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Il y a un peu plus d’un quart de siècle, Raymond Fogelson (1974) créait le concept d’« ethno-ethnohistoire ». Cette intéressante formulation allait graduellement conduire les ethnohistoriens à prendre conscience que les travaux d’histoire qu’ils rédigeaient étaient réellement ethnocentriques, qu’il ne s’agissait que de « notre histoire ». Fogelson affirmait que ceux-ci ne tenaient aucun compte des théories autochtones de l’histoire, contenues de façon implicite dans les philosophies autochtones et leurs points de vue sur le monde. Poussés par la vague de critiques et de commentaires postmodernes de Fogelson et d’autres, les ethnologues entreprirent de retourner aux traditions orales qu’ils avaient eux mêmes recueillies afin de montrer par quels procédés ces sociétés sans écriture conceptualisaient leur passé. Un certain nombre d’ouvrages parus à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix passèrent en revue les traditions orales des sociétés de l’Océanie, de l’Afrique, de l’Amérique Centrale et du Sud, de même que de l’Amérique du Nord. C’était une époque prometteuse et les ethnohistoriens croyaient fermement qu’ils produisaient des ouvrages d’histoire indigène. Bien plus, bon nombre d’anthropologues (voir Cruikshank, Tonkin, Cohen) prirent par écrit la défense des recherches faites à partir de la tradition orale et produisirent des discussions théoriques propres à stimuler la publication d’études semblables. Essentiellement, ils vantèrent l’intégrité des enregistrement oraux et ils incitèrent les chercheurs que nous sommes à ne pas les piller. Mais je l’ai fait. Dans un précédent article (Morantz 2001), prenant la région de l’Est de la baie James comme « histoire de cas », je mis en doute la possibilité d’écrire une seule histoire, un unique texte narratif, qui provînt à la fois des archives orales et écrites, et je me rendis à la conclusion que ce n’était pas possible. Ce n’était pas possible si l’on souhaitait conserver dans son intégrité la tradition historique de chaque culture avec son sens. Comme on m’avait indiqué plusieurs exemples de réussites parmi de telles études, je les examinai et trouvai leur portée historique limitée, comme je l’indiquerai brièvement à nouveau dans ces pages afin de démontrer ce qui peut être accompli dans certaines circonstances. Je prends toutefois dans le présent article une position différente. Je discute ici des avantages que présente l’utilisation de récits oraux, des enregistrements d’entrevues pour la plupart, dont certains suivent la structure historique crie, d’autres pas, en vue d’écrire une histoire de l’Est de la baie James. Ainsi cet article offre-t-il un point de vue réflexif et se fait-il en même temps le défenseur de l’écriture d’une histoire mixte, fût-elle dominée par des concepts et des intérêts occidentaux. Cet article constitue aussi une invitation aux ethnohistoriens à dire très spécifiquement quelle sorte d’ethnohistoire nous produisons. Je soutiens que, même lorsqu’il n’est pas possible de conserver l’intégralité de l’enregistrement oral, il y a quand même de la substance à en tirer, beaucoup d’avantages à s’en servir, à la piller. Les exemples qui suivent proviennent de l’ethnohistoire de l’Est de la baie James, mais les questions qu’ils soulèvent s’appliquent certainement à l’écriture de l’histoire inuit[1].

En exposant ce qu’il pensait des réalisations du champ de l’ethnohistoire, Fogelson (1974 : 105) attira l’attention sur l’ethnocentrisme des écrits ethno-historiques et remarqua que « native interpretations of critical events and significant personages are un- or under represented in ethnohistoric research ». Ailleurs (Fogelson 1989), il souleva l’intrigante question des « non-événements » et pourquoi ils ne parviennent pas à la conscience occidentale. Un tel regard critique sur les travaux d’histoire occidentale et non occidentale soulève un grand nombre de questions qui comportent des considérations pratiques aussi bien que théoriques. Il faudrait présupposer que l’ethnologue parle couramment la langue et qu’il connaisse de façon approfondie tout ce que la culture façonne de significations dans la société qu’il étudie, ce que seulement quelques anthropologues ont pu réussir au cours d’une vie entière de travail dans la même communauté[2]. Dans la récente réédition de son ouvrage sur le récit cri, Preston (2002 : 77) affirme qu’une grande partie du modelé narratif est « compris » par une habitude inconsciente d’inférence que l’ethnographe acquiert à partir de son « flair » pour la culture et les personnes qui y participent. De plus, si on avait pour but de produire une histoire autochtone qui soit également documentée dans les sources de la société coloniale, alors des années de travail en archives et en bibliothèque seraient aussi nécessaires. Le souci des différences dans l’épistémologie des cultures occidentales et non occidentales est complémentaire à ces préoccupations d’ordre pratique. Jusqu’à quel point la conscience historique crie est-elle semblable à celle de l’Occident? Quelle est l’importance des différents genres de discours dans lesquels elle se transmet? Où se produit l’« ajustement », l’endroit où les deux tombent d’accord? Plus important encore, quel rôle l’ethnologue étranger joue-t-il dans la création de l’histoire indigène? De qui les enregistrements conservent-ils les conceptions?

La tradition orale examinée

Il existe plusieurs conventions particulières à l’histoire crie qui la distinguent de l’histoire occidentale. On trouvera ailleurs (Morantz 2001), de même que chez un certain nombre d’auteurs de ce numéro, une discussion plus complète de ces conventions. Pour rendre suffisamment compte de ces différences, mentionnons la façon d’utiliser le temps ou l’incorporation des mondes animal et surnaturel, mais notons aussi l’usage de formules conventionnelles, qu’on peut présumer familières à la personne qui parle cri et qui a entendu répéter ces tours de rhétorique dans différentes histoires depuis son enfance. Preston (2002 : 209-211) parle des relations entre les personnes humaines et les personnes aliments-animaux, par exemple la relation avec une épouse-castor, avec un homme-lynx ou celle d’un jeune garçon élevé par un ours. Ce sont des histoires qui ont pour but de transmettre des principes éthiques ou le sens de l’humanité pour les Cris. Julie Cruikshank (1990 : 339) se réfère à ces constructions comme à des « recognizable formulaic narratives » et fait remarquer leur persistance dans le temps, malgré les changements considérables qui ont affecté tous les aspects de la vie des conteurs. Ces formules narratives, allégoriques de nature, dépeignent les idéaux culturels à l’oeuvre dans l’interaction sociale ou lorsqu’il s’agit de faire face à des problèmes difficiles. De plus, elle observe que l’usage de tels modèles cognitifs coutumiers contribue à faire d’événements inhabituels des événements qui semblent compréhensibles (1996 : 443). Elle suggère, cela va de soi, d’interpréter ces formules ou modèles cognitifs, idéologiques et symboliques dans le contexte des significations culturelles et des relations sociales spécifiques à la société étudiée (ibid. : 434). En cherchant une analogie dans les contes traditionnels occidentaux, je pense à la figure de l’omniprésente belle-mère, motif dramatique répété dont il n’est pas nécessaire d’expliquer les composantes. L’apparition de cette figure dans un récit signale la méchanceté qui va s’ensuivre, même à un jeune enfant, et sans qu’elle soit nommée expressément. Ou encore comme il est facile pour nous de reconnaître dans ces contes les espèces d’animaux qui personnifient des traits humains : loup, agneau, lion, renard, souris.

La répétition de tels motifs se produit aussi dans les récits que l’on peut lier aux événements historiques et dont on pourrait mieux dire qu’ils sont des « légendes »[3]. J’utilise souvent l’exemple des nombreuses histoires que racontent les Cris et d’autres groupes algonquiens où la figure héroïque d’un vieil homme ou d’une vieille femme, plus rusée à elle seule qu’un groupe de brigands iroquois, parvient ainsi à les vaincre. Ces récits ne correspondent pas à ceux des archives. Dans leurs Relations rédigées au cours des années 1660, qui reposent sur le ouï-dire et non sur des témoins oculaires, les jésuites mentionnent ces pelotons d’Iroquois comme les vainqueurs des années 1660. Il va sans dire que nous ne pouvons interpréter les récits cris de façon directe, littérale, comme on le fait des récits construits à la manière de l’histoire occidentale. À coup sûr, ces récits d’envahisseurs « nottoway » (c’est-à-dire « ennemis ») conduisent l’auditeur sur une voie épistémologique différente de celle des Relations des jésuites (Thwaites 1896, vol. 50 : 37 et suiv.). Cruikshank (1991 : 19, 135), tout comme d’autres chercheurs, attire notre attention sur le fait que ces narrations historiques centrent davantage l’auditeur sur le processus que sur l’événement. De même, Sylvie Vincent (communication personnelle, mai 1997) propose que les récits « nottoway » n’ont pas tant pour dessein de signaler l’événement que la conduite à tenir devant l’ennemi. En conséquence, ces deux auteurs estiment que les différentes versions sont instructives en ce que chacune révèle différentes valeurs culturelles.

Ainsi nous pouvons dire que, par eux-mêmes, ces tours rhétoriques[4] véhiculent des significations, mais qu’il en est de même de leurs contextes, du genre de discours dans lequel ces narrations sont relatées, de même que de la performance du conteur. David Cohen (1989) nous avertit de ne pas détacher ces récits de leur contexte, car ce serait en fausser ou en détruire la signification. On ne peut non plus se servir sans discernement de la tradition orale élaborée dans un contexte culturel donné comme si elle pouvait équivaloir à une preuve historique tangible. Ce faisant, nous serions conduits, d’après Cruikshank (1990 : 346), « to misinterpretation of more complex messages in narrative ». La traduction culturelle d’une forme de conscience historique vers une autre abonde en problèmes concomitants qui sont encore compliqués par sa dépendance envers la traduction linguistique[5].

Une autre différence significative est le caractère oral plutôt qu’écrit de l’histoire crie, ce qui fait qu’elle se prête à la réinterprétation, à l’adaptation aux problèmes contemporains de l’énoncé sur le passé. Comme Robin Ridington (2001 : 222)[6] nous le rappelle, les histoires sont jouées et, pour cette raison, elles sont davantage « recréées  » que « récitées ». Cette recréation peut aussi se produire lorsqu’une génération transmet le récit à une autre avec l’intention d’instruire ou d’éduquer les enfants (voir William Schneider, ce numéro). Dans sa présentation orale au colloque (voir ma note 1), Bernard Saladin d’Anglure indique une autre difficulté lorsqu’on cherche dans ces récits une compréhension de l’histoire alors qu’il pourrait bien s’agir de versions écourtées, tout le monde en connaissant la trame. Cette licence qu’autorisent les récits oraux, si on les compare aux écrits, élargit l’écart entre les deux genres et souligne les difficultés qui surgissent quand on veut incorporer l’histoire occidentale à celle des Cris ou inversement.

Sylvie Vincent, dont la recherche sur la tradition orale des Innu-Montagnais remonte à presque trente ans et qui a rédigé des textes sur l’histoire autochtone, conclut de la même façon, dans une communication à un congrès de 1996, qu’il est impossible d’accorder les deux traditions historiennes. Vincent (2002) explique que ce ne sont pas tant les interprétations contradictoires ou irréconciliables qui font obstacle, car elles pourraient être présentées dans le même texte, mais les cadres conceptuels et méthodologiques. Quand il s’agit des récits innu, le temps et l’histoire (processus plutôt qu’événement) sont fluides et analogiques, ce qui contraste avec la précision plus grande de l’histoire occidentale. De plus, comment inclure dans une histoire fusionnée le rapport aux habitants non humains, si fondamental à leur compréhension du passé?

Lorsque je partageai avec des collègues de ces réserves mes préoccupations à propos de l’incorporation de témoignages oraux dans ma rédaction des récits de la baie James, on m’indiqua à plusieurs reprises deux livres qui devaient montrer la possibilité de ce que je déclarais impossible.

Richard Price (1983) a écrit une remarquable et fascinante histoire où sont réunies tradition orale et archives coloniales néerlandaises. Le livre a pour titre : First Time. The Historical Vision of an Afro-American People. Il s’agit des Saramaka, un des six peuples d’esclaves fugitifs qui constituent dix pour cent de la population du Surinam. Pendant une période de cent ans, leurs ancêtres sont parvenus à s’assurer une patrie, mais il leur fallut de nombreuses années de batailles contre les Néerlandais, d’environ 1680 à 1800. Il va sans dire que l’identité saramaka se fonde sur l’opposition de « l’esclavage et de la liberté ». Price a juxtaposé l’oral et l’écrit, ce que la maison d’édition a obligeamment mis en relief en utilisant des caractères typographiques différents, de sorte que le lecteur puisse assimiler distinctement les deux récits, chacun selon son type. Ceci n’est qu’un plan schématique de l’ouvrage, car Price offre bien davantage avec sa discussion des concepts de l’histoire, du temps et de l’espace chez les Saramaka et de l’application de leur savoir. Ce qui nous intéresse ici c’est son habileté à se servir des deux récits pour illustrer comment les Saramaka se rappellent leur histoire de terreur.

Le second ouvrage historique, qui a été écrit par Joanne Rappaport (1994) et s’intitule Cumbe Reborn. An Andean Ethnography of History, traite du peuple de Cumbal en Colombie. Ce travail, nous dit l’auteur, est le résultat d’une recherche en collaboration qui implique un certain nombre de memoristas cumbe. Les récits colombiens racontent la perte des terres aborigènes qui commença autour du dix-septième siècle. Comme le livre de Price, celui de Rappaport entraîne le lecteur à travers plusieurs voyages d’enquête différents. Il présente une analyse de la nature de la mémoire historique populaire, de même que de la notion cumbe du temps et de l’espace. Les différentes phases de la résistance de cette communauté, de sa capitulation et de son adaptation à l’État (1994 : 8) en constituent un thème sous-jacent. Dans ce livre, Rappaport va et vient entre la construction du passé cumbe et la documentation archivistique. Si elle s’intéresse à cette dernière, c’est pour la façon dont les memoristas se sont servis des documents et pour savoir jusqu’à quel point ils se sont montrés fidèles aux preuves écrites qu’ils citent. Conséquemment, dans son histoire, la mémoire populaire des Cumbe occupe le centre de la scène et non pas, comme elle l’affirme, son propre réaménagement des sources documentaires (ibid. : 176).

Chacune de ces deux études historiques réussit fort bien à démontrer qu’il existe un terrain d’entente entre les récits oraux et les documents. Chacune démontre que les deux types d’histoire sont compatibles quant à leur forme et leur contenu et parvient à surmonter les différences quant au temps et au savoir historiques. Bien que chaque travail couvre une période de plusieurs centaines d’années, la tradition orale d’aucun des deux peuples n’a mythologisé les événements, ce qui a favorisé ce degré de compatibilité. Et par coïncidence, ces deux ouvrages sont clairement orientés vers un but bien défini. Anthony Buckley (1989 : 184) nous apprend que lorsque l’histoire est directement reliée à l’ethnicité, elle peut servir à trois fins au moins : à titre de commentaire rhétorique soutenant les revendications d’un groupe au pouvoir, au prestige et à l’influence; à titre de charte en vue de l’action; comme point focal de l’allégeance. Les Saramaka et les Cumbe ont tous deux façonné une histoire inspirée par le politique ayant pour programme de conforter leurs identités et leurs droits à la terre ou de poursuivre la lutte pour leur recouvrement. De la même façon, dans un volume intitulé Rethinking History and Myth : Indigenous South American Perspectives on the Past (Hill 1988), les coauteurs paraissent avoir peu de difficulté à interpréter les mythes dont ils affirment qu’ils incarnent la conscience historique de leur société. Chaque mythe est expliqué en fonction d’une question politique : question de résistance, question de la différenciation de l’homme blanc ou des Incas coloniaux, question d’une minorité affrontant une société nationale, et ainsi de suite.

Ces travaux historiques sont cependant limités par nature, en ce sens qu’ils n’abordent que des problèmes spécifiques. On pourrait rédiger une semblable histoire, mixte et limitée, des Cris de la baie James en se centrant sur leur opposition au barrage hydroélectrique de la baie James. Devant la cour, les Cris ont témoigné de façon à prouver leur propriété séculaire de la terre et, bien qu’ils aient employé des métaphores telles que le « jardin de Job » (voir Richardson 1975), ces métaphores s’adressaient à la société non crie.

Bien que toute histoire comporte ses « visées » et que, parfois, les historiens, historiens oraux, verbalisent très précisément leurs objectifs (voir Cruikshank 1990 : 16), le passé d’une société ne se limite pas aux conflits ou aux aspirations nationales. En ne recourant à la tradition orale que lorsqu’elle rapporte un événement particulier, retraçable dans les archives, on néglige un grand nombre d’autres dimensions de l’expérience passée de cette société. La récit sur le passé devrait aussi refléter les idéaux et les aspirations de la société étudiée, dégagée de son assujettissement à la société coloniale. Les travaux historiques sur les Saramaka et les Cumbe ne présentent qu’une très petite tranche de l’histoire de ces deux peuples. De la même façon, l’histoire crie possède des thèmes spécifiquement cris qui tiennent compte de leur vie sur le territoire et, en tant qu’ethnohistorienne, je voudrais rendre davantage justice aux grands thèmes de l’histoire crie, c’est-à-dire produire un récit d’une plus grande portée. Pour ce faire, la personne qui rédige ce récit historique devrait idéalement être complètement immergée dans la société crie et capable de traduire les idiomes et métaphores cris de façon significative pour la tradition historique occidentale.

La tradition orale crie croise la tradition historique occidentale à mi-chemin, en distinguant deux types de récits qui racontent les événements ou les états passés. Les Cris, comme plusieurs autres peuples de langues algonquiennes et non algonquiennes (voir, par exemple, Tedlock 1983 sur les Zuni), classifient leurs récits sur le passé selon qu’ils sont « des récits d’un très lointain passé — lorsque l’homme et les bêtes ne faisaient qu’un » ou d’un passé plus récent, récits émanant de témoins oculaires d’il y a deux générations tout au plus : atiukan et tipachimun. Toutefois, comme Preston (2002 : 76) nous le rappelle, il s’agit davantage d’un continuum que d’une classification bien tranchée. Les récits tipachimun sont des histoires qui racontent des événements ou des situations dans lesquelles des personnes se sont trouvées. Les conteurs cris les narrent et les répètent à l’envi. Ces récits constituent un savoir spécialisé sur le passé récent. Les récits atiukan, mythiques de forme et de contenu, sont, comme l’exprime Ridington (1988 : 70) « windows into the thought-world of the Indian people ». Ces récits, et particulièrement les mythes et les contes imprégnés de références cosmologiques et de symbolisme, souvent transmis par la répétition de formules stéréotypées, fournissent les guides moraux et les réponses aux grandes questions de la vie, celles de ses origines, de son sens et de la mort. Par contraste avec les événements historiques dont il dit qu’ils « happen once and are gone forever », Ridington (ibid. : 72) propose la récurrence du contenu mythique : « mythic events return like the swans each spring ». Ensemble, ces deux genres de récits issus de la tradition orale expriment la conscience historique des Cris (voir Preston 2002 : 254-257).

Les récits tipachimun sont particulièrement attrayants pour l’historien de formation occidentale parce que la période à laquelle ils font référence est habituellement suffisamment explicite. Il existe une convention qui identifie le témoin oculaire à l’origine de l’histoire : soi-même, un grand-père, un oncle. Ces marqueurs du temps et de l’espace sont semblables à ceux que Murielle Nagy (ce numéro) a identifiés au cours de sa recherche sur l’histoire orale des Inuvialuit. Les registres de la bande et de l’église permettent de trouver la date de naissance et de décès des personnes mentionnées. En conséquence, si un chasseur né au tournant du vingtième siècle a rapporté que le caribou était disparu avant qu’il ne tirât son premier lagopède, alors il est possible de dater cette disparition pour la région considérée. Ou encore, ceux qui ont raconté leurs souvenirs de jeunesse ont souvent fait allusion à l’imposante figure du révérend Walton qui vécut à Fort George et Poste-de-la-Baleine entre 1892 et 1924. Heureusement, ces histoires renvoient aussi fréquemment à d’autres marqueurs — avant ou après le mariage, la naissance d’un enfant, la mort d’un parent, etc. Ainsi, ces récits et relations sont bien datés et se coordonnent à l’histoire occidentale. Toutefois, ce ne sont pas des récits occidentaux, car ils comportent de nombreuses formules narratives qui appartiennent aux récits atiukan et qui exigent une interprétation culturelle avant qu’on n’en comprenne l’entière signification. Les récits tipachimun ne sont pas aussi facilement traduisibles qu’ils le paraissent. De plus, tout comme pour les récits atiukan, l’ethnographe ou l’ethnohistorien doit pouvoir enregistrer la narration dans le style de son énonciation, puisque la signification complète du récit ne peut apparaître que grâce au contexte et à ses formes narratives culturelles. Comme Preston le remarque :

Cree individuals often do not convey explanation in the form of simple, single facts, preferring instead to converse about events in a narrative form. The context of narration (as contrasted with isolated facts) functions to convey to the hearer a whole and precise perception, sometimes almost a visual image, within the appropriate, inherent context.

Preston 2002 : 69

Cruikshank (1998 : xv) renchérit sur ce propos lorsqu’elle affirme que les difficultés apparaissent lorsque les récits sont arrachés à leurs contextes « as though their meanings are straightforwardly self-evident » et elle fait ressortir comment concepts et langues entrent en conflit lorsque les environnementalistes se servent de fragments dérivés de ce qu’ils appellent le « savoir écologique traditionnel » (TEK, c’est-à-dire « traditional ecological knowledge »).

Toutes les traditions orales ne se ressemblent pas. On connaît Jan Vansina (1985) grâce à la typologie qu’il fut le premier à élaborer au cours des années soixante. Si on exclut les mythes et les comptes rendus de témoins oculaires dont on a parlé plus haut, il existe un certain nombre d’autres catégories dont les chants, les racontars, les visions, les contes, les histoires de vie, les souvenirs personnels. Vansina (ibid. : 12-13) établit une distinction tranchée entre ce qu’il appelle la tradition orale et l’histoire orale. Pour lui, ces deux termes ne sont pas interchangeables comme ils le sont devenus. La première est constituée de récits qui ne sont pas contemporains des informateurs et qui se sont transmis de bouche à oreille au cours d’une période qui précède leur naissance. Tandis que l’histoire orale est formée de comptes rendus de témoins oculaires, c’est-à-dire qu’ils sont tirés d’événements contemporains. Pour Vansina, l’histoire des sociétés sans écriture se trouve dans la tradition orale, les récits qui se sont transmis d’une génération à l’autre et qui comportent, on peut le présumer, plus d’observations que ce que rapporte un seul témoin oculaire. Ce point de vue se rapproche de l’ancienne pratique à laquelle les historiens étaient attachés, qui voulait qu’on n’étudie pas un événement avant que vingt-cinq ans ne se soient écoulés.

Élisabeth Tonkin (1992 : 89) désapprouve la position de Vansina sur l’équivalence de la tradition orale et de l’histoire. Elle se veut plutôt « pragmatique », observant qu’il y a « different kinds of processes of historical information ». Elle se demande quelles différences existent réellement entre une information transmise au sein d’une même génération et une autre qui l’est entre générations. De plus, on doit considérer que Vansina travaillait avec la tradition orale d’un certain nombre de peuples de l’Afrique centrale, des peuples dont le système de gouvernement était centralisé et dont la tradition orale, dans bien des cas, servait à appuyer les prétentions des clans dirigeants. On ne peut s’attendre à trouver un corpus protégé de tradition orale d’une aussi grande richesse chez les peuples chasseurs dont la population est relativement peu nombreuse et dispersée, comme dans les régions subarctiques, et qui ne possèdent ni gouvernement centralisé, ni système de lignage.

C’est une approche pragmatique de l’écriture de différentes versions de l’histoire crie que je choisis finalement pour rédiger l’histoire du vingtième siècle de la baie James (Morantz 2002). Comme j’avais déjà soutenu qu’il n’était pas possible d’écrire une histoire qui respectait les deux traditions historiques, j’ai accepté la possibilité d’écrire une histoire occidentale qui s’appuie sur le pillage de comptes rendus oraux. Il ne s’agit cependant pas de pillage au sens de grappiller ça et là des détails dans un récit bien structuré, atiukan ou tipachimun. Je me suis plutôt servie de transcriptions d’entrevues orales recueillies par des anthropologues entre 1960 et 1980.

L’héritage du Programme d’ethnologie urgente[7]

La description ethnographique de la société crie de l’Est du Canada débuta avec Jacques et Madeleine Rousseau au cours des années cinquante, mais, vers la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, un certain nombre d’étudiants en anthropologie avaient entrepris des terrains d’un an et ils enregistraient beaucoup de matériel relatif aux temps anciens. Le Programme d’ethnologie urgente, subventionné par le Musée de l’homme à Ottawa (devenu le Musée canadien des civilisations à Hull) avait encouragé ce retour en arrière. Les archives du musée recèlent d’assez importantes collections de transcriptions de récits et d’entrevues d’aînés, la plupart septuagénaires et octogénaires à l’époque de l’enregistrement qui remonte maintenant à une génération passée. Il existe ainsi un riche corpus ethnographique de récits sur les Cris de la première moitié du vingtième siècle. On pense qu’une grande partie de ce savoir est aujourd’hui disparue, sauf sur papier. La société crie a changé de façon saisissante depuis la décennie 1970, qui a vu le gouvernement du Québec entreprendre la construction du projet hydroélectrique de La Grande Rivière. Pour la plupart des Cris, le début de l’établissement semi-permanent dans les villages remonte vraiment aux années cinquante et soixante, lorsque le gouvernement fédéral mit sur pied des programmes de formation des adultes et qu’il offrit un plus grand nombre de possibilités de travail rémunéré ou des allocations de sécurité sociale. Le mouvement vers la sédentarisation s’accentua quand on exigea que les enfants aillent à l’école, mais le gouvernement n’ouvrit ses écoles laïques qu’après la Deuxième Guerre mondiale, quand la fréquentation scolaire devint obligatoire et fut imposée dans toutes les réserves du Canada. Ce sont les différentes églises qui avaient assuré la scolarisation précédente pendant l’été et alors y allait qui pouvait. Ce n’est qu’en 1958 que le gouvernement ouvrit une école à Poste-de-la-Baleine, dernière communauté à en être dotée. La première école secondaire ouvrit ses portes en 1972 à Fort George (Morantz 2002 : 212-220). Ainsi, les Cris dont j’ai eu le privilège de lire les récits enregistrés avaient tous vécu la majeure partie de leur vie sur le territoire et ils étaient à peine scolarisés ou pas du tout. Les conditions de vie ont vraiment changé abruptement pour les Cris de l’Est de la baie James à la suite de la mise en oeuvre de la Convention de la baie James et du Nord québécois en 1975. Aussi ne puis-je suffisamment souligner la richesse de ces témoignages et si j’en discute ici c’est pour attirer l’attention sur cette riche ressource historique que constituent les notes de terrain.

Ces témoignages s’inscrivent dans une diversité de genres, certains choisis par les Cris, d’autres choisis de toute évidence par les anthropologues. Parmi les recueils que j’ai utilisés, trois, dont je ferai une brève présentation ici, provenaient respectivement de Waswanipi (Harvey Feit, 1968-1970), Poste-de-la-Baleine (aujourd’hui Whapmagoostui) (Lucy Turner, 1974) et Wemindji (Colin Scott, 1977-1981).

Je soutiens que ces recueils, qui ne fournissent pas suffisamment d’éléments contextuels[8], sont néanmoins utiles pour déterminer comment les Cris ont compris les événements de la première moitié du vingtième siècle. Incontestablement, l’organisation et le contenu de chaque recueil de tradition orale reflète les intérêts et la méthodologie de l’ethnographe de même que ceux des personnes interviewées. En conséquence, chacun diffère des deux autres. Le bref résumé des trois recueils qu’on trouvera ci-après fournit aussi un aperçu du contenu historique et de la perspective crie qui leur est inhérente. Quelle sorte d’informations pouvons-nous extraire des archives orales existantes laissées par les anthropologues? L’importance d’agir ainsi se base sur la croyance qu’à mesure que le temps passe, il y a de moins en moins de Cris qui connaissent ces récits et une grande quantité de précieuses connaissances historiques sont perdues. Nous devons apprendre à travailler avec ces enregistrements ethnographiques de tradition orale comme avec les souvenirs personnels et les histoires de vie.

Les enregistrements oraux provenant de Waswanipi ont pour page titre « Personal Stories and Myths » (« Récits personnels et mythes »), mais le plus grand nombre de ces narrations appartient à la première catégorie. Bien sûr, certains informateurs n’ont offert que des souvenirs personnels, d’autres ont raconté des histoires d’un lointain passé, mais ils ont aussi, pour la plupart, raconté à la première personne comment la terre les a nourris. La recherche à Waswanipi a conduit à un mémoire sur la gestion des ressources et la structure cognitive (Feit 1979), ce qui fait que de nombreuses entrevues ont trait aux stratégies de chasse et au gibier, particulièrement à l’orignal. Presque tous les récits font mention de cette chasse. Cela est compréhensible puisque, d’après les documents, le premier orignal aperçu dans la région date de la fin des années 1800 et que les registres de Mistassini en 1909 relatent la première bête abattue à la baie James, tous postes confondus. Jusque là, les orignaux étaient disparus de la baie James, bien que les jésuites en aient consigné l’existence au XVIIe siècle (Morantz 2002 : 53). C’est ce tournant dans le cours des événements que mentionnait Andrew Ottereyes, lorsqu’il se rappelait l’arrivée de l’orignal dans la région de Waswanipi quand il était jeune homme (ainsi aux environs de 1918) ; et Maria Otter, âgée d’environ 92 ans, se rappelait qu’avant l’orignal les gens vivaient de tétras et de poissons. C’est la présence de l’orignal dans la partie sud du territoire de la baie James qui distingue la teneur de ces récits oraux de ceux qui proviennent de la côte, où abondent les histoires de famine. On se remémore non seulement les stratégies de chasse dans ces récits, mais les aliments de première nécessité qu’on apportait avec soi dans les camps, l’usage plus tardif des avions de brousse pour transporter les effets, les noms, faits et gestes des agents des Indiens et des médecins, les ministres du culte, la religion ancienne et nouvelle. En somme, on y trouve une profusion d’informations qui étoffent les références, plutôt rares sur ces sujets, dans les archives de la compagnie. Pour ce qui est de la forme donnée à ces récits oraux, quelques-unes de ces narrations sont rendues à la première personne, mais la plupart le sont à la troisième et se lisent comme des résumés administratifs ou des condensés d’histoires qui ont dû être racontées à la première personne. Cela résulte d’une décision du chercheur ou du traducteur, ou des deux ensemble, pour réduire l’énorme quantité de temps nécessaire à la traduction et ménager leur patience. Certaines transcriptions sont présentées comme des entrevues, avec des questions précises et des réponses qui ne le sont pas toujours autant. J’ai eu tendance à écarter certaines de ces relations, celles des légendes ou des mythes pour l’analyse desquelles je n’avais pas le savoir culturel nécessaire. Toutefois, d’autres narrations qui racontaient des histoires de famine faisaient aussi intervenir des éléments surnaturels, par exemple, des caribous qui se présentaient d’eux-mêmes à des enfants malades ou la chance et les pouvoirs merveilleux qui jouaient un rôle significatif dans la réussite d’un événement.

Si j’avais à caractériser le contenu de ces histoires orales[9], je dirais que dans la plupart de ces relations, bien qu’elles répondent aux questions intéressant le chercheur, l’initiative de développer le récit revenait à l’informateur. Dans les enregistrements oraux de 1969, l’anthropologue demandait de relater les incendies de forêt, puisque presque tous les récits renvoient à une forme ou l’autre de feu : incendies de forêt, mais aussi torches pour la pêche, terrains de chasse incendiés, tentes brûlées. Bien que cela ne soit pas consigné dans les transcriptions, il semble que l’enquêteur abordait un sujet, puis les répondants le reprenaient et s’en servaient pour lancer une histoire qui les intéressait. Ce sont les conteurs cris enregistrés à plusieurs reprises qui présentent la plus grande diversité de données dans leurs récits. Cette recension de traditions orales de Waswanipi a été collectée auprès de vingt-quatre personnes et plusieurs enregistrements prennent la forme de synopsis relativement brèves. La moitié des transcriptions provient d’entrevues avec Joe Ottereyes fils, recueillies sur quelques années.

Le second groupe d’histoires orales se constitue de celles qui ont été enregistrées à Poste-de-la-Baleine en 1974. J’ignore si la chercheuse avait un projet bien défini, car je n’ai pu retrouver aucun de ses écrits. Chaque entrée est très longue. La plupart sont énoncées à la troisième personne. Bon nombre des récits consignés sont des contes, comme celui d’un chasseur pourchassé par sa grand-mère qui avait pris la forme d’un oiseau ou l’histoire d’un groupe de personnes qui sont parties l’hiver à la recherche de l’été pour le ramener, avec tous les obstacles qu’elles ont rencontrés. Sur quelque cinq cents pages manuscrites de transcription de traductions réalisées par Emily Masty de Whapmagoostui (Poste-de-la-Baleine), environ la moitié sont des récits racontant comment on vivait sur la terre. Chaque transcription commence par les questions précises de la chercheuse à l’informateur, questions sur sa parenté, qui il a épousé. Les questions terminées, les histoires à la première personne débutent, généralement à propos de longs voyages sur le territoire : où se trouvaient les campements, quels animaux ils chassaient, où les menaient leurs rêves, et ainsi de suite. Parfois la chercheuse pose des questions, ce qui donne des chroniques qui ressemblent davantage à des entrevues qu’à des contes ou des légendes (comme elle les appelle). Certaines questions ont trait à l’enfance des informateurs, avec qui ils jouaient, à quels jeux, ou encore ce que les chasseurs faisaient des animaux difformes, s’ils les mangeaient ou pas. Et au fur et à mesure que le narrateur répond à ces questions, la chercheuse en pose de nouvelles. Par exemple, si un des informateurs mentionne une fête accompagnée de chants, elle le questionne ensuite sur ces chants. Environ la moitié de ces récits et souvenirs personnels proviennent d’un homme (John Kowapit), et cinq autres informateurs ont produit les autres. Pour ce qui est du contenu, ces enregistrements offrent beaucoup d’informations sur les relations sociales, la religion, la culture matérielle, les questions morales et presque toute la gamme des préoccupations de la vie humaine, mais si on la compare aux deux autres recueils, ces narrations sont dans l’ensemble moins détaillées (selon les critères occidentaux). Il s’agit de voyages, de leurs circonstances, du terrain, de l’abondance ou de la pénurie d’animaux.

Il y a une intrusion au cours d’une de ces entrevues enregistrées qui pourrait aussi indiquer comment l’histoire se crée à la baie James. Après avoir discuté sur le fait que le révérend Walton comprenait mal les pouvoirs cris, Sam Masty ajoute « le révérend Walton prêchait qu’on devait tous s’aimer les uns les autres, quels que fussent ces autres ». Là-dessus, Turner enchaîne en demandant : « Aimez-vous l’homme blanc? ». À quoi Masty répond que non, parce qu’il vend de l’alcool aux gens, substance destructrice, ce que lui-même ne ferait jamais aux Blancs. Turner réagit à ces remarques en chargeant son interprète d’expliquer à Masty que « dans l’Ouest, il y a 200 ans, les commerçants de fourrures enivraient les Indiens pour leur voler une partie de leurs fourrures ». Là-dessus, Masty fait observer qu’à Poste-de-la-Baleine, seuls ceux qui avaient payé leurs dettes recevaient à boire du gérant de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Et il poursuit en racontant comment Walton leur avait dit que les Blancs dans le Sud étaient riches grâce aux fourrures des Indiens. À nouveau Turner offre son avis personnel en disant : « Ce n’est pas le gouvernement qui s’enrichit, mais la Compagnie de la Baie d’Hudson » (MC Turner 1974, T20B, fos. 3-5).

Le troisième recueil, celui de Wemindji, contient aussi ce que l’on peut considérer comme du matériel « intrusif », mais ce dernier n’est pas le fait de l’anthropologue. Sur la douzaine de conteurs différents, deux racontent la même histoire, celle de la première rencontre de l’homme blanc (voir Scott 1992). Ce récit semble relater l’arrivée de Henry Hudson en 1611. La forme de ce récit est curieuse en ce qu’elle se lit davantage comme une histoire tipachimun (témoin oculaire) qu’une histoire atiukan. On pourrait s’attendre à ce qu’un récit vieux de 391 ans ait pris une teinte mythique, avec un côté moralisateur commentant les relations avec les étrangers, et ainsi de suite. Ma façon occidentale de penser m’incite à croire que si l’événement avait été de grande conséquence en 1611, on pourrait imaginer que ce récit se soit maintenu dans la forme que lui avait originellement donnée le témoin oculaire, comme si le fait de raconter et raconter encore cette histoire avait fourni à la communauté une justification de ses propres actes ou quelque chose de ce genre. La signification de cet événement ne pouvait cependant pas avoir été prédite à ce moment-là et, vraisemblablement, les Cris avaient déjà rencontré des Français ou avaient entendu parler de ceux qui commerçaient à Tadoussac en 1600. De plus, la recherche de Sylvie Vincent (1982 : 14) chez les Innu indique que, pour les peuples voisins, les périodes significatives ne sont pas celles d’avant et après le contact avec l’homme blanc mais plutôt « avant la farine » et « après la farine ». Une histoire similaire de la première rencontre fut racontée à Pierre Trudel (1992 : 64-65) à Poste-de-la-Baleine dix ans plus tard, mais à cette occasion on l’informa de ce que les Cris avaient entendu cette histoire pour la première fois d’un marchand de la Compagnie. Qu’on puisse retracer l’origine exogène d’un récit ne diminue en rien sa pertinence pour les Cris ou pour nous, notamment parce qu’en la répétant les Cris lui impriment leur propre signification culturelle de l’événement. Dans ce cas, ils se moquent doucement des Anglais et de leur convoitise des fourrures plutôt que l’inverse comme dans le récit anglais. Ils lui ont donné leur propre « tournure » — correctif utile pour notre point de vue ethnocentrique[10].

Des trois recueils, celui qui provient de Wemindji semble respecter les diverses structures narratives cries. Sauf pour ce qui a trait aux légendes et aux mythes, les histoires sont toutes racontées à la première personne et elles ne présentent pas d’indications d’entrevues. Toutefois, les proportions à peu près égales de récits et de réminiscences de la vie sur le territoire reflètent bien les préoccupations de Scott (1983) qui s’intéresse au symbolisme des Cris et à leur mode de production. Un certain nombre de récits mettent en scène la figure héroïque de Chakaapaash, tandis que d’autres racontent comment des chasseurs édifièrent une tente tremblante pour demander au mistabeo (esprit gardien) de leur trouver du tabac. Ils étaient loin dans l’arrière-pays de Poste-de-la-Baleine et s’en trouvaient dépouvus. L’obligeant mistabeo leur procura du tabac et, lorsqu’ils revinrent au poste le printemps venu, il les emmena vérifier la fenêtre du magasin pour y découvrir le petit trou par lequel il avait subtilisé le tabac. Bien sûr, le trou s’y trouvait (MC Scott 1981, entrevue de George Kakabat, 5 novembre). Les histoires de mistabeo qui dirigent les chasseurs vers le gibier sont plus courantes. Dans ce recueil, on trouve aussi des chants qui parlent de chasse et de gibier. Quelques-uns des récits à la première personne racontent des épisodes de famine, tirés apparemment de cette période noire du début des années trente où tout le gibier disparut. Plusieurs chasseurs de Wemindju racontent à Scott des histoires très poignantes sur ces temps difficiles — eux qui étaient parvenus à survivre.

Discussion

Ce bref compte rendu illustre plusieurs aspects problématiques de ces enregistrements de récits oraux cris. Par leur contenu et leur structure, certains de ces récits sont de tradition orale, dans le sens où Vansina emploie ces termes, c’est-à-dire transmis de génération en génération. Cependant, une fois traduits et couchés sur le papier, peut-on encore considérer qu’ils relèvent de la tradition orale? Si l’importance de la narration est déterminée par la situation ou le contexte qui y président, alors cette importance et l’organisation du sens seront-ils perdus? Dans deux des trois recueils, la structure narrative crie est à peine respectée; les récits prennent la forme de résumés ou d’entrevues. Preston (2002 : 69-70) nous dit que les Cris ne formulent pas leurs explications au moyen de faits simples et uniques, et aux questions spécifiques destinées à recueillir des faits la réponse est souvent : « Je ne sais pas ». De même, dans plusieurs de ces histoires de vie, les formes stylistiques figuratives, avec leurs messages cachés, ont souvent laissé place à un style narratif plus occidental. Cela pourrait aussi être un effet de la traduction et du public auquel elle est destinée. Dans les trois recueils, les intérêts de l’ethnographe sont primordiaux. C’est lui ou elle qui pose les questions et accorde ainsi de l’importance à des sujets qui auraient pu ne pas apparaître. Il manque les sujets qu’un conteur cri aurait pu aborder en racontant son histoire à ses petits-enfants, soit qu’il n’en ait pas eu l’occasion, soit que ce conteur ait eu l’impression qu’une telle histoire n’intéresserait pas l’ethnographe qui payait pour les obtenir. Ou nous « n’entendons pas » les accents et insistances qui auraient pu être transmis dans le contexte plus habituel où se racontent les histoires, ou nous ne les imaginons pas dans le même sens temporel que le conteur cri.

Malgré toutes ces difficultés pour obtenir ce qu’on pourrait appeler avec circonspection un texte oral historique « authentique », j’ai entrepris de rédiger l’histoire du vingtième siècle de l’Est de la baie James en me servant d’une approche pratique. Ayant renoncé à fondre les histoires cries et occidentales en un seul discours narratif (où à procéder à la manière de Price ou Rappaport), j’ai fait ce que d’autres disaient ne pas devoir faire. Catharine McClellan (dans Cruikshank 1998 : 119) affirmait il y a trente ans que les traditions orales indigènes « are not simply one more set of data to be sifted for historical veracity ». Toutefois, s’il s’agit d’un choix entre l’écriture d’une histoire euro-centrée et dominée, et celle d’une autre qui offre un aperçu et des clés sur la pensée et le comportement cris, alors on y va de façon pratique et l’on recueille les « faits », en mettant ces données à l’épreuve des principes de fiabilité, de représentativité et de cohérence interne comme pour toute autre histoire. En réalité, il s’agit de poursuivre le travail que les ethnohistoriens ont toujours fait.

Cela dessert-il le développement de l’histoire crie? Vivant comme nous le faisons dans une société multiculturelle et démocratique, l’histoire a accepté le défi de cette démocratisation et soutient différentes perceptions et interprétations. Chaque histoire avance des propositions spécifiques et en exclut d’autres. Les travaux historiques de Price, Rappaport et Cruikshank n’excluent pas leur orientation politique, comme toute autre histoire, présente et passée. Dans leur cas, le débat politique défiait la société dominante. Comme d’autres aspects de notre société, l’histoire aussi se fait impérialiste avec ses modèles scientifiques de vérité objective ou de savoir (Appleby et al. 1994 : 217)[11]. L’ethnohistorien autochtone américain Donald Fixico (2001 : 4, 6), nous enjoint de dépasser dans nos écrits le stade de l’histoire des relations Amérindiens-Blancs et de « take into account the Indian viewpoint ». Plutôt que de proposer que la représentation des Amérindiens soit faite de façon juste et équitable (ibid. : 7), il ne s’intéresse pas au problème du grand écart épistémologique qui existe entre la compréhension du passé de chaque société et le portrait qu’elle en fait. Comme nous l’avons affirmé précédemment, il faut des gens bilingues et biculturels pour rédiger ces histoires en anglais ou en français. Les historiens cris, espérons-le, pourrons commencer à faire un récit plus large qui véhiculera les valeurs et les aspirations de leur culture ainsi qu’à articuler une « voix » crie. On peut espérer qu’ils découvriront une structure narrative qui reproduise les éléments cris distinctifs qui étaient autrefois transmis oralement par leurs aînés, mais qui le sont rarement aujourd’hui.

Conclusion

Le seul passé cri que je puisse formuler prend ses racines dans la tradition européenne des détails et des faits obtenus de sources variées, archivistiques et orales, et il est tout aussi enraciné dans ma propre subjectivité. Les entrevues dont j’ai pu me servir évoquent, dans cette histoire, le sens des expériences cries, de leurs motifs et de leurs actes et l’histoire en est ainsi enrichie. Je ne m’excuse pas d’avoir traduit leurs récits dans un récit occidental au sens strict du terme, parce que cette histoire, même si elle n’est pas une histoire crie, est une histoire des relations Cris-Blancs à la baie James et elle est de ce fait importante pour les Cris et les non-Cris. Bien qu’elle ne nous renseigne pas outre mesure sur la culture et les significations cries, elle offre cependant les détails, dates et événements qui ont marqué l’usurpation graduelle de leur territoire par les deux niveaux de gouvernement. C’est une histoire qui permet aux Cris de comprendre les politiques et les événements qui ont eu lieu à une époque où les communications étaient mauvaises et où la dispersion du leadership dans chacune des bandes isolées contribuait à les maintenir mal informées. Cette histoire donne à la société canadienne élargie l’occasion de comprendre les conséquences des politiques imposées aux Cris, et le fait que, malgré l’incessante interférence du gouvernement, les Cris n’ont pas été conquis sur le plan matériel ou culturel.

Au lieu de renoncer aux essais que font les ethnohistoriens de formation occidentale pour écrire sur l’histoire crie ou autochtone, comme le demandent ceux qui se sont engagés à préserver l’intégrité de la tradition orale, il est possible d’offrir un autre type d’histoire, une histoire qui, dans la meilleure tradition occidentale, pille. Les écrits ethnohistoriques produits depuis les années cinquante ont eu tendance à s’enliser dans les archives (voir Morantz 2002 : 6). Notamment parce qu’il s’agissait surtout de l’histoire de la traite des fourrures et qu’elle remonte au-delà de la période temporelle des historiens autochtones contemporains; pourtant, l’histoire du XXe siècle, par région, des relations entre Autochtones et Blancs tarde à voir le jour. Cela s’explique aussi en partie parce que les historiens craignent, avec raison, d’aborder la tradition orale. Pourtant, il existe une autre catégorie de textes oraux qui permet d’acquérir une certaine compréhension culturelle, sans renoncer à la nécessité de respecter la tradition orale. Dans les musées, dans les classeurs des anthropologues, dorment des trésors de données historiques, d’entrevues et d’histoires de vie sur une ou deux générations passées. Même les premiers travaux ethnographiques sont des ressources appropriées aux travaux des ethnohistoriens contemporains. Pour ceux d’entre nous, ethnohistoriens, qui ne sont pas bilingues ou biculturels, nous pouvons encore produire une des histoires nécessaires à la compréhension du passé d’un peuple et d’une région. Nous pouvons mettre en valeur les archives historiques que nous avons accumulées en intégrant des éléments de la voix autochtone parmi celles qui se parlent dans les documents, voix qui manque cruellement[12]. Ce n’est pas l’ethno-ethnohistoire que nous savons devoir écrire, mais c’est tout de même une importante histoire.

Texte inédit en anglais, traduit par Michelle Mauffette.