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Le présent ouvrage est la première livraison de la collection « Public Culture Millenial Quartet » dans laquelle sont réédités des numéros spéciaux de la revue Public Culture fondée par Arjun Appadurai. Réunissant une palette de spécialistes en philosophie, anthropologie, science politique, linguistique, histoire, et études littéraires – parmi lesquels d’éminentes figures telles que Homi Bhabha, Dipesh Chakrabarty, Dilip P. Gaonkar et Charles Taylor –l’ouvrage est composé de treize contributions.

Le volume s’ouvre sur l’article introductif « On Alternative Modernities » de Gaonkar qui retiendra singulièrement notre attention. Le texte discute comment des auteurs comme Marx, Nietszche, Foucault et Habermas ont contribué à l’analyse de la modernité. D’emblée, Gaonkar pose la question qui structure le reste de son étude, celle du sens même de l’expression « modernités alternatives ». Pour commencer, il affirme que cette expression implique, au moins de manière sous-jacente, que la modernité est quelque chose à laquelle le sujet contemporain ne peut échapper. La modernité, rappelle-t-il, est un processus dont l’Occident constitue le lieu originel de déploiement ; toutefois, elle se retrouve partout aujourd’hui. Sa dissémination lente et toujours inachevée est tributaire des contacts entre peuples, du commerce, du fait de la colonisation, du nationalisme et plus récemment des flux de migrants, des médias d’information, etc. L’Occident n’en est plus le seul dépositaire ni le seul pourvoyeur.

Par ailleurs, Gaonkar soutient que l’idée d’une modernité alternative exige aussi que l’on fasse la distinction entre la modernisation sociétale et la modernité culturelle. Sur ce point, il nous paraît que l’auteur peut être rapproché d’Alain Touraine, dont, soit dit en passant, il ne semble pas connaître les travaux. La modernisation sociétale, montre-t-il, est surtout l’instauration d’un ordre bourgeois dont la matrice tient en l’institutionnalisation de l’économie industrielle de marché. En opposition à cette modernisation sociétale a émergé la modernité culturelle apparue au départ dans les milieux avant-gardistes des écrivains et des artistes romantiques de la fin 18e siècle avant de s’étendre, grâce aux médias d’information et de divertissement à d’autres univers sociaux. Jusqu’à ce qu’elle connaisse un nouveau tournant au 19e siècle, à la suite de son rejet par l’ethos de la classe moyenne. S’appuyant sur l’oeuvre critique de Baudelaire vis-à-vis de l’ethos et du discours des générations précédentes, Gaonkar avance une idée intéressante sur la modernité, à savoir que celle-ci est normative, que c’est la conscience d’une époque qui s’imagine avoir définitivement réalisé la transition de l’« ancien » au « nouveau ».

Un autre article sur lequel nous nous attarderons, pour des raisons arbitraires liées à notre intérêt pour les études africanistes et parce qu’il illustre parfaitement le sujet de ce volume, est l’article de Michael Hanchard. Dans « Afro-Modernity : Temporality, Politics and the African Diaspora », Hanchard apporte une contribution essentielle à la littérature africaniste, en particulier à celle qui analyse l’expérience et les pratiques des peuples d’ascendance africaine. Il met à l’épreuve l’idée banalisée qui pose ces peuples comme des antithèses de la modernité occidentale. Cette idée, on le sait, qui participe de la construction ou – selon la préférence d’aucuns – de la représentation du monde noir par l’Occident provient directement des réflexions de penseurs canoniques tels que Hegel, Kant ou Hume.

La question suivante qui innerve l’argumentation annonce d’emblée sa démarche de s’inscrire en porte-à-faux avec l’idée précédente : comment et par quels modes les peuples d’origine africaine ont-ils été des sujets modernes? Rappelant d’abord que les idéaux de la modernité tels que la justice, la démocratie ont inspiré depuis le 19e siècle les mouvements transnationaux noirs, Hanchard précise ensuite, en s’appuyant sur des africanistes comme Basil Davidson et John Thornton, que les peuples africains sont aussi les producteurs de civilisations et de pratiques qui ont eu un impact considérable sur le développement de l’Occident.

Hanchard reprend pour sa démonstration la thèse novatrice de Paul Gilroy qui soutient l’existence d’une modernité africaine se posant comme une contre culture de la modernité (devrions-nous l’écrire avec un grand M?). Il se demande toutefois si la modernité africaine (qu’il nomme parfois modernisme) constitue simplement une critique de l’Occident ou si son existence renvoie à une des nombreuses voies divergentes de la modernité. Sa réponse est que cette modernité africaine consiste en l’incorporation sélective de technologies, de discours, d’institutions modernes à l’origine occidentales dans un univers culturel et politique africain en vue d’élaborer une modernité autonome distincte de celle de l’Occident.

Outre les deux articles présentés, les textes qui composent ce volume traitent d’enjeux très localisés de la modernité, comme en Russie, à Shanhai, à Trinidad et ailleurs ; certains textes sont plus théoriques, comme l’entretien avec Homi K. Bhabha et l’exposé de Charles Taylor. L’ensemble est donc bien équilibré et fournit un cadre solide pour la réflexion sur les « autres » modernités.