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Dans l’après-coup du 11 septembre

Prendre la terreur comme point de départ d’une réflexion sur les passions politiques, ou sur la place des passions dans le politique, répond à un souci d’inverser le mouvement qui, dans l’après-coup du 11 septembre 2001, s’est déployé de « nous » vers l’autre pour en faire à la fois un point de condensation et une cible de nos angoisses les plus profondes. La figure de l’Autre étranger s’est avéré une incarnation tout indiquée d’une telle altérité, point de fixation offert à la menace. Parler de la terreur comme d’une passion politique, c’est vouloir s’interroger sur ce qui nous incite à pointer hors de nous le terroriste, peut-être pour arrêter en nous la propagation de la terreur.

Je voudrais explorer l’idée selon laquelle la proximité sémantique entre les termes de « terreur » et de « terrorisme » a permis de donner une forme à – et de fixer – ce qui menace de faire effraction « au-dedans ». Cette formalisation se produit lorsque ce sentiment de menace se rattache à une cause à la fois bien identifiable et informe, à cet « eux » apparemment distinct du « nous » visé par l’attentat, mais aussi à un « eux » qui, de plus en plus, est aussi perçu comme risquant de nous infiltrer du dedans. La charge affective mobilisée par l’événement du 11 septembre 2001 expliquerait que le terme de terrorisme ait été très facile à mobiliser et à détourner à des fins politiques, en raison de sa résonance avec une terreur interne tapie en nous. On peut faire l’hypothèse que l’ère de soupçon qui s’est cristallisée autour du terrorisme et de la figure de l’étranger permet de détourner les risques de propagation d’une violence intime brusquement mise à jour et de redéployer cette violence dans le social. On est ainsi directement plongé dans la manière dont la passion infiltre le politique et dans ce qui anime la frange d’irrationalité qui hante notre rapport au politique.

Dans l’après-coup du 11 septembre 2001, un tel mouvement d’extériorisation demeure chargé d’une grande efficacité politique, comme en témoigne l’utilisation de l’étiquette de terroriste pour justifier les attaques les plus diverses, par les mots autant que par les armes, et cela même si la charge affective première de l’événement du 11 septembre 2001 paraît à présent nettement moins vive. On a l’impression que l’énergie de la propagation de la peur continue à faire son oeuvre mais qu’elle s’est trouvée réappropriée, ranimée périodiquement, harnachée par le politique. Considérer la terreur comme une passion nous invite à nous interroger sur le ressort affectif de cette manipulation des humains par le politique ; à nous demander quel est le terreau dans lequel elle plonge ses racines ; à suivre le trajet de la peur en nous comme dans le social : nous, humains, non seulement comme cibles mais aussi comme relais multiplicateurs de la terreur ; à nous interroger aussi sur ce qui, dans un certain devenir des sociétés contemporaines, fraie la voie à une propagation de la peur et affaiblit les points de résistance qu’elle pourrait rencontrer.

Une réalité écran

Au fil du travail clinique, « quelque chose » parfois s’impose, revient et se répète. Il peut s’agir d’un événement que la personne peut raconter et qui refait surface de manière récurrente, venant briser ou interrompre le fil d’un récit qui parlait d’autre chose. Les mots utilisés, les suspensions de la voix, les silences semblent alors se reproduire d’une séance à l’autre, captifs d’une répétition, emprisonnant l’événement dans le registre d’un même indéfiniment reproduit et donnant l’impression d’un film qui repasse, encore et encore. Certains déplacements dans le ton, les expressions peuvent cependant suggérer que quelque chose est à l’oeuvre, ou peuvent témoigner d’un certain travail de la mémoire.

D’autres fois, ce quelque chose qui cherche à faire surface ne s’exprime que de manière oblique, en creux, et n’est perceptible qu’à travers une sorte de déflagration dans la langue : des silences et des pleurs ; ou une dé-liaison implacable de ce qui semblait arriver à se construire sur le plan du langage et de la pensée : l’effacement de liens émergeants entre des bribes d’images, des mots, des souvenirs.

Dans ces deux cas, le jeu du souvenir et de la mémoire semble court-circuité, figé dans l’horizon d’une répétition d’autant plus agissante qu’elle demeure largement en dehors du registre conscient. Il peut alors arriver qu’une image ou un son captés dans la réalité du monde entrent en collusion avec un contenu énigmatique interne, lui donnent forme à partir de la perception et lui fraient ainsi un passage vers l’expression. Je pense à la manière dont le fait de parler de Bush permet à un patient de pointer de manière oblique le sentiment d’un arbitraire de la Loi et celui d’un détournement de l’éthique pour justifier une violence meurtrière et sans limite. Une jonction s’opère alors entre un dehors et un dedans, tous deux mus par des forces propres, des logiques hétérogènes mais qui convergent dans un même signifiant.

De façon plus générale, la réalité externe liée à la perception peut servir d’écran sur lequel nous projetons nos fantaisies, nos espoirs ou notre face d’ombre, un écran qui peut faire apparaître, et nous révéler, certains reliefs ou échancrures d’un paysage intérieur ; ou bien d’écran qui masque et fait obstacle ; ou d’écran protecteur qui s’interpose face à un trouble de penser ; ou encore d’écran qui obscurcit, tel un écran de fumée. Une réalité écran mais qui, dans cette même fonction, est sans doute susceptible d’ouvrir l’accès à quelque chose qui se montre à travers sa dissimulation même sous une figure d’emprunt.

Sur la scène de la culture, les images du 11 septembre 2001 relayées par les chaînes de télévision semblent avoir joué un tel rôle d’écran, à la fois révélateur et leurrant. On se rappelle la vision infiniment reprise, hypnotique, de l’effondrement des deux tours du World Trade Center, une répétition en boucle venant mobiliser la force d’un vu. Pour Arthur Kleinman (2000), le fait d’être témoin à distance équivaut à une forme de voyeurisme dans lequel rien n’est vraiment en jeu pour celui qui regarde. Cette posture altère l’expérience sociale d’être témoin ; d’un engagement moral, cette dernière se transforme en une expérience visuelle courante. De son côté, Piera Aulagnier (1991) s’est interrogée sur la place du visuel dans la quête de certitude qui, quand elle repousse l’épreuve du doute, est pour elle la marque de l’action des processus primaires. Elle note que dans le champ de la connaissance, « la possibilité de visualiser, de donner à voir, en même temps qu’on donne à connaître » (Aulagnier 1991 : 337) prend la place qu’occupe pour les sciences l’observation, seule source légitime d’évidence. C’est de ce visuel que les médias audiovisuels tireraient leur pouvoir de conviction : « [l]a télévision, chaque fois que le pouvoir peut la manipuler, sous le couvert d’informer, de montrer, va faire de l’image proposée et de la réaction émotive (sous toutes ses formes) qu’elle induit ce qui s’imposera comme preuve irréfutable de la vérité, de l’objectivité du document qui lui est proposé » (Aulagnier 1991 : 336). À la manipulation idéologique qu’effectue la télévision s’ajoute dès lors une manipulation fantasmatique. Le visuel est ainsi porteur d’une capacité de fascination, d’une régression à l’égard de la pensée qui, de son côté, implique un certain degré de liberté par rapport à la réalité (de Mijolla-Mellor 2003). Dans son analyse du terrorisme religieux, Juergensmeyer (2003) montre la place essentielle que revêt la mise en scène spectaculaire et symbolique de l’événement, une mise en scène que relaient les images des médias qui amplifient l’horreur et en assurent la diffusion à un public beaucoup plus large ; les images de la destruction produite seraient alors plus importantes que les destructions elles-mêmes. Juergensmeyer fait ainsi écho à Jean Baudrillard qui voit dans les médias électroniques l’outil principal qui spécifie l’impact du terrorisme sur la conscience publique à la fin du XXe siècle. Dans le cas du 11 septembre 2001, le déroulement en deux temps de l’événement ainsi que la captation en direct de l’effondrement de la seconde tour ont fait que, plutôt que de représentation (Goody 2001), il faut parler d’une véritable présentation de l’événement qui donne à voir et à ressentir la force même du mouvement qui impulse la destruction.

Lorsque l’on tente de reconstruire la chaîne des réactions suscitées par les images du 11 septembre 2001, ce sont les mots de « peur » et « d’angoisse », de « sidération » et de « fascination » qui nous reviennent ; l’écho aussi (sans doute) d’une certaine jouissance : celle de voir attaqués ces symboles-maître d’une arrogance contemporaine ; ou encore celle de savoir que ce n’étaient pas nous les victimes ; mais également, de manière plus obscure, une autre jouissance qui procède de notre participation plus profonde, insue, à ce qu’il en est du meurtre et de la violence dans un monde qui se veut de plus en plus aseptisé, campé dans les registres d’un bien-être total et d’une positivité tous azimuts.

On ne peut que s’interroger quant au peu de résistance que cette propagation de la terreur a rencontrée dans le social et en nous ; quant à la manière dont la peur et le soupçon ont envahi le champ social par un effet de contagion ; et quant à la facilité avec laquelle se sont trouvés ébranlés les repères sur lesquels nous avions construit un espace public, ouvert à l’accueil de l’autre. De ce processus, nous avons été à la fois les acteurs et les objets passifs.

Ainsi, pour l’Occident, le 11 septembre 2001 constitue le coeur d’une nébuleuse qui permet de s’interroger sur la place et le rôle des passions dans le champ du politique, ou encore sur la politique des passions sur la scène contemporaine. Un 11 septembre 2001 qui, touchant l’Occident au plus près de ses symboles et de ce qui fonde son emprise, efface un autre 11 septembre, en 1973, qui marque au Chili le renversement du Président Allende et porte un dur coup à la démocratie. Une même date, son association similaire à une nébuleuse de violence, mais des chaînes mémorielles contrastées qui rappellent à quel point la mémoire collective du passé déforme et influence notre expérience du présent (Connerton 1989). On peut penser que, outre le fait que le 11 septembre 1973 concerne « les Autres » en regard de l’Amérique du Nord et de l’Europe, la participation directe ou indirecte de l’Occident à ce qui s’est joué là contribue à le recouvrir d’un voile dans la mémoire collective, à le placer hors-lieu par rapport à un « nous ». La similitude des dates et les registres différents du souvenir mis en oeuvre indiquent en creux la tache aveugle qui habite l’Occident quand il s’agit de penser le terrorisme et de poser la question de sa participation à la mise en place d’un régime de terreur.

Mon objectif ici est de faire se déployer notre regard dans deux directions orthogonales : la première, verticale, a trait à cette face d’ombre qui nous constitue et à la menace de débordement dont elle est toujours porteuse ; l’autre, horizontale, concerne ce qui, dans un certain état de la culture, favorise la diffusion de la terreur et son instrumentalisation politique. Entre les deux s’effectue un retour critique sur l’idée d’une rupture radicale que le 11 septembre 2001 aurait soi-disant introduite pour l’Occident.

La terreur, point limite des passions

Pour penser la terreur comme passion, on peut partir des réflexions de Piera Aulagnier (1975) qui, s’interrogeant sur le premier mouvement de psychisation qui opère dans le monde de l’infans, parle de la transformation des affects (quelque chose qui relève d’une force, d’une énergie) en sentiments, c’est-à-dire en quelque chose de dicible, de communicable et lié par le système de la langue. Cette transformation, Piera Aulagnier l’associe à la parole de la mère qui, nommant l’affect de l’infans bien avant que celui-ci puisse s’y retrouver, l’interprète et se fait ainsi l’agent de ce qu’elle qualifie de violence interprétative, une violence qui est à la fois nécessaire et toujours en risque d’excès, suspecte d’arbitraire. Une transformation à laquelle le discours collectif, avec sa dimension d’arbitraire, participe, mais dont la force est d’être ratifiée par l’ensemble. C’est une transformation toujours en devenir, jamais achevée au sens où il demeure un résidu qui échappe à sa prise dans le discours, et cela d’autant plus que la situation source d’affect se révèle chaotique.

De la passion, on peut dire qu’elle occupe une position intermédiaire entre l’affect et le sentiment. Le dictionnaire encyclopédique de la langue française en parle comme d’une agitation, « un mouvement impétueux de l’âme vers ». La passion est ainsi une énergie qui propulse un mouvement de rapprochement ou d’éloignement par rapport à l’objet. Tout comme les sentiments, la passion possède la capacité de nommer le mouvement de l’âme, d’y repérer certains contours ; mais de l’affect, elle conserve l’énergie et une possibilité de débordement, un excès par rapport à ce que la langue peut lier dans le système de ses signifiants. Ainsi, si la passion fournit des raisons à l’action, il s’agit de raisons toujours infiltrées par l’affect, toujours en risque d’être débordées par ce qui les meut.

Dans le champ des passions, on peut dire que c’est la terreur qui se situe au plus proche des affects et donne une forme informe à ce qui est subjectivement perçu comme une menace à l’être plus qu’aux avoirs. Ce caractère informe, ou cette labilité des formes dans lesquelles se coule la terreur, rend compte à la fois de son pouvoir de dissémination et de contagion, de sa capacité à s’attacher à des signes ou à des objets changeants ; de la facilité avec laquelle la terreur peut se trouver mobilisée par un discours politique qui lui offre une forme, un objet, mais que le politique n’est jamais assuré de pouvoir maîtriser.

À travers les passions, le politique recrute et oriente les forces affectives profondes qui animent la psyché, ce qui comporte aussi et toujours le risque que quelque chose dans l’espace public se trouve débordé et en vienne à se constituer d’autres objets, façonnés par la pulsion, qui permettent de donner forme à, et donc de circonscrire, un mal qui domine la vie sociale et culturelle. Le politique encourage les passions, les renforce et en joue. Mais quel en est le prix? Pierre Hassner, qu’évoque Jacques Sémelin (2005 : 447), soutient que nous sommes entrés dans une époque caractérisée par la « revanche des passions », c’est-à-dire par le retour en force de la terreur et de la puissance, qui constitue une option en tant que moyen de riposte à l’efficacité pour le moins douteuse, mais dont l’intention est de montrer sa propre puissance.

Le travail d’élaboration symbolique des affects qu’évoque Aulagnier peut être vu comme une des modalités qu’emprunte ce travail plus général de la culture, le Kulturabeit auquel Freud (1994) fait référence dans un de ses derniers ouvrages, Le malaise dans la culture, écrit alors que s’annonce la Deuxième Guerre mondiale. Ce travail de la culture constitue un procès d’élaboration des pulsions qui se déroule à la fois à l’échelle des sociétés et à celle des individus. Il s’agit d’un travail qui est nécessité par ce que Laurence Kahn (2004) nomme l’animalité pulsionnelle de l’être humain, et par les exigences de refusement que le fait de vivre ensemble lui impose par rapport aux deux grandes forces pulsionnelles qui l’habitent : la pulsion sexuelle, en partie inéducable dans sa part infantile, et celle de mort. Pour Nathalie Zaltzman (1999), le travail de la culture est aussi la source et le moyen d’une inscription dans un ensemble humain signifiant : « [l]a Kulturarbeit collective transforme les sources pulsionnelles libidinales, narcissiques et sexuelles de la vie psychique en une filiation identifiante » (Zaltzman 1999 : 56). Dans Le malaise dans la culture, Freud remarque que l’agressivité constitue l’obstacle le plus fort à la culture, au sens où elle menace continuellement de désagréger la société de la culture.

La notion de pulsion de mort s’est imposée à Freud comme une nécessité théorique, à partir du trouble profond suscité en lui par les ravages de la Première Guerre mondiale. On peut dire que la pulsion de mort représente pour Freud un effort pour mettre en pensée le trouble qu’il ressent. Dans Actuelles sur la guerre et sur la mort, Freud (1988) fait écho au trouble profond et à la désillusion qui l’habitent face aux ravages de la guerre, au caractère cruel, acharné, impitoyable qu’elle manifeste. Les progrès accomplis par la civilisation se révèlent donc réversibles, toujours susceptibles de régression, et le citoyen du monde de la culture se trouve désemparé dans un monde qui lui est devenu étranger.

La notion de pulsion de mort déborde en fait largement celle d’agressivité. Tendance primitive de la vie psychique, elle cherche à détruire les liens à l’autre, tout comme elle peut aussi se retourner contre le sujet et attaquer ses processus psychiques, ses fonctions corporelles, sa vie même. Il s’agit d’une destructivité qui flotte sur l’ensemble de l’appareil psychique et qui l’attaque de l’intérieur (Green 1988). Cette force est située du côté de la dé-liaison et s’oppose à Éros qui travaille sur le lien et vise à créer des unités de plus en plus grandes. Nathalie Zaltzman (1988) écrit que dans sa forme la plus radicale « la volonté de mort est décharge meurtrière directe, ou à peine ajournée. L’état dominant est une terreur sans forme. La décharge transforme la terreur en triomphe de malheur, en jouissance et fascination horrifiés » (Zaltzman 1988 : 78). Sous une autre modalité, la pulsion de mort peut aussi avoir une fonction désobjectalisante par rapport aux personnes ou aux liens qui nous relient à elles, au sens où les investissements libidinaux se trouvent supprimés ou mis en rupture. Dans ce deuxième cas, les affects qui accompagnent l’action de la pulsion de mort sont moins informes que lorsqu’on parle de terreur ; il s’agit plutôt de haine, d’agressivité, de colère. Cette désobjectalisation de l’autre fait écho à un processus de bestialisation de l’ennemi qui permet d’exercer contre lui une violence extrême (Sémelin 2005) ; une animalisation dont le massacreur ne sort pas indemne (Houillon 2005).

Nathalie Zaltzman situe la source de la pulsion de mort dans une forme d’effroi dont tout infans fait l’expérience dans la tension que creuse l’écart entre le besoin physiologique et la réponse. Certains régimes politiques comme le totalitarisme, dont la terreur constitue l’instrument de domination principal, lui paraissent faire basculer la fonction de protection associée au processus de civilisation et déchaîner l’action des pulsions de mort. C’est une bascule similaire de la civilisation et de la culture que l’on souligne du côté des sciences sociales. Lorsque le fantasme de meurtre bascule dans la réalité et se traduit en meurtres de masse, « la pensée vacille au bord du gouffre de notre propre barbarie » (Sémelin 2005 : 16) ; un passage à l’acte qu’impulse un ensemble complexe de dynamiques collectives et individuelles de nature politique, sociale, psychologique. La violence collective extrême constitue une interruption du lien social, une déchirure radicale qui appelle une exigence de la pensée : « [c]’est au point impossible de cette déchirure qu’il convient de penser, là où le massacre apparaît comme le point de violence extrême où la culture ne parvient peut-être plus à s’élaborer et à se réfléchir dans la pensée » (Houillon 2005 : 388). Un travail de pensée qui permette de relancer la possibilité d’un travail de culture sans gommer pour autant ce qui, dans le massacre, demeure de l’ordre d’une rupture radicale : il faut donc d’une part, l’insérer dans des contextes historiques particuliers ; d’autre part, refuser de le réduire à ces logiques historiques, prendre acte du fait que la violence collective extrême survient à la fois dans, à la limite de, et hors des sociétés humaines : « [i]l convient de penser le massacre dans l’excès du massacre sur son propre savoir, sur le savoir élaboré par l’historien […] et transmis par la tradition lors de sa restitution dans les nécessités sociales et nationales des mémoires » (Houillon 2005 : 389).

La Kulturarbeit est donc un travail jamais définitivement accompli. En effet – et les formes sauvages que prend la violence dans le monde contemporain le confirment –, l’être humain originel subsiste en chaque individu tout comme, sur le plan sociétal, la horde originaire peut toujours renaître. Laurence Kahn (2004) énonce ici une hypothèse troublante : plus la civilisation progresse ; plus elle produit des oeuvres d’art et de culture qui témoignent d’une capacité de transmuer le fonds pulsionnel de l’humain ; plus elle impose ses contraintes aux manifestations crues des pulsions ; et plus le pulsionnel, et particulièrement le pulsionnel de mort, risquent de resurgir de manière sauvage. À la fin de sa vie, Freud énonce un constat pessimiste quant à la profondeur du travail de la culture. Il écrit que « le progrès a noué un pacte avec la barbarie » (Freud 1994). Un constat qui rejoint celui d’Adorno en 1944 lorsqu’il évoque la nécessité de découvrir « pourquoi l’humanité, au lieu d’entrer dans une condition véritablement humaine, est en train de sombrer dans une nouvelle forme de barbarie » (Horkheimer et Adorno 1972 : XI). Pour Nathalie Zaltzman (1999), la cure psychanalytique permet justement de remobiliser un tel travail de la culture ; le traitement psychanalytique a partie liée avec ce qui est psychiquement transformable dans l’instinct de mort.

Dans le champ de l’anthropologie, cette notion de Kulturarbeit rappelle le Work of Culture, le travail de la culture que Gananath Obeyesekere (1990) décrit comme une canalisation des motivations profondes et leur objectivation en un système de symboles culturellement constitué. Faisant écho au « travail du rêve » décrit par Freud, cette notion intègre les réflexions de Ricoeur sur la double face, régressive et progressive, des symboles. Les symboles culturels sont polysémiques, lestés de significations portées par diverses chaînes de représentation qui s’y croisent ; ils sont aussi directement en prise avec des processus psychiques internes, pour le moins tant qu’ils demeurent vivants et déplaçables sur une ligne qui va de l’archaïque et du pulsionnel intime aux processus collectifs et à la culture. De tels symboles relèvent ainsi nécessairement d’une double herméneutique, l’une qui se déploie dans le champ de la culture et l’autre, dans celui des dynamiques psychiques. Symptômes psychiques et symboles sont ainsi dans une relation d’homologie. Sur l’axe qui relie motivations profondes et significations culturelles, les premiers tendent à demeurer pris dans le champ des motivations alors que les seconds se situent davantage sous l’égide du sens. Cette homologie sous-tend et permet le travail de la culture et son oeuvre de guérison, comme l’illustrent les études d’ascètes féminines et possédées au Sri Lanka (Obeyesekere 1981) d’une part, ainsi que celle de mythes mettant en jeu une version hindoue de l’Oedipe (idem 1990), d’autre part. Dans certains cas, le travail de la culture échoue à transformer les forces archaïques à l’oeuvre dans les symptômes, et les symboles personnels se voient ainsi captés dans un sens régressif. Les sociétés diffèrent quant à la place qu’elles font à la possibilité d’une élaboration culturelle de forces psychiques internes, en fonction notamment de leur tolérance à ce qui est de l’ordre du fantasme et des processus primaires, et à la valeur qu’elles leur donnent.

On peut donc dire qu’Obeyesekere développe un aspect particulier de la Kulturarbeit dont parlent Freud et Zaltzman, un aspect sensible au jeu des symboles dans des sociétés particulières, qui demeure animé par une interrogation qui veut transcender les spécificités culturelles. Selon cette lecture, on peut dire que l’imaginaire contemporain du terrorisme relève d’une mobilisation régressive des images et des symboles : plutôt que de permettre une transformation progressive de la vie pulsionnelle, ces derniers nous reconnectent à, et révèlent, la face obscure de notre vie psychique.

Si on revient à la terreur, on peut dire d’elle qu’elle est un affect-passion en quête d’une forme ; entendue dans ce sens, elle manifeste une mise à mal du travail de la culture. Elle est à l’oeuvre dans les sociétés et les humains depuis l’origine de l’humanité et le terme lui-même revêt une connotation d’archaïque. On peut penser que la poussée vers la forme que manifeste la pulsion lorsqu’elle se déplace d’une représentation à l’autre (Kahn 2001) s’inscrit aussi dans des frayages tracés par un certain état de la culture et de la langue à une époque déterminée. La qualité spécifique de ces frayages dans la culture actuelle imprime sa marque sur le devenir de la terreur dans les psychés individuelles et collectives et, dans l’état actuel de la culture, pourrait accroître la difficulté d’élaborer et de contenir la terreur par un travail de pensée.

Un espace-temps originaire et ses doubles

On a beaucoup dit et écrit que l’événement du 11 septembre 2001 constitue un point tournant de l’imaginaire occidental tout comme il signe un nouveau régime du politique ainsi qu’une forme nouvelle de supranationalisme. Il est important à la fois d’en prendre la mesure et de situer sa portée sur l’horizon d’autres moments de bascule du fonctionnement des sociétés humaines qui semblent mettre en jeu une action particulièrement délétère de la pulsion de mort sur le plan collectif : en amont et en aval du 11 septembre, un autre 11 septembre, en 1973 qui, ainsi qu’il est noté plus haut, définit pour le Chili une suspension de l’histoire, une rupture dont les marques restent vives dans l’imaginaire sud américain ; d’autres événements qui nous font nous questionner à leur tour sur le pouvoir de destruction dont l’être humain est porteur, sur les lignes de faille créées dans le tissu social. C’est dans le cadre de cet arrière-plan plus large que l’on peut s’interroger sur ce qui, dans la culture contemporaine, favorise la propagation de la terreur et sa cristallisation dans la figure du terroriste.

La force suggestive de l’événement du 11 septembre 2001 est sans doute liée en grande partie à son pouvoir de révélateur de la vulnérabilité générale des sociétés occidentales et de la fragilité de leur prétention à dominer le monde ; une vulnérabilité qui s’avère nous concerner tous dans la mesure où nous aurions tous pu en être la cible ou sommes susceptibles de le devenir, du simple fait de nous trouver au mauvais endroit, au mauvais moment. Cet événement constitue aussi un rappel de la persistance du meurtre dans l’histoire et la nature de l’être humain, un meurtre dont nous risquons toujours d’être l’objet mais dont nous pourrions aussi être porteurs de par notre humanité même. Sophie de Mijolla-Mellor (2003) voit dans cet événement la convergence de deux séries contradictoires : d’une part, sa portée hautement signifiante dans la mesure où le 11 septembre 2001 s’inscrit dans une histoire ; et d’autre part, son absence de signification en regard des victimes singulières qui ont été atteintes. En contrepoint à l’anonymat des victimes, le pouvoir a identifié un certain nombre de terroristes, des personnes bien réelles et dont on peut scruter le passé et les motifs, des figures qui se révèlent porteuses d’une histoire qui n’est pas étrangère à la nôtre et qui rend visible une hétérogénéité interne à la culture. En arrière-plan cependant se dessine aussi une nébuleuse beaucoup plus informe, celle du « terrorisme », marquée elle aussi par un anonymat dont joue le politique, qui peut alors mobiliser l’angoisse fantasmatique attachée à un agresseur sans visage dont il dessine les contours à la fois immuables et changeants au gré de ses intérêts.

Or, comme le souligne Jean-Paul Valabrega (2003), le terme « terrorisme » est un mot écran. La terreur initiale, première, est celle des États, qui induit la formation d’anticorps défensifs, immunitaires, répondant au terrorisme avec ses armes mêmes, à travers un contre-terrorisme défensif. C’est là la suprématie d’une contagion qui contribue à diffracter et à répandre la terreur. Ainsi, alors que la société civile est souvent perçue comme soutenant un dégagement de la violence politique, elle s’avère en fait l’espace dans lequel l’État exerce son potentiel de violence (Murer 2003). L’État transforme les ennemis potentiels en « étrangers », sorte d’extranéité non objective, au moment où les étrangers semblent proliférer à l’intérieur de la société civile et constituent une cible pour l’angoisse refoulée et pour la peur. Les médias permettent à l’État de produire et répandre la peur, ce qui justifie un usage plus étendu de sa force. L’utilisation de la peur de l’étranger et le fait que cet étranger se trouve chargé d’une puissance et d’une force considérables légitiment à leur tour l’accroissement du pouvoir de l’État vis-à-vis des droits civils qui se trouvent menacés. Ainsi, le 11 septembre 2001 noue ensemble contingences historiques et réactions émotionnelles et révèle sous un jour particulièrement cru le pouvoir de l’État et des médias dans le façonnement de ces réactions (Murer 2003).

Toutefois, si l’on prend du recul par rapport à ce 11 septembre, d’autres « points zéro » apparaissent, en amont et en aval ; ils s’imposent à l’attention en fonction de la manière dont on règle sa lunette, au hasard des lectures et des rencontres.

En amont, on trouve les écrits de Hannah Arendt (2005) sur le totalitarisme. Elle en montre à la fois la radicale nouveauté et l’ancrage dans ce qu’elle considère comme une des rares expériences fondamentales que les hommes peuvent faire du fait qu’ils vivent ensemble et qu’ils sont impliqués dans les affaires publiques. Le nazisme et le stalinisme doivent ainsi être pensés comme une crise de notre siècle et non comme le fruit d’une menace extérieure. Le caractère démesuré du totalitarisme se révèle à travers sa prétention monstrueuse à remonter aux sources mêmes de l’autorité et à dépasser, dès lors, toute revendication liée à la légalité des lois positives dans les régimes constitutionnel ; il transparaît dans un style d’argumentation qui consiste à dérouler la logique d’une idée avec la prétention de tout expliquer, s’affranchissant ainsi de toute expérience ; il ne s’agit pas pour le totalitarisme de remplacer un corpus de loi par un autre, mais de se passer de tout consensus juridique. Dans ce contexte, il faut sacrifier les intérêts immédiats de quiconque à l’accomplissement de ce qui est présenté comme la loi de l’histoire ou celle de la nature ; une loi qui vient fonder la loi du meurtre consistant à éliminer tout ce qui est sans défense et décrété inapte à vivre.

L’instrument du totalitarisme est la terreur totale, une terreur qui se déploie en dehors de toute opposition : « [a]ux barrières et aux voies de communication entre les hommes individuels, elle substitue un cercle de fer qui les maintient si étroitement ensemble que leur pluralité s’est comme évanouie en un Homme unique aux dimensions gigantesques » (Arendt 2005 : 820). « En écrasant les hommes les uns contre les autres, elle détruit l’espace entre eux » (ibid. : 821). La terreur totale élimine ainsi non seulement la liberté mais la source de toute liberté ; elle crée de l’Un à partir du multiple. Le totalitarisme repose sur la désolation, une des expériences, note Arendt, les plus radicales et les plus désespérées de l’homme, liée à une expérience absolue de non appartenance au monde, au déracinement et à la superfluité qui lui semblent constituer la malédiction des masses modernes depuis la révolution industrielle ; une désolation qui s’est accentuée avec la montée de l’impérialisme. Le fait que la désolation soit d’expérience limite, devenue l’expérience quotidienne des masses lui paraît avoir préparé les hommes à la domination totalitaire.

Si l’on recule encore dans le temps, on peut se rappeler le génocide Arménien dont Janine Altounian (2005) note le caractère emblématique pour un nombre croissant d’êtres pourchassés de par le monde. Elle se réfère à sa propre expérience de descendante de victime du génocide et à la manière dont une mémoire hors récit, en fragments, s’est déposée en elle, tout comme elle s’interroge sur l’empreinte laissée en elle par le récit de l’événement qu’a rédigé son grand-père, et sur la manière dont une cure psychanalytique lui a permis de l’intégrer et de l’élaborer progressivement. Ainsi, les pratiques de violence ont pour effet de saccager la dimension personnelle et l’intimité des êtres ; la terreur a souvent comme conséquence de les réduire à la nécessité de se souder face à la persécution, l’autre ne pouvant être que le persécuteur, une autre figure de l’Un dont parle Arendt. Chez les rescapés, l’empreinte de l’épouvante empêche la mise en place d’une distance relationnelle nécessaire à l’altérité de l’objet. Dans ce contexte, une vie intérieure ne peut se reconstruire qu’avec la réintroduction du tiers anéanti par la terreur afin de pouvoir désinvestir la relation duelle mortifère aux meurtriers. C’est ce rôle de tiers qu’a joué pour Janine Altounian l’emprunt de matériaux à sa société d’adoption, le recours à la langue étrangère et aux institutions du pays hôte. Il s’agit alors de passer d’un système particulier de langue et de pensée à un autre, de prendre la mesure de l’écart de ce qui reste à jamais non traduisible sans l’effacer.

Sur la ligne de l’histoire, on trouve d’autres génocides encore, anciens et récents, qui rendent palpable la marque de la terreur et de la mort. Dans un ouvrage collectif, David El Kenz (2005) s’appuie sur les analyses historiques d’une série de massacres pour en souligner la permanence à travers l’histoire. Son projet est de cerner différents modes historiques de l’écriture des massacres et de déconstruire les discours savants et mémoriels qui visent à exorciser l’horreur des corps mutilés. J’ai mentionné plus haut comment, dans le même ouvrage, Vincent Houillon (2005) insiste sur la nécessité de garder au massacre sa force d’irruption dans l’histoire. Il s’agit pour lui d’effectuer une déconstruction méthodologique du massacre, en contraste avec, ou complément de sa construction dans des logiques historiques particulières ; une déconstruction qui fait écho à « la puissance de décontextualisation du massacre lui-même, de l’événement massacrant, du massacre comme évènement » (Houillon 2005 : 393)

En amont, plus loin encore, la violence de l’hégémonie coloniale dont Michael Taussig (1987) montre le double ressort : des pratiques visant à créer la terreur chez les peuples soumis et, du côté des colonisateurs, une mobilisation de l’imaginaire qui cherche à cristalliser hors de lui la terreur dont il est l’agent : la terreur que l’on impose aux populations, comme dans ces plantations de caoutchouc au Congo ou en Colombie dont Michael Taussig décrit l’horreur, fait écho à celle que l’on projette sur elles, en un double enroulement qui annonce les représentations à venir du terroriste. Il écrit : « […] il est clair que les cultures de terreur se nourrissent d’un entremêlement de silence et de mythe dans lequel l’accent fanatique placé sur la face mystérieuse du mystérieux s’épanouit par le biais de rumeurs tissées finement dans la toile d’un réalisme magique. Il est aussi clair que le bourreau a besoin de la victime pour créer une vérité » (Taussig 1987 : 8). Il s’agit d’une véritable politique d’obscurité épistémologique où la terreur se nourrit des fantasmes de sauvagerie et de mort créés par les colonisateurs. En écho à la terreur fomentée par les instruments du pouvoir colonial, le personnage du shaman Indien est construit comme un être sauvage, à la fois démoniaque et divin, participant de cet espace de mort créé par la colonisation.

C’est ce pouvoir de l’imaginaire comme arrière-plan des massacres qu’a aussi exploré Jacques Sémelin (2005) dans le monde contemporain. Lorsqu’entrent en crise les repères imaginaires qui fondent les institutions d’une société et donnent du sens à ce que vivent ses membres, les acteurs sociaux et politiques prennent en charge les émotions collectives associées à ce traumatisme collectif et « répondent à l’imaginaire en crise par un autre imaginaire qui restructure le précédent sur de nouvelles bases ». L’auteur voit, dans la transformation de l’angoisse collective en un sentiment de peur intense à l’égard d’un ennemi dont on dépeint toute la dangerosité, le premier ressort de cette rhétorique imaginaire : « [o]r, la construction de cette communauté du « nous » va s’opérer au prix du rejet d’un « Autre » perçu comme un « eux » foncièrement différent » (Sémelin 2005 : 47). L’imaginaire de la destructivité sociale puise dans les angoisses les plus archaïques de l’être humain, et ce qui relève de l’imaginaire et du réel se trouvent inextricablement liés.

Dans ce contexte plus large, « l’attaque de l’Amérique » du 11 septembre 2001 présente les signes d’un phénomène nouveau qui pave la voie au terrorisme contemporain. Ainsi, note Elizabeth Young-Bruehl (2002) dont les travaux se situent dans la mouvance de ceux de Hannah Arendt, si le fait qu’il y ait eu attentat n’est pas en soi une chose exceptionnelle, ce qui est nouveau est la nébuleuse que constituent les réponses à l’événement ainsi que leur rôle dans la mise en forme de la représentation populaire du terrorisme contemporain. L’auteur montre de manière troublante comment les deux mouvements, celui qui opère dans le camp des « victimes » et celui qui se déploie dans le camp des terroristes, se répondent et sont animés par des logiques identiques qui signalent l’émergence d’une forme nouvelle de totalitarisme.

Du côté des « victimes », et sur le plan des politiques internationales, la règle du « One, all » pousse des États qui avaient des relations antagonistes avec les États-Unis à coopérer avec eux ; les liens noués à cette occasion inaugurent peut-être un profond changement dans l’ordre du monde sous l’égide des États-Unis. L’ampleur des mesures de sécurité nationale qui militarisent la nation du jour au lendemain remet en question les lois existantes et le droit à la vie privée, bien au-delà de ce que l’on avait observé lors d’attaques terroristes antérieures. Enfin, sur le plan subjectif, on observe une radicalité sans précédent du sentiment d’insécurité provoqué par l’attaque. Sur le plan des stratégies rhétoriques, le fait de transformer l’attentat en un acte de guerre, et l’analogie avec Pearl Harbour invoquée dans les premiers temps, donnent au peuple américain l’impression que l’on peut circonscrire l’ennemi et déployer en retour une « guerre contre le terrorisme », et lui appliquer les réponses qui se sont avérées fructueuses dans le passé. Il s’agit dès lors de trouver un État qui prendrait la place du Japon de jadis, un État possédant une armée contre laquelle se battre. Cette stratégie a justifié des actes de guerre dont l’impact dévastateur est sans commune mesure avec celui du 11 septembre 2001. Par la suite, et face au caractère insaisissable de l’ennemi, la rhétorique américaine a changé de référence historique et a plutôt convoqué l’image d’une nouvelle Guerre froide, lui donnant une figure identifiable dans la personne d’Osama Ben Laden.

De l’autre côté, on se trouve confronté à une forme de terrorisme sans précédent impliquant des hommes de nombreuses nationalités, vivant ou pas dans leur propre pays, unis par un but supranational et antipolitique, deux traits qui rejoignent ceux avec lesquels Hannah Arendt a défini le totalitarisme. Elizabeth Young-Bruehl relève les signes d’un tel supranationalisme à l’oeuvre aux États-Unis, et cela bien avant le 11 septembre : une politique étrangère qui se retire des traités établis dans le but de dégager la voie pour un renouvellement et une continuation de l’impérialisme outre-Atlantique de l’Amérique, largement économique ; un ensemble de croisades contre des pays musulmans et qui justifie les accusations portées par Ben Laden ; la création d’un nombre croissant de « gens superflus » déracinés, aliénés, appauvris, dépourvus de protection d’État ou sans État comme les réfugiés. La modification de la notion de guerre lorsque l’on parle de terrorisme a aussi des antécédents qui remontent à la Deuxième Guerre mondiale, lorsque les Alliés ont bombardé et tué des centaines de milliers de civils, érodant ainsi la distinction entre militaires et civils. Dans le cadre d’un tel supranationalisme, les deux protagonistes se rejoignent dans le recours à une rhétorique qui invoque des dualismes historico-globaux totalisants comme l’opposition entre Bien et Mal, entre Est et Ouest.

Wole Soyinka (2005) évoque de son côté le nouvel habit de peur qui hante notre temps : une peur dont la circonscription est devenue beaucoup plus vaste, moins sélective, marquée du sceau de l’anonymat. Cet anonymat accentue un sentiment de panique envahissante s’accompagnant d’une certaine perte de conscience du moi, qui fait que la lucidité s’affaiblit. L’auteur en décèle des signes précurseurs, à valeur prophétique, dans l’attentat qui a détruit un avion au-dessus du Sahara deux décennies avant le 11 septembre, annonçant que désormais, tous font partie de la catégorie des gens concernés. Pour Wole Soyinka, un des moteurs les plus puissants des conflits armés actuels et du présent climat de peur mondial se situe dans un déni de dignité dans les rapports entre communautés, dans l’extension progressive de la « république des déçus » qui ont abandonné tout espoir de justice, au-dedans et au-dehors de leur société, tout en demeurant engagés dans une quête ardente, celle de la dignité. Au fur et à mesure que ce but s’éloigne, note-t-il, les gens en viennent à perdre foi en cette notion universelle et deviennent indifférents à la morale au fondement de l’existence d’une civilisation ; c’est parmi eux que recrute l’armée de la terreur. Wole Soyinka commente : « [d]e par l’histoire, le climat et la race, les égouts qui alimentent le cloaque du fanatisme proviennent de lieux divers eux-mêmes nourris par des injustices et des frustrations multiples » (Soyinka 2005 : 133). Ils aboutissent tous au même endroit : une zone de certitude aveugle. Il s’agit alors de comprendre comment s’enchevêtrent flux globaux et logiques locales (Das et Kleinman 2000). Juergensmeyer (2003) souligne de son côté la parenté troublante qui existe entre terrorisme et religion, cette dernière tirant sa force de son pouvoir de remoralisation de la culture et du social face aux incertitudes inhérentes aux sociétés nouvelles.

Sur un plan interne aux sociétés occidentales, on peut penser que la cristallisation de la menace dans le phénomène du terrorisme vient en partie faire écran à une nébuleuse beaucoup plus vaste de formes de violence contemporaines qui infiltrent le champ social et dont les modèles théoriques disponibles ne permettent pas de bien de rendre compte (Navet et Vermeren 2003) : une peur généralisée de l’autre, porteur d’un imaginaire que ne vient plus médiatiser aucun symbolique ; la force des mécanismes d’exclusion et la production d’un homme jetable, à jamais inutilisable ; une violence suicidaire à la fois auto- et hétéro-destructrice, un mélange instable de rage et de jouissance.

Certains événements d’un passé récent et encore actuel manifestent un affleurement de cette violence interne aux sociétés, une violence faite à des pans entiers de la population et qui secrète en retour des manifestations violentes qui disent en miroir la violence subie. Jean-François Lyotard (1994) note : « [t]ous les barrages opposés à la marée montante portent la marque de cette angoisse : les étrangers, les inconnus, les parias, tout ce qui prolifère, qui n’a pas de domicile fixe ni d’emploi, ce qui cherche à s’installer dans les interstices du système et à s’insérer dans son temps pour y trouver un lendemain, tout ce qui se presse hors scène et est filtré, refoulé, parfois forclos, rejeté à l’obscénité de la pulsion errante » (Lyotard 1994 : 13). Un contexte où les distinctions entre agents et victimes se brouillent. Ainsi, les analyses récentes par Robert Castel (2007a, b) de l’exclusion que vivent les jeunes issus de l’immigration qui peuplent les banlieues françaises ne sont pas sans évoquer la désolation dont parle Hannah Arendt. Étrangers intérieurs, ils sont frappés d’une discrimination négative qui les frappe durement : « être assigné à un destin sur la base d’une caractéristique que l’on n’a pas choisie, mais que les autres vous renvoient sous la forme d’un stigmate » (Castel 2007b : 17). En écho à ce qu’écrit Wole Soyinka (2005) à propos de la quête de la dignité, Robert Castel remarque que le problème majeur de ces jeunes en est un de reconnaissance : « [l]eur exil est un exil intérieur qui les conduit à vivre en négatif – en raison de promesses républicaines non tenues – par rapport aux valeurs qu’est censée incarner la société française » (Castel 2007b : 17). La question des rapports entre la périphérie et le centre se complexifie dès lors et se déplace : d’une part, les périphéries s’étendent jusqu’aux plus lointaines frontières de l’économie-monde ; d’autre part, elles s’installent au coeur même des États-nations.

De façon plus générale, un état de terreur tend à s’accompagner d’un double renforcement de la compacité du social dans lequel les ondes de propagation circulent dès lors sans guère rencontrer d’obstacle, que ce soit du côté des victimes de la terreur ou du côté de ceux qui l’imposent ; de part et d’autre, les individualités tendent à se fondre en une masse et l’Autre se voit construit en pure extériorité, porteur d’un mal obscur. Si la terreur et la construction de l’Autre en Étranger dont la seule présence menace le groupe nous accompagnent sans doute depuis le début des temps, ce qu’elle a de nouveau semble être sa généralisation et sa globalisation : d’une part, du fait de l’effet des médias et d’autre part, en raison de la multiplicité des lieux où elle devient un instrument de gouvernance et reproduit à l’infini des lignes de partage entre « eux » et « nous », en raison de la manière dont elle imprègne l’imaginaire contemporain.

Des lignes de frayage dans la culture

S’interrogeant sur les lignes de frayage qui facilitent la dissémination de la terreur dans le monde contemporain, il ne s’agit pas d’en proposer un diagnostic mais de ranimer en nous un principe d’inquiétude, d’identifier des repères qui permettent d’en révéler certains contours, certaines lignes de force ; de contribuer ainsi, chacun, en soi ou avec d’autres, sur les scènes personnelle ou politique, à relancer ce travail de la culture dont parle Freud. Ces repères pointent vers un certain nombre de champs qui opèrent chacun selon une logique propre mais dont la convergence, ou plutôt l’entrecroisement, contribue à ouvrir ces voies de propagation auxquelles j’ai fait référence, à infléchir et à marquer la notion d’altérité et notre rapport à l’autre, à informer le registre des affects, des émotions et des sentiments. Il s’agit aussi d’identifier certains mouvements, certaines interrogations qui semblent ouvrir la possibilité d’autres espaces, d’autres devenirs, d’autres parcours dans le champ de la culture et de l’humain.

Adorno, dont les écrits se situent dans la mouvance de la fin de la Deuxième Guerre mondiale et de ses suites, demeure ici un point de référence incontournable. Dans l’ouvrage qu’il publie avec Horkheimer vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale (Horkheimer et Adorno 1972), il relève que la philosophie des Lumières, l’Enlightement, porte en elle le principe de sa propre autodestruction et il propose une analyse du monde de son temps qui conserve une grande actualité. Cette analyse me paraît, entre autres, éclairer le principe de la fragilisation du tissu social contemporain, qui le rend tellement vulnérable à des effets de propagation. Même si une pensée des Lumières semble aux auteurs inséparable de la liberté sociale, ils soulignent qu’il faut aussi considérer l’impact dévastateur du progrès, une position que reprend Laurence Kahn dans le champ de la psychanalyse, comme je l’ai relevé plus haut (Kahn 2001). Ils en voient l’une des sources essentielles dans le caractère aveuglément pragmatique des modes de raisonnement que promeut le progrès, aux dépens d’un rapport à la vérité.

D’une part, les Lumières avaient comme objectif essentiel de libérer l’homme de la peur et de lui permettre d’établir sa souveraineté. Il s’agissait de s’éloigner du mythe, d’opérer un désenchantement du monde et de substituer la connaissance au fantasme. C’est la technologie qui devient l’essence de la connaissance, la technologie qui ne travaille pas par concepts ni par images mais par l’application d’une méthode. Sur la voie de la science moderne, les hommes renoncent alors à toute revendication de sens et les questions de cause et de motif se voient remplacées par celles de règle et de probabilité. Des notions comme celles d’activité et de souffrance, d’être et d’existence deviennent obsolètes. Les auteurs notent un rapport inverse entre les grandes découvertes des sciences appliquées et l’importance d’une conscience théorique. Dans ce contexte règne l’impérialisme des faits, mais de faits dont la perception est d’emblée modelée par les conventions dominantes de la science, du commerce, de la politique. Tout traitement négatif ou critique des faits ainsi définis ou des modes de pensée dominants se voit qualifié d’obscurantisme, une idée qui condamne l’esprit à une obscurité croissante. Les auteurs notent que les Lumières sont totalitaires. Les appareils de la formalisation mathématique et la révocation simple des arguments servent à éviter tout travail de conceptualisation. Adorno (1974) s’attaque aussi au fétichisme de l’honnêteté intellectuelle qui exige que chacune des étapes qui ont conduit à une certaine conclusion soient explicitement montrées, faisant impasse sur ce que la connaissance tient d’un certain traitement de la densité d’une expérience qui est tout, sauf transparente à elle-même. Il y aurait là trahison des espoirs du passé.

Parallèlement, nous sommes dans un règne de l’équivalence, au sens où le nouveau paradigme cherche à tout transformer en quantités mesurables et où le dissemblable est rendu comparable à travers sa réduction à des quantités abstraites : « [p]our les Lumières, ce qui ne se réduit pas à des nombres, et ultimement à l’un, devient une illusion » (Horkheimer et Adorno 1972 : 7). Cette approche ne reconnaît ainsi les choses que pour autant qu’elle peut les manipuler.

Enfin, pour Adorno, les Lumières promeuvent un principe d’unité, la revendication d’une totalité qui ne supporte pas que rien demeure en dehors de lui. Si l’individu est pris en compte par le système, l’idée d’une totalité harmonieuse qui se dégage des antagonismes qui la traversent conduit à assigner à l’individuation un statut inférieur dans la constitution du tout. Or, note Adorno (1974), la valeur d’une pensée tient à la distance qu’elle manifeste avec la continuité du familier : « [p]lus elle se rapproche de standards préexistants, plus sa fonction antithétique se voir diminuée » (Adorno 1974 : 80) et elle sombre dans la banalité et la monotonie. Il est dès lors important que la connaissance ne se limite pas à recenser la succession rectiligne de ses succès et de ses échecs, mais qu’elle prenne aussi en compte ce qui n’est pas embrassé par cette dynamique ; ce qui tombe à côté, c’est-à-dire les produits de rebus et les taches aveugles qui échappent à la dialectique ; ce qui apparaît excentrique ou dérisoire depuis le point de vue du système. La théorie doit se préoccuper de ce résidu, de ce qui paraît opaque et évanescent.

Les analyses d’Adorno font ainsi ressortir trois modalités principales du malaise contemporain : un certain fonctionnement de l’évidence, où les faits découpés et documentés empiriquement à partir d’un appareillage quantitatif tiennent lieu de réalité, comme en témoigne la normativité des evidence-based practices qui règnent actuellement dans le champ de la santé et de la santé mentale, la mesure tenant ici lieu de pensée ; un principe d’équivalence qui gomme ce qui dans l’individu échappe au système et subsume la qualité sous l’égide de la quantité, pavant la voie aux phénomènes de massification qui minent les possibilités de résister aux effets de propagation dans le tissu social ; la dominance de visions totalisantes qui effacent ce qui, à partir d’une marge, fait signe d’un reste ou d’un surplus qui exigerait et pourrait fonder d’autres perspectives, d’autres approches de l’humain. On pourrait y ajouter la dominance d’un « tout positif », autre figure de la massification.

Dans le domaine de la science, on observe un double mouvement parallèle et paradoxal concernant la place des passions. D’un côté, la science insiste sur la nécessité d’un doute méthodologique qui exige l’accumulation d’observations et de preuves à l’appui de sa progression. Elle fait toutefois l’impasse sur le fait que la réalité qu’elle documente est étroitement limitée par les instruments dont elle dispose ; elle s’interroge peu ou pas sur la signification de ce qu’elle laisse ainsi de côté, au sujet de ce qu’il en est de cette réalité. D’un autre côté, la pensée scientifique est régie par une croyance démesurée quant à son pouvoir d’expliquer le réel. Piera Aulagnier (1991) note que la pensée scientifique partage avec la pensée mythique la nostalgie d’une certitude perdue. Elle écrit : « [i]l reste que ce dernier (le discours scientifique) n’a pu conquérir sa place qu’en se laissant attribuer une visée proche de celle de son prédécesseur : promettre au sujet, qui renonce à la certitude du mythe et du discours sacré, un savoir s’offrant comme possible voie d’accès à une certitude future et toujours différée » (Aulagnier 1991 : 200). On peut parler ici d’une sorte d’hybris de la science qui se présente comme permettant, grâce à ses développements technologiques, de maîtriser ce qu’il en est de la procréation et, dans un futur proche, de la mort ; une science qui se révèle ainsi en prise directe avec l’imaginaire et le champ des passions. Dans le domaine de la procréation, les images de la rencontre entre un ovule et un spermatozoïde semblent de plus en plus tenir lieu de scène primitive. On pourrait aussi se demander si l’affranchissement de la procréation de sa dépendance à l’égard de parents géniteurs ne contribue pas à l’ébranlement des filiations identifiantes qui, en indiquant clairement des axes de transmission et des repères positionnels ratifiés par l’ensemble, permettaient peut-être de résister plus facilement aux identifications horizontales propres à la masse.

Ainsi, les développements de la science s’entrecroisent avec ceux de la technè. Or, l’histoire nous indique le degré avec lequel le développement de la technologie a eu partie liée avec la mort, qu’il s’agisse par exemple des camps d’extermination ou de la bombe d’Hiroshima. Il est aussi troublant de constater la facilité avec laquelle s’est propagée dans les années quatre-vingt-dix l’image d’une guerre propre, purifiée de ses aspects dévastateurs grâce à la technique, telle que l’ont mise en scène les médias lors de la guerre d’Irak, dans un aveuglement à l’ampleur des dommages réellement effectués sur le terrain. Un leurre créé et animé par le pouvoir mais qu’est sans doute venue renforcer la croyance populaire en l’omnipotence de la technique.

La technicisation et la bureaucratie prolongent sur le plan du faire et de son organisation la massification de la culture. Adorno en avait dénoncé les implications pour la conception même de l’être humain ; on peut se rappeler la bureaucratie de la mort qui a soutenu le projet d’extermination forgé par le nazisme. Or, rappelle Laurence Kahn (2004) à propos d’Adorno, dès l’instant où la raison métamorphose le non connu en « inconnue » bonne à mettre en équation, elle détruit l’individu. Ce qui signe une différence se trouve mis à mort. Les multiples figures d’une emprise croissante de la bureaucratie dans le monde actuel viennent confirmer son analyse et la creuser encore plus. Tout se voit transformé en objet, y compris l’homme, et ce qui domine est le traitement objectif de cet objet.

Sur un autre plan, celui de la massification de la culture et des échanges, on a l’impression d’assister à une généralisation d’une potentialité inscrite dans la culture elle-même. Dans Malaise dans la culture, Freud (1994) évoque la tension qui oppose une poussée vers la liberté, qui peut se diriger contre des revendications particulières de la culture ou contre la culture en général, et l’exigence sociale liée au fait que les individus se relient les uns aux autres en fonction d’une communauté de travail et d’intérêt. Il se demande si l’équilibre entre ces deux mouvements, les revendications individuelles et les revendications culturelles de la masse, se trouve favorisé par certaines configurations culturelles ou si le conflit exclut toute réconciliation. Périodiquement, surtout en situation de crise, des phénomènes de masse viennent resserrer les liens et souder les individus les uns aux autres, projetant leur hostilité vers ceux de l’extérieur. Dans Psychologie des foules et analyse du Moi, Freud (1991) a longuement commenté la dynamique qui sous-tend les phénomènes de masse, la manière dont des forces de liaison mises au service d’une régression cimentent à la fois les individus au meneur et les individus de la masse entre eux. En sont exclus ceux qui n’appartiennent pas à la communauté de croyance dans laquelle se soude la masse. Tout comme la communauté y gagne par la force libidinale qui la soude, l’individu y gagne le refus de la différence et de ce qu’elle pourrait interroger en chacun. Ces identifications qui retiennent les individus du côté du même s’allient aux effets de régression que portent les masses, une régression qui laisse libre cours à la résurgence d’une passion du meurtre et au rejet implacable de l’autre, de celui qui se distingue, qu’il soit du dehors ou du dedans.

Ce contexte sert de terreau pour un type de communication politique particulier à sens unique que Wole Soyinka (2005) qualifie d’hystérie rhétorique, monologue ou harangue, à travers lesquels par exemple ce piège en quatre mots que constituent les « armes-de-destruction-massive » a le pouvoir d’aveugler tout un peuple, en soudant les membres dans une communauté de convictions, le nombre étant alors garant de la certitude et du sentiment d’invulnérabilité.

À cette massification correspond un système qui s’auto-construit et se renforce à travers sa capacité d’incorporer ce qui semble s’y opposer, de recruter d’avance toute intervention critique et de la transformer en contribution possible à son propre perfectionnement. Ainsi, analyse Jean-François Lyotard (1993), contrairement à ce qui se passait jadis dans les débats où les protagonistes se réclamaient d’un idéal irrecevable par le système d’alors, leur dire constituant une insurrection, les acteurs actuels savent d’avance que leur intervention sera prise en compte par le système comme une contribution possible à son perfectionnement. Une massification qui, telle une hydre géante, a le pouvoir d’absorber toute différence, de s’en servir pour sa propre croissance. Une massification qui tend à niveler ce qui, dans le social et la culture, cherche à introduire une brèche dans un discours homogénéisant et à résister au pouvoir de contagion d’un prêt-à-penser homogène, animé par l’affect.

Le sort du négatif dans le monde contemporain constitue un des corrélats de la massification en cours. En supprimant cette extériorité par laquelle du négatif pouvait se loger ou s’évacuer, la globalisation a radicalement changé les conditions de possibilité du négatif (Julien 2004). S’interrogeant sur le jeu des motions pulsionnelles primaires dans la genèse du jugement et des fonctions intellectuelles, Freud (1992) avait noté le rôle central que joue la négation ; une négation fondatrice de différences, de démarcations qui fondent le langage et la culture. Or, c’est bien la place du négatif dans l’épistémè actuel qui est ici remise en question. Laurence Kahn (2004) y note la prédominance d’un principe de comblement qui laisse de côté la dimension d’une altérité radicale : dans la prévalence de logiques identitaires qui occultent ce qui se dérobe absolument et retournent l’altérité en menace ; dans l’explosion de la communication qui remplit le champ relationnel et envahit la vie privé ; par le biais des enjeux reliés à la narration et à l’exigence de produire des histoires de soi cohérentes, qui refusent la fragmentation.

Sur la scène sociale, les discours officiels manifestent une aspiration vers un tout positif : paix, coopération et communication à l’échelle planétaire ; culte d’une santé totale sur le plan interne : comme si l’élimination du négatif pouvait enfin être atteinte ; plus de guerres, plus de divisions, plus de frontières. François Julien (2004) note que dans ces conditions, du négatif se trouve à s’intérioriser, à opérer de manière sous-jacente, en secret, un négatif qui ne peut dès lors que resurgir de manière brutale : dans les violences urbaines qui manifestent la dissémination d’un négatif qui n’a plus d’ailleurs où se déployer, ou encore sous la forme du « terrorisme ». L’appel à un « axe du mal » pour désigner ce qui fait effraction indique que quelque chose résiste ou achoppe, que quelque chose demeure inassimilable dans le nouveau système du monde, quelque chose qui parle aussi de la cruauté de ceux qui prononcent cet anathème. Ainsi, les éditeurs d’un ouvrage collectif portant sur le mal (Pontalis 1988) écrivent dans leur introduction : « [c]e serait oublier que ce sont précisément les sociétés et les régimes fondés sur le culte de la santé et de la pureté, c’est-à-dire les plus acharnées à dénoncer et à extirper le mal, qui font preuve de la cruauté la plus extrême en sachant donner à l’irrationnel déchaîné le masque de la froide raison. Ce serait oublier aussi que l’humanisme peut engendrer la terreur » (Pontalis 1988 : 8). Le mal n’est plus à situer du côté de la barbarie. Il est présent au-dedans de la civilisation et non plus au-dehors. Il est à comprendre comme l’inhumain dans l’homme, l’inhumain produit par l’homme.

Ainsi, la massification générale dans la culture englobe et dépasse celle associée aux phénomènes de masse qu’a analysés Freud. Son intrication avec la technique et le bureaucratique lui imprime un caractère anonyme, du côté de l’inhumain. Mais en même temps, les analyses de Freud relatives à ce qui des pulsions se trouve mobilisé et déployé dans les phénomènes de masse permettent de mieux comprendre comment ces phénomènes collectifs se trouvent relayés au niveau des personnes, d’identifier leur face intime et la force pulsionnelle qui les anime, de saisir comment circulent et se propagent les affects dans le collectif. Une massification dont on peut penser qu’elle facilite la propagation de la terreur dans le social et sa manipulation par le politique.

En contre-point de la massification

Par ailleurs, plusieurs auteurs ont également relevé des possibilités de résistance qui viennent saper à leur tour les prétentions homogénéisantes du système social et constituent des façons de remettre en mouvement un travail de la culture, cette fois situé en bordure de cette dernière. Ainsi, au sujet du 11 septembre 2001, des voix individuelles comme celle de Chomsky ou de Saïd, ou encore des voix collectives comme celle de l’association des familles du 11 septembre se sont levées, cherchant à remobiliser un travail de pensée et à se déprendre ainsi des vagues affectives suscitées par l’événement, ou encore à s’opposer à une réponse militaire aux attentats[1]. Il s’agit là d’exemples de formes de résistances qui travaillent aussi le social face à l’instrumentalisation politique de la terreur suscitée par la médiatisation de l’implosion des tours ; une résistance que le pouvoir hégémonique de la rhétorique ambiante repousse à la marge ou réduit au silence.

Pour Adorno, sur l’arrière-plan de la perte d’autonomie que l’individu aurait perdue, c’est la voie de l’art dans sa dimension la plus affranchie, la plus audacieuse, qui est susceptible de garder accessible pour l’être humain une capacité de résister à la commune mesure ; une résistance qu’il faut alors situer du côté singulier, de l’incommensurable.

De son côté, au pouvoir totalisant du système, Jean-François Lyotard (1993) oppose la solitude et le retrait qui lui semblent des conditions nécessaires aux oeuvres de la pensée. À la capacité du système d’absorber ce qui ne cadre pas avec lui, il oppose la nécessité de prendre le risque de se dégager d’une humanité commune, de se faire « inhumain » : « [s’]avancer à “ signifier ” quelque chose qu’on ne comprend pas, par des moyens qu’on ne contrôle pas puisqu’ils doivent s’affranchir de ceux que la tradition a contrôlés, cela peut-il aller sans terreur? » (Lyotard 1993 : 177). Sa démarche témoigne d’un souci de respecter l’opacité des phénomènes ; elle intègre la nécessité d’affronter la terreur inhérente au fait de donner suite à un « reste », d’accepter de s’y perdre. Il s’agit cette fois d’une terreur subie et assumée, singulièrement, dans l’écriture et qui conditionne cette dernière ; une terreur qu’il faut distinguer de celle que l’on impose à l’autre, du crime que constitue le fait de lui imposer le silence, de l’exclure de la communauté des interlocuteurs et de le priver du pouvoir de répliquer à cette privation. C’est la vocation de l’intellectuel que de restaurer l’écart de la pensée, de redéployer les conditions d’un dissensus travaillant à l’encontre d’un consensus, de rappeler l’esprit à son inquiétude (Julien 2004).

Dans une perspective postcoloniale, c’est l’hétérogénéité croissante des sociétés contemporaines qui constitue pour Homi Bhabha (2007) la source d’une contestation possible d’un système qui promeut la vision totalisante d’un « social » conçu comme une communauté homogène et consensuelle, présence historique à priori d’un peuple dont le territoire s’identifie à la tradition, situé sous l’égide de l’Un. C’est le lieu du discours de l’historien. En parallèle existe le temps du récit qui se trouve nié dans ce discours totalisant. La notion de supplémentarité développée par Derrida permet à Homi Bhabha de penser un certain report de la question de l’origine, selon une stratégie où « ajouter » diffère d’« additionner » et vient plutôt brouiller les cartes : « [s’]insinuant dans les termes de référence du discours dominant, le supplémentaire antagonise le pouvoir implicite de généraliser, de produire de la solidité sociologique » (Bhabha 2007 : 246). La différence culturelle participe d’une telle logique de subversion supplémentaire ; elle change les positions d’énonciation et les relations de discours. Ainsi, en contrepoint à l’Autre silencieux que pointe le discours dominant, cet Étranger dont la présence sans langage évoque une angoisse et une agressivité archaïques ; l’Autre supplémentaire incarne une multiplicité de locuteurs et de récits, un bruissement qui témoigne de la vie qui anime de manière souterraine le tissu social.

On peut également mentionner la critique radicale que Laurence Kahn (2004) fait de ce qu’elle identifie comme un principe de comblement qui efface ce qui se dérobe absolument, de sorte que l’altérité se transforme en un Autre menaçant : un culturalisme dominé par une logique identitaire ; un champ relationnel rempli par la communication, sans extériorité ; la vogue de récits de soi qui refusent le fragmentaire et mettent de côté la dimension d’altérité radicale qui nous constitue. Elle voit dans la psychanalyse un lieu de résistance privilégié à ces phénomènes de massification, de par son enracinement dans une théorie de la langue qui la démassifie, en met en évidence les doubles sens et les glissements, s’écarte fondamentalement d’une théorie de la référence. Cette conscience aiguë du caractère à la fois essentiel et radical du traitement particulier de la langue en psychanalyse conduit Laurence Kahn à critiquer les interprétations sous l’égide de l’herméneutique et de l’empathie, tout autant qu’une conception du langage qui réduirait ce dernier à une multiplicité de jeux réglés par un usage intersubjectif.

Un travail de culture à penser

Terreau d’un certain fonctionnement du politique sur la scène contemporaine, la terreur participe à la fois de ce qui l’impulse, de ce qui le légitime et de ce qu’il crée ; elle se révèle un outil particulièrement puissant pour son action. La terreur apparaît comme une empreinte et une propagation qui se déploient au carrefour de deux chaînes signifiantes : l’une qui plonge ses racines dans la vie pulsionnelle de l’être humain où sont étroitement intriquées sexualité et pulsion de mort, liaison et formes radicales de dé-liaison ; et l’autre qui répond à certaines fractures ou fragilités du tissu social contemporain, et particulièrement aux formes multiples de massification qui tendent toutes à subsumer les particularités sous le signe du même et à rejeter ce qui est qualifié de différent, d’étranger, ou ce qui se révèle inassimilable.

À ce carrefour, la notion de travail de la culture, dans son double déploiement sur la scène psychique et sur celle du collectif et dans son caractère d’inachèvement essentiel, permet de penser comment s’enchevêtrent et se nouent le singulier et le collectif, l’affectif et le rationnel, les passions et le politique sur la scène du monde. On peut penser que la conjonction particulière qui s’est établie ces dernières années entre un affect de terreur ; que son amplification par les médias et sa diffusion presque sans entrave comme principe de lecture des tensions du monde contemporain ; que l’évocation constante d’une menace terroriste comme argument pour légitimer des actions répressives tant internes qu’externes ; que cette conjonction, donc, vient révéler un défaut particulier d’élaboration et de transformation de la violence qui nous habite en tant qu’êtres humains, un défaut qui nous oblige à nous interroger sur le sort de l’humain dans le monde actuel. Ainsi, le travail de la culture et son oeuvre de transformation des pulsions dont parle Freud est bien un travail qui s’effectue dans la culture et qui porte la marque du traitement particulier du symbolique qui y prévaut. Il nous revient la tâche d’essayer de le penser, à défaut de pouvoir l’influencer.