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Ouvrage collectif interrogeant le statut de la parole et le contexte de sa production, Pour une anthropologie de l’interlocution est un livre important pour les sollicitations méthodologiques qu’il adresse à l’anthropologue et à la réflexivité qu’il doit avoir sur son propre travail : quels rapports peuvent-ils être établis entre le discours recueilli et son contexte d’énonciation, entre rhétorique et efficacité du discours, comment ces rapports influent-ils sur la manière dont l’anthropologue va interpréter discours et contexte? Alban Bensa souligne que l’ethnologue ne donne que peu d’informations sur ce contexte ; or, c’est dans l’espace dynamique de la production de la parole que se trouve le complément indispensable qui permettra la restitution du discours et de sa signification au moment de l’élocution (Perla Petrich).

Si la variabilité est une caractéristique du discours qui peut parfois être facilement perçue, les conditions de celle-ci sont souvent difficiles à mettre en évidence. Elles peuvent prendre des formes diverses selon le sexe du locuteur (c’est le cas des proverbes à Futuna — Jean-Louis Siran), selon la classe d’âge (les devinettes au Yémen — Samia Naïm-Sanbar) ou selon l’évolution de la société (les allusions imprimées sur les kanga [pièces de tissu] des femmes Swahili — David Parkin). Le genre de discours peut aussi être modulé en fonction du contexte et il est important d’étudier le registre du langage dans lequel il opère (Sa’idu Babura Ahmad et Graham Furniss). À côté de ce type de variabilité qu’on pourrait qualifier de régulée par un statut social en existent d’autres plus diffus comme la façon dont est perçu l’anthropologue par son informateur (touriste ou représentant d’une ONG) influant sur le contenu du discours, ici des récits de vie de guérisseurs au Chiapas (Perla Petrich) ; ce n’est plus uniquement la forme du discours qui change, mais bien son sens et son contenu révélé. L’énonciation publique peut posséder une valeur d’officialisation (les récits sur l’histoire des clans en Nouvelle-Calédonie dont parle Michel Naepels varient en fonction des auditeurs présents et sont encore différents si le seul auditeur est l’ethnologue) et les procédés d’activité langagière obéissent aux conditions sociales de leur usage (Bertrand Masquelier sur le désaveu des chefs Ide au Cameroun, Yves Moñino sur une levée de malédiction en Centrafrique).

Un autre élément dont doit tenir compte l’anthropologue est constitué par les détours que les procédés de communication peuvent emprunter pour compliquer efficacement le sens du discours : du non-dit à l’autrement-dit (Micheline Lebarbier relate que dans les contes facétieux roumains, une situation d’adultère féminin ne sera jamais explicitement décrite mais représentée symboliquement en utilisant une métaphore alimentaire), en passant par le double-sens ou le caractère allusif (David Parkin), ou la présence d’un sens caché sous un sens apparent (Dominique Casajus à propos d’un procédé rhétorique Touareg, le tangalt). Catherine Alès fait état de discours-écran à propos du dialogue amoureux des Yanomami, discours composés de justifications stéréotypées sans grand rapport avec la réalité mais imposés comme vérité officielle pour renforcer une norme sociale. Il peut s’agir aussi de l’utilisation d’actes d’interlocution particuliers comme l’adressage indirect quand l’interdit d’altercation verbale directe est fort (Christiane Bougerol sur le commérage aux Antilles).

Ces quelques éléments montrent à quel point peut être biaisée l’interprétation ethnologique du discours et comment une mauvaise compréhension est toujours possible (le fait de s’en rendre compte ne dit pas ce qui aurait dû être compris — Johannes Fabian). Nous sommes alors en droit de nous demander si « le rôle d’interprète de l’anthropologue se réduit à une approche aventureuse » ne débouchant que sur des « simulations de la réalité » (Perla Petrich). En espérant une réponse négative, il reste désormais à théoriser ces rhétoriques du quotidien. Ce livre ne se terminant pas sur un chapitre conclusif jetant les bases théoriques nécessaires à la prise en compte du contexte d’énonciation, à sa définition, à ses limites et ses caractéristiques et aux moyens de le prendre en compte, le lecteur fermera cet ouvrage avec un sentiment d’incomplétude, avec une position irrésolue face à ses propres interprétations, mais armé néanmoins d’une batterie de nouvelles questions utiles à son travail. Fournir au lecteur des outils méthodologiques n’était certes pas l’objectif de ce livre qui a pris la forme d’un manifeste au thème fédérateur de libérer l’anthropologue de son fétichisme de l’énoncé. Le lecteur pourra regretter l’absence de contribution sur l’anthropologie des sociétés occidentales contemporaines — si l’on excepte celle de Micheline Lebarbier — confrontée autant aux questions sur les processus d’interlocution. Ne serait-il pas temps aussi de libérer l’anthropologie de son fétichisme de l’exotisme?