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Les questions de respect des droits indigènes et de la différence culturelle sont au coeur de nombreuses préoccupations actuelles en anthropologie du développement. En s’intéressant à la dynamique de la fécondité des peuples indigènes kuna, zenu et embera ayant élu domicile à Antioquia (Colombie), l’ouvrage proposé par Gálvez et al. s’inscrit dans ce sillage. L’alliance de l’anthropologie avec le domaine de la santé a ainsi donné naissance à une monographie qui, en se penchant sur les notions de genre et d’ethnicité, discute des inadéquations posées par les politiques et programmes en matière de contrôle des naissances. En abordant la notion de changement social, cette étude soutient que la maternité, tout en étant liée au prestige social féminin, constitue une stratégie afin d’assurer la survie de groupes ethniques dits « en voie d’extinction ».

Le processus d’accès à la modernité, rappellent les auteures, est un processus inégalitaire et destructeur. Depuis la Conquête, les populations indigènes ce sont vues déracinées de leurs territoires, puis contraintes d’accepter de nouvelles manières de penser et d’agir. Au moment présent, une telle réalité se manifeste à travers les relations asymétriques qu’elles entretiennent avec les non-indigènes et la communauté internationale. Au cours des dernières décennies, le nombre croissant de politiques et programmes de développement s’étant déployé auprès de ces populations en témoigne amplement. Comme ce fut le cas dans de nombreux pays, ceux-ci ont souvent eu pour objet le contrôle des naissances. Certains soutiennent que de telles interventions, parfois critiquées pour leur « côté impérialiste » (Bonfil, p. 61), ont pour but d’assurer la disparition des populations indigènes et le triomphe de l’homogénéité.

Auprès des populations locales, ces politiques et programmes ont ainsi donné lieu à l’élaboration de diverses stratégies afin d’assurer leur reproduction sociale. Selon une telle perspective, le rejet de toutes techniques de contrôle des naissances constituerait une forme de résistance culturelle ayant comme objectif la réaffirmation identitaire. Ainsi, le fort taux de natalité des communautés indigènes ne relèverait pas principalement de la méconnaissance des moyens contraceptifs et serait plutôt un puissant instrument pour lutter contre la domination des valeurs occidentales. Selon les auteures, une telle hypothèse est également justifiable si l’on s’en tient à l’importance de la complémentarité entre hommes et femmes et à l’acquisition du prestige social. Le mariage, véritable manière d’assurer cette complémentarité, devient indubitablement une première voie pour accéder à ce prestige. Alors que les hommes parviennent à celui-ci par le contrôle des ressources matérielles et le pouvoir politique, les femmes s’octroient le leur en assurant la continuité culturelle. En plus d’être des agentes de socialisation par excellence, les femmes accèdent au prestige social par l’intermédiaire de leur corps. Tout comme on honore généralement la Madre Tierra (Terre Mère) pour les bienfaits qu’elle génère, les femmes sont également objets de rituels et de célébrations, ce qui témoigne de l’importance de leur rôle au sein de la vie sociale. En ce sens, contrairement à ce qui est parfois soutenu, les résultats auxquels mène cette étude démontrent que la maternité ne ferait donc pas des femmes des sujets passifs de la société, pas plus que des « victimes » de la culture qui les entoure.

En ayant recours à la comparaison entre les différentes populations indigènes, cette étude démontre également que l’environnement dans lequel elles évoluent est lui-même en perpétuel changement. D’autre part, chaque groupe possède sa propre interprétation de la réalité et des situations auxquelles il se trouve confronté. Au fil du temps, certains groupes, multipliant leurs contacts avec la population non indigène, sont donc parvenus à incorporer de nouveaux paramètres économiques et culturels à leurs pratiques. Voilà qui a favorisé l’émergence d’une nouvelle construction sociale des genres, donnant ainsi lieu, chez les femmes, à l’apparition de nouveaux idéaux remettant partiellement en cause la maternité en tant que seul élément de prestige. Davantage présente chez les Embera chamida (les Embera se divisent en trois sous-groupes), cette réalité se traduit notamment par l’accès des femmes à des emplois salariés et à l’éducation. Néanmoins, comme en font foi les témoignages recueillis, d’importantes tensions entre le désir de limiter le nombre d’enfants et les pressions culturelles, qui valorisent à l’extrême la fécondité afin d’assurer la survie du groupe, sont également observées. Chez les Zenú et les Kuna, les contacts restreints avec la population dominante laissent plutôt entrevoir une certaine forme de résistance culturelle. Chez les femmes, la méconnaissance de la langue espagnole, le port des vêtements traditionnels, l’importance accordée aux rituels et l’impossibilité de prendre part aux activités de la sphère publique sont des indicateurs d’une telle situation.

En dépit de tous les changements qui apparaissent au sein de ces différents groupes indigènes, les politiques et programmes de développement s’intéressant à la fécondité continuent d’être régis par des prémisses culturelles que ces populations acceptent mal. Cette étude nous invite donc à nous interroger sur la manière de concilier les particularités ethniques et culturelles des populations indigènes avec les idéaux que les auteures disent « universels » du développement. Reconnaissant que les droits humains sont eux aussi universels, les auteures évoquent également la complexité et la lourdeur de cette tâche. Enfin, une des contributions de cette publication est de souligner la nécessité d’élaborer des stratégies développementalistes « remettant en cause la vision essentialiste d’un modèle unique d’existence humaine universelle » (León, p. 1).

Que nous adoptions une position féministe ou non, les constats se dégageant de cette étude ne manquent pas de nous interpeller. Voilà qui est particulièrement vrai au moment où les notions de respect de la diversité culturelle et de développement durable sont à l’ordre du jour de nombreuses institutions de développement. Malgré le style généralement limpide de l’écriture, le lecteur (et particulièrement l’ethnographe) sera parfois « désorienté » par un langage médical qui lui est étranger et par le manque de contextualisation. Quoi que bien campée du point de vue historique, cette étude comporte effectivement certaines lacunes quant au contexte social, géographique, économique et politique dans lequel vivent les populations étudiées. Une analyse plus en profondeur des données ethnographiques, de même que davantage d’information sur le contexte de leur production, auraient également accru la portée de cet ouvrage. Ainsi, bien que de nombreux tableaux soient présentés, les auteures, peu loquaces, n’y font référence que sommairement, omettant ainsi de reconnaître à leur juste valeur les propos recueillis auprès des femmes elles-mêmes. Puisqu’ils ne contribuent que très peu à enrichir l’exposé et à alimenter la discussion, leur nombre semble donc démesuré. Ce livre, en dépit des apports complémentaires du positivisme et du constructivisme, offre peu de nouveautés sur le plan théorique et laisse de nombreux questionnements en suspens. Néanmoins, il s’avère approprié pour amorcer une étude portant sur les changements sociaux tels que les vivent les femmes indigènes. Il s’agit également d’un témoignage de plus nous rappelant que « l’exportation » des valeurs et principes occidentaux n’est pas toujours le gage d’un développement harmonieux et respectueux de la différence.