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Avec l’évolution de l’idéologie anti-terroriste (qui efface tout caractère révolutionnaire à la violence), mais aussi l’affaiblissement continu du droit, la violence comme phénomène politique a perdu de sa crédibilité ou de sa consistance au niveau de l’analyse scientifique. D’un côté, elle est traitée comme un phénomène de criminalité ou au mieux de sécurité ; de l’autre, elle reflète ce qui apparaît comme une perte de monopole du contrôle de la violence par l’État sans qu’on en tire les conséquences au niveau du politique. Faut-il voir dans cette évolution une des raisons du glissement de la problématique de la violence vers celle de la souffrance ?[1]

Un mouvement en partie analogue s’est opéré dans la thématique de la souffrance. Durant des millénaires, elle relevait essentiellement de registres religieux. Trois transformations se sont produites. Tout d’abord, la transformation de la religion vers l’immanence se traduisant, pour le catholicisme, par sa perte d’influence dans l’interprétation doctrinale du sens de la souffrance. Un autre facteur est, ensuite, l’apparition d’une politique de la pitié liée à l’expansion des catastrophes humanitaires en partie tributaire du changement de la nature de la guerre. L’évolution de guerres interétatiques en guerres civiles ou intra-étatiques accroît l’importance des ONG humanitaires et leur traitement à titre d’experts de la souffrance (Corten 2011). Enfin, de nouveaux organismes religieux ont pris le relais : notamment les mouvements pentecôtistes et charismatiques. Ces organismes offrent de nouveaux énoncés donnant un sens à la souffrance.

Ce texte analyse deux énoncés – « Arrête de souffrir » et « Ça, c’est violent » – circulant particulièrement en Amérique latine. « Arrête de souffrir » est cette injonction qui remplace souvent le nom de l’Église Universelle du Royaume de Dieu. Cette Église multinationale « néo-pentecôtiste » d’origine brésilienne (Corten, Dozon et Oro 2003) est surprenante. La religion n’a-t-elle pas toujours « capitalisé » sur la souffrance, ne fût-ce que pour donner une raison d’être à la croyance à une vie après la mort ? L’au-delà est l’endroit où on ne souffre pas. L’énoncé « Arrête de souffrir » contient trois éléments, un contenu de signification : une notion de souffrance qui dans la « théologie de la prospérité » (Mariano 1999) inclut le chômage ou la misère économique ; une injonction : « arrête », arrête de voir la souffrance comme une fatalité ou comme voulue par Dieu ; et une valeur de compassion : elle reconnaît l’affliction de celui ou celle à qui elle s’adresse.

En marge de la politique de la pitié s’est développée, dans les écarts par rapport aux imaginaires institués, une forme d’autonomie politique. Le « Ça, c’est violent » est l’affirmation d’une posture décalée, importune, voire embarrassante, mais ne proposant aucune alternative. Par rapport à une distribution des places dans un espace un, opéré par ce que Rancière (1995, 1997) appelle la « police », une dissidence à cet un se manifeste dans des écarts d’expression (Molina 2007).

La présente analyse s’appuie en partie sur des distinctions parfois jugées obscures de Walter Benjamin (2000 [1921]). À partir de l’examen de ces deux énoncés « Arrête de souffrir » et « Ça, c’est violent », on tente à la fin du texte de donner un statut à la distinction mal comprise de « violence mystique » ou destinale et de « violence divine ». Cette distinction se résume dans cette phrase : « Ce qui décide, en effet, de la légitimité des moyens et de la justification des fins, ce n’est jamais la raison mais, pour la première, une violence qui a le caractère d’un destin et, pour la seconde, Dieu lui-même » (Benjamin 2000 [1921] : 233).

Violence et souffrance

Violence et souffrance ont longtemps constitué deux problématiques presque étrangères l’une à l’autre. La violence se rapportait à l’État tandis que la souffrance se rapportait au privé. Si une relation s’établissait entre les deux, c’était pour penser la violence comme le principe actif et la souffrance comme le principe passif.

Dans la théorie politique, la violence est à la fois le principe constitutif de l’État (Hobbes, Schmitt) et sa marge, puisque l’État doit avoir le monopole de la violence (Weber). Avec Sorel ou Fanon, la violence a aussi été considérée comme un levier pour détruire l’État ou le refonder. Dans toute cette littérature, seul Benjamin (2000 [1921]) est parvenu à faire échapper la réflexion à la question de la légitimité ou de l’illégitimité de la violence comme moyen. La violence doit être vue comme expressive ; Wieviorka parle de « quête de sens » (Wieviorka 2004 : 283 et sqq.)

En Amérique latine, on a assisté ce dernier quart de siècle à un glissement de la violence d’État des régimes dictatoriaux à la violence de la criminalité, même si un lien étroit existe entre l’une et l’autre (Peralva 2001 : 58 et sqq.). Alors que dans les années 1980, la violence se calculait en nombre de disparus et de torturés, elle se mesure actuellement en nombre d’homicides par 100 000 habitants. Ce taux, qui est de 3 au Canada ou en France, est de 10 aux États-Unis ; il atteint les 25 au Brésil et dépasse les 50 en Amérique centrale. S’est développée une véritable hantise (vécue comme une paranoïa collective dans les milieux de classe moyenne latino-américains et parmi les touristes, et douloureusement dans les milieux populaires) qui fait fi des chiffres d’homicides. La raison en est que ce type de violence ne se limite pas à sa mesurabilité en termes de nombres de morts. Au delà de cela, elle suscite la peur, use d’une terrible barbarie (Uribe 2004), et laisse mettre en place une inquiétante structure d’État (Huart 2009).

Avant même que l’opinion publique ne se fixe sur l’insécurité (soit dans les années 1990) est apparue dans les années 1970 un concept qui a fait basculer la notion de violence pour la faire se rapprocher de celle de souffrance : il s’agit du concept de « violence structurelle ». Attribuée au sociologue norvégien Johan Galtung (1981), elle renvoie à la violence implicite des structures et des institutions sociales. On parle de violence structurelle du fait qu’elle est considérée comme l’infrastructure de la violence courante. Dans cette conception, la distribution scandaleusement inégale des revenus est bien plus « violente » que le vol des petits délinquants. Dans la perspective de la théologie de la libération qui a emprunté cette problématique (Löwy 1998), ce n’est pas par la lutte violente (armée) que la violence structurelle peut être traitée, mais par la lutte des mouvements populaires. Mais le reflux de ceux-ci dans plusieurs pays a amené des analystes comme Farmer (1996) à lier directement problématique de la violence et problématique de la souffrance. Cette analyse s’intègre dans le nouveau courant né à la confluence de l’anthropologie médicale, de la psychologie du travail et de la sociologie et qui fixe, dans la littérature scientifique ainsi que dans les domaines d’expertise, la notion de « souffrance sociale » (Kleinman et Das 1997).

Depuis une vingtaine d’années, sous l’influence des ONG humanitaires, l’expression de la souffrance est sortie résolument de son paradigme catholique de péché et d’expiation par la souffrance. Elle se démarque également nettement d’une problématique en termes d’injustice. C’est l’urgence qui détermine les priorités ; le secours à la souffrance échappe à toute notion de responsabilité et à toute considération de mérite (Corten 2011). Dans cette gestion, violence (ou au moins urgence) et souffrance sont dès lors intimement liées (Boltanski 1993).

Violence et droit versus souffrance et religion

Lorsque la violence est perçue sous la forme de la criminalité, elle semble se rapporter directement au droit. Lorsque cette criminalité devient omniprésente, elle affecte la nature même du monopole de la violence propre à l’État (Adorno 2005, 2008 ; Huart 2009) et remet en question directement le droit. Par ailleurs, ce que les théoriciens de la « violence structurelle » mettent de l’avant, c’est la violence de l’ordre lui-même, sans qu’ils n’osent parler ouvertement de « violence du droit ». Dans les deux cas, la violence perd un trait essentiel de sa substance car elle n’est plus appréciée comme moyen – bon ou mauvais – et ne se rapporte plus au droit.

Quant à la souffrance qui se rapporte souvent à l’imaginaire religieux, elle tend aussi à s’altérer dans sa réalité. Avec le concept de violence structurelle, mais également avec tout ce qu’on retrouve dans l’évolution du champ tant scientifique que d’expertise problématisant ensemble souffrance et violence, un déplacement s’opère dans le rapport au religieux. Dans les grands archétypes religieux – occidentaux en tout cas –, la souffrance souvent associée à la culpabilité était un principe organisateur de la vie sociale justifiant l’articulation entre cité terrestre et cité de Dieu. Avec l’affaiblissement de ces archétypes lié au déclin de la puissance doctrinale des Églises, la souffrance est désormais de plus en plus vue comme une irruption incompréhensible dans une existence normalisée, irruption qui demande pour y répondre une mobilisation émotionnelle ayant souvent un cachet religieux de type millénariste ou magique.

Déconnectées du droit et des archétypes religieux, violence et souffrance perdent leur fixation dans une logique identitaire. Sans doute y a-t-il toujours une pré-sémiotisation du terme de violence. Violent renvoie à contrainte physique. On reconnaîtra la violence dans tout acte, toute situation ou toute atmosphère qui a une analogie dans ses causes ou dans ses effets avec la contrainte physique. Mais au-delà de cette pré-sémiotisation, la violence a la particularité exceptionnelle de n’avoir pas de sens, de ne pas pouvoir trouver de sens dans l’immédiateté où elle se produit. Elle est suspension de sens ou excès de sens. Face à la violence, on est toujours saisi, voire stupéfait : la plupart du temps, on a peur (Corten et Côté 2008 : 36 et sqq.).

La violence ne reste néanmoins pas comme une sorte de trou de sens. Dans le discours, à travers différents types de marques, des effets de sens apparaissent. Ce sont des marques discursives. Dans toutes les chaînes de discours, ces marques agissent. Celles-ci n’ont pas seulement à être classifiées en termes sociolinguistiques : les effets de sens qu’elles produisent sont à interpréter dans un rapport au politique. En partant de cet examen, on peut rapporter la violence (au-delà de toute orientation idéologique) à la conservation d’un ordre ou au contraire à la fondation d’un ordre nouveau ; on peut également distinguer différentes formes d’urgence : urgences en termes d’invention, d’écart ou de sauve-qui-peut. Ce travail théorique de « typologie des effets de violence » a été mené ailleurs (Corten 2008 : 38 et sqq., in Corten et Côté 2008), et offre un cadre méthodologique pour analyser les deux énoncés retenus dans cet article. Le « Arrête de souffrir » circule comme énoncé stabilisé. Il est sur le fronton de milliers de temples. Le « Ça, c’est violent » appartient au parler ordinaire. Il met un terme à une histoire racontée et s’exprime souvent dans une formule encore plus contractée : « só isso », « solamente esso », « seulement ça ». Comment ce parler ordinaire est-il recueilli pour les fins de la présente recherche ?

Méthodologie d’enquête

Le cas typique du parler ordinaire n’est pas le bavardage, voire le commérage, entre voisins. La notion de parler ordinaire est reprise de Labov (1978) et désigne le récit d’actions[2]. La notion peut se rapprocher du concept de « sens commun » chez Gramsci (Tosel 1983) avec son double aspect de conscience pratique et de conscience verbale. Le parler ordinaire est une mise en récit populaire d’une action effectuée en dehors de tout registre établi. À partir d’un instrument de recherche comportant une série de questions sur des thèmes d’actions ou de situations dans lesquels sont impliqués les habitants de quartiers populaires, l’enquêteur tente de provoquer un récit avec ses composantes canoniques selon les théoriciens du récit (Labov 1978 : 298 ; Adam 1984 : 84 ; etc.) : résumé, indications, développement (ou complication), évaluation, résultat, chute. On part de l’hypothèse (optimiste !) que lorsque le locuteur est entraîné par la logique du récit, il s’émancipe largement du cadre d’interlocution avec l’enquêteur (et des questions qui lui sont posées).

L’instrument de recherche, sous des formes sérieusement modifiées, a été appliqué dans deux recherches différentes[3] par une équipe de chercheurs du GRIPAL[4] dans une dizaine de pays d’Amérique latine dans le but – dans l’émancipation opérée par le processus verbal de narration – de recueillir des énoncés du parler ordinaire. L’énoncé « Ça, c’est violent » qu’on analysera plus loin appartient aux corpus transcrits de ces entrevues. Plus particulièrement, il fait partie des énoncés recueillis sur le terrain au Salvador, au Mexique, au Brésil, en Colombie et en Bolivie par deux chercheurs et analysés en particulier dans trois chapitres d’un livre coécrit par eux (Corten et Molina 2010). Un de ces trois chapitres s’intitule « Seulement ça », et même si l’énoncé « Ça, c’est violent » n’y apparaît pas littéralement, la chute de ces récits renvoie systématiquement à ce sens catégorique « Ça, c’est violent ». La thématique sur le « bonheur de la famille » se retrouve par ailleurs dans de nombreuses transcriptions faites, y compris dans d’autres pays.

De la transcendance à l’immanence

Capter le parler ordinaire par une méthodologie appropriée répond à l’objectif de mettre en évidence la capacité populaire de conserver et de développer un savoir sur la souffrance. Il est nécessaire pourtant d’évaluer le cadre général dans lequel la désappropriation/appropriation populaire s’inscrit et comment ces processus prennent place dans un univers dans lequel violence et souffrance sont traitées comme équivalentes.

Si dans le cadre théologico-politique classiquement exploré, violence et souffrance ne se confondent pas, ces deux univers sont pourtant articulés. Dans ce cadre, la violence est considérée comme un attribut de la souveraineté qui traduit dans l’ordre politique le principe de transcendance. Dans l’« État monopole de la violence » subsiste cette empreinte de l’absolutisme dans lequel la transcendance divine prend forme dans l’ordre du gouvernement. La souffrance avait été portée dans le christianisme dans le registre de la transcendance à travers le grand récit de l’incarnation et de la « mort de Jésus sur la croix pour sauver les péchés des hommes ». Même si, aussi bien pour la violence que pour la souffrance, il s’agit de « grands récits », dans la tradition théologico-politique, ceux-ci restent articulés par le principe de la transcendance. Ce principe doit-il conduire à son auto-négation ? Lefort (1986), Gauchet (1985) et Schmitt (1985) ne donnent pas les mêmes réponses à cette question, tout en la posant chacun implicitement dans leur problématique.

Quoi qu’il en soit, déjà avec Spinoza, mais surtout avec Foucault (1975) et Deleuze et Guattari (1991), on sort d’une problématique en termes de transcendance. Ces deux derniers auteurs déconstruisent le principe de transcendance et proposent une analyse en termes de dispositifs et de machines. Dès lors, les chercheurs se sont habitués à voir la gouvernementalité en termes de dispositifs croyant – parfois à tort – saisir par là la désétatisation des sociétés opérée sous l’influence néolibérale. Dans un texte antérieur (Corten et Doran 2007), l’influence du processus d’immanence du religieux sur l’immanence du politique a été montrée. Longtemps prises par la thèse de la sécularisation, les sciences des religions n’ont pu cerner la permanence du religieux sous sa transformation. Elles avaient des difficultés à saisir le virage assez surprenant du religieux qui, d’une substance apparemment transcendante, se transformait en un mode immanent. Il en a résulté une recherche nostalgique du « sacré » dans le politique. Cette recherche aboutit dans certains cas à considérer la violence elle-même comme marquée par le sacré dans ses formes sacrificielles ou rituelles (Uribe 2004).

En rapport avec la souffrance, le passage de la transcendance à l’immanence, implique un relâchement de la mise en récit théologique (y compris progressiste). Face à la maladie, par exemple, se développe une contestation de la supériorité du pouvoir hiérarchisé tant théologique que médical de guérison. On a recours aussi bien aux neuvaines, au « docteur feuille » ou au sorcier, au medium, au chaman, au pasteur qu’au médecin de l’hôpital et souvent à tous à la fois (Brodwin 1996). Plus largement dans le rapport avec la nature se développe – avec différentes formes d’éco-centrisme et de culte à la Pachamama – un retour à l’immanence de la religion première (Gauchet 1985 : 13-25). C’est ainsi que, par exemple, on s’investira dans la lutte contre les entreprises polluantes avoisinantes comme corrompant l’esprit de la communauté.

Le « néo-pentecôtisme »

Le « Arrête de souffrir » exprime la souffrance sociale dans sa totalité. L’injonction n’est pas dirigée vers ceux qui se plaignent d’une souffrance particulière : mortalité, maladie, peine sentimentale, etc. Avec le néopentecôtisme qui professe la « théologie de la prospérité » (Mariano 1999), la souffrance inclut les problèmes économiques et financiers. L’injonction s’adresse à la majorité de la population latino-américaine – celle des paupérisés et des basses classes moyennes. La formule « Arrête de souffrir » s’adresse à chacun, mais en même temps elle révèle la souffrance sociale dans sa globalité. Elle la révèle dans une orientation qui n’est pas celle du retour en arrière, ou de la recherche d’un milieu-refuge de type néo-communautaire. Au contraire, elle invite, selon la doctrine néopentecôtiste, à se mobiliser contre un ennemi. C’est « le diable ». Selon cette doctrine, en réaction avec la doctrine chrétienne traditionnelle, c’est le diable qui fait trouver normale la souffrance. C’est lui qui empêche de prendre acte de la libération de la souffrance par « la croix ». Bien que vécue individuellement, la souffrance est sociale dans l’incantation de la figure du diable qui peut être la maladie, la dépression, le chômage, les échecs de la vie (Corten, Fridman et Deret 1999). L’exorcisme est un spectacle où la figure imaginaire du diable est une mise au défi. Ce spectacle est « arbitré » d’en haut et assure le « vrai croyant » de la victoire. Si celui-ci « ose » y mettre toute son énergie, voire son argent, il cessera de souffrir.

L’énoncé « Arrête de souffrir » s’inscrit en continuité avec le discours technocratique des ONG humanitaires : l’individu n’est pas rendu responsable de sa souffrance. Mais alors que dans ce discours technocratique, des priorités sont définies en fonction de la gravité des maux, de la capacité de l’individu d’y faire face ou simplement de l’urgence à secourir, le « Arrête de souffrir » s’adresse à tous. Il s’adresse à celui qui a le cancer comme à celui qui souffre d’une laryngite, à celui qui est affamé comme à celui qui n’a pas obtenu de réajustement salarial, ou même à celui qui n’a pas obtenu la grosse commande qui lui permettrait d’être riche et prospère (Corten, Fridman et Deret 1999). Le « Arrête de souffrir » se trouve surtout en écart du discours ambiant par rapport au présupposé de victime dans lequel le discours place presque nécessairement ceux qui « souffrent ».

« Arrête de souffrir » est une interpellation sur l’assujettissement (Butler 2002). « Non, ne te laisse pas assujettir ! ». Ceux qui disent souffrir peuvent attirer la pitié, mais « ne vas pas chercher la pitié ! » En fait, il ne s’agit pas d’une interpellation mais de deux interpellations imbriquées l’une dans l’autre : « Ne te laisse pas interpeller comme un objet de pitié et accepte de te reconnaître dans cette interpellation d’arrêter de souffrir ». Du même coup, le sujet est assujetti dans le posé : il faut éradiquer la souffrance. Dans un monde où la souffrance est devenu un critère de rangement, cet assujettissement à l’éradication de la souffrance est bien un assujettissement, mais il est en même temps un « écart », et la population qui s’approprie cet énoncé se donne alors un mode d’appropriation d’un savoir sur la souffrance.

La bousculade dans l’énonciation

« Arrête de souffrir » est un énoncé performatif. Cet énoncé est stabilisé. Dans le parler ordinaire, l’appropriation d’un savoir sur la souffrance ne se fait pas dans des catégories d’énoncés, mais en parlant, dans des modes d’énonciation. Il s’agit d’identifier dans les hésitations mêmes du parler des expressions de souffrance. Le parler bouscule parfois les règles grammaticales et fait s’interrompre le suivi de l’exposé. Dans l’extrait suivant, Marinalva, une habitante de 67 ans d’un quartier périphérique et paupérisé de São Paulo, ne recule pas face à des métaphores osées (comparant l’espace d’une réunion de culte à un stade de soccer) qu’elle expose dans une bousculade de la parole. Finalement son énoncé se conclut. Le pouvoir de la foi qui dans le discours de l’Église est performatif dans le « Arrête de souffrir » s’énonce ici dans la déclaration que ce pouvoir (de la foi) devrait pouvoir faire remplir dix stades. Par rapport à cet objectif, il manque encore beaucoup de cultes, beaucoup d’évangélisateurs. La Brésilienne, Marinalva, le dit avec passion :

À la question, y-a-t-il aujourd’hui trop d’églises ou de cultes, Marinalva répond : « Je pense qu’il en manque. Il en manque beaucoup, beaucoup, beaucoup de cultes ».

- Et pourquoi ?

- Parce que c’est lorsque… Ah, par, un exemple. Lorsqu’il y a une équipe de soccer, qui est le Corinthians contre le Santos, ou le Corinthians contre le Palmeiras[5], le billet est vendu, et il coûte cher. Et la personne y va, là-bas, le voir [le match], et elle est en outre exposée à mourir là, à l’intérieur du terrain. Et quand il y a lieu un… séminaire de vie dans l’Esprit de l’Église, il est publicisé, et…, le… stade se remplit, comme s’il était un terrain, comme s’il agissait d’une journée de match de soccer. Mais il est publicisé, et il est gratuit. Et…, et les personnes y vont, elles ne se bagarrent pas, tout se passe dans la paix. Et, et, même de cette façon, les gens n’y vont pas. Parce que, si c’était en effet pour le soccer, on pourrait remplir dix terrains de jeu par jour. Tandis qu’un Séminaire de la vie dans le Saint-Esprit (SENAI) a besoin d’être publicisé, euh, des mois à l’avance pour remplir un stade. Donc, il manque beaucoup de cultes, et il manque beaucoup… euh, d’évangélisateurs.

Marinalva, entrevue, notes de terrain, 4 juillet 2006

La souffrance se manifeste dans des interstices du parler ordinaire, elle se présente comme un résidu. Le résidu, disait Pareto, est « ce qui reste lorsque l’on écarte le camouflage psychologique, qui est la rationalisation du non-logique » (Pareto 1968 [1916] : 459). L’expression de la souffrance est capable de saisir le non-logique, de saisir ce qui échappe à une logique identitaire. Par expression, on entend des énonciations qui ne se limitent pas à référer, mais qui touchent une réalité dans sa globalité. Et cette expression n’est pas déclinée à titre individuel, même si elle n’est pas le fait d’une voix collective. L’expression de la souffrance ne fait pas la distinction entre ceux qui sont ailleurs caractérisés comme victimes et ceux qui ne le sont pas. Le défi est par là de s’écarter de l’ordre institué des choses qui fait cette distinction. Par là même, l’expression politique de la souffrance se libère de toute perspective de victimisation.

Dans le mode saccadé de l’expression (souligné par la multiplication des « et ») se déploient des marques discursives identifiées plus haut comme productrices d’« effets de violence ». La principale est l’écart d’expression par rapport à la signification produite notamment par la métaphore culte/soccer. L’utilisation d’infinitifs et de modalisants de normalité, de nécessité ou de suffisance (« on pourrait remplir », « a besoin d’être publicisé ») produisent des effets de violence conservatrice, tandis que les négations (« n’y vont pas », « manque ») produisent plutôt par l’appel à un autre ordre des effets de violence fondatrice. C’est aussi l’urgence qui se manifeste dans des marques comme la répétition obsessive ou la clôture brusque de l’exposé (Corten et Côté 2008 : 38-46). L’extrait cité plus haut témoigne de ces divers mécanismes discursifs. Il n’y a pas de plainte, mais dans le caractère saccadé de l’expression, il y a un refus de se complaire de sa souffrance et une volonté excessive d’aller de l’avant.

Ça, c’est violent

Clôturant des récits sur les moments difficiles de la vie, l’interviewé est arrivé à s’écarter des modes habituels de parler. Par le « Ça, c’est violent », il ne veut néanmoins pas signifier que ce qui se passe est anormal. Il ne veut pas indiquer non plus qu’il faut rétablir la normalité. En ce sens n’est pas évoquée une violence conservatrice. Il n’y a pas dans cette expression qui, sous une forme ou une autre, clôt différents récits, ce type de violence. Dans Images incandescentes (Corten et Molina 2010), plusieurs récits recueillis dans une demi-douzaine de pays sont ponctués par des expressions qui reviennent à dire « Ça, c’est violent ». Le cas mentionné plus haut d’une personne qui se met en marge de l’imaginaire institué du « bonheur de la famille » est celui de Rufina.

Rufina est une vendeuse ambulante de Mexico qui parle de son fils. Elle raconte qu’elle s’est arrêtée devant la prison où son fils est incarcéré. « Non, je ne vais pas aller le voir. C’est violent, mais c’est comme cela. C’est violent lorsque les enfants sont une honte pour vous ». Elle le dit dans ses mots :

Regardez… Moi, en ce moment, j’ai un problème, un grand problème. Je vis quelque chose de très dif… J’ai mon fils en prison… L’autre jour, j’ai rêvé que j’allais à la prison. Devant la porte, je faisais demi-tour. Non… je veux le laisser là.

Corten et Molina 2010 : 39-40

C’est violent de braver l’opinion publique qui vous voit refuser d’aller rendre visite en prison. C’est violent, dit Cristina à Caracas, lorsque vous avez peur de vos propres enfants qui sont devenus des délinquants. Il n’y a plus moyen de retourner à une normalité si vos propres enfants sont votre malheur. Lorsqu’Angelo à Belém au Brésil explique sa situation kafkaïenne avec des employés publics qui le harcèlent, il a bien un moment la tentation de parler de la campagne comme d’un havre de paix. Mais il sait que non seulement il n’y a pas moyen de rétablir cet ordre, mais que cet ordre n’existe pas. Et de raconter comment il a manqué, enfant, se faire violer par un adolescent. « Oui, là, à la campagne » (Corten et Molina 2010 : 121).

Revenons à Rufina. Le « Ça, c’est violent », ne consiste pas à se plaindre de pas avoir avoir de bons enfants et de reprocher au système leur décrochage scolaire. Le « Ça, c’est violent » de Rufina rejoint celui de Gustavo à El Alto près de La Paz. Pour Rufina, il n’y a pas à travers une violence fondatrice un ordre nouveau à établir. Non, il faut accepter dans la douleur qu’il n’y a pas d’autre ordre. Le fait de ne pas avoir d’enfants n’est pas davantage une solution. Gustavo raconte sa vie d’orphelin. Une vie à la Oliver Twist où il a dû aller de localités en localités pour finalement s’habituer pour survivre à une petite délinquance (Miguez 2010). Cette délinquance, ce n’est pas un autre ordre, non, c’est sa vie. Elle n’est pas une solution lorsqu’elle aboutit – ce qui a été son histoire à lui – à saper les bases de sa propre communauté. Il a en effet, pour des raisons de malversations, dû quitter sa communauté où il était pourtant président de junta. Gustavo ne propose pas un autre ordre même s’il compare la Bolivie toute entière à un orphelin.

Le « Ça, c’est violent » n’appelle pas une autre violence qui serait, elle, fondatrice d’un ordre meilleur. Le « Ça, c’est violent », c’est l’urgence de l’élocution qui clame sa souffrance. Une urgence qui, on l’a vu, peut prendre plusieurs formes politiques. La figure de la situation exceptionnelle en est une : elle manifeste l’affolement devant l’absence d’ordre et la tentation d’en instaurer un dans une atmosphère de sauve-qui-peut. Le « Ça, c’est violent » de Rufina, de Cristina, d’Angelo et de Gustavo se rapproche davantage d’une annulation ou d’une suspension de sens. De cet état d’urgence émerge, à travers un nouveau réseau de significations, un sens pour ceux qui n’ont pas de place dans la société et qui se campent néanmoins dans une position d’écart. Ce que Rancière (1997) désigne de sans-parts est cette condition de ceux dont la situation est d’être à l’écart, ne proposant ni de revenir à l’ordre ancien (violence conservatrice), ni d’instaurer un nouvel ordre (violence fondatrice).

Violence destinale, violence divine

Considérée au niveau macro-social, l’Amérique latine des années 1960-1970 est un cas exemplaire de polarisation entre violence conservatrice et violence fondatrice. La violence conservatrice est jugée nécessaire face à ce qui est vu comme une exacerbation du populisme – les régimes autoritaires prétendent rétablir l’État dans ses fondements historiques. La « révolution » de 1964 au Brésil, le coup de Pinochet en 1973 au Chili, le second régime militaire en Argentine (1976-1983) prétendent tous conjurer une forme ou une autre de populisme. La violence fondatrice, quant à elle, tout en se servant parfois de moyens démocratiques, est orientée à cette époque en Amérique latine vers un objectif radical : l’établissement d’un nouvel ordre. De façon plus ou moins explicite, il s’agit de la « transition vers le socialisme ».

La polarisation entre la violence conservatrice et la violence fondatrice s’est longtemps trouvée au coeur des grands imaginaires. Dans l’imaginaire de la violence conservatrice, il y a toujours un relent de culpabilité : la violence est vue comme la conséquence des mauvais choix de vie ou de société : « Il faut donc sévir ! ». Dans l’imaginaire de la violence fondatrice est incluse la violence contre soi-même : il faut pouvoir se sacrifier pour un avenir meilleur, pour les générations futures. Cette polarisation de l’imaginaire est d’ailleurs au coeur du christianisme. De l’arbre de la connaissance au sacrifice de Jésus sur la croix.

L’essor du pentecôtisme, surtout depuis les années 1980 (Corten 1995 ; Corten, Fridman et Deret 1999), témoigne d’une urgence globale au plan religieux vécue sous le mode du prosélytisme et du millénarisme. Cette urgence fait sortir la violence de la polarisation violence conservatrice-violence fondatrice (Benjamin 2000 [1921]) et rend compte, au sortir de cette polarisation, de l’émergence d’un autre couple de violence dont Benjamin reste le penseur en partie incompris : violence destinale et violence pure (ou divine) (Bensaïd 2010).

La polarisation des imaginaires de la violence conservatrice et de la violence fondatrice perdent aussi de leur consistance avec la transformation de l’individuation dans la société contemporaine. Cette transformation dépasse le champ religieux. Plus que jamais la subjectivité est individuelle, mais en même temps l’individu est capable d’identifier des cadres sociaux qu’il peut rendre responsable de sa souffrance. Il y a un processus de « fluidisation identitaire » (Honneth 2006) qui permet à l’individu de lancer un défi au social. Bien que cette « fluidisation » puisse revenir en quelque sorte à la revendication d’un droit à ne pas souffrir, la frustration de ce droit conduit à un sentiment d’urgence conférant à la souffrance sociale son contenu actuel comme thématique contemporaine. Au-delà de leur contenu, les imaginaires ont une violence. Il y a un « social d’urgence » révélant la « vie nue » (Agamben 2003). Par rapport à ce social d’urgence dans lequel s’inscrit le discours de lutte contre la pauvreté (Peñafiel 2008), les deux énoncés « Arrête de souffrir » et « Ça, c’est violent », semblent attirer l’attention sur les deux autres catégories de la violence jadis distinguées par Benjamin : la première destinale, la seconde pure ou divine.

L’injonction religieuse du type « Arrête de souffrir » va dans le sens d’une violence destinale. Ce n’est pas le destin de l’être humain de souffrir. Cet énoncé repose sur un présupposé qui n’est pas celui du droit de ne pas souffrir, mais d’un destin. Selon une loi non écrite, certains sont investis par le « diable ». Ce qu’ils subissent n’est pas un châtiment, mais une expiation.

De quelque façon malchanceuse qu’elle puisse frapper l’ignorant, c’est le destin, lequel se montre, une fois encore, dans son ambiguïté voulue. Considérant en passant l’idée antique du destin, Hermann Cohen a qualifié déjà de « connaissance qui devient inéluctable » le fait que ce soient les « décrets mêmes » du destin « qui semblent occasionner et provoquer cette transgression, cette chute ».

Benjamin 2000 [1921] : 237

L’expression politique de la souffrance – « Ça, c’est violent » – va davantage dans le sens d’une violence divine ou violence pure. Elle est pure expression dans la mesure où n’est proposée aucune alternative. Elle n’est pas réaction, elle n’est ni violence conservatrice, ni violence fondatrice. Elle est pure invention qui, par le fait qu’elle ne répond à aucun principe de rangement, est constitutive du politique. Elle est immédiate et « lave de la faute ». L’expression « lave de la faute » qui caractérise chez Benjamin la violence pure ou divine est bien illustrée dans le cas de Rufina. Celle-ci, en assumant de ne pas entrer dans la prison pour visiter son fils – par cette violence – est lavée de sa faute. Elle se situe définitivement en dehors du droit, « car avec la vie pure et simple cesse la domination du droit sur le vivant » (Benjamin 2000 [1921] : 238).

Conclusion

Violence et souffrance sont attachées à des registres différents : la première à celui du droit, la seconde à celui du religieux. Avec l’évolution du politique vers l’immanence, ces registres ont tendance à se toucher et rendent compte de la manière dont la souffrance s’est transformée en une thématique des sciences sociales (Kleinman et Das 1997 ; Renault 2008). Dans le cadre de cette immanence, les droits humains se présentent comme une politique (Gauchet 2002) et la souffrance sociale est l’objet d’une gestion sociale.

En ayant analysé deux énoncés – « Arrête de souffrir » et « Ça, c’est violent » – circulant particulièrement en Amérique latine, ce texte a essayé de désenclaver les thématiques de la violence et de la souffrance de leurs registres d’attachement (le droit et le religieux). Ces deux énoncés se donnent à voir, mais à des degrés différents, comme des défis aux principes de rangement mis en représentation par les imaginaires politiques. Dans ce défi, ces énoncés signalent une posture radicalement politique, le premier s’émoussant cependant par l’idée même d’éradiquer la souffrance.

Avec le « Ça, c’est violent », on s’écarte de ce qu’on est habitué d’entendre et on l’assume. On ne prétend pas pour autant pouvoir se soustraire à la souffrance par un plus grand ordre, une plus grande justice ou liberté. On soutient dans le calme d’une position réfléchie énoncée en incise (même si y transparaît une forte émotion) qu’il y a un espace où on défie ces fausses solutions. On va jusqu’à défier l’idée même qu’il y ait lieu d’éradiquer la souffrance. On n’accepte aucun principe de rangement : on se met en position de défi. Ce défi est politique. C’est en ce sens qu’on parle d’expression politique de la souffrance. L’écart d’expression relève d’une violence de l’imaginaire qui ne conduit à aucune alternative. L’expression politique de la souffrance est défi ou, autrement dit, interpellation. Ce défi ou cette interpellation reste la plupart du temps sans réponse.