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Cet ouvrage, publié en 2013, s’inscrit en continuité avec le discours de François Laplantine sur les notions d’image et de regard tout en prenant appui, cette fois, au sein des sociétés chinoise et japonaise. Menant activement, depuis les dernières années, des recherches dans ces deux pays ainsi qu’au Brésil, L’énergie discrète des lucioles s’imprègne de cette logique asiatique présente au coeur d’autres ouvrages parus dans les dernières années tels que Tokyo, ville flottante. Scène urbaine, mises en scène (2010) et Une autre Chine. Gens de Pékin, observateurs et passeurs de temps (2012). Ainsi, F. Laplantine, anthropologue français émérite ayant reçu le titre de Docteur honoris causa à la fois à l’Université fédérale de Salvador de Bahia (2005) et à l’Université Fédérale de la Paraïba (2007), également formé en philosophie et en psychanalyse, critique l’instrumentalisation du sujet et des images par la mondialisation saturant le regard de la collectivité et de l’individu. Il propose, à travers une quête du sensible, de réinvestir l’image à l’instar du pouvoir qu’elle exerce, une nouvelle image empreinte de résistance et à travers laquelle est interrogé le rapport de choséité ainsi que les rapports entre son, geste, image et langage. Laplantine propose pour ce faire une méthodologie anthropologique régie par le temps par le biais de laquelle l’observation des détails, des nuances et des temps faibles peut se faire sur un tempo tout en lenteur, voire pianissimo. Cet ouvrage théorique est publié par Académia-L’Harmattan dans la collection Anthropologie prospective qui se veut, plus spécifiquement, être une branche de la littérature scientifique accessible à un large public proposant des recherches contemporaines et inédites, mais, surtout, donnant accès à des données tirées d’une expérience de terrain.

L’anthropologie visuelle en continuel processus de reconnaissance et de validation scientifique voit sa matière première, l’audiovisuel, encore fortement confiné à la collecte de données. Les questionnements entourant l’image ainsi que sa production, sa possession, son pouvoir, ses nuances et sa singularité sont actuels et pertinents dans une société dite du spectacle (Debord 1967) et de la saturation visuelle. Cette consommation du regard nous entraîne donc, selon Laplantine, dans les affres de l’aveuglement industriel et globalisant, nous empêchant de discerner toute la sensibilité et les subtilités que peut contenir une seule image.

Dans cet ouvrage comportant huit chapitres, l’auteur met en scène l’image comme un mode de connaissance légitime. Celle-ci n’étant pas qu’une méthode de collecte de données, ni l’illustration de quelque chose, existe en soi et pour soi, détient ses propres cadres de références, ses propres logiques, ses propres profondeurs. Dans une optique générale, le premier chapitre – une reprise d’un article paru en 2007 dans la revue Ethnologie française –, interroge les connexions possibles entre image et langage au coeur desquelles le regard photographique et vidéographique se construit autour du cadrage et du hors-champ. Puis une vue historique nous propose, dans le deuxième chapitre, le passage de l’argentique au numérique grâce auquel l’image se développe, s’ancre et s’utilise par le biais de la plate-forme Internet. La mise en ligne de l’image devient instantanée, bouleversant le rythme de l’accessibilité et produisant à la fois un renforcement du lien social et un désinvestissement par cette capacité à accélérer la temporalité et à réduire les distances. Dans l’exploration du sensible, F. Laplantine s’applique à y différencier le signifiant du signifié en s’attardant aux nuances et aux subtilités. Pour ce faire, il traite des pictogrammes chinois et japonais (chap. 3) en leur opposant notre langue alphabétique considérée comme abstraite dans son rapport à l’image, puis de la couleur (chap. 5) à laquelle se rattachent de multiples définitions, davantage culturelles qu’universelles. Il dénote qu’en Occident, la société basée sur une domination optique promeut un idéal de transparence dans lequel tout doit être donné à voir. Le quatrième chapitre sur le handicap du spectateur face à l’image, ainsi que le sixième chapitre érigé autour de la notion d’illusion à l’intérieur duquel l’auteur différencie le leurre du simulacre s’écartent des conceptions asiatiques pour prendre racine dans nos sociétés occidentales. Finalement, les deux derniers portent sur des histoires singulières et leurs sujets que l’image a le pouvoir de mettre en scène. Si l’image issue des sociétés nord-américaine et européenne est plongée dans le sensationnalisme et l’éclairage abusif de thèmes avoisinant la violence et l’anormalité, Laplantine propose une pratique s’inspirant de la vision asiatique puisée à même le détail et les subtilités, permettant de saisir la précarité et la souffrance sociale dans ce qu’elle a de plus anodin, imperceptible, terne, discret.

La trame de cet ouvrage repose sur la sensibilité de l’homme face à l’image qu’il produit et qu’il reçoit, trop souvent aveuglé par les lumières incandescentes des images médiatiques et politiques. F. Laplantine propose de tamiser l’éclairage, d’affiner notre perception, de retrouver cette acuité à percevoir ces lucioles, ces détails, dans lesquels la violence de l’éclairage sourd à la sensibilité et à la complexité de l’être humain nous empêche de plonger.

La force de cet ouvrage s’inspirant de diverses expériences de terrain tant en Amérique qu’en Asie réside dans son langage universitaire accessible, dans la pertinence de son thème et dans sa structure solide s’échafaudant autour d’une méthodologie ethnographique basée sur la lenteur et d’un cadre théorique meublé de concepts que l’auteur maîtrise avec justesse. F. Laplantine, anthropologue renommé dans la sphère visuelle, nous présente ainsi une réflexion critique de notre usage de l’image, mais aussi du regard que nous lui portons, désirant amorcer par elle une forme de résistance à la mondialisation brûlant notre faculté de perception, car « si souvent nous éprouvons des difficultés à agir, c’est notamment parce que nous ne regardons pas assez » (p. 181).