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Introduction : la culture dans tous ses états

Dans le contexte de la France républicaine de ces dernières années, il n’est pas rare de lire ou d’entendre que les étrangers et les émigrés doivent associer une culture laïque, républicaine, à une culture familiale ou une culture de la rue… La culture n’est plus le propre de mondes exotiques et étranges, appelée à s’effacer au profit des valeurs universelles de la raison et du droit, ou à témoigner du caractère irréductiblement singulier de ces univers lointains. Elle n’est pas non plus ce « capital culturel » des groupes sociaux majoritaires, défini par les approches sociologiques critiques comme l’outil de leur emprise sur le monde. La culture au sens anthropologique du terme ne peut plus être conçue comme le contraire de la modernité : la fabrication et l’autofabrication de nombreuses identités contemporaines sur le mode de l’ethnique – identités génériques, sexuelles, religieuses, générationnelles ou de handicap, etc. – invitent à prendre en compte les processus d’« indigénisation de la modernité »[1], expression par laquelle M. Sahlins (2009) désigne les processus d’assimilation et de réinterprétation par les sociétés non occidentales d’un marché occidental alimentant les finalités traditionnelles ou rituelles de ces sociétés. Cette notion décrit ainsi certaines des manifestations d’une seconde modernité (Beck 2006) caractérisée par les potentialités d’un cosmopolitisme ouvrant pour un même individu à une pluralité d’identifications et encourageant la construction d’identités culturelles combinant individualisme et multi-appartenances[2]. Elle peut également rendre compte de la recomposition d’autres identités qui semblent plus enracinées ou moins multiples, comme les identités autochtones, nationalistes, régionales… Divers groupes sociaux traduisent ainsi aujourd’hui leur expérience en question culturelle et identitaire[3]. Des groupes d’expériences (handicap, maladie, options sexuelles, genre) demandent à être reconnus dans l’espace public en termes de culture et travaillent à la conversion en différence de ce qui apparaît dans le regard des autres comme déficience. Des collectifs sont porteurs d’enjeux plus directement politiques : concurrence des mémoires, patrimonialisation de l’identité, reconnaissance officielle des préjudices subis. L’identité culturelle devient ainsi le support de demandes de reconnaissance, avec toutes les ambiguïtés que ces démarches soulèvent, mais aussi les immenses possibilités heuristiques que cette situation ouvre pour le champ intellectuel, notamment l’anthropologie : la culture est à la fois la scène d’un travail d’invention des sociétés contemporaines et l’espace politique de leur légitimation et de leur reconnaissance. Une source de justice sociale est alors la participation à la construction de différents labels individuels ou collectifs, en termes de reconnaissance matérielle et symbolique (Fraser 2005). La culture, objet d’usages multiples, saisie par les acteurs à des fins de demande ou d’attribution de reconnaissance, constitue un enjeu du contrôle des conditions sociales, économiques, symboliques, qui font que des individus et des groupes auront ou non la possibilité de participer à la construction de la définition des situations qu’ils vivent.

En France, les polémiques scientifiques et médiatiques s’organisent autour de la défense ou de la critique de modèles sociaux multiculturels ou laïques, plus ou moins aptes à favoriser l’intégration des immigrés ou à susciter les violences urbaines. Les différences culturelles sont ainsi pensées à l’aide d’un axe culturalisme/universalisme. Pourtant, l’enjeu d’une pensée moins binaire est considérable ; car, d’une part, les politiques publiques ne sont évidemment pas toujours le résultat de la mise en oeuvre de valeurs universelles (Kymlicka 2001), et, d’autre part, des formes d’empowerment caractérisent bien aussi les « acteurs faibles » (Payet, Guiliani et Laforgue 2008). Cet article tente d’éclairer, à partir du cas français, et en particulier de la question des statistiques ethniques, les potentialités heuristiques du concept d’ethnicité, dont la fécondité est loin de se résumer à une mise à contribution de l’anthropologie pour la promotion de la tolérance. L’ethnicité y est considérée comme une dimension culturelle de l’action conduisant individus ou groupes à concevoir de nouvelles appartenances symboliques et à les mettre en jeu. Cependant, les inégalités qui marquent nos sociétés sont certes relatives à la matérialité des ressources des individus, mais aussi à leur capacité à définir le sens de leurs expériences (Bastenier 2004 : 193). Une politique d’égalité peut alors passer par la possibilité pour les individus que soit reconnue leur participation à la construction des situations et des identités collectives (Taylor 1998). La production théorique des sciences sociales peut y jouer un rôle.

Ethnicisation et ethnicité : une charge négative dans les sciences sociales en France

La notion d’ethnie qui fleurit dans le cadre du lexique fonctionnaliste des débuts de l’anthropologie fait l’objet, depuis ses premiers usages dans un contexte colonial, d’une remise en cause de ses présupposés naturalistes. L’histoire de l’anthropologie montre qu’à partir des années 1950 et 1960 les efforts des anthropologues sont orientés vers la déconstruction de la notion d’ethnie, pour établir le caractère bricolé de la réalité sociale qu’elle prétend désigner. Ils n’ont de cesse de montrer que les ethnies ne sont pas plus naturelles que les nations, et que la force des distinctions ethniques est indépendante de différences objectives. Cependant, la référence à l’appartenance ethnique ou à l’ethnicité est aujourd’hui encore suspectée de favoriser une interprétation innée des appartenances, rendant compte des comportements d’un individu.

Arrêtons-nous sur l’exercice qui consiste – pour une partie des chercheurs en sciences sociales comme pour une majorité de professionnels du champ politique, éducatif ou social – à dénoncer l’ethnicisation des rapports sociaux. Distinguons cette notion du concept théorique d’ethnicité, objet de travaux internationaux depuis de nombreuses années dans les pays anglo-américains et dont la réception en France est faible, voire quasiment nulle jusque dans les années 1980. Les analyses de l’anthropologue norvégien F. Barth, diffusées en France grâce à la présentation et la traduction de son texte de 1969 par P. Poutignat et J. S. Streiff-Fénart (1995), en constituent une référence majeure[4]. D’après ses travaux, l’ethnicité se définit par la variabilité des identités construites et déconstruites, l’identité culturelle constituant une catégorie dynamique dont le sens, loin d’être figé, s’élabore par rapport aux autres identités dans un jeu constant d’inclusion et d’exclusion qui s’effectue sur des frontières ethniques (Aymes et Péquignot 2000).

Au début du XXe siècle déjà, M. Weber, considéré comme l’un des fondateurs européens d’une pensée sur l’ethnicité[5], la définit comme un construit social fondé sur la subjectivité des acteurs, et non sur une quelconque biologie raciale ou substance primordiale. Pour lui, les groupes ethniques entretiennent

[U]ne croyance subjective à une communauté d’origine fondée sur des similitudes de l’habitus extérieur ou des moeurs, ou les deux, ou sur des souvenirs de la colonisation ou de la migration, de sorte que cette croyance devient importante pour la propagation de la communalisation – peu importe qu’une communauté de sang existe ou non objectivement.

Weber 1995b : 130[6]

Il est entendu que la différenciation ethnique ne prend aucunement sa source sur des constats objectifs, même si elle s’affirme chez M. Weber comme un fait de croyance[7] et chez F. Barth comme une catégorie pratique distribuant la capacité des acteurs à faire émerger des frontières inédites et à mettre en oeuvre des actions pour transformer ou produire ces frontières[8]. Et de façon quasi générale, les chercheurs oeuvrent depuis de nombreuses années afin de dénaturaliser les faits de culture. Ainsi, dans le monde universitaire, et plus précocement anglo-américain, la connotation archaïque des termes ethnie et tribu a fait l’objet d’un aggiornamento soutenu, au risque même de déstabiliser l’anthropologie (de Heusch 2001), comme en témoigne le travail de J.-L. Amselle critiquant aussi bien la théorie (dés-historicisation, étiquetage) que les méthodes (enquêtes visant à des monographies intenses, locales ; voir Amselle et M’Bokolo 2005). Avec E. Leach (1972 [1954])[9] qui montre de façon iconoclaste que la cohérence et l’emboîtement des divers aspects d’une société résident bien plus dans le modèle anthropologique et ses concepts que dans les faits objectifs, ou avec G. Balandier (1959) et J. Bazin (2008) en France, la question intellectuelle consiste à analyser les appartenances identitaires non comme des objets, mais comme des processus réversibles. Les travaux de l’École de Chicago initiés par le travail fondateur de Thomas et Zaniecki (1998 [1919]) sur le cycle de l’incorporation des Polonais à la société américaine en avaient été une célèbre et précoce illustration. La notion d’identité culturelle témoigne de la même reprise en main. Après avoir plaidé à deux reprises contre le racisme dans le cadre de deux conférences à l’Unesco à l’aide de la déconstruction de la notion de race[10], C. Lévi-Strauss dirige en 1974-1975 un séminaire pluridisciplinaire dans lequel les participants témoignent, au-delà des variations de leurs terrains, d’une définition bricolée de l’identité culturelle (Lévi-Strauss 1983). Accordons-nous donc au moins sur un consensus théorique autour de l’entreprise de déconstruction d’une conception figée de l’identité, au bénéfice de l’affirmation de son caractère relationnel et dynamique.

Pourquoi alors ces notions d’ethnicité et d’ethnicisation sont-elles si négatives, en particulier en France ? Il suffit d’en relever quelques occurrences dans les champs savant et médiatique pour le vérifier : l’ethnicisation est due au « manque de repères », entraîne un « retour du religieux ». Les révoltes des jeunes qui scandent l’actualité des quartiers sensibles depuis les années 1980 sont dites « ethniques ». Plus encore, une opposition entre une interprétation ethnique erronée (ethnicisation) et une interprétation sociale juste (domination) des faits organise le débat politique et moral, comme le montrent les échanges entre intellectuels à la suite des émeutes de 2005, spectaculaires de par leur durée, leur intensité et leur extension spatiale. En fin de compte, le terme est systématiquement négatif : les jeunes se rassemblent, se caractérisent et s’affrontent sur la base de regroupements par l’origine. Le racket est ethnique à l’école[11], la fracture sociale est ethnique. Un cran au dessus, le danger d’ethniciser réfère à des tragédies de la scène internationale. Le génocide au Rwanda, les guerres des Balkans, fournissent des exemples de l’emploi de l’adjectif « ethnique » associé à « viol » ou « massacre » (de Heusch 2002). Ethnicité, ethnicisation, multiculturalisme appartiennent sans aucun doute en France à un champ sémantique négatif apparenté à celui de la discrimination et du racisme. F. Lorcerie (2003), dénonçant « l’ethnicisation de la clôture scolaire », l’exprime ainsi :

S’il ne fallait conserver des dernières enquêtes sociologiques qu’un résultat, le plus incontestable, le plus constant, ce serait celui-là : l’imputation de la difficulté et du danger au quartier, aux parents, sur la base d’une altérité qui cumule infériorité socioéconomique et différence ethnique.

Lorcerie 2003 : 86

Comment analyser cette difficulté à « penser l’ethnicité » ? Un premier niveau d’explication est fourni par le contexte historique et culturel français : la manipulation de concepts comme celui d’ethnicité y est frappée d’« illégitimité républicaine » (Payet et Van Zanten 1996). L’ethnie apparaît comme un euphémisme de la race, comme s’il fallait se défendre d’un retour des critères biologiques de définition des individus. Si le recours au champ sémantique de la race aux États-Unis ou au Royaume-Uni, ou de l’ethnie au Canada est plus courant, en France la crainte d’une fragmentation dite « à l’américaine » de la société est associée à la mise en danger du modèle français d’intégration[12] prenant sa source avec les Lumières et initiant la figure d’un individu émancipé de toute tutelle, religieuse ou familiale, la communauté ne pouvant être que celle des citoyens. L’ethnicité est ainsi pensée comme le contraire de la citoyenneté, le lien national constituant une forme supérieure de lien social. Un deuxième niveau d’explication est que l’ethnicité offrirait un masque particulièrement efficace à une forme de domination supérieure, la domination sociale. L’ethnicisation exprime alors l’idée d’une pathologie des relations sociales qui se pensent à tort en termes de culture, en regard de ce qu’elles sont en réalité, à savoir des rapports de classe.

Il s’agit donc d’une catégorie commode pour désigner ce qui ne va pas. À l’école par exemple, relever l’ethnicisation pour les chercheurs consiste à pratiquer un dévoilement critique mettant au jour une activité de catégorisation des élèves immigrés ou de seconde génération à partir de références culturelles, l’institution scolaire mobilisant à mauvais escient la ressource ethnique comme catégorie interprétative du social. Le mécanisme est opérant à tous les étages : par exemple, les chercheurs désignent des attitudes potentiellement racistes d’interprétation culturelle de la violence des élèves par les enseignants, alors qu’ils affirment que les difficultés des jeunes sont d’abord sociales. Et les enseignants à leur tour qualifient les sobriquets dont les élèves s’affublent, ou leurs façons de se regrouper, comme l’effet d’un racisme de « l’école ethnique ». Pourtant, les anthropologues ont analysé à quel point l’activité humaine qui consiste à se désigner ne peut être seulement anodine ou conviviale, contrairement à la façon dont l’a conçue un courant interculturel façon « pédagogie couscous ». À travers cette activité les individus comprennent et rendent compte de façon imagée de leur quotidien[13]. Une démonstration particulièrement ironique de cela est fournie aujourd’hui par l’utilisation chez les élèves de l’expression châtiée « non francophones » comme une insulte, ce qui traduit bien plus une origine institutionnelle de l’effet différenciateur de cette catégorie administrative que leur racisme.

Faut-il avoir peur de l’ethnicité ? Le « retour de la race »

Faut-il avoir peur de l’ethnicité ? Deux grandes familles de critiques de la catégorie se distinguent. La première attire l’attention sur le risque d’un naturalisme dangereux. Énonçons ce risque ainsi : faut-il avoir peur de l’ethnicité parce qu’elle exprimerait un « retour de la race », selon l’expression utilisée en 2009 par des intellectuels[14] ? Dans ce cas, le biologisme est toujours une menace et le temps n’est pas loin où H. Spencer dénonçait l’égalitarisme comme un grand danger, où :

[L]’évolution culturelle était considérée comme le résultat de la domination intellectuelle des races les plus civilisées sur les races les moins avancées du monde, au bénéfice des classes supérieures du Nord de l’Europe, et particulièrement de l’Angleterre. […] Les lois naturelles de l’histoire pourraient devenir inefficaces et le déclin racial et culturel serait assuré, si l’égalitarisme en venait à menacer cette inégalité naturelle.

Gerhardt 2008 : 37

De même plane l’ombre de Renan, qui a traité des différences entre race, ethnie et nation pour légitimer la nation comme forme supérieure. Il faut toutefois relever que les thèses de la sociobiologie néopositiviste des années 1970 et 1980 aux États-Unis – plutôt orientées vers l’étude des parentés humaines comme phénomène biologique et reposant in fine sur une représentation utilitariste des rapports sociaux[15] – ont eu très peu d’écho en Europe, notamment en France. En anthropologie, les approches culturalistes ont été les premières[16] à tenter de rendre compte du phénomène ethnique d’un point de vue primordialiste. L’ethnicité se réfère alors à des « attachements primordiaux », non pas au sens de la croyance subjective weberienne qui fonde la légitimité de l’appartenance à la Nation comme expérience historique cristallisée, mais bien plutôt en ce qu’elle constitue une donnée primordiale. Ainsi, Geertz (1963) soutient que l’ethnie est une nation dans ses formes primordiales, l’ethnicité constituant pour lui une donnée universelle et irréductible du comportement humain, générant des liens dont la dimension émotionnelle serait plus forte que les liens de classe ou professionnels (Assayag 2007).

Ces approches sont-elles dangereuses ? Si l’anthropologie culturelle montre la force des appartenances des individus, elle n’affirme jamais que ces attachements sont sous-tendus par des forces instinctives. Elles décrivent plutôt une forme de socialisation, à la Nation par exemple, à travers laquelle émotions et sentiments émergent comme effets et non comme causes de la culture dans les sociétés. La culture manifestée des individus ne prend pas sa source dans une nature innée, et l’anthropologie culturelle est très loin de l’affirmer. Ses représentants considèrent que la « nature » d’un individu, ses caractéristiques physiologiques, qu’elles soient de l’ordre du besoin ou de celui du désir, ne participent de la « personnalité de base »[17] de l’individu, que si leur « culture » les a prédisposés dès les premiers instants de la vie.

Pensée dans la postérité des écrits de Mauss[18], l’observation minutieuse de la socialisation des individus permet une alternative théorique au déterminisme biologique et à l’hérédité de comportements innés. Mauss a retenu l’attention des anthropologues culturalistes en leur permettant de concevoir une sorte de réification du processus d’enculturation sans lequel l’individu ne saurait exister (Herskovits 1967). Il développe l’idée selon laquelle la force des sentiments identitaires n’est pas une caractéristique des groupes minoritaires et qu’il n’y a aucune raison de réserver ce type d’adhésion aux sociétés exotiques. Après avoir développé longuement comment « une nation moderne croit à sa race », il précise qu’elle « croit à sa langue, à sa civilisation, ses moeurs, ses arts industriels et ses beaux-arts », et ajoute :

Elle a le fétichisme de sa littérature, de sa technique, de sa science, de sa plastique, de sa morale, de sa tradition, de son caractère en un mot. Elle a presque toujours l’illusion d’être première au monde. […] Chaque nation est comme ces villages de notre Antiquité et de notre folklore, qui sont convaincus de leur supériorité sur le village voisin et dont les gens se battent avec « les fous » d’en face.

Mauss 1968 : 28[19]

C’est donc la nation qui fonde la tradition et non l’inverse, c’est la nation qui lui donne un contenu sensible en la projetant dans l’hérité, dans l’immémorial, en la pérennisant (Fabre 1996). Les phénomènes de « nationalisation de la culture », dont parle Mauss – qui évoquent l’ethnicisation comme transcendance chez Balibar 1998 – n’affirment évidemment aucun naturalisme de principe. La culture nationale est décrite comme inscrite dans la ville, les institutions, les corps ou le langage, à travers une symbolique et une emblématique républicaines « absorbée par l’écolier avec la langue, le drapeau, le système métrique, les héros de l’histoire » (Fabre 1996 : 113), par une conversion du particulier vers l’universel.

Examinons à présent une deuxième famille de critiques, qui consiste à voir seulement dans les relations interethniques une manifestation des rapports de classe. Faut-il alors avoir peur de l’ethnicité en tant qu’elle masquerait un ordre social dans lequel des groupes s’emploient en réalité à en exclure d’autres ?

De la race à la classe, quel lien entre ethnicité et justice ?

Les théories qui s’inspirent de F. Barth procèdent à une mise à plat de la catégorie de l’ethnicité, de deux façons principales : d’une part en montrant qu’elle s’offre comme une catégorie aux mains de tous les acteurs sociaux et pas seulement des majoritaires. D’autre part, en affirmant la porosité des appartenances et la fluidité des affiliations. On peut penser que ces approches risquent d’aller à l’encontre de l’idée classique de société, dans la mesure où elles sous-estiment l’étanchéité des rapports sociaux de domination, surestimant au contraire les ressentis d’appartenance des individus. Elle alimente ainsi des inquiétudes théoriques des chercheurs – auxquelles la Revue du Mauss a consacré un numéro en 2004[20] – concernant la possibilité d’un projet des sciences sociales devant le bricolage postmoderne, la mondialisation et l’abandon des théories « classiques », terme qualifiant les théories du XIXe et du début XIXe. L’identification ethnique relèverait donc d’une affiliation rivale avec celle de la classe et dissimulerait des antagonismes plus sérieux et plus authentiques (Wallerstein 1998 : 119). Et d’ailleurs, nombre d’analyses scientifiques des années 1960 et 1970 jugent sévèrement les transfuges, ce qui témoigne que l’on peut sortir de sa classe (Massa 2008). De façon symétrique, le renouveau ethnique observé aux États-Unis dans les années cinquante a pu être interprété comme une forme pathologique de « désocialisation » et de réaction fonctionnelle à l’avènement d’une société globale massifiée. T. Parsons écrit :

Dans des situations de changement social, de tendance à l’anomie, au désordre social et à l’aliénation, on constate une intensification du conformisme et l’accroissement de la charge émotionnelle du statut d’appartenance au groupe tandis que l’identité constitue le type majeur de réaction.

Parsons 1975 : 68[21]

T. Parsons en veut pour preuve la suritalianité expressive des Italiens américains mariés avec des polonaises ou l’antisémitisme des Noirs ségrégués face à des enseignants juifs (Bell 1973).

Examinons pourtant l’idée d’une ethnicité potentiellement « démocratique », une catégorie qui pourrait accueillir la capacité des individus à agir. Cette idée est difficile à envisager dans le cadre des analyses fonctionnalistes ; penser l’État – administrations, politiques publiques – comme acteur ethnique et non pas comme instance neutre ne va pas de soi. En France par exemple, la politique de la ville mise en place au début des années 1980 pour réduire la concentration spatiale des inégalités sociales par une approche partenariale et contractuelle entre État et collectivités territoriales dans les domaines culturels, sociaux et urbanistiques a pu être dénoncée comme un renoncement à la neutralité sacrée de l’État : elle s’appuie sur une cartographie sociale et ethnique du territoire national (Schnapper 2002). À travers la mise en place des premières zones d’éducation prioritaires en 1981 – les ZEP, première opérationnalisation à grande échelle de cette politique – c’est bien la proportion d’enfants d’étrangers, et pas seulement des critères d’ordre social et démographique, qui est retenue comme l’un des critères légitimant la discrimination positive de certaines écoles.

Ces réticences montrent que, pour une partie de la droite comme de la gauche, le passage historique d’une vision substantielle de l’égalité vers une vision procédurale, ou encore du bien vers le juste[22], remet en cause la conception de l’émancipation/domination comme catégorie supérieure de compréhension des rapports sociaux. La rhétorique en vogue parmi certains intellectuels républicains de gauche affirme que l’exploitation ne peut et ne doit être qu’une exploitation de classe, n’accordant aucune autonomie à des catégories subjectives : l’ethnicité, en tant qu’elle exprime bien une construction subjective, un ressenti, en est une illustration. Pourtant, la culture majoritaire est aussi une culture particulière : la vie quotidienne institutionnelle, politique, scolaire comprend forcément de multiples et infimes dimensions « culturelles » (la langue d’usage, les matières et les manières, les jours de fête, les menus de la cantine…) qui n’ont rien d’universel (Kymlicka 2001). Certains auteurs nous invitent à penser l’ethnicité de façon plus symétrique, et à considérer l’État national comme un acteur ethnique gestionnaire des identités (Lamine 2005a, 2005b).

Les acteurs des relations ethniques sont inscrits dans différents réseaux de relations, et différents rapports de pouvoir économiques, politiques et symboliques existent à la fois au sein de ces groupes et entre ces groupes[23]. Simmel ne croit pas à un modèle « pur » de la relation dominant-dominé :

[C]omme chaque cercle produit […] une différenciation entre les supérieurs et les inférieurs, entre ceux qui conduisent et ceux qui sont conduits, il peut arriver que la même personne occupe une très haute position dans l’un d’eux, et une position inférieure dans l’autre.

Simmel 1981 : 219

À ce propos, Gerhardt note :

Il suggéra que même dans le régime le plus dictatorial, il existe une certaine réciprocité entre les personnes détenant le pouvoir et celles qui n’en ont pas […]. Il s’employa à décrire un éventail de relations plus ou moins asymétriques telles qu’on peut les relever de manière empirique entre un ou des dirigeant(s) et les dirigés dans différentes sociétés et dans diverses circonstances. L’idée est que la relation dominant-dominé varie systématiquement suivant les conditions d’un système historique à un autre. La conséquence en est que la forme sociétale dominant-dominé, ou autorité selon la terminologie de Weber, adopte une structure logique qui repose sur la situation empirique de divers contextes sociaux.

Gerhardt 2008 : 39

Barth va peut-être plus loin, jusqu’à la dissociation de l’intégration fonctionnelle des territoires moraux et spatiaux de l’identité, avec la notion de frontières ethniques mouvantes, actives et conscientes. À l’opposé de Geertz dans son analyse du combat de coqs à Bali, déchiffrant un système culturel de l’intérieur à l’aide de la thin description, Barth va jusqu’à déconstruire l’adéquation entre un label ethnique, un mode de vie et un groupe réel de personnes :

[D]es identités distinctives peuvent être maintenues en l’absence de traits culturels communs attestés et inversement une théorie indigène de la diversité ethnique peut exister en dépit de l’homogénéité culturelle constatée par l’observateur.

Barth 1995 : 61

En résumé, l’anthropologie fonctionnaliste a donné une signification forte au concept de société. L’hypothèse classique, fonctionnaliste, structuraliste ou marxiste est celle d’un système social unique au sein duquel parenté, économie, politique, art, etc., se correspondent et délimitent à la fois des groupes humains et des territoires. Face aux changements sociaux contemporains, les positions critiques semblent se cramponner aux théories classiques, arguant d’une fragmentation infinie du social. Le processus d’ethnicisation est dénoncé comme un lobbyisme, les individus luttant pour leurs seuls avantages matériels et moraux. La « préférence ethnique » des individus n’exprimerait que des objectifs déterminés par l’intérêt (pouvoir politique, bénéfices économiques, survie) ou alors la manipulation des autres au nom de leur identité. Dans cette perspective, lorsqu’un individu se dit arabe, noir ou femme, il exprime une part d’illusion. Faut-il en partie comprendre ces positions comme des réactions inquiètes à un déplacement de la compétence à définir des catégories identitaires vers les simples individus, la fin du monopole du chercheur « classique » comme traducteur et auteur des sentiments et des cultures des autres ? Sans doute, cette explication est insuffisante, mais il reste que la compétence de l’Autre minoritaire à définir et porter sa propre qualification identitaire, est difficilement reconnue.

Les possibilités de l’ethnicité face aux inégalités

En quoi la notion d’ethnicité contribue-t-elle à une conception différente de la dynamique sociale ? C’est avec la mobilisation collective des jeunes de la seconde génération de l’immigration maghrébine dans les années 1980 en France que se construisent publiquement les questions du racisme autour de l’intégration culturelle, sociale et économique des émigrés musulmans dans la société et autour de la fragmentation de la nation. Chercheurs, élus, politiques et professionnels du champ éducatif s’inquiètent de la « tribalisation » de la société, traduite par l’usage médiatique et scientifique controversé du terme ghetto. Les chercheurs tentent alors de se mobiliser contre la xénophobie menaçante par la réfutation scientifique de stéréotypes et de rumeurs alarmistes sur les thèmes de l’invasion, du coût social des immigrés, du péril islamique, de la préférence nationale et du travail confisqué aux Français, ou encore de la baisse du niveau scolaire dans les écoles où les enfants d’immigrés envahissent l’espace savant et médiatique. C’est en partie de cette façon que l’on peut interpréter le succès et le statut des enquêtes quasi-militantes de M. Tribalat (1995, 2007) sur l’intégration des immigrés, ou de L.-A. Vallet et J.-P. Caille (1996)[24] sur la réussite scolaire des élèves étrangers ou issus de l’immigration : une forme de lutte par la science contre des idéologies racistes rampantes. Une conséquence indirecte est la construction de la question de l’immigration en termes quasi exclusifs d’intégration à la nation, pendant que des catégories nouvelles se développent, sophistiquant l’ancien découpage administratif et statistique entre « Français » et « étrangers », établi au moment de la construction de l’État nation. Aux termes d’immigrés ou d’Arabes viennent s’ajouter ceux de Maghrébins, Beurs et Beurettes, de Zoulous, Blacks etc. Si les descendants des immigrés sont les personnages essentiels d’une riche chronique sociale essentiellement marquée par des voitures qui flambent et des débats sur l’intégration, ils n’existent tout simplement pas à tous autres égards, les plus banals, de la vie sociale. Ils n’expriment qu’une figure surexpressive et performative, essentiellement négative (Macé et Guénif 2006), quelquefois héroïsée et starisée.

Ainsi, l’ethnicité, décriée dans les débats, dénoncée comme naturalisante, voire racialisante, constitue de fait une ressource mobilisable dans la réalité politique et sociale. Car si l’ethnicité inquiète, aujourd’hui elle informe bel et bien la pratique sociale. Bien sûr, les acteurs sociaux s’en défendent : « il ne faut pas le dire, ce n’est pas politiquement correct, mais comment faire autrement ? » sont des arguments mille fois entendus dans le cadre de la politique de gestion du peuplement, par exemple, ou dans le choix de l’école[25]. Il reste que la catégorie ethnique est fortement mobilisée dans de nombreux secteurs de la vie sociale, économique ou politique. Labels ethniques ou raciaux forment des concepts

[A]ctifs et quotidiens, employés par les gens ordinaires pour cette tâche importante, parfois même fondamentale, qui consiste à se communiquer le sentiment de leur communauté d’identité et de leur conscience sociale.

Douglass et Lyman 1976 : 198[26]

De même, si les politiques publiques ont du mal à admettre des logiques sociales de la diversité culturelle et si le débat public sort peu du paradigme domination/émancipation ou universalisme/culturalisme, le marché conçoit au contraire des individus qui bricolent leurs appartenances à des tribus[27]. Les figures de la banlieue, phénomène social, culturel, médiatique sont aussi un phénomène commercial et le marketing tribal prospère d’autant plus qu’il ne s’encombre souvent d’aucune vision eschatologique de la domination sociale. Les labels et les industries culturelles produisent des effets réels et symboliques à la fois : le hip-hop, les kebabs, le rap, les styles vestimentaires, tout ce qui participe des cultures urbaines relève tout autant des économies que de formes symboliques plus ou moins valorisées[28].

C’est bien la question de la reconnaissance de parcours d’acteurs sociaux autonomes issus de l’immigration qui est posée par le cas français. Car si la politique sociale et culturelle sur les quartiers exhorte depuis les années 1980 à la participation et à l’action des jeunes et des habitants des quartiers de la politique de la ville, elle peine à reconnaître leur action dès lors qu’elle sort du cadre de l’assistance ou du projet limité. Les habitants semblent soit inadéquats, suspects, décalés par rapport aux attentes publiques, soit définis par des attitudes de réaction ou de défense devant leur situation d’exclus. D’une certaine façon, les jeunes descendants de migrants sont piégés car il suffit qu’ils fassent de leur propre expérience l’enjeu de leur engagement pour qu’on les qualifie de communautaristes ou de victimes, à travers leurs choix culturels ou leurs façons d’être et de faire (Zoïa 2001).

N. Fraser (2005) distingue les deux formes d’inégalité que sont la redistribution – matérielle – et la reconnaissance – symbolique. Elle préconise, aux fondements d’une politique de justice, la nécessité d’associer reconnaissance et redistribution, les espaces publics étant des espaces de lutte pour l’interprétation des besoins, besoins qui sont l’objet de luttes de pouvoir, par le fait qu’ils sont définis et naturalisés. Selon C. Taylor (1998), la pensée d’une « politique de reconnaissance » passe par la possibilité de définir son identité propre. S’appuyant sur l’idée du passage de l’ancienne conception de l’honneur/préséance vers celle de la dignité au sens égalitaire (Berger 1970), le philosophe identifie à l’origine de la notion de multiculturalité, les deux idées d’égalité et d’authenticité, la valeur personnelle étant le propre de tout individu, quelle que soit sa position sociale. C’est bien la fin des sociétés réglées par une norme hiérarchique qui a ouvert la voie au désir d’authenticité : l’idéal de la société démocratique est un idéal d’authenticité, traduisant la conversion de la culture moderne au subjectivisme (Taylor 1997). Les identités s’y construisent par des appartenances composites et mouvantes, des relations à d’individus et groupes et des orientations vers des valeurs morales. Cependant, il reste que l’accès à ces opportunités des individus à construire un label est inégalement distribuée, et en partie relative à leur position au sein de l’échelle sociale. N’y a t-il pas un réel enjeu démocratique à se saisir des possibilités de ce concept ? La question récente de l’introduction en France des informations sur les « origines ethniques » pour lutter contre les inégalités et les discriminations à l’emploi permet de considérer plus concrètement cette question.

L’exemple des statistiques ethniques

L’ensemble de faits évoqués soulève de façon de plus en plus insistante la question d’une transcription statistique de l’ethnicité en France depuis les années 1990[29] qui permettrait de disposer d’indicateurs pour lutter contre les inégalités devant l’accès à l’emploi, aux services, aux loisirs, etc. L’enjeu est d’identifier les minorités discriminées dans divers secteurs de la vie sociale et de mettre en oeuvre des politiques d’équité. La critique classique de ce dénombrement porte sur les effets de fixation identitaire, du fait que les identifications sociales sont multiples et fluctuantes chez les individus. Les opposants aux statistiques ethniques soulignent le risque de durcissement ou d’invention de catégories enfermant les individus dans des identités sociales simplifiées et rigides et autorisant de ce fait la manipulation des uns par les autres. On retrouve ici la problématique, politiquement et scientifiquement très sensible, de la question de « l’invention des traditions », analysée par exemple par E. Wittersheim à l’épreuve de l’anthropologie du Pacifique contemporain. Ainsi, il remarque que la dénonciation faite par des anthropologues de leaders autochtones qui auraient détourné la tradition à leur profit électoral peut équivaloir à assimiler tout changement ou toute action à une perte culturelle, et, au-delà, à nier aux individus leur propre marge de manoeuvre à s’inventer, leur capacité d’inventer le réel (Wittersheim 2006).

L’illustration de cette question apparaît très clairement à travers le cas du « ressenti d’appartenance », expression citée plusieurs fois dans les débats suite aux aléas du Comedd[30], dit le « Comité Sabeg », du nom de Yazid Sabeg, l’entrepreneur français d’origine marocaine chargé en mars 2009 par le président Sarkozy de mettre en place un comité réfléchissant au bien-fondé de statistiques ethniques. La question est posée de l’opportunité de la traduction concrète, et de son usage dans le cadre d’une politique publique, de cette activité de différenciation inhérente au monde social.

Cette entreprise rappelle à ses détracteurs les « fichiers scélérats » établis par Vichy et l’administration coloniale d’après-guerre. Les critiques sur les statistiques ethniques portent ainsi sur la base (raciale, culturelle, sociale) à partir de laquelle définir les populations bénéficiaires de ces politiques[31]. À la suite des premières réactions, très hostiles, l’idée du Comité est de prendre en compte les origines ethniques en questionnant le « sentiment d’appartenance à une communauté ». Cette proposition suscite des « réactions républicaines », s’exprimant notamment dans Le retour de la race, le rapport de la CARSED, signé par un certain nombre d’intellectuels, y compris des anthropologues. La critique se structure contre la légitimité d’un « ressenti d’appartenance », qui ne serait en réalité qu’une « appropriation de stéréotypes raciaux qui préexistent, héritage de siècles de représentation à travers le rapport de l’Europe à l’Afrique et aux Antilles » Amselle (2009 : 31). Autrement dit, les individus qui s’affirment « noirs » ne manifestent pas tant une autonomie par cette déclaration, que l’illusion du regard des autres. Ainsi, le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) – qui, après un sondage CSA en 2008 montrant que deux Français sur trois sont favorables aux statistiques fondées sur le ressenti d’appartenance, a demandé une loi sur les statistiques ethniques – agirait sous l’influence d’une domination inconsciente ou serait animé d’une volonté de lobbying. Il manifesterait plutôt une crise des valeurs s’expliquant par une fragmentation essentialiste, libérale et américanisée de productions théoriques postcoloniales, les luttes sociales et tiers-mondistes des années 1970 étant remplacées par des luttes identitaires et/ou antioccidentales induisant communautarisme et ethnicisation des rapports sociaux (Amselle 2008). À cette dénonciation d’une stratégie de manipulation politique à laquelle ne correspondrait aucune « vraie » réalité identitaire, d’autres chercheurs préfèrent une autre position, qui a pourtant en commun avec la précédente un usage négatif de ce qui réfère à l’ethnicité : l’ethnicisation – et les différents ressentis identitaires qui la confirment – est la face inversée du racisme et de la discrimination, la manifestation bien réelle d’une mise à distance par les habitants des ghettos d’un monde auquel ils n’ont pas accès (Lapeyronnie 2009).

La formule célèbre de Simone de Beauvoir – « on ne naît pas femme, on le devient » – est fréquemment reprise aujourd’hui pour dénoncer la construction par le regard de l’Autre. Singulière critique, comme si un monde social était possible sans regard qui construit et sans altérité (impure en soi donc ?), sans interaction qui ne vienne souiller la substance pure et objective de la réalité. Si les individus se « sentent » et se disent tels – noirs, femme, etc. – ne s’agit-il que de l’emprise d’une illusion ou d’une aliénation ? Pourtant, l’accès à la participation au label pourrait constituer un processus actif traduisant une autonomie à construire des frontières, définies par d’autres comme étanches. Il ne faut pas ignorer la difficulté d’une telle entreprise : la diversité comme catégorie opératoire politique ne va pas de soi. Le risque est sans doute celui d’une nouvelle objectivation, celle de la subjectivation : encourager ou même créer à l’infini des identités séparatistes qui n’existaient pas avant les statistiques, et qui seraient en concurrence identitaire. Mais s’il faut être prudent devant les risques de manipulation ou de dépossession, en aucun cas ce ne peut être que l’identité des groupes minoritaires soit une réaction qui rend illégitime le processus de construction : il n’existe pas d’identité pure, suspendue dans un espace intemporel, qui ne soit due à aucun regard. Le monde social n’existe pas sans interaction, sauf à considérer le social comme impur, un comble pour les sciences humaines. Au contraire, on peut penser qu’une des façons de combattre les dominations aujourd’hui réside plus dans le fait de ménager l’accès et la participation des individus minoritaires à la construction de labels et de différentes définitions, que dans un dévoilement initié par des majoritaires démasquant l’illusion d’affirmation de soi.

Les catégories ethniques dans les statistiques préfigurent une nouvelle génération de déclarations, plus réflexives, informées des travaux sociologiques sur les effets performatifs de la classification, d’une certaine façon non dupes du caractère artificiel de l’enregistrement de l’identité. Ces catégorisations ne recherchent pas à proprement parler une authenticité de l’ethnique ou du racial, une vérité intime pour l’individu, mais construisent une sorte de précipité de l’identité personnelle confrontée à l’image publique de cette identité.

Simon 2008 : 159

Une voie de sortie serait de regarder ailleurs : que disent les évaluations dans les pays qui ont mis en place des mesures contre les inégalités et les discriminations dans divers secteurs de la vie sociale par les statistiques ethniques ? Mais il n’est pas simple de chercher des éléments de réponse objectifs, tant les mêmes résultats sont interprétés de façon opposée. De plus les bilans en la matière ne peuvent être vraiment transposables en dehors des contextes sociohistoriques. Aux États-Unis, il est difficile de parler de bilans relatifs aux résultats obtenus en termes de progrès social et de reconnaissance culturelle, car la mise des inégalités en chiffres coïncide avec l’identité du pays : les données ethniques sont recueillies depuis 1790, date du premier recensement de la nouvelle république. Notons qu’un argument français revient souvent, selon lequel les catégories ethniques n’ont pas le même sens qu’en France que dans les pays anglo-américains. Ainsi, D. Schnapper écrit, pour distinguer la France des États-Unis, que ce dernier pays « s’est construit par l’immigration, entretient un mythe national de la diversité des origines nationales et religieuses, proclamé jusque dans son emblème Ex pluribus unum » (Schnapper 2008 : 134). Pourtant la France comme les États-Unis témoignent, au contraire, comme l’indique P. Simon, d’une relative similitude des expériences

[F]ondées sur une histoire associant esclavage, immigration et colonisation. Que ce soit par la pratique de la traite des Noirs et de l’esclavage à grande échelle – hors métropole, certes – par la domination coloniale ou par l’expérience de l’immigration de masse dès le milieu du XIXe siècle, la société française est tout autant structurée par les rapports sociaux ethniques et de « race ».

Simon 2008 : 156

En Grande-Bretagne, l’inscription de l’ethnic question date du recensement de 1991. Utilisée à des fins de lutte contre les discriminations, la nomenclature dite ethnoraciale est étendue à de nombreux fichiers administratifs. Dans ces pays, des études analysent ces dispositifs en retour et en montrent les effets parfois inattendus, mais elles concluent majoritairement à des conséquences positives sur les discriminations (Alba et Denton 2008). Certaines critiques, y compris américaines, restent les mêmes : le paradigme de l’égalité s’oppose à celui de la diversité car pour les défenseurs du premier, la question majeure des inégalités économiques se trouve désamorcée par sa reformulation en termes ethnico-culturels (Benn Michaels 2000).

Pour revenir au cas français, alors que la différenciation sociale était historiquement envisagée sous l’angle du paradigme classique émancipation/domination, admettre la différenciation ethnique comme une des catégories ordinaires, organisatrice de l’action fait non seulement craindre le risque de régresser vers un classement racial des individus et des groupes, mais aussi de masquer les véritables conflits de la domination sociale[32]. La même problématique de la légitimité d’une prise en compte du ressenti des individus, à la base d’un pilotage politique contre les inégalités, traverse le champ du genre, de la santé, du handicap, de la violence (le taux de morbidité traduit bien un ressenti, les enquêtes de victimation également). Ces débats illustrent bien la difficulté et les imbrications morales et techniques de penser la question du passage d’une société de l’égalité, articulée à des théories objectivistes prométhéennes, vers une société de la justice, articulée à des approches subjectivistes.

Conclusion

La situation française concernant la question identitaire est loin d’être sereine. L’ethnicité est scientifiquement et médiatiquement construite comme une réponse à la ségrégation ou comme un outil de manipulation, et renvoie systématiquement au cadre de pensée république/communautés. Cependant, une des grilles de lecture les plus sociologiquement admises de l’espace social, notamment de l’espace urbain des quartiers en difficulté et de l’espace scolaire, est sa structuration par des rapports sociaux postcoloniaux. Du coup « on se trouve, en France, dans une situation étonnante où les ethnies n’ont plus de réalité, où le concept d’ethnicité peine à être utilisé, mais où le processus d’ethnicisation séduit largement ceux qui écrivent sur ces questions » (Bertheleu 2007 : 3).

Le débat lancé au printemps 2009 par le ministre de l’Intégration, de l’immigration et de l’identité nationale sur l’identité française ne contribue évidemment pas à clarifier les questions, et de nombreux exemples illustrent raccourcis ou amalgames. Début 2010, les arguments en faveur d’une proposition de loi sur la burqa dans l’ensemble de l’espace public français, semant la division à gauche comme à droite, font référence à l’émancipation républicaine, au caractère contraignant du port de ce vêtement et à l’aliénation de celles qui affirment le contraire. Régulièrement, les analyses sur l’action des jeunes de la deuxième génération de l’immigration interprètent ce que l’on nomme les émeutes ethniques comme exprimant un « potentiel de rage » construit par l’expérience de l’exclusion et du racisme dans les quartiers ségrégués. Le rapport du Comedd rendu public début février 2010 dans un contexte social et politique encore troublé par le Débat sur l’identité nationale initié par le gouvernement avance deux préconisations. La première indique que la statistique publique pourrait collecter lors du recensement la nationalité et le pays ou le département de naissance des parents pour établir des informations sur l’origine à l’aide d’un critère objectif qui permettrait d’avoir recours à des données sur la composition de la population par bassin d’emploi. Ce faisant, le Comedd met à distance la notion de « ressenti d’appartenance ». La deuxième propose de rendre obligatoire la publication d’un « rapport de situation comparée sur la diversité » pour les entreprises de plus de 250 salariés, sur le modèle de l’égalité professionnelle de genre. Le comité recommande d’écarter les critères ethno-raciaux des grandes statistiques publiques, qui doivent s’appuyer uniquement sur des données de l’état civil. Seuls les chercheurs pourraient utiliser des critères ethno-raciaux dans des enquêtes ciblées, sous le strict contrôle de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL). Le Comedd fait donc la distinction entre la diversité en entreprise considérée selon les origines, et la recherche scientifique, qui recourt à d’autres critères, comme le ressenti d’appartenance. En réaction, la CARSED s’inquiète dans un communiqué de presse de « l’introduction systématique de la nationalité et du lieu de naissance des parents dans un très grand nombre de fichiers publics et privés » (CARSED 2010) et souligne le propos même du Comedd selon lequel le regroupement des enfants d’étrangers en catégories de nationalité « se situe nécessairement dans le registre de l’ethno-racial ». La CARSED conclut en affirmant que « la question des origines ou des appartenances dites “ethno-raciales” ne regarde ni l’État, ni les employeurs » (CARSED 2010)[33]. Mais qu’en est-il des anthropologues et les sociologues ? Également, bien sûr, mais à condition de redoubler de vigilance sur les méthodes et présupposés, sur les théories spontanées et les théories scientifiques.

Nous avons dans ce texte tenté de penser l’ethnicité comme une catégorie pratique de l’action qui permet de s’extraire d’une pensée qui ne conçoit le pluralisme des formes d’inégalité qu’en concurrence avec le schéma de la domination comme matrice de tous les rapports sociaux. L’ethnicité manifeste, parmi d’autres catégories, une capacité des individus à agir de façon autonome, surtout si l’on accepte de considérer que l’égalité passe par le fait d’être maître de sa propre qualification identitaire. La compétence, auparavant de surplomb, à définir des catégories identitaires s’est déplacée vers les individus. Ce passage signale une modification des conditions d’exercice des sciences humaines et sociales. D’une part, ces conditions coïncident avec la fin d’une certaine forme de monopole du chercheur comme traducteur ou auteur des sentiments et des cultures des autres, et d’autre part, elles engagent une anthropologie qui pourrait repenser les présupposés qui l’animent. La catégorie de l’ethnicité permet de considérer que les individus dominés, ou faibles, ne le sont pas dans toutes les autres dimensions de leur existence. La réussite dans un espace doit-elle immédiatement conférer pouvoir et dignité dans tous les autres espaces ? Il y a aussi une forme d’injustice à définir un individu à l’aide d’une seule des nombreuses figures à l’intersection desquelles il se situe. Comme le propose M. Waltzer (1997) dans le cadre de la pensée d’une politique de justice fondée sur la séparation de différentes sphères qui organisent la vie sociale, l’idée d’une société juste, articulée à une conception de « l’égalité complexe » pourrait être celle qui voit les individus apprendre à vivre avec l’autonomie des répartitions, et connaître différents résultats selon différentes sphères de la vie sociale. Récemment, le débat français s’est polarisé sur l’existence des ghettos comme discours ou réalité et de nombreuses publications, livres ou revues, en font état ; on y retrouve les mêmes orientations de la recherche qui peinent à faire une place à l’ethnicité comme catégorie de l’action. Jusque là, que ce soit les théories de la manipulation politique ou celles des individus victimes de la ségrégation, le sens de leur expérience ne leur appartient pas.