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Introduction

Cuba fait face depuis plus d’une décennie à d’importants changements. D’un côté, les pressions économiques, découlant, entre autres, de l’embargo américain continuent de se faire sentir sur l’île. D’autre part, de nouvelles possibilités économiques, entre autres en termes d’échanges de biens et de ressources humaines, ont aussi vu le jour, principalement avec le gouvernement vénézuélien de Ugo Chávez. Des modifications dans la gestion de devises ont amené chez les Cubains à modifier leurs pratiques économiques et leur perception de l’argent : ce fut d’abord la circulation du dollar américain en 1993, puis son abolition et la mise en place du peso convertible, le CUC, en 2004[1]. Enfin, les spéculations sur la nature du gouvernement post-Castro alimentent les débats, tant à Cuba qu’à l’étranger. Le pays se trouve dans une période de transformations importantes, que d’aucuns appellent une « transition », faisant écho à ce qui fut observé en Europe de l’Est, ainsi qu’en Chine et au Vietnam. Cependant, une analyse anthropologique du contexte cubain révèle le portrait d’une situation plus complexe, et c’est ce que nous examinerons dans ce qui suit[2].

Notre analyse se déploie sur deux plans intimement liés. Premièrement, nous nous pencherons sur les changements de politiques et de gouvernance étatiques dans les secteurs de la santé et de la recherche scientifique en matière d’environnement. Ces secteurs sont des clefs de voûte du gouvernement cubain depuis 1959. Ils constituent les fondements de la révolution cubaine, ils ont fait l’objet de grandes luttes et de nombreux efforts, se traduisant par d’importants investissements de ressources matérielles et humaines, et ils continuent d’assurer la légitimité du régime sur les plans pragmatique et discursif. Nous verrons comment les changements dans ces secteurs sont liés de près aux transformations économiques ayant suivi la crise causée par la chute du bloc de l’Est au début des années 1990. L’État a alors instauré des réformes visant une ouverture plus grande aux marchés internationaux et a favorisé certaines pratiques capitalistes, liées à l’insertion de devises étrangères à travers de nouveaux canaux, principalement les transferts d’argent et l’aide au développement. Nous souhaitons démontrer que ces changements, malgré leur nature contradictoire avec l’idéologie socialiste promue par l’État, ne visent pas à engager le pays dans un véritable processus de transition. Au contraire, ils sont plutôt destinés à maintenir le caractère « socialiste » du régime, tant dans ses institutions que dans les pratiques, les discours et l’identité « révolutionnaire » des sujets cubains. Deuxièmement, les exemples puisés dans les secteurs de la santé et de la recherche scientifique universitaire nous permettront de voir que les Cubains n’intègrent pas totalement l’identité du revolucionario que tente de leur inoculer l’État, mais qu’ils l’interprètent, l’inventent, et la transforment dans leurs pratiques et discours quotidiens[3].

Le cas de la santé sera traité par le biais du tourisme médical, appelé Salud y Turismo, une initiative qui fut lancée au milieu des années 1990. Salud y Turismo est une entreprise d’État, rattachée au ministère du Tourisme, contribuant à amortir les pressions macro-économiques auxquelles est soumis le pays, et qui témoigne de l’émergence de ce que nous appelons les « entrepreneurs socialistes ». Cette entreprise offre à des étrangers des services et des traitements médicaux qui se payent à l’acte, et fonctionne sous la forme d’une corporation en joint-venture. Toutefois, les Cubains se prévalent de plus en plus de ces services à travers des pratiques informelles. Le cas de la recherche universitaire en environnement, le deuxième exemple dont traite cet article présente la manière dont l’État a transformé ses positions politiques environnementales en s’appuyant désormais sur l’aide au développement international pour financer ses programmes de recherche et d’éducation supérieure. Guidée par le concept du développement durable, cette forme d’incursion capitaliste fondée sur des principes néolibéraux a des implications pour les chercheurs et les populations locales, leur permettant aussi de développer de nouveaux discours et pratiques de la révolution.

Ces exemples ethnographiques sont analysés à l’aide de divers outils conceptuels qui s’inscrivent dans une perspective alliant des préoccupations pour la subjectivité et l’économie politique au sens large. Dans l’examen du cas cubain, il est utile de problématiser les sujets par rapport au pouvoir, à l’agencéité et à l’État. Les sujets sont construits par des enjeux et des rapports de pouvoir situés historiquement et prenant forme dans des pratiques et des discours. Ces derniers s’articulent d’ailleurs autour de différents types de représentations qui rendent successivement possibles certaines vérités à des moments donnés. Ainsi, différents rapports de pouvoir, qui ne sont pas toujours nécessairement coercitifs, structurent le champ des actions sociales possibles en se faufilant à travers les institutions et les politiques. Ce pouvoir structurel, qui « forms the background » du travail de Foucault sur le pouvoir et le gouvernement (Wolf 1990 ; 586-587) cherche à créer des sujets gouvernables et structure l’économie politique. Ce pouvoir transforme la relation que les sujets ont avec eux-mêmes et il influence la perception qu’ils ont de leur place et de leur rôle dans un système. Cette perception de soi s’inscrit dans une capacité d’agir, de se projeter dans ses actions et dans l’avenir. Cette agencéité des sujets « porte en elle une portion d’histoire, car elle implique la capacité de se considérer soi-même dans le présent (l’expérience, la vie quotidienne), dans le passé (la structure constituée des expériences multiples) et dans le futur (dans la transformation de la structure, la résistance) » (Labrecque 2001 : 11). Ainsi, les sujets peuvent s’inscrire en rupture avec une certaine subjectivité pour en créer une nouvelle. L’État est constitué de sujets et il est construit par leurs pratiques, leurs discours et leurs relations sociales, il n’est pas extérieur ou opposé à la société. Ainsi, les divers sujets, qu’ils soient associés à l’État ou à la population, se meuvent au sein d’un cadre qui organise les relations sociales, économiques et politiques, mais dans lequel les sujets peuvent aussi déployer des actions, opposer des résistances et induire des changements.

Cette approche nous conduit à penser les Cubains comme des sujets qui sont marqués par des pratiques et des discours visant à définir leur identité et à leur faire adopter un modèle de citoyen idéal, le revolucionario. Le processus de changements importants de la dernière décennie offre cependant un contexte particulier permettant aux Cubains d’exprimer leur agencéité. Ils s’inscrivent alors dans un rapport de pouvoir avec l’État où se négocie la sélection et la définition des termes de leur subjectivité en fonction de ces transformations, contribuant à modeler et à modifier la révolution. L’État cubain, lui-même constitué d’une variété de sujets tels que des médecins, des chercheurs, des gestionnaires, ou des représentants ministériels, s’inscrit dans ce processus. Ces sujets détiennent aussi une agencéité et négocient la construction de la société et de la révolution aux côtés des autres habitants de l’île. Ainsi, l’État n’est pas mu par une force monolithique et toute puissante, mais il est constitué de pratiques et de discours divers qui expriment autant de stratégies des sujets. Avant d’examiner ces ramifications à l’aide des exemples ethnographiques, nous situerons le contexte actuel de la révolution, révélant son caractère fluide.

« Période spéciale », révolution et revolucionario

La « période spéciale en temps de paix » que nous appellerons dans ce qui suit « période spéciale » est le terme qu’a donné Fidel Castro à la situation de crise politique, économique et sociale qui affecte Cuba depuis la chute du bloc soviétique en 1989. Cette crise a mené, selon les analyses, à un déclin de 35 % à 50 % du PIB et à une chute de 75 % des importations et de 85 % des exportations (Pastor et Zimbalist 1995 : 8 ; PAHO 2001). La période spéciale désigne l’état d’urgence dans lequel fut plongé le pays et les sacrifices que la population dut effectuer afin de préserver les acquis de la révolution. Cette expression établit aussi un parallèle entre la situation que vit le pays et celle d’un État en guerre[4]. Des récits tragiques, parfois racontés avec un humour cynique une décennie après les évènements les plus terribles, évoquent les nombreuses contraintes que les habitants de l’île ont dû affronter (Fernández 2000).

La révolution : un projet malléable et changeant

Dans le contexte actuel, plusieurs citoyens ont appris que vivre la révolution veut aussi dire accepter les contradictions que ce projet présente par divers aspects. D’abord, il n’y a pas une définition de la révolution. C’est plutôt une notion plurielle portant en son sein de nombreuses significations. Au-delà du moment historique de 1959 où Fidel Castro et ses révolutionnaires ont renversé le gouvernement de Batista (1940-44/1952-59), la révolution représente pour les dirigeants, au niveau discursif, un projet politique, social et moral d’équité, de justice, d’égalité, de développement et de modernité, véhiculant depuis près de 50 ans ces valeurs comme des principes fondamentaux. Certains citoyens souscrivent à cette vision de la révolution et tentent de la créer quotidiennement. Leurs motivations sont diverses, pouvant aller de la croyance profonde dans ce système, à la coercition, à la pression sociale et économique. D’autres ont une vision plus radicale et négative de la révolution, tentant, au risque d’y perdre la vie, de la décrier ou de la quitter. La révolution se vit autant qu’elle se pense, bien que les pratiques qui la constituent au quotidien ne soient pas toujours en parfaite cohérence avec les discours qu’elle promeut. Ainsi, la révolution n’est pas statique dans le temps et elle articule pratiques et idéologie. La révolution est construite, elle se transforme et évolue par les actions de la population et par les contenus changeants que lui imposent les dirigeants.

La révolution est ancrée dans le nationalisme des habitants de l’île, ce qui l’a entre autres toujours différenciée des socialismes de l’Europe de l’est. Si les idéologies nationalistes ont de tout temps teinté les discours socialistes à travers le monde, le cas de Cuba est singulier. En effet, la majorité de la population a d’abord réellement souhaité un nouveau système, la révolution, afin de mettre fin au joug du gouvernement Batista, piloté par les États-Unis (Eckstein 1994). Ce désir de souveraineté était même plus fort que la mise en place d’un système socialiste. En effet, alors que l’on constate depuis quelques années des manifestations de patriotization (Gropas 2007), ce processus est inhérent à l’ontologie du socialisme cubain (Rosendhal 2007).

Aujourd’hui, lorsque le gouvernement ou la population cubaine parlent de la révolution, ils se réfèrent à la fois à l’État, au sentiment patriotique ou nationaliste et à l’idéologie socialiste. Bien que la définition du socialisme se transforme et ne soit pas exempte de contradictions, les dirigeants ont toujours insisté pour préserver ce vocable afin de qualifier le système. D’ailleurs au début de la « période spéciale », un nouveau slogan apparaît dans la foulée d’un autre plus ancien. Ainsi, « Le socialisme ou la mort! Nous vaincrons! » (¡Socialismo o Muerte! ¡Venceremos!) remplace peu à peu dans le discours public celui jusque-là plus utilisé « La patrie ou la mort! Nous vaincrons! ». Ce changement témoigne de la préoccupation qu’a l’État d’affirmer et de maintenir le caractère socialiste de la révolution en dépit de la crise nationale et des transformations importantes qui doivent être apportées à plusieurs de ses principes. En 2002, en réaction aux positions de l’administration américaine et de l’ONU, l’État modifia la constitution en insérant dans le texte de loi le caractère inaliénable du socialisme cubain, ce qui fut appuyé par voie de référendum à 99 %[5].

Ainsi, des changements dans les idéologies et les pratiques révolutionnaires eurent lieu au fil des ans. Ces changements sont parfois même en contradiction avec les principes révolutionnaires. Par exemple, depuis 1990, l’État a mis en place diverses réformes : restauration de la capacité d’importation et stimulation de l’offre intérieure ; augmentation dans la capacité de réponse de l’économie au marché mondial ; recherche de capital étranger et de technologies ; permission d’effectuer des ventes libres sur le marché de certains surplus de production, d’artisanat et de certains biens manufacturés ; création de catégories « d’emploi autonome » permis par l’État couvrant plus d’une centaine d’occupations ; l’enregistrement et la taxation d’activités de location privées (comme des chambres pour touristes) (E.I.U. 1997). Il va sans dire que ces changements ont bénéficié aux habitants ayant accès aux dollars américains, par des transferts d’argent ou des activités touristiques, créant de fortes inégalités au sein de la population.

Plusieurs de ces activités, bien qu’ayant déjà fait partie de ce qu’Eckstein appelle la « culture de l’illégalité » (1997 : 148), furent incorporées dans le programme des réformes économiques de l’État. Castro soutient que ces stratégies économiques furent planifiées dans le but de sauver la révolution, et il revendique que la marchandisation croissante et la privatisation « ne violent aucun principe du socialisme » (Granma Weekley Review 1991 : 15). Le gouvernement transforme la manière d’exercer son contrôle et cherche à repenser la manière de préserver les principes de souveraineté et d’égalité du socialisme. La révolution se caractérise ainsi par un contenu variable, tout comme la définition du socialisme. Ces notions sont liées aux transformations socio-économiques globales et aux actions de la population.

Les constructions du « revolucionario »

La « période spéciale » a grandement affecté la société, entre autres par des réformes visant une ouverture plus grande aux marchés internationaux ainsi que par la poursuite d’une économie à deux vitesses (pesos cubains et CUC) permettant une accumulation accélérée de devises fortes. Ces nouvelles réformes économiques, compliquées par le resserrement des sanctions économiques du gouvernement américain contre Cuba, ont touché le bien-être des individus en diminuant la disponibilité, entre autres, de la nourriture, du combustible et des médicaments. La crise économique a mené à la prolifération de pratiques informelles chez les citoyens. Ces pratiques leur permettent de subvenir à leurs besoins de base quotidiens et elles se manifestent entre autres par une dépendance accrue envers les réseaux de relations sociales, connus sous le nom de socios (León 1997). Ces relations sont organisées autour de l’accès aux ressources matérielles et humaines.

Ces pratiques informelles témoignent d’une désorganisation des principales formes de contrôle social et politique de l’État. Certains auteurs avancent qu’elles s’inscrivent dans un processus d’émergence d’une « société civile » (Dilla 1999 ; Dilla et Oxhorn 1999 ; Eckstein 1994 ; Fernández 2000 ; Léon 1997). Souvent considérées comme marginales dans les théories de la globalisation, les pratiques informelles sont conçues par d’aucuns comme érodant l’infrastructure de l’État. Ces analyses réifient une dimension potentiellement subversive et corrosive de l’économie informelle, qui serait le talon d’Achille du socialisme cubain. Cette approche sous-tend l’idée que le système a une fin qui serait connue et déterminée d’avance, menant inéluctablement au libéralisme, au capitalisme et à la démocratie. Le cas de Cuba nous montre que cette situation est en fait plus complexe, et que ces pratiques informelles contribuent à construire l’État socialiste.

Le revolucionario, subjectivité du citoyen idéal promue par l’État qui intégrerait dans son quotidien toutes les valeurs et les principes de la révolution, n’existe évidemment pas tel quel. C’est une identité acceptée et mise en valeur par différentes institutions qui, est « travaillée », construite et transformée par les pratiques et les discours des habitants de l’île ; cette identité se trouve souvent en rupture avec le quotidien et elle n’est pas complètement normalisée et naturalisée. Elle demeure néanmoins un point de référence dans le discours public et un idéal pour l’État, et, selon les circonstances, les citoyens vont mettre de l’avant, accepter, négocier ou rejeter certaines dimensions de ce révolutionnaire. Dans ce contexte, la manière dont s’articulent les pratiques et discours des habitants avec les idéologies soutenues par l’État sont particulièrement intéressantes. Comme le souligne d’ailleurs Rosendhal « an anthropological study of ideology is not complete without examination of practice — the actions and reactions through which people communicate, enact, and revise ideology » (1997 : 5). C’est au creux de cette articulation que se construit et se transforme la révolution. Voyons comment cela s’articule avec le cas de Salud y Turismo dans le municipe de Plaza de la Revolución à la Havane, puis, dans un deuxième temps, avec l’exemple de la recherche universitaire en environnement à Pinar del Río, capitale de la province éponyme.

Le cas de la santé

L’exemple qui suit examine les changements du système de santé à travers l’exemple de Salud y Turismo. Il est basé sur une recherche de terrain de 36 mois dans la ville de la Havane (1999-2006), où nous avons effectué des entrevues avec des médecins de famille, des citoyens et des chercheurs. Nous avons aussi analysé des rapports du ministère de la Santé publique (MINSAP). Nous examinerons d’abord comment les programmes de l’État furent disséminés au sein de la population. Nous analysons ensuite comment les politiques de santé furent transformées à la suite de la « période spéciale », quelles en furent les implications au sein de la population pendant la révolution, et comment ces transformations reconstruisent les rapports entre l’État et les sujets.

Subjectivités médicales

Dans son livre Cuban Medicine, Danielson note que la révolution cubaine est ancrée dans la révolution du secteur de la santé, nous invitant à considérer « […] the confrontation between real people, armed with ideas and politics, and the concrete problems that are thrust upon them by history » (1979 : 2). Ainsi, le système de santé cubain a vécu divers changements ayant mené à la création d’un programme de soins et de prévention compréhensif. Ce programme a pour objectif d’offrir une approche intégrée des soins de santé, incluant les besoins physiques, sociaux et psychologiques des individus, ainsi que la participation populaire dans les initiatives de santé. Le développement graduel de ces services de santé a contribué à construire et à définir des rapports plus étroits entre l’individu et l’État.

En effet, depuis le début des années 1960, les leaders cubains ont développé une vision des médecins comme étant des soldats, mais armés différemment, dans la bataille historique que mène Cuba contre la maladie et la souffrance. Les débuts de la révolution, portés par une vaste population qui avait été historiquement dépossédée des services de santé de base, ont permis à l’État d’exercer un degré d’autorité sans précédent par la promotion de diverses initiatives de santé publique, comme la détection et la circonscription des maladies contagieuses à travers un réseau élaboré d’organisations de masse. La mise en place de programmes de santé publique a permis à l’État, à l’aide de moyens quantifiables tels que le taux de mortalité infantile et l’augmentation de l’espérance de vie à la naissance, de mesurer le succès et de stimuler la reconnaissance nationale et internationale des accomplissements révolutionnaires. Ainsi, les stratégies et les politiques utilisées pour développer un système de santé publique efficace ont exigé un degré toujours plus grand d’intervention étatique, de gestion et de protection qui ont renforcé les infrastructures et les institutions nécessaires pour créer, réguler et produire des « sujets gouvernables » (voir Burchell et al. 1991).

Depuis 1959, l’idéologie socialiste de la santé, en partie fondée sur l’idée que les soins de santé sont un droit humain fondamental, a créé une nouvelle forme de subjectivité à Cuba. Cette subjectivité a produit une population éduquée, inondée de savoir biomédical, et soignée par une armée de médecins. Cette population est de plus en plus consciente de sa santé physique et de son bien-être (Brotherton 2005) et a développé des attentes face au système de santé, auxquels l’État socialiste ne peut plus répondre. Au début des années 1990, par exemple, avec la disparition de milliards de dollars de subsides soviétiques, des précipices se sont creusés entre la rhétorique de l’État sur l’approvisionnement des besoins de base et l’expérience vécue des citoyens.

Salud y Turismo et l’émergence des S.A.S

C’est dans un contexte de pénurie qu’émerge, paradoxalement, l’industrie florissante de Salud y Turismo. Désignés comme étant des cliniques et des pharmacies internationales, Salud y Turismo sont des centres médicaux haut de gamme qui offrent des services monnayables en devises fortes seulement, comme par exemple la transplantation d’organe, la chirurgie plastique, la chirurgie cardiaque et l’oncologie. Ces centres vendent différents équipements ainsi que des médicaments, tant importés que fabriqués sur l’île. Un élément central du développement effréné du tourisme médical à Cuba fut les réformes économiques libérales lancées dans les années 1990, et plus particulièrement la recherche de capital et de technologies étrangères. La loi cubaine sur l’investissement étranger (5 septembre 1995), mieux connue comme la Loi 77, fut d’une importance significative. Cette loi autorise les investissements étrangers dans tous les secteurs de la société cubaine, « à l’exception des services de santé et d’éducation pour la population ainsi que les forces armées » (Alarcon de Quesada 1995 : 2). Un des résultats de la loi sur l’investissement étranger fut l’institutionnalisation des Sociedades Anónimas, (S.A), qui, dans le contexte de Cuba, désignent « une compagnie commerciale cubaine dans laquelle un ou plusieurs investisseurs nationaux et un ou plusieurs investisseurs étrangers participent » (Alarcon de Quesada 1995 : 2). Dans la plupart des cas, les S.A. jouent le rôle d’entités qui maximisent les profits opérant de manière indépendante de l’appareil d’État central. Cubanacán Salud y TurismoS.A. tombe ainsi sous le couvert de l’industrie touristique croissante, et non pas des soins de santé, et a pu être constitué à partir d’investissements étrangers.

Cependant, l’ironie de cette nouvelle industrie est soulignée par plusieurs critiques ainsi que par les citoyens locaux qui remettent en question les choix politiques derrière l’investissement de devises fortes dans ces institutions aux dépens des besoins en soins de santé de base. Par exemple, une visite à la clinique du Dr. Pérez[6], se trouvant à 15 minutes à l’extérieur du centre-ville de la Havane, nous permet de constater l’importance du contraste de son établissement avec celui des cliniques de santé ultramodernes du centre-ville. En effet, le consultorio comprend une pièce à vocation multiple attenante à la salle d’examen, où l’on peut entre autres observer sur les murs en décrépitude des affiches faisant la promotion de campagnes de santé et des conseils nutritionnels. Le consultorio compte peu de médicaments et encore moins d’équipements sophistiqués. La situation de cet établissement n’est pas unique. Au contraire, elle est semblable à celle des 50 autres consultorios visités pendant la recherche. Selon le MINSAP, ces cliniques locales devraient avoir 26 sortes de médicaments sur place, alors que le Dr. Pérez en avait moins de la moitié. Ce dernier comptait plutôt sur un petit jardin jouxté à la clinique où il cultive des plantes médicinales, initiative soutenue par le MINSAP. Ces herbes complètent le peu de médicaments dont il dispose. Une des patientes du Dr. Pérez, frustrée après une consultation avance :

À quoi sert un médecin qui n’a même pas un stéthoscope ou l’équipement pour prendre la pression? Ces médecins n’ont même pas de papier pour écrire les prescriptions, et pire encore, ils savent que les médicaments ne sont pas disponibles, et ils ne peuvent donc pas résoudre les problèmes de base qu’un médecin devrait résoudre. Je vais chez le médecin pour avoir des antibiotiques pour traiter une infection, et il me donne de l’aloès ou bien une sorte de tisane. Qu’est-ce que je suis supposée faire avec ça? Puis je vais à la maison et je regarde Fidel à la télévision qui envoie nos docteurs partout dans le monde pour offrir des soins gratuits. Tu peux gager que ces docteurs ont les médicaments et l’équipement nécessaires pour prendre soin de leurs patients. Et nous, los Cubanos? Tous ces sacrifices, et pour quoi, je vous le demande?

Comme plusieurs médecins de famille l’ont mentionné, ils sont forcés de travailler avec des contraintes sévères et, parfois, ils sentent que leur rôle est davantage celui d’un travailleur social que celui d’un médecin. Comme l’un d’entre eux l’indique : « les gens ne nous respectent plus comme avant. Je dois regarder mes patients dans les yeux et leur dire “Je suis désolé, je n’ai pas d’aiguilles” ou « peut-être pouvez-vous demander à un proche qui vit à l’étranger de vous envoyer certains médicaments » ce sont des choses difficiles à dire. En fait, vous devez apprendre à créer quelque chose à partir de rien ». Le système de santé cubain ayant été un des piliers de la révolution, il est un microcosme des changements sociaux, politiques et économiques plus larges qui caractérisent la vie à Cuba.

D’autres changements furent mis en place pendant cette même période. Par exemple, des lois ont permis aux Cubains qui vivent à l’étranger, particulièrement les Cubains américains, de rendre visite à leur famille et à leurs proches sur l’île. De même, les transferts d’argent estimés à un milliard de dollars américains, transforment la société cubaine, incluant la pratique de la médecine. Dans l’exemple ethnographique qui suit, nous présentons un des nombreux cas qui illustrent que l’industrie Salud y Turismo S.A. n’est pas limitée aux étrangers. Ces initiatives ont ouvert la voie, de manière non officielle, à des citoyens cubains munis de dollars américains, et témoignent de la réémergence d’un système de santé parallèle et privé opérant dans l’économie socialiste cubaine.

Le consultorio Las Vegas

La Dr. Maria Menendez, une médecin de famille dans la fin de la trentaine, travaille dans un quartier du municipe de Plaza de la Revolución à la Havane. Mieux connue sous le nom de Las Vegas, la zone de Dr. Menendez compte environ 600 personnes, dont la majorité est engagée plus ou moins directement dans l’économie du tourisme. Dr. Menedez note qu’un grand pourcentage de ses patients a un ou des membres de la famille vivant à l’étranger. Cela rend son travail plus aisé, car les patients ont accès à des devises fortes, leur facilitant l’accès à un réseau de socios qu’ils ont les moyens d’entretenir. Comme elle le mentionne, « les Cubains ont toujours un socio pour les aider à résoudre leur problème d’une manière ou d’une autre, alors mon travail est réellement d’identifier quel est leur problème et de les laisser travailler pour qu’ils trouvent la solution. Réellement, c’est tout ce que je peux faire ».

Comme le Dr. Menedez l’indique, « mon consultorio est rempli à craquer, et c’est souvent pour donner aux gens des conseils sur la façon d’utiliser un médicament qu’ils possèdent déjà. Je les préviens toujours des dangers de l’automédication, mais historiquement, les Cubains sont connus pour leur obsession à prendre des pilules pour tout ». Un nombre croissant de patients du Dr. Menendez fréquente régulièrement les cliniques internationales qui apparaissent dans la ville, comme la Cira Garcia International Clinic, pour renouveler leurs prescriptions. Celles-ci concernent autant des médicaments traitant des problèmes de santé graves, comme la chimiothérapie, que des fournitures médicales de base, comme des gazes, des crèmes antibiotiques et des vitamines. Ironiquement, comme plusieurs des individus interviewés l’ont souvent noté, plusieurs des médicaments vendus dans les pharmacies internationales sont clairement « hecho en Cuba » (fait à Cuba), et sont pourtant introuvables dans les pharmacies associées à « l’économie nationale » qui commercent en pesos. Dans une de ces pharmacies du quartier, Mme Margarita Pérez s’indigne :

Je ne comprends pas pourquoi l’État peut dire que les médicaments ne sont pas disponibles alors qu’ils sont faits à Cuba. Ils nous disent dans les pharmacies qu’ils n’ont pas les médicaments en stock. Puis, au prochain coin de rue, des gens vendent illégalement les mêmes médicaments faits à Cuba! Ou, pire encore, vous devez trouver des dollars pour acheter des choses dans la pharmacie d’un hôtel chic, alors que l’État devrait les offrir.

Le gouvernement soutient que les institutions de Salud y turismo sont destinées uniquement aux étrangers. Toutefois, alors que plusieurs services de base préalablement offerts en peso cubain s’orientent vers l’économie du dollar américain, les individus doivent maintenant se fier à ce nouveau réseau pour répondre à leurs besoins en matière de santé. Il serait difficile d’avancer que l’État, qui a un appareil de sécurité interne impressionnant, ne soit pas au courant de l’utilisation de ce réseau subventionné par les devises étrangères par les Cubains. Cette tendance fait croire à un « capitalisme naissant » qui se confronte à un discours socialiste sur « l’approvisionnement des besoins de base ».

La majorité des médecins ayant participé à la recherche étaient très conscients de la prolifération d’un marché noir de médicaments et de fournitures médicales, ainsi que de l’accès illicite aux services médicaux, comme des rayons X, des tests de résonance magnétique et des tests sanguins. Cette situation, comme ils le notent, résulte de l’augmentation des autodiagnostics et de l’automédication. Le rôle du docteur de famille est diminué alors que les citoyens trouvent des moyens plus avantageux pour résoudre leurs problèmes de santé. Nous croyons que le concept de médecin de famille, celui de voisin vivant près de ses patients, fait en sorte que les individus intègrent ces professionnels de la santé dans leurs communautés, mais aussi, de plus en plus, comme cet exemple le démontre, les voient comme des réservoirs de savoir spécialisés et accessibles. De cette manière, les médecins de la famille sont vus comme des socios dans un itinéraire thérapeutique complexe[7], un itinéraire dans lequel les individus cherchent des avenues différentes, entre des activités informelles et les institutions étatiques, afin d’améliorer leur santé.

Avec un accès régulier aux dollars américains, plusieurs des patients du consultorio Las Vegas ont joint les rangs de ces Cubains, de plus en plus nombreux, qui naviguent dans l’économie à deux vitesses du système de santé, dépendant directement des infrastructures et du savoir médical produit par le système socialiste. Cela ne veut pas dire toutefois que les individus qui n’ont pas accès aux dollars sont mis à l’écart sans avoir accès à un service de santé de base. La circulation des dollars permet cependant aux individus qui en possèdent d’exploiter de manière plus avantageuse le système à deux vitesses : un en CUC et l’autre en pesos cubains. De plus, ces pratiques ne sont pas de simples critiques du socialisme, car la population répond aux changements et à la diminution du rôle de l’État ; Lock et Kaufert soulignent d’ailleurs que « medicalization and power are ideas which must be grounded historically and culturally, as must resistance, agency and autonomy » (1998 : 1). Les pratiques reproduisent alors concrètement l’idéologie de la santé cubaine. En effet, les citoyens ont répondu et internalisé l’idéologie qui prône une prise en charge complète de sa santé, et l’utilisent comme justification pour s’engager dans des pratiques informelles, faisant de leur santé une priorité. Ces pratiques deviennent alors une partie intégrante des options thérapeutiques disponibles pour plusieurs Cubains. La production d’une population éduquée aux enjeux sanitaires par des années de campagnes d’éducation et de soins a produit une nouvelle forme de citoyenneté, ancrée dans la subjectivité du revolucionario, préoccupé par sa santé. La déclaration de Castro affirmant que « le socialisme est en état de siège » et appelant la population à luchar a été efficace dans le secteur de la santé, bien que les évènements ne se soient pas déroulés de manière téléologique. En effet, il est devenu de plus en plus difficile de distinguer les pratiques de l’idéologie, alors que les individus, les médecins et les fonctionnaires du ministère de la Santé jonglent avec diverses subjectivités, incorporant de manières variées les impératifs gouvernementaux en matière de santé à leur agencéité.

Le cas de la recherche scientifique en environnement

Nous examinerons maintenant comment, dans la foulée de la « période spéciale », l’État adopte une nouvelle position en ce qui concerne la recherche scientifique sur l’environnement. Nous analyserons les conséquences de ce changement pour les politiques relatives à l’exploitation et la conservation de l’environnement, puis quels en ont été les effets sur les pratiques et les discours des populations locales et des chercheurs concernés. L’articulation des changements dans les discours et les pratiques de l’État et de la population mène à des redéfinitions de la révolution, sans pour autant la déstabiliser complètement. L’analyse présentée se base sur des recherches ethnographiques effectuées de juin 2001 à septembre 2002. Elles ont été suivies par des séjours annuels pendant lesquels des entrevues furent effectuées avec des habitants de communautés côtières, des chercheurs et des représentants du gouvernement, plus particulièrement du ministère des Sciences, des Technologies et de l’Environnement (CITMA) dans la province de Pinar del Río.

Révolution, recherche scientifique et agences internationales d’aide au développement

L’éducation est un des fleurons de la révolution cubaine. Le pays peut se targuer d’avoir un taux d’alphabétisation enviable de 96 %. Si l’éducation primaire et secondaire est au coeur des fondements de la révolution, l’éducation et la recherche postsecondaire n’en constituent pas moins un de ses éléments centraux. Le pays compte près de 300 000 inscrits aux cycles supérieurs en 2006, principalement en sciences humaines et en médecine, avec plus de 8 000 délivrances de diplômes la même année. La recherche scientifique est valorisée, et le pays se démarque entre autres par la production scientifique dans les biotechnologies. Pour l’État, cette situation témoigne du succès de la révolution. Toutefois, la pérennité de l’éducation supérieure et de la recherche scientifique est compromise depuis la « période spéciale ». Celle-ci a révélé et accentué un processus de dégradation environnementale important (Dunleavey et Penenberg 1993 ; Feshback et Friendly 1992 ; Wotzkow 1998).

Cette conjoncture a favorisé l’établissement de projets de recherche sur la destruction environnementale financés par des initiatives internationales d’aide au développement. Au cours des 30 premières années de la révolution, le gouvernement cubain a refusé systématiquement les initiatives d’aide au développement. Les raisons qu’il évoquait étaient d’ordre idéologique et économique. Ainsi, dans un premier temps, ces initiatives étaient considérées comme des menaces contre la souveraineté politique de l’île. Ces projets, développés par les pays capitalistes, représentaient des affronts impérialistes contre les pays non alignés. De plus, Cuba se considérait plutôt comme un pays qui était en mesure d’offrir ses services d’aide au développement à d’autres pays, comme ce fut le cas avec les initiatives développées en Amérique latine et en Afrique. Dans un deuxième temps, le gouvernement n’avait pas besoin des appuis financiers qu’offrait le développement, car l’économie cubaine était généreusement financée par les Soviétiques.

Ainsi, on trouve maintenant sur l’île de nombreuses organisations internationales, diverses ONG, des collaborations entre institutions d’enseignement et de l’aide bilatérale investissant dans des initiatives de recherche et de développement environnementales. Ces initiatives extérieures coïncident favorablement avec le nouveau visage « vert » que veut présenter l’État cubain, qui souhaite s’inscrire comme chef de file de la conservation environnementale des pays en développement. Parmi les initiatives entreprises à cet égard, Castro a reconnu les objectifs du millénaire en 1993 ; il a créé un ministère de l’Environnement, des Sciences et des Technologies (CITMA) en 1994 ; il a développé une Stratégie environnementale nationale en 1997 et intégré le développement durable économique et social dans la nouvelle constitution. De plus, le pays est reconnu pour ses avancées en matière d’agriculture biologique (Sáez 1997), la mise en place de six réserves de la biosphère de l’UNESCO et de plus de 236 aires protégées couvrant 22 % du territoire. Ces initiatives, qui doivent néanmoins être considérées avec un recul critique, au coeur desquelles se trouve le concept de développement durable, ont permis à l’État de démontrer aux bailleurs de fonds sa bonne foi et son engagement, encourageant la confiance des institutions internationales de développement. Voyons dans un premier temps comment l’État utilise ces nouvelles entrées de capital pour assurer le maintien de la révolution, faisant ainsi une autre entorse à la Loi 77 qui interdit les investissements étrangers en éducation, pour ensuite examiner comment le concept de développement durable est à son tour utilisé comme un nouveau support logique et discursif par les scientifiques et la population.

Recherche scientifique et développement durable

Les initiatives d’aide internationale permettent, par leurs subventions de recherches en devises fortes, l’insertion d’une nouvelle forme de capital sur l’île, qui s’installe dans l’espace laissé béant par la crise économique de la « période spéciale ». Fondées sur le concept de développement durable, ces initiatives ne sont pas neutres, et ont pour objectif d’améliorer la situation environnementale, certes, mais aussi d’implanter des valeurs de « bonne gouvernance », de démocratie et de néo-libéralisme. Voyons toutefois comment les politiques et les idéologies de l’État cubain se faufilent dans les dédales de cette logique développementaliste et utilisent ces initiatives pour maintenir le cap de la révolution à travers le financement de la recherche universitaire, tout cela afin de maintenir les acquis de la révolution.

La recherche scientifique à Cuba se trouve dans une situation précaire depuis la « période spéciale ». En effet, de nombreux domaines sont sous‑financés, plusieurs chercheurs se consacrent à d’autres emplois sans liens avec le milieu académique pour subvenir à leurs besoins, et de plus en plus de jeunes choisissent de ne plus fréquenter les universités, car ils disent qu’elles « leur ferme des portes »[8]. Dans ce contexte, le gouvernement, qui n’a plus les moyens de financer comme auparavant ce secteur, pousse désormais les chercheurs et les universités à trouver des fonds dans divers projets de développement internationaux, à devenir des « entrepreneurs socialistes ». C’est ce qu’ont fait les cinq chercheurs principaux du projet de Développement Durable des Ressources Côtières (MASOREC Manejo sostenible de los recursos costeros) financés par le Centre de développement international du Canada (CRDI). Accompagné d’une dizaine de collaborateurs et d’autant d’étudiants, le groupe a mené de 1999 à 2002 un projet de développement durable sur la côte sud de la province de Pinar del Río. Ce projet visait particulièrement la préservation et le reboisement de la forêt de mangroves avoisinant les villages de cette région, qui avaient subi une importante dégradation pendant la « période spéciale » (voir Doyon 2005a). Ce projet, d’une valeur de 20 000 $ sur trois ans, s’ancrait directement dans les préoccupations scientifiques des chercheurs locaux et fut entièrement mené par ces derniers. Le projet devait aussi promouvoir l’objectif principal du CRDI, soit le développement durable des ressources par la recherche interdisciplinaire et la participation locale des communautés touchées par la dégradation environnementale.

En plus de viser cet objectif fixé par l’organisme subventionnaire, le capital fourni a aussi, et surtout, été utilisé pour financer la recherche nationale et l’université. L’argent, géré par le Service des finances de l’université, a ainsi été dépensé en partie pour l’achat d’équipements de recherche, de fournitures de bureau de base, de branchements à Internet, ainsi que pour les déplacements et per diem, le terrain de recherche se trouvant à 25 km de l’université. Ce financement a permis aux cinq chercheurs principaux de collecter des informations grâce auxquelles ils ont pu terminer leurs thèses de doctorat respectives. Les données ont aussi permis aux collaborateurs de poursuivre leurs recherches et aux étudiants de maîtrise et de baccalauréat concernés de terminer leurs programmes d’étude. Ainsi, l’intérêt de chacun des chercheurs était centré davantage sur ses recherches individuelles que sur le projet en tant que tel, et l’objectif d’interdisciplinarité du projet fut difficile à réaliser, comme le dit un des chercheurs : « l’interdisciplinarité est difficile à atteindre et nous ne l’avons pas atteinte à la perfection, il n’y eut pas une grande intégration, mais nous avons travaillé pour l’atteindre ».

De plus, le volet communautaire de la recherche n’a pas été exploité de la meilleure manière. En effet, les chercheurs en sciences naturelles n’étaient pas formés à la recherche participative, et l’objectif de leurs séjours sur le terrain était en tout premier lieu de collecter des données biophysiques sur la forêt. De même, les ateliers participatifs et les activités de nettoyage des mangroves ne furent pas effectués dans l’esprit de la recherche participative, qui suppose l’intégration des populations dans la définition et la résolution de problèmes de développement durable. Comme le mentionnait un chercheur à propos des habitants du village de Las Canas où avait lieu le projet : « ils ont une méconnaissance totale de l’écosystème de mangroves » ; un autre est plus cinglant : « ils ne se sont pas assis pour analyser, ils ne savent pas comment utiliser les ressources, ils n’ont pas conscience du degré auquel ils peuvent le faire, ils vivent dans un lieu entouré de mangroves et en plus ils vivent de ces ressources, je crois qu’ils ont fait un usage irrationnel et ils ne prennent pas en compte les conséquences de la surexploitation »[9]. Les chercheurs ont néanmoins réalisé ces activités en toute bonne foi et dans la mesure de leurs capacités. Cela dit, alors que le projet devait promouvoir en premier lieu la gestion communautaire des ressources côtières, il est possible d’avancer que c’est le développement institutionnel qui a pris le dessus. Ce genre de situation n’est pas spécifique à Cuba, mais dans ce cas précis, il contribue directement au maintien de la révolution et, dans une certaine mesure, de ses idéologies. En effet, il a permis de subvenir à la recherche universitaire en environnement[10], de la maintenir, de produire des diplômés, de regarnir les laboratoires, tout en investissant dans un domaine d’intérêt économique pour l’État. Ces recherches permettent en effet de protéger les mangroves et les langoustes prodiguant à cette seule région des profits de 15 millions de dollars US par an (Rodriguez 2003); elles sont donc en phase avec les priorités nationales de développement. Ce secteur est ainsi subventionné par des devises étrangères qui lui permettent de se reproduire. Voyons maintenant comment ces initiatives sont utilisées par les acteurs comme une nouvelle façon d’interpréter et de vivre les idéologies de la révolution.

Développement durable : interprétations d’un nouveau discours de la révolution

L’État cubain a repris à son compte le concept de développement durable dans la foulée du sommet de Rio et de la période spéciale. Terme fourre-tout, le développement durable est utilisé dans le contexte cubain pour décrire une multitude de choses : le développement d’infrastructures touristiques aussi bien que des initiatives locales d’enfants d’une école primaire pour protéger des espèces emblématiques, initiatives que l’on diffuse au téléjournal. Les discours étatiques autour du développement durable s’inscrivent toutefois généralement dans la perspective du développement économique, et permettent de justifier dans ce concept « rassembleur » et globalisant différentes initiatives nationales, parfois contradictoires et pas toujours pérennes. Ils encapsulent aussi les valeurs sociales de la révolution – justice, équité pour les générations futures, progrès – et en ce sens, ils représentent un nouveau projet de société révolutionnaire du 21e siècle auquel chacun est appelé à participer. Le développement durable s’est institutionnalisé.

Cependant, les significations du concept de développement durable varient entre les organismes de développement, le gouvernement cubain, les chercheurs, et la population visée par ces initiatives. Le développement durable incarne une multiplicité de logiques qui correspondent à autant de perspectives et d’intérêts au sein de la société, tant pour l’État et ses différents ministères et entreprises que pour la population. Tout comme les fonds distribués par les programmes d’aide au développement, le concept de développement durable fait l’objet d’une réappropriation par les sujets. Ils l’utilisent localement comme un nouveau support logique et discursif pour formuler des demandes et des récriminations dans un vocabulaire accepté par l’État. Ainsi, dans le contexte de la « période spéciale », encore difficile à vivre au quotidien pour la population, le développement durable, proposé à la fois par l’État et l’aide internationale, devient un outil « multifonction » de plus pour négocier la révolution et l’adapter, ouvrant de nouvelles portes à ce que signifie être Cubain. Le développement durable devient pour la population une « banque de données discursives » permettant de justifier différentes actions et positions. Voyons comment cet outil est utilisé par les chercheurs et la population locale.

Pour les chercheurs du projet MASOREC, le développement durable est un idéal à atteindre à travers l’étincelle de la conscience, la chispa de la conciencia ; comme une des chercheuses principales le souligne : « je crois que la situation environnementale est très favorable pour le futur. Un monde meilleur est possible et on peut atteindre le développement durable, en tout cas nous nous dirigeons dans cette direction. Le plus important c’est la conscience des gens, l’étincelle est dans les esprits ». Ces chercheurs se buttent cependant à des politiques contradictoires face à une situation environnementale préoccupante. Les ressources naturelles se sont grandement détériorées depuis la révolution. En effet, l’État, à travers ses différents ministères (sucre, pêches, mines, tourisme, sylviculture), a toujours favorisé une logique d’exploitation et d’extraction des ressources à grande échelle. Un des moyens pour y parvenir fut entre autres d’établir des cibles de production que les producteurs étaient invités à dépasser moyennant des récompenses[11]. Ainsi, l’État ne s’est pas préoccupé des conséquences destructrices de telles pratiques, agissant sur l’environnement tel un conquérant devant dominer la nature (Díaz-Briquets et Perez Lopez 2000). Ce n’est que récemment que les enjeux environnementaux ont été reconnus par le gouvernement, et malgré un discours positif qui met de l’avant le développement durable, les actions de l’État demeurent encore largement destructrices, entre autres dans les régions côtières avec les développements touristiques de masse[12]. Ainsi, bien qu’ils ne s’inscrivent pas volontairement en faux contre le discours d’État afin de ne pas subir les conséquences négatives d’une position qui serait jugée réactionnaire, les chercheurs ont une réelle préoccupation pour la conservation de l’environnement. Le concept de développement durable leur permet d’avoir foi en l’avenir malgré les incohérences et les contradictions de l’État en matière d’exploitation et de conservation de l’environnement. Le développement durable, promu par l’État au niveau discursif, leur permet d’avoir espoir et de penser qu’un jour des actions concrètes suivront le discours étatique.

De même, ce concept a permis aux chercheurs d’entamer un dialogue avec des représentants des entreprises d’exploitation des ressources naturelles étatiques (forestière, agraire et halieutique). Les chercheurs proposent à leurs dirigeants de transformer leurs pratiques d’extraction destructrices afin de préserver l’environnement. L’utilisation du concept de développement durable leur a donc permis de tenir ce discours « critique » sans qu’ils soient accusés d’être contre-révolutionnaires. Un chercheur nous dit à propos de leurs négociations avec les représentants de l’usine de pêche : « ils ne peuvent pas faire comme si ils étaient dans un monde à part, ils doivent se lier avec le reste et comprendre l’importance des mangroves pour leurs activités » ; en ce qui concerne l’entreprise sylvicole : « il y a eu une absence totale de gestion des mangroves par l’entreprise forestière, il n’y a de gestion d’aucun type, et c’est maintenant qu’on commence à prendre en compte la loi forestière ». Tout en effectuant ces critiques, les chercheurs ne peuvent pas être accusés d’aller à l’encontre des intérêts du pays et de la révolution, car ils s’appuient sur le terme du développement durable. Ce concept, institutionnalisé par l’État qui en a fait un objectif politique, permet aux chercheurs de proposer de nouvelles idées dans des secteurs où la production prime généralement sur la conservation. Ainsi, sans critiquer ouvertement les pratiques d’exploitation et de gestion du gouvernement, ils peuvent tenter de répandre la chispa de la conciencia. Le développement durable offre aux chercheurs une nouvelle façon d’envisager et de construire la révolution. Voyons comment le développement durable est articulé par les habitants de la communauté de Las Canas, située au sud de la province de Pinar del Río.

La communauté de Las Canas compte 250 habitants se dédiant principalement à la pêche et à la fabrication de charbon (voir Doyon 2005a). Ces derniers ont accueilli le projet de développement durable avec une relative ouverture. En plus du nouveau réseau de socios que sont devenus pour eux les chercheurs du projet, ce qui les a surtout séduits dans ce dernier ne fut pas tant les principes de gestion participative ou même de conservation des mangroves, mais bien le concept de développement durable et les possibilités qu’il offrait. En effet, plutôt que de concevoir le développement durable comme un outil de conservation des ressources naturelles, comme le proposaient les chercheurs, ils y ont vu un moyen de parler de développement local. Il importe aussi de mentionner que pour les habitants de Las Canas, l’environnement est synonyme de milieu de vie immédiat, et inclut leurs maisons, la plage qu’ils fréquentent, les édifices destinés au tourisme, etc. L’environnement n’est donc pas synonyme de ressources naturelles, comme dans une approche scientifique occidentale. Ces éléments qui composent « leur » environnement sont en état de destruction avancée, en raison du passage du temps, des intempéries, et du manque d’entretien lié à la « période spéciale » : plusieurs maisons se sont écroulées, les services touristiques sont fermés et la plage est impraticable en raison de l’érosion et de la contamination par les égouts. Le développement durable a signifié pour eux leur développement durable, le développement durable de leur communauté ; comme un habitant l’a lancé : « qu’ils nous développent durablement! ». Le développement durable signifie aussi pour les habitants la possibilité de proposer des projets qui les intéresseraient, comme l’écotourisme, qui seraient, dans la logique du développement durable, gérés par la communauté à qui reviendraient les profits. Bien que cette proposition ne soit pas conforme aux principes de la révolution, parce qu’elle sous-entend dans la perspective de l’État cubain l’entreprise privée et le profit, il est possible pour les habitants de l’évoquer sans courir de risques puisqu’elle s’inscrit dans le cadre du développement durable qui est entériné par l’État.

Ainsi, à travers le développement durable, les membres de la communauté voient une possibilité d’améliorer leurs conditions de vie en combinant les apports du capital international et de l’État. De même, la plate-forme que leur offre le discours hétéroclite du développement durable permet aux habitants de Las Canas de témoigner de leurs conditions de vie difficiles, de leur pauvreté, de leurs luttes dans des termes acceptés par l’État, et même considérés comme révolutionnaires. Ils peuvent ainsi s’exprimer et, dans une certaine mesure, critiquer leur situation sans courir le risque d’être mal interprétés et sans remettre le gouvernement en cause. Le développement durable offre une nouvelle passerelle au déploiement de leur agencéité et permet aux sujets de négocier la définition de la révolution et du socialisme.

Conclusion

Le système socialiste cubain actuel est engagé dans un processus de transformations majeures qui offre un angle privilégié pour étudier les rapports entre l’État et la société. Ainsi, alors que l’État ne peut plus subvenir aux besoins de sa population comme il a cherché à le faire pendant près de 30 ans, il utilise les nouvelles formes d’insertion de devises pour maintenir et consolider des acquis qu’il a défendus, entre autres le système universel de santé ainsi que l’éducation et la recherche postsecondaire. En effet, les entrées de devises sous différentes formes lui permettent de maintenir certaines de ces pierres angulaires de la révolution. D’un autre côté, la population utilise ces nouvelles formes de capital pour subvenir à ses besoins et satisfaire ses intérêts sans complètement rejeter la révolution, du moins en termes discursifs. Ces transformations montrent la complexité et la malléabilité des relations entre l’État et la société. En effet, bien que ces relations s’inscrivent dans le cadre de rapports de pouvoir structurel indéniables, les sujets peuvent, dans une certaine mesure, inventer et transformer la révolution à travers des discours et des pratiques intégrant leurs intérêts aux idéologies étatiques.

La révolution, à la fois pensée et pratiquée, est ainsi polysémique et changeante selon les circonstances et les individus. Il en va de même du revolucionario. Ce dernier a d’ailleurs été trop souvent considéré comme un être totalement soumis au pouvoir autoritaire de l’État, complètement oppressé, inconscient de sa situation et dont l’agencéité est contrainte ou limitée à des actes de résistance. Cependant, dans la foulée de Castañeda lorsqu’il nous parle de l’identité Maya, nous concevons le revolucionario comme quelqu’un dont l’agencéité lui permet diverses « forms of manipulation, adaptation, selective borrowing, negotiation, inversion, measured acceptance, calculated rejection, and revalorization of the languages and mechanisms of government » (2004 : 52). Être révolutionnaire n’est pas une identité primaire et univoque ou une imposition artificielle, mais serait plutôt un espace créé par « mutual, if also unequal, accommodation and, often antagonized, negotiation of interests » (ibid.). Ainsi, nous ne souscrivons pas aux approches centrées sur l’État dans lesquelles les individus sont perçus comme des sujets passifs des règles étatiques (voir Horowitz 1995), où ils seraient des personnages sans intention jouant dans une pièce dirigée par un État totalitaire[13]. Ces interprétations suggèrent que l’État socialiste est statique, uniforme, qu’il ne répond pas aux pressions politiques internes et externes, et qu’il se situe ainsi quelque part à « l’extérieur » de la société, évoluant en vase clos. Dans ce scénario, les décideurs seraient des individus n’entretenant pas de contacts avec la population qu’ils dirigent. Toutefois, l’État est constitué de plusieurs acteurs ayant des pratiques ainsi que des constructions discursives diverses ancrées dans la culture publique[14]. Les enjeux de pouvoir de l’État et ses relations avec la population sont conçus non pas comme une fonction monolithique, mais comme des stratégies qui forment les expériences des sujets. Ainsi, les sujets, qui internalisent tour à tour certaines dimensions de la subjectivité du revolucionario, peuvent exercer leur agencéité d’une manière singulière grâce au contexte de la « période spéciale », redéfinissant leur subjectivité tout en contribuant, dans une certaine mesure, à la transformer à leur échelle. Cette agencéité des sujets associée aux changements de gouvernance articulent les modalités d’entrée de nouvelles formes de capital.

Nous croyons que les études sur Cuba, et sur le socialisme en général, doivent détourner leur attention des explications binaires opposant la population à l’État, mais aussi le socialisme au capitalisme. Cette polarisation sous‑entend l’inexistence de certaines pratiques « capitalistes » au sein des régimes socialistes. Toujours selon la même logique, l’établissement du socialisme effacerait toutes traces de pratiques individuelles et d’habitudes et remettrait les compteurs de l’histoire à zéro tout en créant des entités nationales hermétiques, où ne pourraient pénétrer les tensions de la globalisation. Toutefois, de nombreuses recherches portant sur le marché en contextes socialistes et postsocialistes démontrent éloquemment le contraire (Patico 2005 ; Patico et Caldwell 2002 ; Stan 2005). Ainsi, l’existence de formes multiples de marché et de modalités d’insertion de capital dans les économies socialistes montrent que l’un n’est pas incompatible avec l’autre, et même que l’un n’entraîne pas inéluctablement la perte de l’autre. À Cuba, la diversification des entrées de devises étrangères depuis plus d’une décennie n’a pas contribué à détruire ou miner le système en place, qui se réclame toujours du socialisme malgré ses contradictions et ses failles. Au contraire, elle produit des configurations de l’État dans lesquelles les citoyens développent de nouvelles interprétations et expériences de la révolution.

Dans cette perspective, les cubains négocient tout en résistant à travers diverses pratiques. Les différences entre l’État et la population deviennent floues et perméables, ce qui offre une nouvelle perspective sur les points de relais inscrits dans les rapports sociaux. Ainsi, la révolution est internalisée et interprétée d’une multitude de manières par les habitants, qui la remettent en question sans toutefois la rejeter systématiquement. Elle désigne plusieurs choses et elle est personnalisée en fonction des situations particulières des sujets, de leurs intérêts, de leurs objectifs, de leurs circonstances. La révolution se multiplie dans et à travers chacun des habitants de l’île, témoignant de la complexité des rapports sociaux alors que s’ouvrent de nouvelles opportunités au carrefour d’un socialisme en redéfinition et des processus de la mondialisation.