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Les transformations religieuses dans le contexte contemporain de la globalisation ont été l’objet de plusieurs publications récentes. Parmi les plus importantes, on trouve notamment les livres de Bastian, Champion et Rousselet (2001) et de Poewe (1994), ainsi qu’un numéro spécial de la revue Ethnologie française portant sur « Les nouveaux mouvements religieux » (2000). Ces travaux étudient la nouvelle donne du religieux en abordant plus spécifiquement la revitalisation et la reconfiguration des dynamiques religieuses qui se manifestent actuellement à travers la planète, et qui remettent en question la thèse de la sécularisation associée à la modernisation.

S’inscrivant dans la continuité de ces travaux, ce numéro spécial est centré sur le thème de la mobilité du religieux. Dans son essai, François Laplantine offre une mise en contexte, tout en esquissant les contours de la problématique plus générale de l’étude anthropologique de la religion à notre époque. D’autres auteurs examinent la mobilité religieuse en fonction des déplacements géographiques des acteurs et des courants religieux, impliquant ainsi une mobilité des pratiques et des symboles religieux (Aubrée, Bava, Le Gall et Mary). Au-delà de ces déplacements à travers les frontières géographiques, certaines contributions abordent aussi la question des espaces identitaires déterritorialisés et de la mobilité de l’imaginaire religieux (LeBlanc, Meintel et Mary). De fait, ce numéro spécial étend l’analyse de la globalisation à de nouveaux questionnements portant sur l’individualisation des référents religieux, le rôle de l’émotivité (Champion et Hervieu-Léger 1990) et celui de la religiosité dans la reconstruction de la mémoire sociale et des notions du temps.

Nous partageons l’avis de certains auteurs, dont Friedman (1997), selon lequel la globalisation est en fait un processus très ancien, quoique occulté au regard des chercheurs jusqu’à récemment (Meintel 2002). Il reste que la mobilité des personnes et des symboles prend des formes nouvelles et s’effectue à un rythme sans précédent. Entre autres choses, l’utilisation des médias de masse encourage la transmission à distance du religieux et multiplie les effets des contacts interpersonnels. Comme Marion Aubrée l’indique dans le cas du néo-pentecôtisme brésilien parmi les populations immigrées en Europe de l’Ouest, il ne s’agit pas uniquement de prosélytisme mais aussi de l’encadrement de personnes déjà converties. Le prosélytisme et la conversion acquièrent donc de nouveaux rôles dans le contexte de la globalisation, du fait des espaces identitaires qu’ils créent et des stratégies qu’élaborent les guides religieux et les fidèles (LeBlanc, Aubrée).

Les contributions à ce numéro démontrent que la mobilité des religions peut suivre celle des gens dans les migrations (Le Gall), mais qu’elle peut aussi devenir elle-même génératrice de mobilité (Mary, Bava). Historiquement, l’exil a souvent été causé par les persécutions religieuses. La religion peut aussi transformer l’expérience migratoire (Le Gall, Bava). Selon Bava, « la condition de migrant génère des nouveaux modes d’investissements religieux ». Ainsi, la religion renforce les liens transnationaux en créant des sites et des moments privilégiés pour les déplacements des migrants vers le pays d’origine (voir aussi Charbit et al. 1997 ; Meintel 2000). Enfin, les migrations transnationales de notre époque offrent une perspective idéale pour étudier la religion dans la mesure où le religieux se revendique à travers la mobilité dans l’espace. Les pratiques religieuses des migrants ne sont ni les répliques exactes de celles du pays d’origine, ni des constructions complètement nouvelles (Bava, Le Gall). Elles se construisent à la fois en relation avec le lieu d’origine et la société d’immigration, mais aussi à partir des « entre-lieux » qui articulent les liens transnationaux.

Dans la perspective du mouvement géographique du religieux et de son lien avec la migration internationale, l’impact des religions « venues d’ailleurs » sur les sociétés occidentales reste un thème relativement peu exploré mais dont la pertinence se manifeste déjà dans certaines métropoles comme Montréal et Paris. Les religions néo-évangéliques en sont un exemple intéressant (Aubrée), qui montre que la pénétration de ces mouvements religieux se fait sentir tant chez les populations immigrantes que parmi les groupes nationaux. Ces nouvelles formes de religiosité, dans le contexte de la migration, s’étendent à diverses populations immigrantes. À Paris, l’Église Universelle du Royaume de Dieu d’origine brésilienne, décrite par Marion Aubrée, est fréquentée, par exemple, par des Brésiliens, des Portugais, des Africains et des Pakistanais. Dans certains cas, la présence de ces nouveaux mouvements religieux dans le paysage urbain acquiert une grande visibilité qui provoque une contestation ouverte, comme dans le cas de l’Église Universelle du Royaume de Dieu à Paris et celui de la construction d’une mosquée à Brossard (Montréal). Par contre, dans la majorité des cas, les nouveaux groupes religieux restent dans l’ombre, en raison du peu de moyens financiers et logistiques dont ils disposent. Cependant, leur présence modifie l’environnement religieux des populations nationales. L’exemple à Paris de la popularité de certains marabouts africains auprès d’une clientèle d’origine antillaise et auprès de Parisiens non immigrants est très significatif. De nouvelles recherches feront sans aucun doute état de convertis aux religions des migrants chez les « majoritaires »[1]. Dans les sociétés occidentales, ce brassage religieux peut aussi impliquer d’autres traditions culturelles telles que les Hare Krishnas (Social Compass 2000).

Il est évident que dans une logique postcoloniale, le mouvement du religieux à travers les frontières s’étend au-delà des sociétés occidentales. L’effet de la migration du religieux sur les sociétés occidentales, tant au niveau des individus que des idées religieuses, reste en grande partie influencé par le volume de la migration transnationale vers les anciennes métropoles de la colonisation. Le religieux a toutefois depuis longtemps migré dans le sens inverse. L’impérialisme européen associé à la colonisation et le prosélytisme des missionnaires marquent le début de la mondialisation du christianisme ; ses répercussions sur les sociétés colonisées ont été décrites longuement dans la littérature. Des études plus récentes reconsidèrent le rôle du christianisme dans l’avènement des nouvelles tendances chrétiennes, principalement les Églises indépendantes, dans le processus de la mondialisation des référents religieux. Marion Aubrée et Marie Nathalie LeBlanc font chacune l’analyse de ces nouvelles tendances néo-chrétiennes en examinant l’influence de diverses Églises d’obédience évangélique. Par contre, les dynamiques marquant cette mobilité du religieux se façonnent aussi par rapport à des liens qui s’étendent à une échelle régionale plutôt qu’internationale. Un exemple de cette régionalisation est à trouver dans l’influence dont l’Église Alandura du Nigeria ou les mouvements prophétiques d’inspiration béninoise ou libérienne jouissent en Afrique de l’Ouest (Mary, LeBlanc). Ce mouvement transrégional implique aussi des enjeux locaux qui sont spécifiques aux diverses sociétés. L’exemple des rapports économiques et des relations entre les générations en atteste (LeBlanc, Mary). De plus, certains mouvements religieux, comme le christianisme, s’imbriquent dans les dynamiques historiques de la colonisation qui tissent, en partie, les liens contemporains de la globalisation. D’autres mouvements religieux se sont manifestés au-delà des paramètres de ces relations. L’histoire de l’islamisation en Afrique de l’Ouest en est un exemple. Ainsi, le religieux voyage à travers les frontières à une échelle planétaire, mais aussi à une échelle régionale, forgeant des mémoires collectives, à la fois locales et mondiales.

Comme le souligne André Mary, la mobilité du religieux ne s’actualise pas seulement à travers « le passage des frontières » et « les parcours migratoires » ; elle se vit aussi dans l’imaginaire des acteurs religieux. Cet imaginaire, cette mémoire collective, crée de nouveaux univers communautaires et de nouvelles formes de religiosité qui redéfinissent les relations entre le profane et le sacré. Ces dernières s’expriment entre autres par l’entremise des visions et des songes de vocation, dans les récits de conversion et aussi dans les rapports avec le monde des esprits (Mary, LeBlanc, Meintel).

Dans plusieurs cas, ces nouveaux univers religieux articulent diverses influences religieuses. Quoique la mobilité des individus entre les religions, ou entre les diverses manifestations d’une même tendance religieuse, soit souvent décrite dans les termes d’une rhétorique de la conversion — ou de « conversion interne » comme le dit LeBlanc —, certaines « strates symboliques » antérieures persistent. Les cas de la sorcellerie et de la vénération de la Vierge ont souvent été retenus dans la description de tels phénomènes. La mobilité à travers les univers religieux peut aussi se manifester dans le cumul d’affiliations et le bricolage individualisé. En fait, dans la littérature anthropologique, l’interpénétration des religions a principalement été décrite en termes de syncrétisme. Pour certains auteurs, le syncrétisme au niveau des pratiques et croyances religieuses, le bricolage et les parcours religieux thérapeutiques individualisés constituent des marqueurs du religieux en Afrique, tant dans la description des pratiques du christianisme que de celles de l’islam. Toutefois, cette fluidité religieuse semble aussi marquer les dynamiques religieuses propres à l’Occident. Deirdre Meintel décrit le brassage de différentes traditions chrétiennes au sein du spiritualisme à Montréal (voir aussi Fonseca 1991). Bien qu’il soit possible que les dynamiques récentes de la mondialisation aient accentué ces bricolages religieux en Occident, il nous semble fort probable que, dans le passé, ces derniers aient été occultés par les chercheurs en raison de leurs propres tendances à essentialiser les identités religieuses et à considérer le syncrétisme comme pathologique (Shaw et Stewart 1994).

Par contre, dans la majorité des cas, les conversions et les révélations reposent sur la rhétorique du changement et de la coupure avec le passé, tant individuel que collectif. Alors que, comme nous l’avons indiqué précédemment, la mouvance d’un univers religieux à un autre, ou d’un espace géographique à un autre, ne comporte pas nécessairement un rejet des pratiques antérieures, il semblerait que la mouvance du religieux entraîne aussi les fidèles dans des univers symboliques très différents des traditions culturelles dont ils proviennent (Aubrée, LeBlanc). La cohabitation de ces divers univers symboliques implique une redéfinition de la subjectivité (Mary, Meintel, LeBlanc). Dans certains cas, celle-ci s’opère à travers un processus d’individualisation, tandis que, dans d’autres cas, elle s’applique aux contours de la communauté de référence.

En guise de conclusion, nous soulignerons qu’en plus d’offrir de nouveaux regards sur la religion, l’étude des rapports entre la religion et la globalisation permet aussi de mieux appréhender cette dernière. Le texte d’Aubrée comme ceux de Mary, Bava et LeBlanc montrent qu’il ne s’agit pas d’un mouvement linéaire du centre vers la périphérie, et que les « centres » se déplacent et se multiplient. Dans la nouvelle mobilité polymorphe du religieux, les mondes se rencontrent, banalisant ainsi les pratiques religieuses qui ont semblé « exotiques » à l’anthropologie d’autrefois, comme la sorcellerie, la réincarnation et la « visualisation ». L’« Occident » se rapproche étrangement du « Tiers-monde », tandis que son propre passé religieux apparaît beaucoup plus exotique et lointain ; par exemple, l’éducation catholique des générations nées avant les années soixante au Québec ou la culture populaire décrite dans certains romans de l’auteur québécois Michel Tremblay ne sont plus aujourd’hui que des souvenirs ou du folklore.

Ainsi, l’étude des dynamiques de la globalisation permet de considérer la religion au-delà de l’essentialisme et de la territorialité trop souvent imputés aux phénomènes identitaires. Et c’est peut-être grâce à cette nouvelle forme de proximité entre les diverses sociétés que la tendance à réduire la religion à d’autres éléments, par exemple à un support psychologique et communautaire ou à un apanage de l’identité ethnique, laisse place à une ouverture plus grande envers les croyances des autres.