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Voyez l’homme qui s’éteint à la fin d’une longue vieillesse : il meurt en détail, toutes ses fonctions extérieures finissent les unes après les autres, tous ses sens se ferment successivement […].

X. Bichat (1802) (cité par Le Breton 1990 : 147, mes italiques)

Introduction

Le médicament ne figure pas parmi les thèmes centraux des études sociales sur le vieillissement et la vieillesse. Incontournable lorsqu’il est question des personnes âgées, il se présente le plus souvent comme objet périphérique, prolongement de la réflexion sur le corps, la maladie, la mort (Corin 1982 et 1985 ; Le Breton 1990 ; Conway et Hockey 1998 ; Haug et al. 1998). C’est en fait largement à travers l’épidémiologie et la santé publique que se sont développées les études sur la consommation de médicaments chez les personnes âgées (Tamblyn et al. 2001 ; Logan et al. 2000 ; Mort et Aparasu 2000).

Le présent article prend le contre-pied cette perspective en empruntant une approche socioculturelle pour lire la problématique de la vieillesse dans ses rapports avec le médicament ; il repose sur des recherches que nous avons menées au cours des dernières années[1]. L’article appréhende le phénomène « médicament » à travers trois énoncés : le « médicament-obligation » comme qualificatif de la relation des personnes âgées au médicament ; le « médicament-concession » en tant que trame de fond de la relation thérapeutique entre médecin et patient âgé ; le « médicament-compassion », enfin, comme métaphore du rôle des médicaments psychotropes par rapport au statut actuel de la vieillesse dans les sociétés occidentales.

Ces trois cas de figure ne dépeignent pas les attitudes des personnes âgées telles qu’elles ressortent de nos recherches, mais correspondent plutôt à trois grandes représentations qui circulent dans les écrits scientifiques et sur lesquelles cet article veut porter un regard critique. Le « médicament-obligation », quoique présent dans le discours des personnes âgées, s’inscrit dans un rapport complexe et non monoli-thique dont il convient ici de rendre la nuance. Le « médicament-concession » appelle, quant à lui, un certain renversement de perspective, la concession n’étant pas l’apanage des médecins. Le troisième cas de figure, celui du « médicament-compassion » suggère finalement un déplacement du regard, du mal-être comme état clinique au mal-être comme dérogation face à une certaine norme sociale d’autonomie et d’activité.

La vieillesse, ce « continent gris »[2]

Aborder ce thème engage une réflexion sur le rapport au temps dans notre société. Le processus de vieillissement renvoie à la notion de trajectoire, de parcours et de fin de vie. C’est le « temps métabolisé » selon l’expression de Le Breton. L’idée en somme d’une progression linéaire et irrémédiable vers une détérioration de son corps, une défection progressive de ses capacités, vers un environnement socio-affectif de plus en plus exsangue. Il est vrai, comme l’ont souligné plusieurs, que nos sociétés ont une vision déficitaire de la vieillesse (Corin 1982). Les personnes âgées se situeraient à contre-courant des valeurs prédominantes axées sur le rendement, la performance, le dynamisme, la vitesse, l’instantanéité. Notre époque serait en effet caractérisée par une propension au recentrage sur le présent et au « surinvestissement narcissique de l’espace tempo-rel » (Corin 1985). Nos sociétés occidentales avancées génèrent, chez l’individu, le développement d’un narcissisme hédoniste, centré sur lui-même (Lipovetsky 1983). L’individu postmoderne a perdu foi, globalement, dans le politique pour changer la société et nourrit une indifférence définitive envers le passé et envers l’avenir. Il fonctionne par contre en parfaite concordance avec une société de consommation qui valorise le confort individuel physique et psychologique auquel il aspire. Une telle posture conduit à occulter l’interrogation sociale alors posée par la vieillesse, et d’autant plus que face à l’angoisse du processus de détérioration auquel est confrontée la personne âgée, la société ne fournit plus « les repères qui lui permettent de penser son maintien et sa continuité symbolique, par delà sa disparition physique : que ce soit à travers sa position dans une suite de générations ou en référence à une certaine conception de l’au-delà » (Corin 1985 : 477).

À ce stade où nous sommes de « l’avancée individualiste »,

[L]e corps devient le refuge et la valeur ultime, ce qui reste quand les autres se font évanescents et que toute relation sociale se fait précaire. Le corps demeure l’ancre, seule susceptible de river le sujet à une certitude, encore provisoire certes, mais par laquelle il peut se rattacher à une sensibilité commune, rencontrer les autres, participer au flux des signes et se sentir toujours en prise sur une société où règne l’incertitude. Les sociétés occidentales, confrontées à une désymbolisation de leur rapport au monde, où les relations formelles l’emportent toujours davantage sur les relations de sens (et donc de valeurs), engendrent des formes inédites de socialisation qui privilégient le corps, mais le corps ganté de signes éphémères, objet d’un investissement croissant.

Le Breton 1990 : 159

Un rapport au temps ancré sur le présent et un rapport au corps visant l’ultime de l’apparence et du confort ne sont guère propices à la valorisation de ce qu’incarnent la vieillesse et le vieillissement. Sagesse, expérience, racines et projection dans l’avenir représentent alors des constructions sémantiques dépassées, qui se traduisent socialement par la marginalisation des personnes âgées. Cette marginalité imposée et fortement intériorisée nous renvoie au concept de stigmate (Goffman 1975), que des auteurs ont métaphorisé dans l’expression « mask of old age » (Conway et Hockey 1998). Il y a non seulement stigmate, mais distanciation entre la présentation de soi et son rôle dans la vie de tous les jours.

Le corps est bien celui qui trahit l’âge qu’à un certain moment, on ne peut plus camoufler. C’est bien le corps, et les signes de vieillissement qui l’envahissent progressivement, qui entraînent cette distance entre soi et l’image de soi comme vieux, ce qui a inspiré à Simone de Beauvoir la réflexion suivante : « la vieillesse est partiellement difficile à assumer parce que nous l’avions toujours considérée comme une espèce étrangère : moi, je suis devenue une autre, alors que je demeure moi-même » (de Beauvoir 1970 : 301). Le corps vieux est un marqueur d’identité sociale, d’une image déficitaire d’autant mieux intériorisée que ce corps, manifestant déjà ses limites de façon récurrente, devient un corps-prison lorsqu’il est atteint de maladies chroniques graves.

La vieillesse partage plusieurs caractéristiques avec la maladie chronique. Dans un cas comme dans l’autre, il y a rupture biographique. Comme celle du malade chronique, l’identité de la personne qui entre dans la vieillesse (entrée symbolisée socialement par le retrait de la vie active) est reliée au temps d’une manière singulière : aucun retour à une identité antérieure n’est pensable (Bury 1982 ; Corbin et Strauss 1987). Les activités sociales et les relations avec les proches sont profondément modifiées. Il faut en outre repenser l’organisation des structures qui encadrent le rapport social et instrumental au quotidien (Charmaz 2000 ; Kirchgassker et Matt 1987).

De fait, l’univers discursif des personnes âgées, qu’elles soient ou non en bonne santé, témoigne de l’intériorisation d’une image déficitaire de la vieillesse. La corporéité des personnes âgées trahirait inévitablement des incapacités grandissantes, au niveau physiologique et psychologique. L’une d’entre-elles, interviewée dans le cadre d’une de nos enquêtes[3], en décrit ainsi le processus : « Plus tu vieillis, plus tes artères durcissent […] elles croutonnent ». En vieillissant, « la rétine se désagrège », « les os et les muscles épaississent», « la mémoire s’embrouille ». Chacun à sa façon reprend à son compte l’image largement véhiculée selon laquelle le vieillissement est un processus de perte, et la vieillesse, une fin de parcours. Comme l’explique une autre participante à l’étude : « [...] quand tu as vingt ans, quand tu as trente ou trente-cinq ans, tu as des projets à long terme, la maison, la voiture à payer […] mais à mon âge, c’est terminé ». Une telle perception rend illusoire, aux yeux de la société comme à ceux des personnes âgées, les projets à long terme ou les actions engageant un travail sur soi, un changement d’attitudes et de comportements. Cette tension vers le « rétrécissement » de la vie et de ses plaisirs est d’ailleurs magnifiquement rendue dans le roman de Nancy Huston, Dolce Agonia (2001).

Le temps bloqué (sans possibilité de projection dans l’avenir) et le temps nié (la focalisation sur l’instant présent) côtoient cependant des perspectives plus positives où domine le temps-récompense. Ainsi pour certains travailleurs manuels, la retraite permet enfin d’engager un rapport autre qu’instrumental à leur corps souffrant. L’un d’entre eux, mécanicien, a subi trois opérations à coeur ouvert (pontages) au cours des vingt dernières années. Chaque fois, le retrait de la vie active, fortement suggéré par les médecins, s’avérait illusoire et incompatible avec les obligations de survie matérielle. Maintenant, il est à la retraite. Les loisirs ont remplacé le travail, si bien qu’il considère profiter enfin de ce qui constitue sa « récompense ». Il en est à l’étape d’aller « tranquillement », de se « laisser aller », de se « laisser vivre ».

Dans cette phase de l’existence où le temps, à travers son travail sur le corps, devient une donnée incontournable, le médicament occupe une place centrale. Il représente le rempart contre la mort, l’assurance d’un contrôle, d’une certaine prise sur l’évolution de la maladie chronique. Le médicament aide à supporter la souffrance en procurant temporairement l’évasion de ce corps-prison, où la douleur occupe tant qu’elle empêche tout contact avec l’extérieur de soi. Mais il figure également parmi les stratégies pour échapper au stigmate de la vieillesse, pour empêcher le déséquilibre qui conduit à la maladie. Dans son extériorité, le corps vu ou agissant exprime, par le recours au médicament, une tension vers l’action et l’autonomie, si précieuses pour échapper à l’image accolée à la vieillesse. À travers ces fonctions qu’on lui attribue de contrôler ou contenir les problèmes de santé, soutenir le corps, réguler l’humeur, le médicament permettrait d’échapper à ce rapport au temps implacable et inflexible, ce temps-sursis, ce temps-défi et ce temps-menace. Son importance dans l’existence de la plupart des personnes âgées n’en fait pas pour autant un objet strictement technique et dénué de signification symbolique.

Le médicament-obligation : le rapport des personnes âgées au médicament

Le rapport des personnes âgées au médicament dans les sociétés occidentales contemporaines semble tenu pour acquis. Il s’agirait d’un rapport utilitaire et obligé. Les très nombreuses études épidémiologiques et les préoccupations de santé publique qui y sont associées accordent en conséquence une place importante au fait que les personnes âgées ne respectent pas toujours les prescriptions (Haynes et al. 1979 ; Claesson 1999 ; Blenkiron 1996). Ce rapport « médicament-obligation » mérite toutefois d’être déconstruit, notamment l’idée que les personnes âgées nourrissent une attitude confiante envers les médicaments, les multiples maladies dont elles souffrent ne leur en laissant guère le choix. Il s’avère en fait qu’elles ont fréquemment des craintes et des réserves envers les médicaments (Collin 2002). Par ailleurs, les personnes âgées ne sont pas, à l’instar de ce que suggère un autre postulat largement répandu, les réceptacles passifs des directives professionnelles quant à la gestion de leurs maladies et de leurs médicaments. Comme des personnes plus jeunes atteintes de maladies chroniques, elles développent des stratégies qui leurs sont propres et régulent leur rapport aux médicaments dans le quotidien (Lerner 1997 ; Conrad 1985). Enfin, il faut souligner que leurs attitudes envers les médica-ments sont largement tributaires de leurs expériences de maladie d’une part, et de leur rapport aux médecins et au système de santé d’autre part.

Selon Conway et Hockey (1998), le fait d’expliquer la maladie par la vieillesse aurait pour effet d’éliminer le sens des responsabilités envers sa propre santé, ce qui ne se vérifie pas dans le cas de nos recherches. Ce cumul d’expériences diverses ainsi que la longueur de la trajectoire de maladie donne lieu à l’élaboration de théories étiologiques personnelles, le plus souvent étroitement articulées aux événements et circonstances du premier contact vécu avec la maladie grave ou chronique. De fait, elles se structurent souvent autour d’une maladie-phare. L’arthrite, les problèmes cardiaques et les pertes sensorielles sont les plus emblématiques. L’arthrite l’est pour tout ce qu’elle évoque de détérioration, de douleur et d’obstacle à la fonctionnalité dans le quotidien lorsqu’elle atteint son paroxysme. Les pertes sensorielles, de l’ouïe ou de la vue, incarnent également la vieillesse parce qu’elles sont sans retour et parce qu’elles témoignent de ce rétrécissement des plaisirs et du rapport au monde. Elles constituent des maladies-phares également par la symbolisation de la notion de perte du contrôle de son environnement et des moyens pour y faire face. Le coeur malade, enfin, représente l’usure, l’affaiblissement, la fragilisation. Il incarne aussi la cassure, la défectuosité de la pièce que l’on peut néanmoins réparer, ce qui renvoie davantage à une vision mécaniste du corps. Les pontages, par exemple, symbolisent ce rafistolage d’une pièce brisée qui permet un sursis, un recommencement un peu étriqué certes, mais qui déjoue le travail menaçant du temps sur le corps usé.

À cette étape, la question se pose donc de savoir qui exerce le contrôle sur la santé : la personne concernée elle-même ou bien le système de santé par le biais du médicament? Le concept de « locus de contrôle » dans l’espace de la santé et de la maladie se présente, à cet égard, comme révélateur d’attitudes assez nettement différenciées envers le médicament (Calnan 1989). Le discours des personnes âgées qui ont participé à l’une de nos études nous a révélé quatre trames dans la modulation des attitudes relatives à la maladie, au système de santé et au médicament[4]. Tout d’abord, deux groupes se distinguent parmi les personnes âgées très orientées vers l’autogestion de leur santé et correspondant à la définition « classique » de sujets présentant un « locus de contrôle interne ». Dans le premier groupe, l’autogestion est orientée vers le maintien de la santé et dans le second, les efforts se portent sur la gestion attentive de maladies chroniques caractérisées notamment par la douleur (comme l’arthrite entre autres, mais également les maux de ventre, de dos, etc.).

Les personnes âgées du premier groupe ont en commun de ne connaître aucun problème de santé ou seulement des ennuis mineurs. Elles partagent toutes une attitude de méfiance envers le médicament et modulent leurs activités et habitudes de vie pour éviter d’avoir à en prendre. Elles adoptent une posture de prévention au sens classique du terme. Le médicament chimique, biomédical, est potentiellement porteur de maladie, parce qu’il entraîne des effets secondaires dans le sillage de son efficacité ; celle-ci constitue, avec la toxicité, l’un des deux pôles d’un même continuum. De plus, le médicament chimique est, à leurs yeux, le signe annonciateur d’une carrière de malade, l’entrée dans le processus irréversible de la détérioration du corps, dans l’engrenage qui aboutit à cette « mort en détail » décrite par Bichat. Il incarne, dans la chronicité, le stigmate de la vieillesse.

Les personnes du deuxième groupe sont aux prises avec une douleur chro-nique, qui devient par moment incapacitante. Elles nourrissent une confiance indé-fectible envers le médicament, que cette attitude s’accompagne ou non d’une semblable ouverture envers les médecins et le système de santé. Le médicament est l’outil indispensable à partir duquel ces malades peuvent contrôler, atténuer, repousser la douleur associée à des maux incurables. Il représente en lui-même le pouvoir de guérir et l’expertise de la bio-médecine. Certaines personnes âgées s’efforceront, dans cette gestion, de respecter les directives médicales ; davantage critiques envers le système de santé, les autres se fonderont sur leur propre compré-hension et expérience de la maladie pour moduler leur recours au médicament.

Dans ces deux groupes de participants exerçant un « locus de contrôle interne » sur la santé, nul besoin d’intermédiaire entre eux et le médicament. Ce dernier constitue l’outil qui incarne en soi le meilleur et le pire de l’efficacité de la bio-médecine.

Les deux autres groupes penchent vers un « locus de contrôle externe ». Les uns se fondent sur la conviction que le report sur l’expertise du médecin est le meilleur garant de la gestion de leurs maladies, les autres sur une croyance forte en la fatalité pour expliquer la survenue et la trajectoire de leurs maladies. Dans le premier cas, les individus sont pour la plupart atteints de problèmes cardio-vasculaires. C’est le suivi médical – un suivi attentif accompagné de tests de laboratoires périodiques et, bien sûr de médicaments – qui assure le contrôle des maladies chroniques. La notion de contrôle est ici essentielle en ce qu’elle reflète toute la confiance investie dans un agir extérieur à soi. Le médicament est le prolongement du médecin. Il constitue un outil de contrôle qui doit être manié par des experts.

Les participants du dernier groupe, enfin, partagent cette conviction que la fatalité, le hasard, l’hérédité ou tout simplement le vieillissement, bref quelque chose d’extérieur à eux et sur quoi ils n’ont aucune prise, est à l’origine de leurs problèmes de santé[5]. Ni l’idée de prévention ni même celle de contrôle ne sont véritablement prises en compte. Le médicament devient alors, plus que dans tous les autres groupes, un instrument indispensable pour soulager immédiatement, mais qu’il faut reconduire sans cesse, et dont ils dépendent entièrement. Le médicament se substitue à toute pratique préventive visant à éviter que le problème ne s’amplifie (par exemple manger moins épicé lorsque des problèmes d’ulcère d’estomac sont connus). Bien plus qu’un simple outil, il devient presque organi-quement un appendice, un prolongement, une prothèse, à partir duquel le corps malade parvient à continuer à fonctionner. Il compense ce qui est conçu comme un déficit corporel irréversible.

Le médicament-obligation est dès lors le reflet d’une réalité partagée par une large majorité de personnes âgées. Toutefois, il est loin de s’inscrire comme un objet neutre dans un rapport instrumental à la vieillesse et à la maladie. Hautement symbolique et chargé au niveau émotif, il protège, contrôle, et même suspend la marche du temps face à la maladie et à la vieillesse.

Le médicament-concession : la relation thérapeutique entre médecin et personne âgée

L’énoncé de « médicament-concession », quant à lui, suggère que la dyna-mique sous-tendant la relation thérapeutique fait une large place au médicament et que celui-ci constitue l’objet principal des attentes des patients âgés envers leur médecin lors de la consultation médicale. La consommation inadéquate, la sur-consommation ou la sous-consommation relevées dans l’analyse du rapport des personnes âgées au médicament ont en effet orienté une grande partie de la recherche causale vers les déterminants de la prescription. Les nombreuses études sur cette question font état de trois types de déterminants : ceux qui concernent les caractéristiques des médecins prescripteurs (Beall et al. 1996 ; Monette et al. 1994), ceux qui relèvent du contexte de leur pratique (Tamblyn 1997 ; Davidson et al. 1994) et finalement, l’interaction entre patients et médecins lors de la consultation.

Dans le cadre de la relation entre patients et médecins, les écrits témoignent amplement de la centralité du médicament et de son rôle symbolique (Helman 1981 ; Montagne 1988). La nature même de cet objet technique permettrait de réifier la maladie, la douleur, et de faire converger des perspectives profanes et professionnelles éventuellement divergentes vers cette issue concrète (Van der Geest et al. 1996 ; Sachs et Tomson 1992). Peu d’expériences humaines ont une puissance symbolique aussi manifeste que les actes ordinaires de prescrire et d’ingérer des médicaments (Pellegrino 1976). Les significations attachées à ces actes dépassent de beaucoup les propriétés proprement pharmaceutiques attribuées aux substances. L’acte de prescrire peut signifier la sollicitude du médecin envers son patient. Il peut représenter le transfert du pouvoir de guérir, depuis les mains du médecin vers celles du malade. En donnant au clinicien le sentiment d’agir sur la situation, la prescription est également susceptible d’atténuer le sentiment d’incertitude ou d’impuis-sance qu’il éprouve face à la manifestation de problèmes complexes et mal codifiés.

Dans le cadre de la relation thérapeutique, le médicament assume donc une fonction métaphorique dans la mesure où il incarne un objet concret de soulagement ou encore la preuve tangible d’un état de maladie. Mais par ailleurs, il exerce également une fonction métonymique lorsqu’il est perçu comme incorporant en lui-même l’expertise du médecin et sa capacité de soigner. De ce fait, le médicament comme substance peut être dissocié des savoirs experts et exister de façon autonome par rapport aux soins médicaux (Van der Geest et al. 1996). Cette dissociation se manifeste à travers une « attrition » du rôle du médecin, dès lors considéré essentiellement comme prescripteur, dans des contextes cliniques où domine l’incertitude ou encore l’impuissance médicale face à la maladie.

L’importance accordée au médicament dans cette rencontre ritualisée entre médecin et patient est d’ailleurs largement appuyée par les résultats d’enquêtes auprès des cliniciens. À leurs yeux, le médicament serait l’objet premier des attentes de leurs patients lors de la consultation (Bradley 1992 ; Schwartz et al. 1989), croyances d’autant plus soutenues lorsqu’il s’agit de personnes âgées. De fait, l’exploration des motifs conduisant à la décision de prescrire montre que la pression de la demande, l’inconfort à refuser, le désir de conserver une relation de confiance sont autant d’éléments qui expliquent des pratiques de prescriptions jugées inadéquates en regard des normes cliniques (Collin et al. 1999 ; Schwartz et al. 1989 ; Weiss et al. 1996)[6]. Toutefois si le médicament est bel et bien présent en fin de consultation lors de la prescription ou represcription, il s’agit le plus souvent d’un geste silencieux (Collin 2002). Il devient alors nécessaire d’aller au-delà des échanges verbaux concernant le médicament lors de la consultation entre médecins et patients âgés pour en saisir, à travers l’analyse de l’inter-action, les fonctions manifestes au sein de la relation thérapeutique.

Plutôt que d’appréhender la relation thérapeutique sous l’angle d’un pouvoir médical qui s’impose, comme l’ont fait plusieurs auteurs jusqu’ici (Roter 2000 ; Straand et Rostad 1999 ; Di Matteo 1993), la notion d’interaction permet cependant d’envisager l’espace clinique comme une « aire de jeu » où les acteurs tentent de mobiliser leurs ressources et leur savoir-faire et de s’influencer réciproquement ; un espace de négociation, en somme (Goffman 1974). Pour ce faire, ces derniers s’appuient sur des cultures éventuellement en conflit, l’une profane et l’autre professionnelle. Ces cultures différenciées sont organisées en systèmes référentiels, c’est-à-dire balisées par l’ensemble des croyances, savoirs et ressources que détient chaque acteur pour interpréter la maladie et agir sur elle (Freidson 1987).

En effet, le clinicien construit la réalité morbide à partir d’un ensemble de critères acquis au cours de sa formation et de sa pratique, de même que sur la base de sa plus ou moins grande adhésion aux valeurs et idéaux de sa profession (Baszanger 1989). De son côté, le patient appréhende les changements d’états qui surviennent dans sa vie dans le contexte large de sa biographie, de son identité et de son devenir (Good et Delvecchio-Good 1981). Lors de la consultation, les médecins élaborent et expriment leurs modèles explicatifs des problèmes de santé pour lesquels ils sont consultés. À travers la formulation de la plainte, les patients exposent également, sous une forme plus ou moins achevée, leurs propres modèles explicatifs de la maladie (Kleinman 1980). La prise en compte de ces considérations produit un effet de décentrement par rapport à la lecture biomédicale de la maladie et réinscrit la réalité clinique dans son contexte social et culturel plus large. Le langage n’est plus ici une simple doublure du symptôme. Par delà l’ancrage proprement biologique de la maladie et de la souffrance, ces dernières sont d’abord et avant tout des expériences humaines qui traduisent, dans un langage culturel approprié, une série de tragédies personnelles.

Le contexte de la consultation médicale, c’est-à-dire l’histoire relationnelle entre médecins et patients, est également à prendre en compte. La distance sociale est susceptible d’influencer l’interaction, car elle peut creuser les écarts entre acteurs en termes de niveau socio-économique et de capital culturel. Cela passe par la limitation du flux d’informations transmises de part et d’autre, ou encore par l’infléchissement du ton des échanges. Se trouvant devant un professionnel bénéficiant d’un capital culturel élevé, dans un contexte où ses compétences sont explicitement sollicitées, une personne de milieu défavorisé appelle la directivité et le paternalisme du médecin, d’autant plus si elle éprouve un sentiment de gêne et de réserve (McKinlay 1975). En contrepartie, le degré de familiarité lié à la fréquence des rencontres entre les deux protagonistes ainsi qu’à la nature des motifs de la consultation auraient pour effet d’atténuer la distance sociale (Boltanski 1971). En témoignent d’ailleurs l’intensité de contact avec le système de santé et le cheminement requis dans l’auto-prise en charge de la maladie chez des personnes atteintes de problèmes chroniques (Conrad 1990).

La relation thérapeutique qui s’établit entre médecins et personnes âgées se fonde sur ce cadre conceptuel esquissé à grands traits, mais elle comporte des spécificités qui révèlent les fonctions du médicament sous un autre angle. La vieillesse sous-tend en effet, dans sa condition clinique, trois phénomènes. Premièrement, la plainte du patient est socialement attendue, puisque la maladie représente en quelque sorte la vieillesse objectivée à travers les conditions corporelles auxquelles elle renvoie. Deuxièmement, la condition physique et le fait que plusieurs maladies chroniques sont souvent en jeu génèrent un niveau élevé d’incertitudes, tant chez les médecins que chez les patients. En effet, les personnes âgées ont développé des attitudes d’attention au corps généralement plus aiguës que les individus moins exposés à la maladie. À travers l’expérience de leur corporéité, elles ont acquis une capacité de déchiffrement qui les rend à la fois attentives à toute modification de leurs problèmes chroniques et inquiètes par rapport à leur issue. Quant aux médecins, ils se trouvent souvent devant un tableau clinique complexe, aux prises avec des symptômes qui interfèrent et se brouillent mutuellement.

Troisièmement enfin, la consultation médicale se présente plus que jamais comme un objet non monolithique. Plutôt que de recourir au système de santé pour un problème aigu ou encore pour le suivi d’une maladie chronique unique  – cas de figure les plus fréquemment étudiés (Conrad 1990) – les motifs de consultation chez les personnes âgées sont souvent multiples. De nombreux problèmes de santé sont abordés lors d’une même consultation, ce qui introduit un décentrement par rapport à la finalité de la consultation. On constate alors une modulation des interactions et de la négociation en fonction des maladies ou malaises abordés au cours de la rencontre.

L’analyse de consultations médicales entre personnes âgées et médecins de famille montre en effet que de part et d’autre, les problèmes de santé n’ont pas la même priorité. L’importance accordée à ces problèmes lors de la rencontre varie en fonction d’une hiérarchie souvent divergente. Au cours des 55 consultations scrutées dans le cadre d’une de nos recherches[7], 131 problèmes de santé ont été discutés, parmi lesquels les douleurs localisées, l’hypertension et les problèmes cardiaques constituaient les plus fréquents. Des échanges concernant les douleurs, la plupart ont été commencés par les patients âgés, alors que les médecins sont, le plus souvent, les instigateurs des discussions sur les problèmes cardio-vasculaires. Il est vrai que ces maladies constituent l’une des préoccupations majeures des cliniciens envers leurs patients âgés, puisque l’issue peut en être fatale et engage d’une façon particulièrement directe leur responsabilité professionnelle. Souvent asymptomatiques, notamment lorsqu’il s’agit d’hypertension, ces problèmes se traitent à l’aide de médicaments qui, eux, entraînent des effets secondaires importants. En contre-partie, l’inconfort et l’inquiétude générées par les douleurs (souffrances physiques ou psychologiques) constituent souvent le motif premier de la consultation pour les personnes âgées, bien qu’elles suscitent davantage d’impuissance que d’inquiétude chez leur médecin.

Le médicament, dans un cas comme dans l’autre, devient alors objet de concession. Lorsqu’il s’agit de l’hypertension, le médicament prescrit se heurte à la résistance des patients âgés, résistance le plus souvent implicite, mais se traduisant, à terme, par un taux d’inobservance très marqué (Coambs et al. 1995). Dans ces contextes cliniques où la médecine triomphe ou, à tout le moins, contrôle la maladie, la relation patient-médecin demeure ainsi largement fondée sur le déséquilibre des compétences et des responsabilités. L’autorité du médecin provient alors de l’expertise qu’il ne partage pas avec le patient mais qui lui confère en contrepartie tout le poids de la responsabilité. Le médicament-concession désigne alors la concession faite par le patient envers l’ordonnance médicale, en pleine reconnaissance de l’expertise et de la responsabilité professionnelle qui y sont liées.

Dans le cas de la douleur, qu’elle soit physique ou morale, elle conduit également à une situation de négociation et de concession. Dans un contexte de consultation où la pathologie est floue et où l’incertitude médicale face au diagnostic est élevée, comme c’est le cas lorsque la plainte exprime un mal-être psychologique, il y a plutôt reconnaissance d’une compétence profane de la part du clinicien et transfert d’une partie de la responsabilité vers le patient. En effet, l’anxiété ou la dépression sont des pathologies floues, difficiles à identifier et à dépister à partir des tests diagnostiques habituels. Nourrie par l’absence de ces soutiens technologiques, l’incertitude médicale confère à la description des symptômes un poids prépondérant dans l’établissement du diagnostic.

C’est également le cas devant des problèmes chroniques envers lesquels la bio-médecine reconnaît ses limites et son impuissance comme pour l’arthrite. Tout se passe comme si, en reconnaissant une certaine compétence au patient, le médecin finissait par atténuer du même coup le poids de sa propre responsabilité. La pression de la demande de soulagement à l’aide d’un médicament est alors forte, et le médecin la prend en considération. D’où la décision de prescrire, geste que l’on doit également à la valorisation de l’action propre à la mentalité du clinicien en vertu de laquelle, en cas de doute et devant un diagnostic difficile à établir, il vaut mieux agir concrètement que de ne pas intervenir (Freidson 1987). Le médicament-concession est bien alors celui que le clinicien concède à son patient sous la pression de sa demande.

Le médicament-compassion : psychotropes et vieillissement

La consommation croissante de médicaments psychotropes et l’élargissement continuel du registre de leur utilisation soulèvent nombre de questions, notamment quand il s’agit des personnes âgées. Le phénomène touche de 20 à 30 % de la population non institutionnalisée et s’avère particulièrement préoccupant compte tenu des effets qui lui sont potentiellement associés (troubles cognitifs ou psycho-moteurs, dépendance) (Tamblyn 1997 ; Collin 2001). La plupart des études qui cherchent les facteurs de la consommation de médicaments psychotropes dans ce groupe d’âge partent du postulat que des problèmes psychologiques préexistent. On invoque la diminution du bien-être psychologique, voire l’apparition d’une détresse se manifestant par l’anxiété, l’insomnie, etc.

Cependant, le lien entre santé mentale et psychotropes, s’il est d’emblée accepté, n’est que partiellement démontré (Ankri et al. 2002). En effet, la prescription de psychotropes ne repose pas toujours sur un diagnostic de détresse psycho-logique ou de problème de santé mentale ; ce qui est particulièrement vrai dans le cas de la consommation à long terme. Des études ont montré qu’entre 42 % et 75 % des patients âgés ayant reçu une prescription de psychotropes ne présentaient pas de symptômes de morbidité psychiatrique ou d’indication médicale fondée (Tamblyn 1997 ; Aparasu et al. 1998). Au total, ce détournement d’usage potentiel ou apparent constituerait un phénomène fréquent dans la problématique reliée aux médicaments psychotropes. Le recours à ces médicaments commande donc de débusquer, derrière la dimension clinique, les facteurs sociaux qui interagissent pour mener à cette consommation et la maintenir. Les représentations de la vieillesse et celles des psychotropes nous conduisent à penser la prescription de psychotropes selon les termes de l’association médicament-compassion.

Le discours des médecins prescripteurs et des personnes âgées consomma-trices nous a permis, dans le cadre de deux enquêtes[8], de mettre en évidence la centralité des représentations déficitaires de la vieillesse comme élément d’expli-cation du recours aux psychotropes. C’est en effet un regard sombre et pessimiste que les médecins portent sur leurs patients âgés. Le vieillissement est dépeint comme un processus de perte qui se manifeste par le déclin des facultés et de l’autonomie (Collin et al. 1999). Les personnes âgées, notamment celles qui sont atteintes de certaines affections chroniques, seraient très souvent en proie à une « anxiété de vie […] de presque mort ». Comme l’exprime un médecin : « on éprouve beaucoup de compassion et moi je me dis toujours une chose : à cet âge-là est-ce que je peux faire des miracles, est-ce que je peux les faire rajeunir, est-ce que je peux leur greffer des organes neufs, est-ce que je peux leur rendre leur esprit? Non. Est-ce que je peux faire en sorte qu’ils se sentent mieux, est-ce que je peux faire disparaître leur anxiété, leur angoisse? Dans un certain sens, oui ».

Le « mal de vivre », la « souffrance intérieure » sont les attributs à partir desquels sont perçus leurs patients âgés, attributs susceptibles d’expliquer pourquoi ceux-ci ne veulent pas être en contact avec leur « triste réalité ». « [L]es os leur font mal […], ils ont le réflexe parfois de rester enfermés dans leur appartement, ils sont tristes, ils ont hâte de mourir et parfois ils ont peut-être raison […]. » Aux yeux des médecins, les psychotropes aident ces personnes à mieux vivre, à être moins malheureuses, à mieux supporter les pertes, le dysfonctionnement, la maladie en somme que représente la vieillesse. En arrière de ce regard pessimiste, il y a la conviction que ces personnes âgées sont diminuées, fragiles, qu’elles doivent être prises en charge, non seulement physiquement, mais au niveau psychologique. Les patients quant à eux partagent tous le sentiment d’être déficitaires et se perçoivent comme fragiles, hyper-émotifs, nerveux et vulnérables face aux stress de la vie quotidienne. Le recours aux médicaments psychotropes est alors présenté comme un outil pour la gestion, au jour le jour, d’une sensibilité exacerbée.

Leurs déficiences physiques – la plupart ont des problèmes cardio-vasculaires – et leur anxiété, angoisse, nervosité, bref, leurs fragilités face aux tracas de la vie quotidienne se rejoignent à travers la notion de stress (nervosité-tension-pression sanguine) sur le continuum du psychologique au physique. L’atteinte simultanée du corps et du psychique résulte en une idée de défaillance globale, d’un déficit qu’il faut combler à travers le recours au médicament psychotrope. Le fait de privilégier de telles stratégies ponctuelles de soulagement plutôt qu’une démarche à long terme, engageant des changements d’attitudes et de comportements, repose sur l’idée qu’il est inutile de rechercher l’amélioration, voire la guérison chez ces patients âgés, et qu’il faut plutôt viser l’atténuation momentanée de leur déficit par le repli sur cette prothèse psychologique que constitue le psychotrope.

La fragilité émotive et physique dont font état les participants est, du reste, une fragilité attendue, dans la mesure où elle est largement entretenue par les représentations de la vieillesse véhiculées dans les sociétés occidentales, celles-ci permettant d’inscrire le déficit corporel et psychologique identifié dans un cadre plus englobant (Corin 1983 ; Collin et al. 1999). Parce que peu compatibles avec les notions d’amélioration et de re-départ, ces représentations conduisent à renforcer les attitudes de démission thérapeutique qui alimentent et légitiment le recours aux psychotropes chez les personnes âgées.

Toutefois, pour que la consommation se maintienne sur le long terme, comme c’est fréquemment le cas chez les personnes âgées, les représentations du psychotrope entrent également en ligne de compte. L’inscription du médicament dans le quotidien semble s’effectuer selon deux modes : l’habituation ainsi que la banalisation du geste, cette dernière fortement soutenue par un discours médical qui tend à minimiser les risques associés à ces produits (Collin et al. 1999). De faibles dosages, une utilisation facultative, selon les circonstances et les besoins pressentis, font du psychotrope un médicament dont il est improbable qu’il contienne des substances toxiques ou véritablement dangereuses. Ainsi par une sorte d’effet contraire, tout se passe comme si la consommation de psychotropes chez les personnes âgées constituait un fait ordinaire, la prévention contre l’usage et l’encadrement de la prescription ayant pour effet de rassurer et d’en banaliser l’utilisation plutôt que de la proscrire. Ainsi, limiter et baliser l’usage des psychotropes semble avoir aux yeux des consommateurs l’effet un peu magique d’enlever au médicament son potentiel de risque et d’ajouter à une légitimité déjà bien établie du fait de la double faille (psychologique et physiologique) identifiée chez eux. Cet usage encadré, circonscrit, contrôlé, ou du moins se voulant comme tel, inscrit l’acte de consommer, comme du reste celui de prescrire, dans la norme sociale.

Ainsi, les représentations de la vieillesse et des psychotropes conduisent à des comportements normés concernant la prescription et la consommation de ces produits par les personnes âgées, dont on pourrait déduire un certain processus de socialisation. Les différents éléments évoqués dans cette mécanique interne reposeraient notamment sur un échange dans la relation thérapeutique qui conforte la personne âgée dans son rôle de malade, dans son identité de personne qui doit se ménager, se retirer et accepter d’être hors jeu. Une telle lecture de la situation justifierait un recours pharmacologique et à long terme, puisqu’il serait destiné à compenser des défaillances perçues comme irréversibles. Ces représentations et valeurs fournissent un cadre normatif qui concerne particulièrement les groupes en retrait de la société « productive ». En cela, le statut d’« inactif » des personnes âgées et à la retraite et la définition normative des rôles sociaux qui leur sont dévolus fonderaient la justification nécessaire à une consommation à long terme.

Toutefois, il faut envisager l’autre versant du phénomène : le recours aux psychotropes pouvant s’interpréter comme un moyen de rester dans la course, de s’auto-assister pour répondre à l’obligation de performance émanant de la société (Ehren-berg 1998, 1992). Dans le discours des consommateurs âgés, la tension vers l’autonomie et vers l’activité – perceptible à travers le récit de leurs activités sociales –, incite à interpréter le recours aux psychotropes comme un moyen, une stratégie parmi d’autres, pour combler cette fragilité émotive et physique, de façon à continuer à fonctionner selon le rôle qui leur est imparti en tant que personnes hors jeu certes, mais autonomes. C’est à travers le psychotrope qu’elles atteindraient la capacité de réguler les émotions que leur font vivre la vieillesse et le statut dévalorisé où les relègue la société. Pris en tension entre deux pôles, les consommateurs âgés se sentiraient investis de l’obligation de réaliser, au jour le jour, la difficile convergence entre le maintien de leur autonomie et l’intériorisation de leur déficit.

Conclusion

Le lien entre vieillesse et médicament dans l’Occident contemporain constitue un espace ou un lieu pour penser notre rapport au temps, au corps et à la souffrance, toutes choses qui occupent une place centrale dans l’existence des personnes âgées. Qu’il s’agisse du médicament-obligation, du médicament-concession ou du médicament-compassion, chacun des portraits de ce triptyque montre comment cet outil thérapeutique s’inscrit dans une matrice de valeurs et d’attentes sociales.

En fait, le contexte de la vieillesse dans nos sociétés met en scène une version exacerbée de notre rapport au médicament et des logiques sociales qui le sous-tendent. Entre la place prédominante qu’il occupe dans l’existence des personnes âgées et celle qu’il est appelé à prendre dans le quotidien des individus ancrés dans la société productive, il n’y a pas de rupture réelle ; tout juste une variation d’intensité. Dans les sociétés qui dévalorisent le corps usé, mais également la faiblesse, l’aveu de fragilité, le manque de contrôle sur soi et l’exclusion du monde « productif », le médicament (qu’il soit préventif ou curatif, chimique ou naturel) représente un rempart contre le travail du temps et un indispensable outil pour faire face à l’obligation de performance qui pèse sur l’individu en contexte de modernité avancée – individu narcissique, ancré dans un présent perpétuel et privé des liens collectifs qui le soutenaient et balisaient jadis l’actualisation de ses rôles sociaux. L’étude du médicament comme phénomène social et culturel offre dès lors des pistes pour approfondir la réflexion sur les sociétés occidentales, leur rapport au temps, à la souffrance et à la vieillesse.