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Les historiens ont tendance à travailler de manière indépendante sur leurs projets de recherche. De nombreux archivistes, quant à eux, travaillent dans l’arrière-scène. Pourtant, ils collaborent souvent ensemble sur des projets créatifs avec des membres et donateurs de la communauté, alignant leur travail dans le cadre plus large de l’histoire publique. Les principes fondamentaux de l’histoire politique, l’engagement communautaire et de plus gros efforts d’interprétation nous ont réunies, et leur signification donne sa structure à notre travail et sert de guide à cet essai. Alors que des stages universitaires ont forgé notre partenariat au début des années 2010, nous avons commencé à trouver des points d’intersection dans nos sujets de recherche, nos travaux dans les collections, nos conseils aux étudiants et nos services en lien avec les archives du polybromobiphényle ou polybrominated biphenyl (PBB). La découverte par Marian (et notre discussion subséquente) de la caricature politique « “Its Cut and Dried”, State Says, “Oscola County Gets PBB Cows” », en première page du Oscoda County News le 15 Septembre 1977, confirma nos intérêts communs, cimenta nos relations de travail et inspira notre décision de commencer à documenter la mémoire communautaire du PBB (voir Figure 1). Les méthodes que nous avons employées pour y parvenir (et que nous continuons à employer) montrent les expertises multiples et interdisciplinaires que nous avons apportées à ce travail, ainsi que l’importance d’une collaboration à une participation communautaire qui donne plus de voix à l’histoire des personnes, démocratise les archives historiques et élargit notre compréhension de ce qui compte comme commémoration. Aider la population du Michigan et un plus large public à comprendre et accepter les dommages passés, bien réfléchir à comment les commémorer et avancer positivement vers le futur sont autant de façons de montrer le rôle précieux que les institutions culturelles et les universités peuvent jouer.

Figure 1

State Says, “Oscoda County Gets PBB Cows.” Journal Oscoda County News, du 15 septembre 1977.

Source : Clarke Historical Library, CMU

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Nos expertises particulières et combinées d’archiviste et d’historienne, ainsi que nos rapports naissants avec les membres de la communauté, nous ont fait découvrir la relative absence de mémoire communautaire dans les archives historiques. Nous nous sommes donc efforcées d’établir des relations et d’instaurer un climat de confiance de manière à faire accepter aux familles d’exploitants agricoles et aux autres membres affectés de la communauté de partager leurs souvenirs et leurs expériences par le biais d’histoires orales et par la préservation de leurs archives privées, que nous avons reliés aux autres collections de sources primaires traitant du même sujet. Ces informations complétaient les archives historiques, préservant mémoire et expérience communautaires, de sorte que de nouveaux documents soient disponibles pour les générations et chercheurs futurs. Nous pensons que notre travail collaboratif peut servir de modèle à d’autres archivistes et historiens pour combler une lacune dans les archives historiques communautaires, et que cette documentation et cette collaboration, centrée sur la communauté et engagée avec elle, peuvent donner plus de portée à une commémoration.

Beaucoup de parties prenantes affectées par le PBB vivent dans le centre du Michigan à proximité de la Central Michigan University (CMU). Le Michigan est un État du Midwest américain, une péninsule entourée par quatre des cinq Grands Lacs, qui est aussi connu comme l’État des Grands Lacs. La région basse de la péninsule a la forme d’une mitaine. Elle constitue « la magnifique terre ancestrale des Anishinaabe qui sont toujours nos voisins » (Central Michigan University, 2022). La CMU, fondée en 1892, se situe à Mount Pleasant, au centre de cette mitaine (Figure 2).

Figure 2

L’université du Central Michigan, située à Mount Pleasant, au Michigan, marquée par une étoile.

Source : WorldAtlas.com

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1. Le dÉsastre du Michigan causÉ par le PBB

Le désastre du Michigan est l’un des plus grands accidents agricoles de l’histoire des États-Unis, mais également l’un des moins connus. Environ 8,5 millions de personnes furent exposées au PBB (Arnold, 2017). Le désastre prit naissance en 1973 avec l’ajout accidentel d’un retardateur de flammes, le polybromobiphényle ou PBB, à de la nourriture pour bétail au lieu d’un supplément alimentaire destiné à accroître la production de lait, l’oxyde de magnésium. Une contamination de l’équipement engendra une contamination croisée d’autres nourritures pour bétail, exposant ainsi le cheptel des exploitations agricoles de tout l’État du Michigan. Comme les animaux présentaient des signes visibles de déclin de santé, les exploitants agricoles et les vétérinaires en cherchèrent la cause. Les habitants furent également exposés en consommant des aliments agricoles contaminés, en manipulant l’alimentation de bétail contaminée et en vivant à proximité ou en travaillant dans l’usine chimique qui produisait le PBB à St. Louis au Michigan. La contamination ne fut détectée que neuf mois plus tard et les incertitudes sur les effets directs et à long terme sur la santé retardèrent encore une intervention rapide et efficace (Egginton, 2009, p. 5-9). Ce faisant, beaucoup de gens ne se rendirent pas compte qu’ils avaient été exposés au PBB, en particulier les plus jeunes générations et aussi ceux qui vivaient en dehors de l’État et qui consommèrent, sans le savoir, des produits agricoles contaminés du Michigan.

Le désastre eut de vastes répercussions sur des générations d’habitants du Michigan. Beaucoup de fermiers perdirent leur exploitation agricole et leurs troupeaux, ainsi que leurs moyens de subsistance et leur réputation. Les travailleurs de l’usine chimique perdirent leur travail quand la Michigan Chemical Company (détenue par Velsicol Chemical Corporation) ferma ses portes en 1978, laissant la communauté de St. Louis et ses environs altérés. La méfiance à l’égard des produits agricoles du Michigan commença à s’instaurer chez les consommateurs de l’État et de la région, ainsi qu’à l’égard du gouvernement et du système judiciaire, vers lesquels certains se tournèrent sans succès pour obtenir de l’aide (Lorenz, 2012, p. 94-98).

La réponse de la communauté au désastre du Michigan comprit la création de groupes d’action communautaire, ainsi que la participation à des réunions publiques, à des manifestations et à des audiences publiques. Certains agriculteurs protestèrent devant les journalistes, par exemple au cours d’une manifestation sans précédent devant le Capitole de l’État où ils abandonnèrent des carcasses de vaches contaminées sur le trottoir. Ces manifestants, pour la plupart membres d’une coalition de familles agricoles connue sous le nom de PBB Action Committee, mobilisèrent les habitants des zones rurales, les fermiers, les vétérinaires et les populations voisines tout au long des années 1970. Leurs efforts aboutirent au Michigan Public Act 77 de 1977 qui assura des prêts à des exploitations agricoles en quarantaine qualifiées, qui prescrivit une étude à long terme sur la santé de la population (aujourd’hui le Michigan PBB Registry) et qui abaissa le niveau de contamination au PBB requis pour les recours en justice (Eggington, 2009, p. 325-332 ; Emory University, 2022).

En réponse à une Emergency Removal Action[2], en 1998, de la US Environmental Protection Agency (EPA), les membres de la communauté de St. Louis et les habitants du bassin hydrologique de Pine River mirent sur pied la Pine River Superfund Citizen Task Force[3] (PRSCTF) afin de travailler avec l’EPA et les anciens Department of Environmental Quality et Department of Natural Resources du Michigan pour résoudre la question de la contamination résultant des rejets provenant du site de l’ancienne usine chimique. Les premières mesures prises pour remédier au problème du Velsicol Superfund Site, un des premiers Superfund Sites ajoutés à la National Priorities List de l’EPA en 1980, furent un échec. La communauté s’inquiéta alors des implications de cet échec sur leur santé, ainsi que des deux autres Superfund Sites du county associés à l’usine chimique (Keon, 2015, p. 6-14). Aujourd’hui, deux opérations de décontamination sont en cours à St. Louis, au coût de plus de 400 millions $US. À ce jour, la PRSCTF est toujours impliquée dans ces opérations (Ellison, 2017 ; US EPA, 2022).

Les recherches récentes suggèrent que le PBB continue à causer des problèmes de santé à long terme et multigénérationnels. Ainsi, certaines femmes ont transmis involontairement le PBB à leurs enfants par le lait maternel et le placenta. Les femmes de la seconde génération courent aujourd’hui un risque accru de développer un cancer du sein et d’avoir des règles précoces, et elles sont plus sujettes aux fausses-couches (Emory University, 2022 ; Egginton, 2009, p. 8 ; Arnold, 2017). Leur santé continue à inquiéter les membres de la communauté touchée par le PBB, en particulier les habitants qui vivent depuis longtemps à St. Louis, pour lesquels il n’existe aucune étude exhaustive de santé, mise à part l’étude de santé bénévole conduite par un membre de la communauté (Scalf, 2022). Par ailleurs, les travailleurs de l’usine chimique furent exclus de l’étude sur la santé à long terme de la population à la fin des années 1970, mais en 2013, à la demande de membres de la communauté touchée par le PBB et sous une nouvelle direction, l’étude reprit son recrutement des travailleurs de l’usine, des membres de leurs familles et des habitants de St. Louis pour participer aux études du PBB Registry (Emory University, 2022 ; Michigan Department of Human and Health Services, 2021). Plus récemment, des membres de la communauté ont manifesté leur inquiétude sur le sort de travailleurs agricoles migrants qui auraient pu être exposés au PBB lors de leur travail sur les fermes contaminées, aussi bien que sur celui des habitants de zones urbaines comme Détroit qui, sans le savoir, auraient pu consommer des produits alimentaires contaminés. Ainsi, une collaboration avec des partenaires universitaires et communautaires a servi de guide dans notre approche pour documenter ce désastre, tandis que nous évaluons comment documenter les expériences communautaires que les archives historiques existantes ont pu passer sous silence. Elle montre aussi les voies profondes par lesquelles l’histoire peut renseigner la science et vice versa.

2. Collaborer pour combler une lacune dans les archives historiques

2.1. Les rôles d’une archiviste et d’une historienne

Ensembles nous menons et dirigeons une grande partie du travail sur les archives et sur les histoires orales relatives au PBB à la CMU. Comme nous collaborons avec des partenaires issus des communautés, nous sommes devenues parties prenantes dans le processus de documentation et, par conséquent, de commémoration de cet accident historique : une historienne à la tête d’une équipe d’étudiants à la licence et aux cycles supérieurs collaborant à un projet d’histoire orale ; une archiviste dont la tâche est de recueillir et connecter des sources primaires conjointement avec des donateurs et des étudiants stagiaires. Au-delà des aspects techniques et collaboratifs de ce travail, nous sommes personnellement liées au désastre, tout comme le sont nos partenaires dans la communauté et les étudiants. Notre connaissance directe de la dimension humaine de ce vaste désastre environnemental et du traumatisme multigénérationnel qui l’accompagne nous a contraintes à entreprendre ce travail et, également, à en saisir l’importance.

Dans son rôle d’archiviste à la Clarke Historical Library (CHL), Marian est responsable de l’ensemble du classement et de l’inventaire des collections d’archives. Elle forme, supervise et guide les étudiants, (bénévoles, stagiaires ou rémunérés) qui classent, mettent en carton et dressent les inventaires des collections. Elle vérifie leur travail, le soumet aux donateurs et crée des catalogues ou bibliographies à partir de ces inventaires. Les étudiants et Marian encodent ensuite ces inventaires qui sont mis en ligne via la page Web des inventaires de l’Université du Michigan. Une fois le classement et l’inventaire terminés, Marian présente les collections relatives au PBB lors de cours de bibliographie, de conférences et de présentations académiques, informant les gens sur le désastre et les collections. Des sources primaires relatives au PBB ont été présentées dans des expositions à la CHL [Figures 3 et 4].

Figure 3

Carolyn Niehaus, étudiante à la CMU, classe les papiers du Dr. Alpha “Doc” Clark, vétérinaire, à la Clarke Historical Library en 2019.

Source : Photographie de Marian Matyn

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Figure 4

Nicole Brabaw, étudiante à la CMU, devant les archives de la Pine River Superfund Citizen Task Force conservées à la Clarke Historical Library en 2019.

Source : Photographie de Marian Matyn

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Les collections relatives au PBB créées et générées par des familles d’exploitants agricoles et par d’autres membres de la communauté, qui furent marginalisés par les agents du gouvernement et parfois par leurs voisins, demandent une attention particulière.

Ces collections comprennent souvent de l’information personnelle sur la santé physique et mentale, dont des archives médicales de donateurs et de leur famille témoignant du taux de PBB dans leur sang, des résultats médicaux et de laboratoire, ainsi que des opinions de docteurs et des examens. Marian entretient des rapports respectueux et polis avec les donateurs, honorant et enregistrant leurs souhaits relatifs à ces documents. Les donateurs et les membres de leur famille tiennent beaucoup à ce que leurs archives médicales soient documentées, préservées et accessibles aux chercheurs à la CHL. Marian a établi un formulaire à signer par les membres des familles concernant la présence de leurs archives dans les collections, en approuvant leur conservation et leur préservation à la CHL et en autorisant l’ouverture au public. Dans un cas précis, la famille du donateur tenait tant à ce que ses archives familiales soient accessibles au public que tous les enfants, les conjoints et les cousins survivants ont signé le formulaire. Une copie du formulaire est conservée dans chaque dossier contenant l’information personnelle sur la santé et sur les documents médicaux. En raison des relations négatives entre les victimes de la communauté et les établissements et services publics du Michigan, dues en particulier à la destruction des dossiers médicaux issus de la première enquête de santé publique après l’interruption de son financement, la création de relations de confiance entre archivistes et donateurs est primordiale.

Les conséquences émotionnelles liées aux archives, et la manière d’y répondre positivement, doivent être prises en considération par ceux qui veulent documenter un désastre et le commémorer adéquatement. Les archives contiennent des sources primaires documentant des faits historiques désagréables ou tristes que certaines personnes aimeraient mieux oublier ou dénier. Les sources primaires relatives au PBB font partie de ce genre de collections qui affectent physiquement et mentalement tous ceux qui participent à leur classement et à leur description. En classant ces collections et en communiquant avec les donateurs, nous développons une relation avec eux. La souffrance, la frustration et l’indignation dans les communautés victimes du désastre, ainsi que la manière dont ceux-ci sont documentés en mots et en images ont fortement affecté le personnel responsable du classement à la CHL. Ils voient dans les sources primaires la terrible manière dont les services gouvernementaux, les dirigeants de corporations et les experts médicaux ont traité les membres de la communauté. Cette expérience nous affecte émotionnellement, archivistes et étudiants, alors même que nous respectons et admirons le courage et l’ingéniosité des membres de la communauté dans leur organisation et leur combat, quand nous documentons leur histoire. Parfois nous étions en pleurs, en colère ou nous devions nous interrompre, ne pouvant plus supporter les horreurs, les détails tristes ou les images d’une collection. En discuter, échanger ses préoccupations, reconnaître ses limites, se concentrer sur la façon de faire de son mieux son métier d’archiviste pour le bien de la communauté, échanger sur ce qui a été classé avec les donateurs et leur réseau familial quand ils viennent aux archives et apprendre qu’ils apprécient nos efforts, tout cela nous renforce et nous encourage à poursuivre. Tous ceux d’entre nous qui ont classé ces archives sont aujourd’hui personnellement investis dans ce qu’ils peuvent faire pour documenter le désastre du PBB du Michigan du point de vue des survivants et pour en informer le public.

Sur le plan historique, le travail de Brittany porte principalement sur le développement de contacts avec les membres de la communauté par le biais de son travail sur le Michigan PBB Oral History Project. Au début de l’année 2018, elle commença à établir des relations de travail avec des partenaires communautaires et avec l’équipe scientifique responsable du Michigan PBB Registry à la School of Public Health d’Emory University et avec HERCULES, le centre de recherche de la National Institute for Environmental Health Sciences (NIEHS). Ce groupe de parties prenantes entra plus tard en contact avec des chercheurs du centre NIEHS de l’Université du Michigan (ou M-LEEaD) et collabora à deux projets soutenus par le NIEHS, qui aidèrent à financer le Michigan PBB Oral History Project (Analyzing Community Response, 2019; PBB Contamination in Michigan, 2019). Brittany devint membre de la PRSCTF, dont elle en est la secrétaire. Elle est encore aujourd’hui un membre actif de la PBB Leadership Team, dirigée par des partenaires enseignants de Emory. Ces partenariats enrichirent et accrurent ses relations avec des membres de la communauté, des chercheurs et des organisations, et donnèrent naissance à un projet d’histoire orale qui diversifia et démocratisa les archives historiques. Ces partenariats renforcèrent sa collaboration avec Marian et formèrent un réseau de soutien pour les participants qui souhaitaient préserver leurs archives personnelles et celles de leur famille à la CHL, créant ainsi des opportunités pour les étudiants et les chercheurs de s’initier à cette terrible histoire.

Tandis que les collections manuscrites et audio-visuelles sont conservées à la CHL, les témoignages oraux seront versés au Museum of Cultural and Natural History (MCNH) de la CMU, où ils offriront un aperçu essentiel des souvenirs personnels, et souvent douloureux, du désastre du PBB. La Michigan PBB Oral History Project documente cette histoire grâce à une série d’entrevues audio avec les membres des communautés – exploitants agricoles, travailleurs de l’usine chimique, consommateurs, agents du gouvernement, chercheurs et activistes. Chaque entrevue a été retranscrite et chaque audit, édité. Des copies du document audio et de la transcription furent envoyées à chacun des participants pour récolter leurs commentaires et obtenir des clarifications. Une fois la révision terminée, les témoignages seront conservés dans une collection spéciale de recherche au MCNH qui sera accessible aux membres de la communauté, aux chercheurs et aux enseignants. Ces archives orales établissent une présence importante et permanente de cette communauté au sein des archives historiques et revêtent un caractère émouvant que la preuve documentaire n’a généralement pas – et ne pourrait avoir. Les histoires orales sont personnelles et elles sont fortes.

Une grande partie de ce travail n’aurait pu se faire sans l’aide des étudiants de la CMU. Entre avril 2018 et mai 2020, plus de vingt étudiants de licence et six aux cycles supérieurs provenant de programmes d’histoire, d’histoire publique, de gestion des ressources culturelles, et d’histoire de l’éducation consacrèrent presque deux mille heures à mener, à transcrire et à revoir les entrevues, à assister à des événements organisés dans les communautés et à créer des métadonnées à des fins de préservation [Figure 5]. Ils ont aidé à identifier et à recueillir des archives personnelles de participants. Nous avons mené plus de soixante-dix entrevues auprès de 69 personnes, résultant en presque quatre-vingt heures d’enregistrement. Les étudiants ayant travaillé au projet ont été initiés à la théorie, aux méthodes et aux enjeux éthiques de l’histoire orale. Ils ont aussi beaucoup appris sur la façon dont la contamination au PBB a changé les vies personnelles, les communautés, l’industrie et la recherche, et ils ont réfléchi en profondeur aux raisons de l’importance de cette histoire. Un étudiant en histoire déclarait dans une discussion de groupe à la CMU : « ces histoires, elles restent avec vous ». Dans un commentaire sur son expérience, une étudiante en éducation témoignait que « l’histoire, pour moi, ne consiste plus seulement en lieux et idées lues dans les livres, mais en quelque chose de beaucoup plus personnel ». D’autres étudiants, principalement en histoire de l’éducation, s’interrogeaient sur la possibilité d’intégrer l’histoire du désastre du PBB aux programmes éducatifs du Michigan. Ils comptent, un jour, utiliser l’expérience qu’ils ont acquise au cours du projet dans leurs propres salles de classe. Ces étudiants ont partagé la peine et la souffrance de nombreux membres de la communauté, mais ont également célébré des moments de joie et de victoire. Ils ont entendu les voix de ceux qui, pendant longtemps, se sont sentis ignorés. De plus, ils sont devenus de bons gardiens du passé. Leur travail est important et les histoires qu’ils ont aidé à préserver marqueront à jamais les futurs auditeurs (Fremion, 2019) [Figure 5].

Figure 5

L’équipe du Michigan PBB Oral History Project à la sortie d’une présentation publique au printemps 2019.

Source : Photographie de Brittany Fremion

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Les partenaires en dehors de la CMU et leurs efforts

Les membres de la communauté affectée par le PBB sont des partenaires essentiels dans le processus pour documenter leur expérience, pour faire don de leurs archives à la CHL et pour encourager d’autres à en faire autant. Sous l’impulsion d’un membre de la communauté et épidémiologiste du Mid-Michigan District Health Department, Norm Keon, la préservation et la commémoration de ce désastre historique devint une réalité. Keon persuada le Dr. Alpha « Doc » Clark, vétérinaire et principal témoin dans un important procès au civil, de faire don de ses documents de recherche à la CHL (résultats de laboratoire, correspondance personnelle et photos). Membre de la PRSCTF travaillant sur la réhabilitation des sites et du bassin hydrologique contaminés de l’ancienne usine chimique, Keon aida à faire transférer les archives de l’organisation de l’Alma College à la CMU, avec les chefs du groupe, Jane (Keon) Jelenek et Edward Lorenz. Keon prit contact avec le personnel et les enseignants de la CMU pour proposer la création d’un projet d’histoire orale qui élargirait la documentation des souvenirs et des expériences de la communauté. Ces contacts aboutirent au développement du Michigan PBB Oral History Project. Des partenaires communautaires comme Keon sont des éléments importants pour initier une collaboration et ainsi aider à établir un précieux fonds d’archives communautaires, conduisant à des projets de commémoration qui sensibiliseront le public au désastre (Figure 6).

Figure 6

Norm Keon, un partenaire communautaire et les archives sur le PBB du Dr. Alpha « Doc » Clark en 2019.

Source : Photographie de Brittany Fremion

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Outre la CMU, nous avons collaboré avec beaucoup d’autres organismes tels que des institutions patrimoniales et universitaires, des organisations communautaires et des agences gouvernementales. Rachel Clark, éducatrice de musée au Michigan History Center (Lansing, Michigan), a mené des recherches dans les collections de la Michigan State Archive and Library pour identifier et mettre en relation les manuscrits et les collections concernant le PBB. Avec ces archives, elle est en train de créer un jeu de rôle historique qui transportera les élèves du secondaire au sein de l’univers des premières années du désastre. Les archives réunies par Clark représentent de précieuses sources pour les scientifiques de la Emory University, qui gèrent et poursuivent l’étude de santé à long terme de l’État du Michigan, le Michigan PBB Registry. L’équipe du Registry organise des réunions communautaires qui donnent l’occasion d’obtenir directement les points de vue et les commentaires des témoins ou des survivants du désastre. Ceux-ci alimentent les études de santé et mènent à davantage d’identification et à la préservation de documents de famille. La collaboration avec ces acteurs de premier plan nous a aidé à identifier des collections en dehors du campus de la CMU.

2.2. Collections identifiées et recueillies en collaboration

Jusqu’ici, notre travail de collaboration comprend la donation d’une variété de collections de sources primaires et des histoires orales à la CMU qui documentent et commémorent le désastre du PBB du Michigan. Parmi celles-ci se trouve les papiers sur le PBB du Dr. Alpha « Doc » Clark, qui renseignent sur ses efforts en tant que vétérinaire pour prouver que l’exposition du bétail au PBB était dangereuse à tous les niveaux. La méfiance des exploitants agricoles à l’égard des agences du gouvernement se trouve justifiée par les échantillons de sang et de tissus prélevés par Clark. Il les sépara en deux et en envoya une partie à des laboratoires privés en dehors de l’État, et l’autre à un laboratoire public de l’État du Michigan, afin de vérifier la fiabilité des données du gouvernement, tandis que, dans le même temps, il recevait des menaces de la part des agents officiels. Les PRSCTF Organizational Records documentent les efforts du groupe pour convaincre l’EPA d’assainir les Velsicol Superfund Sites à St. Louis au Michigan, ce qui représente des décennies de projets de décontamination estimés à plus de 400 millions $ US. Tandis que les archives de l’organisation fournissent des données sur cette ville s’efforçant de remédier à la contamination environnementale créée par l’usine chimique responsable du désastre du PBB du Michigan, les archives du Alvin and Hilda Green PBB Action Committee documentent la mobilisation des fermiers qui tombaient sous le seuil de la quarantaine, particulièrement après avoir observé un déclin de santé chez leur bétail correspondant aux expositions à des niveaux supérieurs. Les Greens établirent le Michigan PBB Action Committee, qui mena à la formation d’autres comités d’action sur le PBB dans tout l’État. Plutôt que de continuer à entretenir leurs animaux à un coût gigantesque et à les voir souffrir, et tout en refusant de vendre leurs produits laitiers ou leur viande qui risquaient de nuire à la santé des consommateurs, les Greens firent un choix difficile qui attira l’attention du public. Alvin abattit ses vaches laitières malades sur la ferme familiale devant les caméras de télévision après s’être vu refuser par l’État la condamnation de son troupeau. D’autres collections attendent leur classement ou leur donation.

Pendant nos recherches, nous avons localisé ou appris de nos collaborateurs l’existence de documentation sur le PBB dans d’autres collections du Clarke ou dans d’autres fonds d’archives. Le PBB est documenté dans de nombreux programmes publics, comme les réunions et les présentations sur la santé publique organisées par la PRSCTF, les nouvelles et les médias, de même que dans les archives du gouvernement du Michigan, dans les papiers personnels d’hommes politiques, dans des films documentaires, et dans des publications biographiques et historiques. Des membres de la communauté ont rédigé des mémoires, comme Jane (Keon) Jelenek avec Tombstone Town (2015) qui donne un aperçu des dix premières années de travail de la PRSCTF, ou Frederic et Sandra Halbert avec Bitter Harvest (1978) qui décrit comment la famille identifia l’agent chimique responsable du désastre. Notre collaboration avec de nombreuses parties prenantes a élargi les archives historiques et nous a permis d’identifier des lacunes au niveau de la commémoration de ce tragique épisode de l’histoire du Michigan et des États-Unis.

3. Les archives communautaires, une commÉmoration

3.1. Une approche théorique

Pendant que nous collaborions avec les parties prenantes communautaires et les chercheurs, nous avons commencé à réfléchir à la commémoration de nos différents points de vue professionnels. Au même moment, The Publican Historian lançait un appel à contributions sur le thème de la commémoration, proposant des questions comme « Que considérer comme une commémoration? » et « À quoi sert une commémoration? » (Belonan, 2020). Nous fûmes ainsi amenées à nous demander : « comment de vastes contaminations chimiques pouvaient-elles être commémorées et pourquoi ne devaient-elles pas être oubliées? qui décidait de la forme que devait prendre une commémoration? » (Fremion and Matyn, 2023). Certainement, pensions-nous, les membres de la communauté affectée devaient jouer un rôle essentiel dans le choix, si commémoration il y avait, du type de commémoration qui prendrait place, particulièrement à l’approche du 50e anniversaire du désastre du PBB. Il s’agit-là d’une autre raison pour laquelle il est crucial de préserver les collections de sources primaires des membres de la communauté affectée.

Selon nos constatations, une commémoration peut favoriser la création de liens avec des événements et des expériences du passé et apporter des réponses aux besoins et aux préoccupations actuelles de la communauté. Nous avons remarqué que nos recherches sont largement appuyées par celles des anthropologues et des géographes, ainsi que par celles des experts en gestion des catastrophes, en histoire environnementale et communication, en études des médias et en travail de mémoire. La diversité et le grand nombre de perspectives de recherche que nous avons relevées ont approfondi notre compréhension de la commémoration et de la façon dont les manifestations et les programmes communautaires peuvent offrir « l’espace nécessaire à l’articulation publique d’idées et de contributions » (Wells, 2014).

Ainsi, notre travail se fonde sur un programme d’études multidisciplinaires qui nous incita à revoir notre processus de documentation du désastre du PBB. Au lieu de créer des sources exclusivement pour les chercheurs, les collections spéciales que nous avons recueillies et préservées représentent des sources communautaires qui démocratisent les archives historiques en y établissant une présence importante d’une population donnée par le biais de l’histoire et de la perspective des personnes directement impliquées. Ces archives furent acquises grâce à des contacts faits au cours de réunions communautaires et via des partenariats portant sur le PBB. Presque cinquante ans après le désastre, ces efforts sont une puissante forme de commémoration en eux-mêmes. Ils incitent à peser et à comprendre ce que les cinq dernières décennies ont apporté, et particulièrement comment le désastre du PBB a façonné la vie des personnes et de leur communauté, pourquoi cette histoire est importante, comment elle renforce notre connaissance du monde post-industriel dans lequel nous vivons et enfin comment progresser ensemble (Savage, 2003, p. 252-254).

3.2. La théorie mise en pratique : prochaines étapes et recommandations

Parce que beaucoup de contaminations à grande échelle comme la tragédie du PBB perdurent toujours avec leurs legs persistants, la souplesse est primordiale dans les débats entourant la commémoration qui leur est dédiée. Nous projetons de continuer notre collaboration avec les nombreux partenaires qui contribuent à la planification et au déroulement des activités commémoratives, en nous basant sur leurs besoins et leurs intérêts. Les collaborations possibles comprennent une conférence pour marquer les anniversaires du désastre du PBB, notamment le 50e anniversaire qui aura lieu en 20023-2024. Nous voulons utiliser les collections et présenter nos recommandations de différentes façons avec, par exemple, une exposition itinérante préparée avec des étudiants de la CMU et un séminaire sur la constitution d’archives communautaires qui rassemblera les membres de la communauté, les chercheurs, les enseignants et les étudiants pour la commémoration du désastre. L’engagement communautaire et les relations de collaboration établies depuis 2018 ont montré que l’histoire de ce désastre doit être comprise et commémorée. L’un des principaux objectifs des parties prenantes du désastre du PBB est de documenter leur expérience, tout en sensibilisant le public à ce terrible événement. L’éducation de la jeune génération est cruciale, étant donné l’impact à long terme sur la santé et les enseignements à en tirer, en particulier les liens entre l’environnement et la santé. Individuellement et en collaboration, nous continuerons à participer à des forums publics et à des conférences (certains avec nos partenaires), ainsi qu’à des travaux de recherche et des publications (voir notre prochain article dans The Public Historian). L’an prochain, nous projetons de préparer une demande de subvention pour la création en ligne d’un portail multimodal et d’une exposition sur le PBB dans le Michigan, qui renforceront encore la documentation, la commémoration et la formation. Grâce à ces initiatives, nous espérons pourvoir informer le public sur le désastre, sur la reprise des études de santé et sur les efforts de décontamination.

Les catastrophes peuvent présenter à la fois des similarités et de grandes différences, aussi suggérons-nous les recommandations suivantes avant d’entreprendre la collecte de sources primaires sur divers supports qui documenteront le désastre et serviront à la commémoration :

  • Mesurer ses ressources (le personnel et le budget disponible) et sa capacité à organiser, à recevoir, à planifier et à mettre en oeuvre de larges projets commémoratifs ;

  • Considérer ses partenaires et les parties prenantes communautaires potentiels et existants, ainsi que leurs ressources et capacités ;

  • Rassembler une équipe ayant des expertises, de l’expérience et des talents qui soient dynamiques, divers et inclusifs pour des résultats positifs et continus, ainsi que la création de relations productives.

Les traumatismes et les souffrances liés aux catastrophes accroissent la nécessité d’un réseau de soutien. Des partenariats avec le milieu universitaire offrent des possibilités de cours et de présentations interdisciplinaires donnant aux étudiants l’occasion d’apprendre par l’expérience, d’aider les membres de la communauté, de s’initier à l’archivistique et à l’histoire publique, de se tourner vers le passé, et d’approfondir leurs connaissances. Une fois jeunes professionnels, ils seront mieux préparés pour entreprendre le même genre de travail d’identification et de documentation, pour répondre aux besoins communautaires et pour développer des activités commémoratives. Porter à l’attention du public et lui transmettre les résultats d’une collaboration, ainsi que formuler des recommandations générales, aident à s’assurer que d’autres professionnels possèdent une stratégie avant de s’engager auprès de parties prenantes impliquées dans un désastre de grande ampleur et que l’histoire de la communauté soit préservée. De plus, cet échange reflète l’importance des établissements d’enseignement supérieur dans leur contribution à la préservation des archives et au bien public.

Conclusion

En collectant et connectant les sources primaires, nous sommes devenues et restons des acteurs de premier plan dans l’effort de documenter et de commémorer le désastre du PBB du Michigan. L’expertise et l’unique perspective que nous apportons à notre partenariat et à notre collaboration avec les membres de la communauté ont favorisé un développement, à la fois personnel et professionnel, ayant abouti à l’accroissement des archives historiques. Les collections historiques plus inclusives et communautaires sont comme une forme de commémoration. Notre objectif est de démocratiser, d’élargir et de rendre accessibles les archives relatives au PBB et les souvenirs de la communauté. Ce travail donne lieu à des participations à des forums universitaires et publics, où nous pouvons échanger des idées sur notre travail, sensibiliser à la tragédie du PBB et à ses répercussions sur la santé et renseigner sur les initiatives archivistiques et historiques similaires. En tant que parties prenantes, nous avons déterminé que des formes plus souples de commémoration répondent mieux aux besoins des communautés affectées, tout en élargissant la portée des archives historiques grâce aux perspectives communautaires trouvées dans les collections d’archives et d’histoires orales.