désinformation et d’alarmisme. Cela attire ainsi notre attention sur l’inquiétude toujours présente de l’alarmisme et de dénonciation potentielle.

Une alarme désigne un bruit, un signal, une action qui annonce la présence d’un danger ou d’une menace, ou qui sert à réveiller une personne de son sommeil ou, peut-être, de son apathie. Les alarmes servent d’impulsion à l’action et au mouvement. Sonner l’alarme peut encourager les gens à s’exprimer, à prendre position et à agir. Cela peut aussi forcer certaines personnes à fuir et à trouver des moyens de survivre, et d’autres à agir par solidarité. Un signal d’alarme ne laisse généralement pas indifférent ; il stimule la réflexion et l’action et peut inviter les gens à se soucier des autres et à faire preuve d’empathie. L’alarmisme peut provoquer l’émergence de nouvelles façons de penser et d’être dans le monde. Elle peut également inciter les gens à devenir des activistes et à se révolter. Qu’est-ce que les alarmes génèrent (ou non) ? Comment les gens réagissent-ils, s’organisent-ils et se mobilisent-ils ? Ou, à l’opposé, les messages d’alarme contraignent-ils et paralysent-ils ? Et comment les facteurs liés à la race, au sexe, à la classe sociale et à l’âge influencent-ils la manière dont les gens réagissent et font face aux alarmes ? Les personnes de couleur sont touchées de manière disproportionnée par le changement climatique, mais certains suggèrent que l’anxiété climatique est un phénomène essentiellement blanc.[3] Alors que la nouvelle administration de Donald Trump cible les scientifiques, les migrants, les femmes, les personnes transgenres et les groupes vulnérables, les gens se rassemblent sur les médias sociaux, dans leur communauté, dans leurs bibliothèques publiques dans l’espoir d’un avenir meilleur, plus inclusif et équitable. Ainsi, les signaux d’alarme abondent. Ils agissent comme des « signaux d’alarme » continus, qu’il nous suffit d’écouter pour mieux réagir. Tirer la sonnette d’alarme nous amène également à nous poser la question suivante : qui ou quoi lance les messages de menace ? À qui ? Et dans quel but ? Par ailleurs, quelles sont les stratégies et les plateformes de communication utilisées pour diffuser ces messages ?

Nous avons reçu six contributions fascinantes et diverses en réponse à notre appel (dont trois en français). Nakeya Giroux-Works tire la sonnette d’alarme au sujet des plantations climatiques dans la région de l’est du Québec, qui visent à compenser les émissions des habitants de cette région. Giroux-Works propose une évaluation critique des bénéfices de la compensation carbone et des arbres plantés dans la société civile. Consuelo Biskupovic, Béatrice Maurines et Mélanie Autin discutent de la manière dont les Chiliens multiplient leurs actions pour répondre à la crise environnementale, dans ce qu’elles appellent « Donner l’alerte à bas bruit ». Leur manuscrit se focalise sur la sauvegarde des semences, des connaissances ancestrales et des projets de transition vers l’agroécologie dans le sud du Chili. Dans « Petrophonics », David Janzen et Reuben Martens se penchent sur ce qu’ils nomment les « sous-produits sonores et vibratoires des combustibles fossiles ». En se concentrant sur le bruit de la circulation automobile pour articuler la définition de la pétrophonique, ils contribuent à combler une lacune dans les études du son. Snyders Jessico Betombo, Mitsou Raharivelo et Andrew Walsh se penchent sur la crise du VIH à Madagascar. En s’appuyant sur les résultats d’une enquête menée auprès de patients dans une clinique, ils développent ce que nous savons et ignorons de la transmission du VIH dans ce contexte particulier. Ils expliquent également pourquoi le taux élevé d’infection est une source d’inquiétude. Dans ce numéro, nous publions notre première histoire graphique, un projet collaboratif entre Sandrine Lambert, Lucie Perron et Oriol Blas Guinovart. Dans ce récit ethnographique-fictionnel, une anthropologue s’engageant avec les artefacts du makerspace de Barcelone réfléchit à son voyage transformateur de la fabrication de la recherche. Dans cette histoire graphique, ce sont les artefacts qui sonnent l’alarme de l’ingéniosité. Pour compléter notre appel, nous avons invité Daria Boltolkova à se projeter dans l’avenir et à extrapoler sur ce à quoi les langues orales autochtones pourraient ressembler (ou retentir) dans 50 ans. Boltokova a pris notre invitation au sérieux et dans ce texte très divertissant, situé dans le futur, elle tire la sonnette d’alarme de manière à la fois ludique et intelligente : les langues écrites disparaissent à un rythme alarmant. Sans se ranger du côté des alarmistes du futur, Boltoklova avance l’argument original selon lequel les langues orales sont la manière la plus productive d’envisager la préservation de la transmission des connaissances. Une manière convaincante de réfléchir aux langues orales autochtones et à la façon dont l’avenir peut se dérouler de manière imprévisible et pleine d’espoir.

À ces les six manuscrits publiés dans le cadre de l’appel « Sonner l’alarme », s’ajoute un article d’Aline Fonseca Iubel sur les implications et les complexités de la démarcation des terres dans le Haut Rio Negro. Dans notre section consacrée aux comptes rendus de films et d’expositions, Francine Saillant évoque l’expérience Illumina, qui s’est déroulée dans la ville de Québec durant l’année 2022-2023. L’article de réflexion d’Emilie El Khoury, invitée par la rédaction, aborde le concept de terrorisme sous l’angle de l’anthropologie et donne un aperçu de la manière dont la discipline pourrait prévenir la violence à l’avenir. Dans notre section « Idées », quatre collègues (Alder Keleman Saxena, Noah Pleshet, Toby Leon Moorsom et Jesse Jonkman) répondent à un texte stimulant rédigé par Daniel Tubb et intitulé « Éloge des finitions de fortunes », qui nous invite à repenser ce qu’est la publication en anthropologie.

Au nom de l’équipe éditoriale d’Anthropologica, je tiens à remercier chaleureusement Sue Frohlick, qui a achevé son mandat de rédactrice adjointe de la revue. Nous avons travaillé ensemble pendant plus de quatre ans sur plus de huit numéros ! Je remercie également Karoline Truchon, qui a également achevé son mandat de rédactrice adjointe de notre revue. Sue et Karoline ont toutes deux contribué à l’élaboration de cet appel. Alors que la revue traverse une phase de transition, nous tenons à remercier nos rédacteurs invités, nos auteurs et nos lecteurs pour leur patience et leur soutien face à certains retards de production. Le nouveau rédacteur en chef de la revue sera annoncé en mai 2025 lors de la réunion annuelle de la CASCA à l’Université McGill. Nous espérons vous y voir !