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Comme le suggère le titre, Françoise Héritier poursuit, dans ce nouvel ouvrage, les réflexions qu’elle avait déjà entamées dans un livre portant le même titre et publié par la même maison d’édition en 1996. Cependant, le projet se précise : si, en 1996, elle voulait essentiellement cerner « la pensée de la différence », Françoise Héritier nous convie désor-mais à une démarche intellectuelle et politique beaucoup plus précise. Les thèses qui structurent les deux recueils d’articles demeurent sensiblement les mêmes et l’interrogation qui les parcourt est la suivante : « pourquoi la situation des femmes est-elle mineure, ou dévalorisée, ou contrainte, et cela de façon que l’on pourrait dire universelle, alors même que le sexe féminin est l’une des deux formes que revêtent l’humanité et le vivant sexué et que, de ce fait, son “infériorité sociale” n’est pas une donnée biologiquement fondée? » (p. 11). Après avoir récusé les arguments sur la faiblesse féminine, elle reprend ses analyses antérieures sur les oppositions binaires (identique-différent) qui prennent source dans la différence sexuée et sur la « valence différentielle des sexes », qui se noue autour de la capacité des femmes d’enfanter des fils et qui pourrait éventuellement se dénouer grâce à la contraception.

La première partie porte sur les « idées reçues et toujours actuelles » et n’introduit pas beaucoup de nouveauté pour ceux et celles qui connaissent déjà les travaux de Françoise Héritier. Ce qui a le plus retenu mon attention, c’est donc la lecture très serrée qu’elle fait du Deuxième sexe, de Simone de Beauvoir. Il n’est pas surprenant qu’Héritier soit très critique des sources anthropologiques utilisées par Beauvoir (même si cette dernière a pu avoir accès au manuscrit de Lévi-Strauss) et de la reconstruction des origines de l’oppression des femmes qu’elle en tire. Mais, après avoir mentionné les faussetés et les paradoxes qui émaillent l’oeuvre de Beauvoir, Héritier elle-même se heurte à son propre paradoxe : Beauvoir, même si son argumentation est erronée de part en part, aboutit quand même à une conclusion valide puisque c’est autour de la maternité que se noue l’essentiel de l’oppression des femmes.

Cela permet de passer à la deuxième partie « critiques » qui tourne autour de l’idée suivante : puisque la révolution contraceptive a eu lieu, du moins en Occident, pourquoi la libération ne s’en est-elle pas suivie? Afin d’y répondre, Héritier aborde trois aspects en autant de chapitres. Le premier porte sur les enjeux de pouvoir liés à la technologisation de la maternité (NTR et clonage) et sur les impasses auxquelles cette mainmise technique nous conduit. Le deuxième aborde la question de la violence et s’attarde à démonter l’idéologie du « relativisme sexuel » comme justification à l’oppression des femmes. Le troisième porte sur la permanence de la différence des sexes et se termine par un plaidoyer en faveur de sa persistance. « Point d’identité sans différence pour lui donner son sens et sa vérité. Vouloir parvenir à l’indifférenciation entre les sexes, c’est ne pas tenir compte d’un donné avec lequel le vivant doit composer, à savoir l’existence de la différence sexuée. […] la lutte contemporaine pour que les femmes accèdent à la liberté et à la dignité de personne […] a pour objet un rééquilibrage politique, intellectuel et symbolique des catégories qui forment le social » (p. 207), ce qui me semble beaucoup plus circonspect que les idées émises dans une entrevue ultérieure parue dans Esprit en 2001 autour de la thématique développée dans le premier chapitre de cette section, entrevue dans laquelle Héritier, sans abandonner l’idée que la différence des sexes soit fondatrice, ouvrait cependant la porte à une réflexion sur l’autonomie des femmes.

La troisième partie, « solutions et blocages », celle qui m’a le plus intéressée, cherche à identifier certains enjeux sociaux liés à cette fameuse dissolution des hiérarchies entre les sexes. Dans un premier chapitre, Héritier critique les pièges de l’unicité et de « l’entre-soi » qui expliquent les fantasmes de fabrication technologique de l’humain, tout en se félicitant du fait que « [l]’interdiction du clonage reproductif est la reconnaissance – implicite […] – que l’altérité est nécessaire au lien social, qu’elle en est le terreau » (p. 235).

Le deuxième chapitre revient sur la question de la contraception et montre que la révolution contraceptive, dans la logique de la domination masculine, constitue probablement une « erreur » d’appréciation, puisque « [i]nscrire dans la loi le droit des femmes à la contraception, c’est donc changer les règles du jeu social » (p. 250). Ensuite, avec un certain humour, elle avance que le viagra représente probablement un contrepoids à cette avancée fondamentale pour les femmes, puisqu’il restaure symboliquement la puissance masculine.

Le troisième chapitre aborde la question de la démocratie paritaire. Elle en souligne d’emblée la faiblesse majeure. « Le pas décisif qui reste à franchir et ne l’est toujours pas, c’est de faire accepter par tous l’idée que les hommes sont également, excellemment et de droit, représentés par des femmes élues » (p. 267). Héritier se lance ensuite dans une critique assez féroce de la loi française sur la parité politique dont le défaut majeur lui semble résider dans la volonté de tenter de produire de l’égalité à la fois par le volontarisme et l’inscription législative de la différence sexuée, ce qui est tout de même paradoxal pour quelqu’un qui défend le caractère fondateur de la différence sexuée pour les sociétés humaines.

Le quatrième chapitre aborde divers enjeux soulevés par le débat social lié à l’attitude à adopter à l’égard de la prostitution (prohibition ou amélioration des conditions de travail des travailleuses du sexe, pénalisation des prostitués hommes et femmes ou des clients). Quant au cinquième et dernier chapitre, il réévalue la question du travail domestique en regard des transformations de la maternité et de la paternité.

Les textes des deux premières parties sont plutôt académiques, même s’ils sont écrits dans un langage qui rend les débats anthropologiques intelligibles à la profane disciplinaire que je suis, alors que la troisième partie est de type beaucoup plus journalistique. Au bout du compte, Françoise Héritier explore diverses avenues que pourrait emprunter le cheminement vers l’égalité, en mentionnant le rôle crucial que joue l’accès à une contraception efficace sous contrôle féminin pour essayer de dénouer le rapport égalitaire entre les sexes. Elle hésite cependant devant une indifférenciation sexuelle qui nous ferait sortir du rapport hiérarchique non pas en supprimant la différence mais en la pluralisant.