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La transmission est un objet fécond en anthropologie en ce sens qu’elle représente un outil de la continuité sociale. Les auteurs de ce numéro d’Ethnologie française exposent la complexité de ce phénomène, qui révèle une multitude de situations intermédiaires notamment entre les deux pôles que constituent le désir de transmission et celui de transmettre.
La sémiologie, rappelle Marie Treps en utilisant les outils lexicographiques, montre que le sens d’un mot ne se réduit pas à la somme de ses emplois, et en cela, du point de vue de l’étymologie et de l’évolution sémantique, « transmission » et « transmettre » ont des emplois particuliers. Pour la passation, c’est d’abord la nature de l’objet à transmettre et la charge symbolique qu’il représente qui en définissent la portée sociale. Liliane Kuczynski évoque comment les marabouts qui se déplacent entre France et Afrique sont investis de pouvoir dans un contexte parisien modifiant les modes de transmission de leur savoir. L’acquisition de cet état ne se peut que par la médiation d’ancêtres dont le légataire est à jamais redevable. La transmission a alors pour corollaire le contre-don. Dans ce même bouleversement culturel, Catherine Choron-Baix montre le décalage que vivent les membres de la diaspora lao de France de retour au pays, entre une mémoire collective élaborée en exil et la réalité du Laos elle même : à la fois un mélange de référence aux ancêtres et un besoin de nouveauté. Mais le modèle transgénérationnel peut basculer vers l’intragénérationnel ou l’autoformation qui s’éloigne alors des héritages, et l’on passe d’un modèle vertical à un modèle horizontal.
La sensibilité en filigrane et la finesse retracées dans l’article de Yves Delaporte sur la position des sourds dans un monde entendant montrent combien l’individu, dans le contexte de sa naissance et dans le partage d’un même destin, est tributaire de son environnement. Il montre surtout quelle est la manière dont la transmission est véhiculée par les sourds eux-mêmes : la langue des signes est une réponse, et elle s’affiche comme une donation qui établit la singularité du groupe, et par cela, sa légitimité. Les tsiganes de Roumanie et de France dont parlent Alain Reyniers et Patrick Williams rappellent combien, dans un contexte socio-économique et culturel difficile, c’est la volonté de transmission par la musique et la danse (marque de leur ethnicité) qui opère une stratégie d’affirmation collective pour se rapprocher des populations. Si l’histoire est collective, l’expérience est individuelle et le mode transgénérationnel a le souci de présenter la passation des aînés aux plus jeunes. Le jazz manouche va être un héritage d’un musicien manouche exceptionnel, Django Reinhart : il devient l’emblème de sa communauté par un acte volontaire, conscient, qui fait de cette transmission un passage, une donation. Il s’agit alors d’un mode de transmission direct et médiatisé ensuite, qui se perpétue entre autres par le biais du radio-cassette. Colette Pétonnet évoque, dans un autre contexte, comment l’analyse faite par des précurseurs en leur temps, les architectes visionnaires, mais non concrétisée sur le moment, peut fournir un modèle dont s’inspirent les bâtisseurs aujourd’hui.
Loin des générations liées par une histoire collective, Jacques Gutwirth s’intéresse aux vecteurs modernes de diffusion de la foi à travers l’exemple du télévangélisme américain et des prestations télévisuelles du pape Jean Paul II. Il adopte un point de vue synchronique centré plutôt sur l’émetteur que sur le destinataire. La transmission à un public divers passe obligatoirement par le support de l’Institution de base, et crée alors une communion puis une diffusion de l’information par le seul petit écran, complétée ensuite grâce au courrier et au téléphone.
Enfin, la transmission et son envers inconscient peuvent expliquer, d’après Paul-Laurent Assoun, la liaison entre l’individuel et le collectif. La psychanalyse permet de saisir la circulation du don présente dans la transmission : en transmettant, on redonne ce que l’on a, ce qui permet de se réapproprier ce don préalable.
Ce numéro d’Ethnologie française propose de découvrir un éventail de processus de transmissions à l’oeuvre dans notre société. Ces bribes de transmissions, car il en existe ailleurs, dans d’autres domaines, forment un beau recueil, riche d’humanité et de tendresse, dès l’instant où jeunes et vieux, hommes et femmes, communient à la même pensée, la vivent et la partagent. Mon seul regret, et finalement peu important dans ce contexte, est qu’il manque un récit sur la transmission dans le monde rural.