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Il manquait, en français, aux études sud-est asiatiques, une monographie de qualité portant sur des Chinois d’outre-mer et équivalant aux travaux d’ethnographie les plus fameux consacrés à tel groupe ethnique minoritaire ou aux grands espaces sociaux.

La communauté chinoise constitue la première minorité culturelle et religieuse de Thaïlande. Comme le rappelle l’auteur, en 1974, bien que ne représentant que 8 à 15 % de la population, les « Chinois » de Thaïlande détenaient 90 % des investissements commerciaux et industriels du pays et 50 % des avoirs financiers et bancaires.

L’auteur s’est attaché à l’étude d’une (relativement) petite communauté chinoise, dans deux bourgades de taille moyenne de la province de Khon Kaen, l’une étant un gros village (Thong Thani), l’autre un chef-lieu de district (Din Dam), c’est-à-dire une région où l’implantation chinoise n’est ni la plus ancienne ni la plus importante, en termes de densité des réseaux et de nombre d’individus. L’intérêt de cette monographie dépasse, sur le plan des études comparatives, la région étudiée par l’auteur, offrant un instrument « exportable » à d’autres régions de Thaïlande, voire au-delà. Les réseaux étudiés dans cet ouvrage sont de fait perçus comme part intégrante de multiples ensembles notamment celui des Hua-Ch’iao (en teochiu), c’est-à-dire les Chinois d’outre-mer que l’auteur évoque dans la deuxième partie. Formoso aborde son champ d’étude d’une manière ardue, car interdisciplinaire (ethnologie, histoire, géographie, linguistique, sociologie et économie), et dans une perspective diachronique, proposant in fine une véritable monographie dont le ton, la qualité d’écriture et la finesse d’étude sont si constants au long des chapitres que les critiques possibles sont rares.

Dès le début du livre l’auteur aborde la question des ethnonymes, tant les exonymes que les autonymes ; définitions préalables indispensables. Il le fait d’une manière passionnante, et subtile, et propose surtout un excellent outil conceptuel.

Après un tour d’horizon historique de la minorité chinoise de Thaïlande, en ses grandes lignes politiques et économiques, surtout dans la capitale, Formoso aborde la genèse des communautés étudiées de cette partie de la région Nord-Est, dont l’origine est liée à la construction du chemin de fer en pays Isan dès la fin du XIXe siècle ; celle-ci ayant attiré à l’époque une forte main-d’oeuvre chinoise. Son étude historique des alliances matrimoniales l’amène à suggérer l’intéressante hypothèse selon laquelle plus une population immigrée serait de taille réduite plus elle serait perméable aux influences socio-culturelles émanant de la société d’accueil. Soucieux de proposer explications globales et théoriques en équilibre avec des cas concrets, illustrant son propos et mettant de la chair sur le squelette esquissé, Formoso présente dans cette partie d’intéressantes biographies d’acteurs sociaux comme celle de Sawat (p. 67), ou de Thongyu (p. 70) voulant marier sa fille trop laide pour espérer un mari, mettant en relief, avec humour et pertinence, le rôle fondamental tenu par voyants, augures et dettes dans les sociétés thaïlandaise et sino-thaïlandaise. Il n’oublie pas d’analyser les associations chinoises caritatives, notamment la Po-Têk-Hsiang-T’üng, célèbre pour son rôle crucial en Thaïlande en ce qui concerne les accidentés de la route, le ramassage des cadavres, et le soin apporté à ceux demeurant anonymes.

L’ouvrage de Formoso est difficile à résumer parce que, loin d’être linéaire mais très riche en données, il est parsemé de réflexions pertinentes, et pas seulement en conclusion. Ainsi l’auteur note (p. 72) que si les immigrés développent une stratégie identitaire, celle-ci vise plus à masquer les marques visibles de leur origine ethnique qu’à les afficher. S’ensuit une remarquable étude sur les patronymes procédant d’une « géomancie par le nom ». Les rapports entre Chinois proprement dits et métis sino-thaïs (considérés selon la typologie du début de l’ouvrage) sont pris en compte avec précision, amenant la conclusion que les Chinois s’associent volontiers en affaires avec les Sino-Thaïs et les intègrent dans des structures d’entraide dont les Thaïs sont exclus.

Dans une deuxième partie, l’auteur aborde les différents réseaux dont relève la communauté chinoise étudiée, du plus large à l’échelle mondiale au plus près des réalités locales, proposant une légère touche comparative et présentant les six stades de développement nécessaires à l’émergence locale d’une communauté hua-ch’iao, tels que les intéressés les définissent : 1) construction d’un temple dédié au Kong-ma, dieu de la ville locale assimilé au dieu du sol chinois, 2) ouverture d’une école chinoise (hakkao), 3) création d’associations liées au commerce (hsiang huai), 4) création d’associations (sia-t’uan) culturelles, caritatives, sportives ou de bibliothèques en langues chinoises, 5) création de sociétés d’immigrés (ch’iao-t’uan) par groupe linguistique ou par district d’origine (hsien), 6), création d’associations claniques (chong-ch’ing huai). Toutefois les faits ethnographiques montrent que ce processus n’est pas systématiquement appliqué à la lettre et dans cet ordre.

Dans le chapitre suivant consacré aux réseaux marchands, un autre facteur identitaire important est identifié par l’auteur. Il s’agit d’une entraide basée cette fois sur la solidarité économique et le partage de valeurs communes résumées en deux qualités : hsing-heng (crédit, foi, fiabilité, confiance) et kam-ch’eng (affinité, affection, considération envers autrui), qui permettent aux entrepreneurs chinois et sino-thaïs de se démarquer des autres composantes de la population locale.

Dans son quatrième chapitre, l’auteur analyse enfin en profondeur le rôle des cultes et des activités festives dans cette construction identitaire, mettant celle-ci en regard du bouddhisme thaï tout en tenant compte du positionnement de l’individu au sein des multiples réseaux de la diaspora, et il termine ce chapitre par une pertinente étude de la notion de jeu, en rapport avec ce qui a été dit précédemment, et son application parmi les communautés considérées.

Le cinquième chapitre s’attache à la représentation de soi et à la vision de l’autre, c’est-à-dire aux rapports sociaux et économiques, culturels, moraux et religieux entre Chinois (et Sino-Thaïs) et Thaïs proprement dits. Parmi les points de divergence ayant valeur discriminatoire les plus souvent énoncés sont l’alimentation (qui serait excessive chez les Thaïs), l’ardeur au travail et la notion d’épargne entendues comme valeurs « chinoises » opposées à une supposée prodigalité des Thaïs ; toutes notions étant reliées, surtout quand « alimentation » concerne les boissons alcoolisées. Formoso y établit l’échelle des préjugés des uns envers les autres et propose une lecture identitaire originale qui est une excellente transition pour son dernier et remarquable chapitre dédié aux modes de socialisation et aux relations interethniques.

Au terme de cette fine approche holistique l’auteur nous propose une conclusion générale qui propose des hypothèses éclairantes si bien étayées qu’elles paraissent avoir valeur d’axiomes. Parmi celles-ci, relevons que la mise en évidence des ressorts socioculturels des communautés chinoises étudiées invalide, selon Formoso, certaines conclusions d’auteurs comme Skinner ou Landon qui affirmaient dans les années 1940-1950 que les Chinois de Thaïlande étaient en voie de complète assimilation – encore que les conclusions des dits auteurs soient plus complexes que cela et que la comparaison de l’espace social restreint de deux petites communautés chinoises de Khon Kaen et celui, large, de l’ensemble des Chinois de Thaïlande est peut-être un peu déséquilibrée…

Formoso conclut que les pratiques singularisant la communauté chinoise de Thaïlande tiennent surtout aux habitudes religieuses, alimentaires, aux principes diététiques, et à la codification des rapports sociaux. Il relève l’importance des Sino-Thaïs en position charnière entre Thaïs et immigrés d’origine chinoise, mettant en lumière ici une sorte d’identité par mimétisme sachant que, pour les Thaïs, est chinois celui qui connaît une réussite exceptionnelle dans les affaires, c’est-à-dire qui copie ou suit le modèle proposé par les membres de la diaspora hua-ch’iao.

Bref, Bernard Formoso nous propose ici un ouvrage impressionnant, profond et original ; un livre phare mêlant avec bonheur et discernement le concret de la bonne ethnographie descriptive et la finesse analytique de la bonne anthropologie sociale.