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Cet ouvrage s’inscrit dans le domaine de l’histoire de l’anthropologie et résulte d’une série de conférences tenues dans le cadre de l’inauguration du Max Planck Institute for Social Anthropology à Halle, en Allemagne, en 2002. Au gré des vingt chapitres que comporte l’ouvrage, Barth, Gingrich, Parkin et Silverman traitent respectivement de l’anthropologie britannique, allemande, française et américaine en insistant sur la construction de la discipline au sein de chacune des traditions. Plutôt que de suivre un plan similaire en tous points, les auteurs ont effectué des choix dans leur traitement de la matière, imprimant de la sorte leur marque particulière dans l’une et l’autre partie – c’est d’ailleurs ce qui fait l’intérêt de cet ouvrage par rapport à de nombreux autres sur l’histoire de l’anthropologie.
Selon Barth, l’anthropologie britannique a pris son véritable envol avec la publication simultanée en 1922 des Argonauts of the Western Pacific par Malinowski et de The Adaman Islanders par Radcliffe-Brown. À partir de là, l’influence de l’anthropologie britannique se fera sentir pendant une quarantaine d’années sur les autres traditions anthropologiques qui se forgeaient simultanément. Toutefois, on remarque le déclin de cette influence à partir des années 1970 avec la publication de l’ouvrage de Talal Asad, Anthropology and the Colonial Encounter qui suggérait fortement que les anthropologues britanniques du premier tiers du XXe siècle s’étaient très bien accommodés du contexte de l’empire, ce qui les rendait complices de l’entreprise coloniale. Cette critique du colonialisme, se combinant à l’influence du marxisme et du féminisme, a marqué un tournant important pour l’anthropologie britannique dont l’influence ne sera jamais plus aussi décisive qu’elle ne l’était avant les années 1970.
Pour Gingrich, les antécédents de l’anthropologie allemande ressemblent beaucoup à ceux des autres traditions traitées dans cet ouvrage : les grands voyageurs, les Lumières, l’évolutionnisme. Mais, après les années 1840, et particulièrement après la révolution (avortée) de 1848, on a remarqué un intérêt croissant pour les études de folklore rural au sein des pays germanophones mêmes, ce qui allait encourager, semble-t-il, une tendance à postuler l’infériorité historique ou biologique de certaines populations. Les deux géants de l’anthropologie germanique à l’époque coloniale, soit avant la Première Guerre mondiale, étaient Adolf Bastian et Friedrich Ratzel. Tous deux sont associés à l’approche diffusionniste, mais les idées qu’ils véhiculaient étaient fort différentes les unes des autres. Particulièrement, Ratzel véhiculait l’idée de la « capacité limitée d’invention » ou la « pauvreté mentale » de certaines populations par rapport à d’autres. C’est précisément ce qui sera retenu de l’anthropologie par le IIIe Reich et par les nazis surtout à partir de 1938. Gingrich soutient d’ailleurs qu’il y a eu une complicité entre les anthropologues allemands et le régime et c’est cette complicité même qui expliquerait la diminution drastique de l’influence internationale de l’anthropologie de langue allemande après la Deuxième Guerre mondiale en même temps qu’elle peut être attribuée à la fuite des cerveaux dès avant la guerre.
La partie élaborée par Parkin s’intitule « The French Speaking Countries », mais c’est presque en vain que j’ai cherché des auteurs qui ne soient pas Français, à l’exception de notre collègue Pierre Maranda. Cela dit, pour Parkin, et on sera assez d’accord avec lui, l’influence de Durkheim sur la tradition française est véritablement monumentale et durable. Cette influence est l’un des facteurs qui contribue au fait qu’il y a une véritable consistance au sein de la tradition ; c’est d’ailleurs la raison pour la quelle on peut parler de tradition dans ce cas, contrairement à celui de l’anthropologie allemande. Si l’histoire de l’anthropologie française s’attarde en général aux apports théoriques de cette tradition particulièrement à travers l’oeuvre de Lévi-Strauss, il n’en demeure pas moins qu’une grande partie des travaux produits après la Deuxième Guerre mondiale sont plutôt non théoriques ou même anti-théoriques, s’inscrivant ainsi dans la foulée d’un Marcel Griaule, sceptique devant les grandes théories. Ce seront les structuro-marxistes qui feront peut-être la meilleure synthèse entre le travail de terrain et la réflexion théorique : on pense ici surtout à Maurice Godelier. Enfin, si les études de folklore de la fin du XIXe et du début du XXe siècle dans les pays germaniques ont contribué à alimenter le racisme des décennies suivantes, en France, elles ont plutôt favorisé une tradition d’études qui s’étend aux institutions modernes.
Le traitement que Sydel Silverman réserve à l’anthropologie américaine – le terme, précise-t-elle, est un raccourci pour les États-Unis – en fait bien ressortir la spécificité. Celle-ci sera largement le fruit de la figure dominante de Franz Boas dont l’insistance sur le fait que la race, la langue et la culture sont des phénomènes indépendants et sont le résultat de différents processus de causalité a exercé une influence durable y compris sur les chercheurs qui effectueront un retour vers l’évolutionnisme quelques décennies plus tard. Mais c’est à l’anthropologie des sociétés complexes que Silverman s’attarde. Selon elle, l’étude de Robert Redfield à Tepoztlán au Mexique en 1926 constitue la première tentative influente d’appliquer à une nation moderne les méthodes et concepts développés dans la recherche sur les sociétés primitives. Les Julian Steward, Sidney Mintz et Eric Wolf s’inscriront, quoique de façon critique, dans le sillage de Redfield. Tels que combinés ensuite aux apports d’André Gunder Frank ou encore d’Immanuel Wallerstein, et sous l’influence des remises en question et débats occasionnés par la Guerre du Vietnam, les travaux de Mintz et Wolf, et d’autres, ouvriront sur l’approche de l’économie politique en anthropologie, une approche dans laquelle le travail ethnographique reste central. L’autorité du travail ethnographique est certes contestée, notamment par le mouvement postmoderne, mais loin d’être stériles, les débats ont montré que les anthropologues américains partagent un intérêt commun pour la culture, le pouvoir et l’histoire, intérêt qui s’est étendu dans les années 1980 et 1990 aux processus de la mondialisation et de la transnationalisation. C’est ce qui fait, en grande partie, qu’il existe une tradition américaine en anthropologie.
Sauf peut-être en ce qui concerne la partie sur la tradition allemande dont les livres d’histoire de l’anthropologie traitent rarement de façon systématique, cet ouvrage ne recèle pas d’informations nouvelles. Certes, pour être à l’aise avec cet ouvrage, il faut accepter au départ que le traitement soit réservé à l’anthropologie occidentale et que les héritiers de ces traditions dans les anciennes colonies et les nations émergentes soient ignorés – cette histoire reste d’ailleurs à faire. Malgré ce genre de limites, cet ouvrage vient raffermir certaines interprétations sur les fondements de la discipline et nous aide surtout à réfléchir sur son avenir. Même si le traitement que les auteurs font de l’histoire de la discipline reste plutôt sobre, si aucun d’entre eux ne sort vraiment des sentiers battus – sauf peut-être Gingrich, mais il s’agit d’une histoire moins connue et en tous cas plus rarement traitée sur le même pied que les anthropologies britannique, française et américaine – et que les anecdotes se font plutôt rares, l’ouvrage demeure intéressant en tous points. Chacun des auteurs s’efforce de traiter des tendances contemporaines et d’explorer les nouvelles pistes. Les grandes figures sont analysées en profondeur sans que les personnages plus secondaires ne soient négligés pour autant. Malgré toutes ses qualités, au rythme où se développe l’anthropologie, le propos est déjà dépassé. Il faut s’en féliciter puisque c’est là le signe que la discipline, de même que ceux qui la pratiquent, sont bien vivants.