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À la suite de la chute de l’Union Soviétique, les fermes collectives furent privatisées et les agences de financement internationales ont poussé les villageois à devenir des petits fermiers indépendants. Les résultats ont varié, mais la plupart des analystes s’entendent pour dire que la transformation des régions rurales russes ne s’est pas déroulée tel que prévu. Il est certain que la Russie rurale a été profondément transformée. Cependant, les changements ne se sont pas avérés aussi uniformes et prévisibles que certains l’avaient annoncé. En 1993, avec le soutien de la Banque Mondiale, les procédures de privatisation ont été instituées dans la province de Nijni Novgorod, située à 400 km au sud-est de Moscou. C’est là, dans le village de Moshkino, que j’ai fait ma recherche de terrain, entre avril 1997 et avril 1998, avec un voyage de suivi de cinq semaines en juillet et août 2002[2].

Dans cet article, j’examine les transformations de la Russie rurale à l’aide du concept d’économie émotionnelle développé dans des écrits précédents (Heady et Gambold Miller 2006). D’un point de vue théorique, l’économie que j’appelle émotionnelle est une approche du travail, des moyens de subsistance et de l’engagement social qui est inséparable du travail tel qu’il est appréhendé sur le plan émotionnel ainsi que des sentiments sociaux correspondants. Les choix individuels concernant la façon de gagner sa vie sont effectués en prenant en compte les aspects internes et externes à nos émotions. Ainsi, les effets des restructurations économiques postsoviétiques et les bouleversements politiques ont imposé une réévaluation de la place des individus sur le plan émotionnel aux niveaux de la nation au sens large et du village lui-même. Je vais donc montrer ici à quel point l’engagement face à la communauté est intriqué de manière complexe avec les choix individuels dans une perspective historique ; cet engagement est en quelque sorte path-dependent (« dépendant du chemin suivi », c’est-à-dire qu’il est la suite logique d’un processus), sans aucun doute historique, et constitue également la conséquence des réformes elles-mêmes.

L’économie émotionnelle est donc une économie de subsistance et de sentiments. Elle est constituée de la valeur des efforts de travail, qui n’est pas évaluée à l’aune seule des profits financiers potentiels, mais aussi en fonction des profits en termes de cohésion sociale et de potentiel à manoeuvrer dans le cadre social. Entre les travailleurs des anciennes fermes collectives il y a encore des « règles de sentiments » traditionnelles (Hochschild 1983 : 56), qui servent de base à l’établissement et au maintien du sens de redevabilité ou d’obligation qui marque les échanges affectifs à l’intérieur de la communauté. Ces « règles » de l’économie émotionnelle donnent des indications sur la manière dont les individus « devraient » se sentir face à leur gagne-pain et aux personnes avec lesquelles ils travaillent. Ces règles aident les individus à comprendre les conséquences de leurs interactions sociales. En termes économiques, ainsi que le dit Bourdieu (1985), on peut, dans certaines situations, faire une corrélation entre la manière dont les individus capitalisent sur les relations sociales et le capital économique.

Les résultats de cette recherche rejettent les dichotomies néoclassiques qui opposent la propriété privée individuelle induisant des pratiques économiques innovantes, avec la propriété collective, qui génère quant à elle des performances stagnantes. L’entreprenariat individuel, en tant qu’élément du processus de privatisation imposé aux Russes, était conçu comme le but premier à atteindre pour les villageois afin de fondre leur utilisation historique de la terre avec l’économie de marché néolibérale. Cependant, les habitants du monde rural n’ont pas été aussi prompts à abandonner leurs pratiques agraires basées sur la communauté au profit de ces modèles individualistes. Les efforts de réorganisation des villageois se fondent sur beaucoup plus que l’évaluation des risques financiers, des gains possibles et des résultats futurs de l’entreprenariat agricole. La littérature soutient qu’il y a plusieurs raisons pour lesquelles une classe rurale d’agriculteurs indépendants et prospères ne s’est pas développée ; parmi celles-ci, la mise en place de la réforme agraire selon un processus vertical – dit « top-down », c’est-à-dire imposé par le haut (O’Brien et al. 2004), la faiblesse de la société civile (Howard 2003), la corruption institutionnalisée au sein des processus de développement économique (Schoenman 2005), les rapports historiques entre les paysans, le travail et la terre (Shanin 2003), et le fait que les réactions du monde rural et son adaptation aux changements ne sont pas conformes aux modèles pourtant interprétés avec justesse par les chercheurs occidentaux (Wegren 2005). Alors qu’on trouve des exemples de succès entrepreneurial dans certains villages, ils représentent pour l’instant davantage des exceptions que la norme (Dunn 2002 ; Humphrey 2002 ; Wegren 2005).

Comme le démontre la littérature, les difficultés de l’économie rurale postsocialiste dépassent largement les conditions et contraintes matérielles. Les théories économiques du capitalisme s’avèrent inadéquates pour l’analyse des phénomènes de l’ère postsocialiste actuelle, qui donnent lieu à tout un éventail d’économies hybrides, fluides et plurielles, lesquelles ne sont plus collectives ni encore complètement intégrées au marché. La transformation de type « top-down » (du haut vers le bas) de la Russie postsoviétique induit une réponse du bas vers le haut qui met en lumière cet étroit mélange entre mémoire historique et interface émotionnelle avec l’économie. L’attachement affectif des individus à leur travail, en tant que lieu offrant à la fois emploi et revenus et lieu de plénitude émotionnelle et de bien-être, n’a pas été étudié dans les analyses économiques du postsocialisme. Examinons donc, à l’aide de la notion d’économie émotionnelle définie plus formellement, comment la situation prévalant dans les villages russes s’est développée de manière imprévue, mais tout à fait explicable.

Lieu de la recherche

J’ai effectué ma recherche dans le village de Moshkino et sa région avoisinante, où on trouve une vaste ferme collective, nommée « Les 60 ans d’octobre », qui employait les résidants de plusieurs villages de la région. Lors des enchères qui ont précédé sa réorganisation, la majeure partie des 3 109 hectares de la ferme collective ont été redistribués à trois fermes nouvellement privatisées : Mir, Kolos et Moshkinskoe. En mars 1994, à la suite des élections dans le village, la ferme Moshkinskoe a formellement été réorganisée sous la direction de Ekaterina Nikolaevna Makaricheva, la comptable, économiste et vice-doyenne de la ferme collective Les 60 ans d’octobre. Moshkinskoe a reçu 1 477 hectares de terre, la part la plus importante des trois nouvelles exploitations. Quatorze villages apportent leur contribution à l’organisation de la ferme Moshkinskoe. Plus précisément, les résidents de ces villages ont remis leur part de terre collective à la ferme Moshkinskoe et s’en remettent au leadership de Ekaterina plutôt que de la cultiver de manière indépendante. En 1997, lorsque ma recherche a débuté, 11,8 millions de Russes avaient reçu des droits sur des parcelles de terre à la suite de la privatisation, créant ainsi une vaste population de nouveaux propriétaires représentant un grand pouvoir potentiel.

Le cheminement vers la situation ethnographique présente

Comment la Russie s’est-elle retrouvée à un tel carrefour? Plusieurs décennies auparavant, les villageois avaient fait face à une situation similaire lorsque leurs vies et leurs activités agricoles avaient été fondamentalement transformées à cause d’un autre processus exogène. Staline avait formellement fait adopter un plan quinquennal en 1929, à la suite de la mort de Lénine en janvier 1924. Il fallait éliminer la paysannerie afin de résoudre un problème que Lénine considérait comme crucial pour les communistes : celui de la création d’une alliance entre le prolétariat et les paysans (Treadgold 1995 : 202). Après la collectivisation forcée par Staline dans les années 1930, des villages soviétiques ont été artificiellement créés autour de pourvoyeurs de services agraires, qui incluaient aussi des services culturels importants, tels que des bibliothèques, des clubs culturels, des magasins, des garderies et des cafétérias. Cette combinaison planifiée de services économiques et sociaux était de la plus grande importance pour le succès de la collectivisation, du fait que les villageois n’avaient alors pas le droit de se déplacer librement à l’extérieur des zones dans lesquelles ils travaillaient. Les besoins matériels, sociaux et spirituels de base des villageois devaient être comblés par la ferme collective. L’accès aux services du village dépendait de la bonne réputation du paysan au sein de la ferme collective. Mon intérêt pour l’économie émotionnelle, et pour le désir exprimé par les villageois de maintenir une partie de l’interrelation historique entre le village, le travail et les individus, s’ancre dans ces adaptations traditionnelles. Comme l’avance Humphrey (2002 : 27), ces adaptations permettent de comprendre pourquoi certains spécialistes des sciences sociales parlent d’une notion de collectivité qui perdure dans la Russie postsoviétique. Cependant, ce sentiment de collectivité et les tentatives pour le casser ont été interprétés de manières différentes.

La décollectivatisation a entraîné, comme prévu, de nombreux problèmes sur les plans organisationnel et économique. Cependant, dans les villages, les impacts sociaux n’ont été ni anticipés ni même débattus. Les médias ont initialement fait preuve d’un optimisme débridé, mais ils ont rapidement commencé à prétendre que les paysans russes s’accrochaient à la collectivisation. Les médias ont même prétendu que la réforme dans les zones rurales était incomplète à cause du refus ou de l’incapacité innée des paysans à changer, parce qu’ils résistaient aux transformations simplement par obstination et par nostalgie. De surcroît, plusieurs avouent encore que leur résistance est causée par la peur même du marché. Ces arguments sont cependant simplistes et incomplets. Les analystes n’ont en effet pas tenu compte de la manière dont les villageois ont dans les faits tenté de tirer avantage des nouvelles possibilités, mais à l’intérieur du cadre du socialisme, afin de « protect and continue prior improvements » plutôt que de « starting over on another cycle of transition » (Creed 1998 : 4).

L’imbrication de l’économie du village, des réseaux sociaux et du travail ne doit pas être considérée comme un rapport statique. Qu’ils soient imbriqués implique simplement qu’ils sont entrelacés et interreliés, et non pas immobiles ou rigides. Cette imbrication a aussi été vue en Bulgarie où Creed (1998) a constaté que les activités des villageois sont un élément central de leur identité individuelle. Ainsi, la réorganisation des pratiques agraires sont ancrées dans une approche qui « use socialism to domesticate capitalism » maintenant ainsi des relations « symbiotiques » importantes entre les individus et les exploitations agraires (ibid : 277).

Le travail de recherche de Katherine Verdery en Roumanie a aussi mis en lumière la manière dont les cadres socio-historiques ont marqué les grandes transformations sociales (2003). En Roumanie, où les règles militaires et économiques soviétiques n’ont pas été mises en place avant 1947, plusieurs villageois se souviennent encore de l’humiliation vécue lors de l’abandon forcé de leurs terres ancestrales afin de s’intégrer aux fermes collectives. Lorsque l’Union Soviétique s’est effondrée, la Roumanie disposait également d’une mémoire institutionnelle, et les structures politiques et économiques de la période pré-soviétique étaient encore bien présentes au niveau étatique et local. En Russie cependant, il n’y avait pas de mémoire institutionnelle de l’économie de marché ou des avantages du contrôle et de la propriété privée et du travail par les individus.

Pour plusieurs Russes, le choix naturel était de se serrer les coudes et de voir ce qui allait se produire. Cela a été la seule option envisageable afin de maintenir l’ordre économique et social dans le village, et l’ordre émotionnel sur le plan individuel. Dans les moments de chaos ou de déséquilibre, les individus croient que l’ordre reviendra et qu’ils peuvent peut-être même agir de sorte à accélérer le processus. Les Russes ne pouvaient s’attendre à aucune stabilité après la chute de l’Union Soviétique ; l’économie jusqu’alors centralisée a dû être démantelée et le filet de sécurité sociale qui protégeait les citoyens leur a été retiré. Humphrey (2002) met en lumière cette expérience chaotique du postsocialisme, atténuée cependant par des tentatives d’exercice du pouvoir par les individus. Dans ces tentatives, ceux-ci ont cherché de l’ordre « not in themselves but for themselves » (ibid. : 29, italiques dans le texte).

Si la transformation russe est bien documentée, l’impact émotionnel de la chute de l’État est intense et profond et a été ignoré, ou minimisé, dans plusieurs analyses sur la ruralité en Russie. Wegren note que « most analyses of contemporary agrarian reform consider only the institutional and policy components, even though social relationships are equally – if not more – important to the success or failure of Russian agrarian reform » (1998 : 8). De la même manière, Lampland avance que « […] refiguring one’s social relationships is far more difficult than learning new habits » (2002 : 32). Les enjeux pragmatiques et structurels propres au développement de l’agriculture individuelle ont peut-être moins constitué une barrière au changement que les impacts sur l’économie émotionnelle du village.

L’histoire de Tatiana

La plupart des habitants du village de Moshkino ont fait preuve d’initiative, mais ils l’ont fait dans leurs propres jardins, étant plus intéressés à consommer les produits de leur succès qu’à les vendre[3]. Dans ma recherche de 2002, 92 % des répondants ont dit qu’ils ne voyaient pas comment de grandes fermes individuelles pourraient se développer en Russie[4]. Certains ont exprimé diverses préoccupations en ce qui a trait aux contraintes psychologiques et matérielles à ce changement. Valentina dit que « […] la plupart des gens ne peuvent faire de l’agriculture de manière indépendante. Nous ne sommes pas préparés pour le faire. Nous n’avons pas la machinerie ni l’envie ». Malgré cette hésitation générale envers l’agriculture individuelle, une villageoise se démarque comme entrepreneure néolibérale modèle.

Tatiana est l’une des deux personnes qui, à Moshkino, a essayé de faire de l’agriculture de manière indépendante. L’autre personne, un homme, qui a tenté l’aventure a pratiqué seul pendant deux ans avant de retourner dans la ferme collective, car il trouvait que « c’était trop de problèmes ». Tatiana a 45 ans et a étudié à l’institut agricole à Nijni Novgorod. Elle et son époux de 44 ans ont deux enfants : une fille mariée, récemment diplômée de l’institut agricole des environs, et un fils inscrit au collège technique à Nijni Novgorod. Lors de la réorganisation des fermes collectives en 1994, Tatiana et son mari, chauffeur de tracteur, ont décidé de rester avec la nouvelle directrice de la ferme, Ekaterina, et de travailler dans la ferme de Moshkinoskoe. Tatiana était agronome dans la ferme collective Les 60 ans d’octobre, et, sous la direction de Ekaterina, elle est devenue la chef agronome de la nouvelle ferme. Après un an, elle a réalisé que « it didn’t matter what form of collective farm it was, it was still a collective organization and you don’t really work for yourself ». Elle décida de quitter la ferme et de s’installer à son compte avec son mari. Ils possèdent 30 hectares, dont 18 sont consacrés à la culture de céréales et 12 au fourrage, et ils utilisent leur jardin pour la culture des légumes. Tatiana a obtenu ces hectares en mettant en commun ses parcelles de la ferme collective avec celles de son mari, ainsi qu’en convainquant sa mère, sa soeur et un cousin de lui céder les leurs. Leur séparation de la ferme collective et du soutien qu’elle offre les a laissés plutôt vulnérables[5].

Le fait d’avoir participé à la gestion des fermes collectives dans le passé donne un avantage à Tatiana dans sa démarche pour passer de membre d’une collectivité à entrepreneure individuelle (Verdery 2003 : 312-339). Tatiana a plus de ressources sociales et culturelles que la plupart des gens du village. Elle dispose par exemple d’une éducation, d’un savoir important sur les systèmes impliqués dans l’agriculture à grande échelle, et d’une bonne réputation en raison de son statut antérieur en tant qu’agronome de la ferme collective, qui lui donnent de meilleures chances de succès. Ces expériences donnent à des individus comme Tatiana une perspicacité qui leur permet d’emprunter de nouvelles avenues, tandis que d’autres se trouvent paralysés par l’incertitude et la confusion[6]. D’aucuns avancent que le capital culturel détenu par certains au début des années 1990 a été fondamental pour la mise en place d’opportunités d’affaires et a stimulé le changement vers la nouvelle économie politique (Eyal, Szelényi et Townsley 1998). En 1997, Tatiana décrivait son cheminement dans le monde complexe de la nouvelle Russie agricole :

During the first year I just asked the Agricultural Chemicals Organization in Gorodets and they loaned us a tractor for the spring to enable us to seed the plants. But there was a condition for me. I agreed to buy them a tiller. So I had to get a loan, and I bought the equipment for ploughing and harvesting potatoes—a double potato digger actually. So we had to buy this equipment, and then they gave us the tractor, but we had to pay them for using the tractor, and since I had two calves and two cows at home we had to kill them and sell the meat in order to pay for renting the tractor. And then we had to pay back our loan [for purchasing the tiller] at 50 percent interest per year! Can you imagine?

Ce système, typique de la fin des années 1990, alors que l’économie privée de liquidités fonctionnait avec le troc et le blat[7], en a dissuadé plusieurs de pratiquer l’agriculture privée.

La maison de Tatiana se situe exactement derrière le club culturel, près du centre du village. Lorsque j’y suis retournée en juillet 2002, la maison avait subi quelques changements, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, depuis ma visite précédente. Le plus frappant étaient les barbelés enroulés autour de la clôture qui entoure la maison à hauteur de la taille. Une fois à l’intérieur, les signes du succès de Tatiana étaient visibles. La famille possédait un nouveau téléviseur, un magnétoscope, une machine à faire du pain, une laveuse et de nouveaux meubles. Lorsque nous sommes entrés pour prendre le thé, elle a placé une lourde branche de bouleau contre la porte pour la bloquer de l’intérieur.

Tatiana est désormais propriétaire de l’équipement nécessaire pour planter et récolter, et elle a réussi à payer ses emprunts. Elle vend 90 % de ses légumes à l’extérieur du village et la famille utilise les 10 % restants. Tous ses animaux servent à la consommation domestique. Tatiana se décrit comme une « entrepreneure » pendant l’hiver. Elle et son mari font 90 km jusqu’à Nijni Novgorod pour y acheter des produits en gros et ensuite les vendre dans les villages. Ils dressent une tente face au magasin de Moshkino où ils vendent leurs grains, leurs légumes ainsi que d’autres produits. Tatiana fait une estimation conservatrice de leurs revenus d’environ 60 000 roubles par an, soit à peu près un tiers de plus que le salaire moyen de 40 000 roubles par an d’une maisonnée[8].

Lors de ma recherche, il était clair que la position de Tatiana à propos du travail collectif était très différente de celle de la plupart des villageois. Cela s’exprimait dans son insatisfaction à propos de la réorganisation de la ferme collective ainsi que dans son profond désir de travailler pour son propre compte. Herbig et McCarty (1995), Humphrey (2002) et Wegren (2005) parlent de la plupart des agriculteurs – entrepreneurs privés en contexte postsocialiste comme étant exceptionnels, et possédant des caractéristiques uniques parmi leurs semblables. Tatiana est certainement une exception pour ce qui est de la coopération. Bien qu’elle ait de la famille dans un village voisin, elle ne les aide pas dans leur travail agricole. Si elle et son mari aident les voisins qui le souhaitent à planter ou à récolter, ils leur demandent par contre de payer en argent ou sous forme de travail réciproque. Plusieurs ont jugé nécessaire de me faire remarquer ce dernier point, car si on ajoute les échanges monétaires dans l’équation, cela transgresse les valeurs traditionnelles d’aide mutuelle. En effet, Tatiana ne pouvait pas dire qu’elle et son mari avaient récemment aidé quiconque en fonction du principe de réciprocité de l’aide, dit de pomoshch za pomoshch (aide contre aide).

Tatiana fait simultanément l’objet d’envie et de méfiance dans le village. Bien que d’autres ne l’admettent pas ouvertement, Tatiana a parlé des difficultés qu’elle a rencontrées du fait de sa réussite en tant qu’agricultrice[9]. Pendant l’hiver où elle et son mari ont installé leur tente, elle dit que les villageois ont souvent appelé la militsia ou les autorités locales afin qu’ils vérifient ses papiers ou encore ils l’apostrophaient parce qu’elle avait peut-être volé des biens. Ces accusations étaient non fondées et n’ont jamais mené à des preuves de sa culpabilité, mais elles provoquaient des incidents et nuisaient à son commerce. De plus, elle dit avoir subi des tentatives de vol sur leur propriété – d’où les barbelés et le renforcement de la porte. En général, il semble que Tatiana et son mari aient eu une vie sociale plutôt isolée dans le village. On pourrait les caractériser comme des « dépossédés », c’est-à-dire « falling outside the primary unit of society » (Humphrey 2002 : 25), l’« unité primaire » étant la ferme collective. Ils ne participaient jamais aux rencontres sociales, mais cela peut être attribué au fait que plusieurs villageois travaillent encore à la ferme collective et qu’ils se regroupent non seulement en tant que voisins, mais aussi en tant que travailleurs.

Lorsque j’ai interviewé d’autres villageois et que je leur ai demandé leur opinion à propos du « succès » de ceux qui avaient bénéficié de la réorganisation, plusieurs ont mentionné que seulement ceux qui « achètent et vendent des choses » ont eu du succès, faisant ainsi une allusion plus ou moins discrète à Tatiana[10]. Cependant, la question du travail et des attitudes attendues face au travail teintait les discussions à propos de ceux qui montrent plus de signes de richesses. Travailler collectivement est pour eux la manière la plus « naturelle » de réussir. Plusieurs villageois ont repris le vieil adage selon lequel « tu peux faire davantage avec un poing qu’avec un doigt », exprimant ainsi l’idée que l’union fait la force. Mikhail Ivanovich, un des travailleurs de la ferme, dit qu’il préfère travailler en commun, car « le travail de la ferme est un travail que tu fais avec les autres ». Lorsque des personnes comme Tatiana commencent à pratiquer l’agriculture pour leur propre compte, les relations se détériorent dans le village et peuvent mener à un certain isolement social et économique.

L’économie morale et émotionnelle

L’histoire a montré les vicissitudes extrêmes de la vie rurale et elles ont été largement discutées. Hobsbawm (1971 : 11-12) a qualifié les paysans d’« inévitables victimes » du fait qu’ils travaillent contre le courant de l’histoire qui mène inévitablement à la marchandisation et à l’urbanisation. Grâce à la réciprocité et aux valeurs communes présentes dans leur vie rurale, les paysans avaient de meilleures chances de survie lorsque les évènements politiques ou climatiques affectaient leurs cultures. Les désastres collectifs ne pouvaient être évités, mais les hauts et les bas des rendements de l’agriculture pouvaient être nivelés grâce aux croyances et aux techniques utilisées par les villageois. Ces combinaisons constituaient ensemble un éthos commun aux habitants ruraux. Paxson (2005 : 85) montre comment le fait que les villageois russes se répartissent maintenant sur toute une échelle de revenus allant d’un extrême à l’autre aboutit à diminuer le bien-être de tous, et que par conséquent il est crucial de se « diminuer » socialement afin de maintenir l’ordre social. La fausse générosité, le partage du travail et la dispersion des parcelles faisaient partie de cette économie morale, qui est importante en termes de profits réels et d’équilibre émotionnel. Ces efforts, qui protégeaient tous les individus d’un village contre les graves pénuries sont aussi ce qui rend l’économie rurale « more human than the market economy » (Polanyi 1957 : 163). C’est aussi ce qui explique pourquoi la place de Tatiana, qui fait preuve d’une indépendance non cachée, est maintenant remise en question dans l’organisation sociale du village.

L’économie émotionnelle n’est pas seulement ancrée dans les sociétés paysannes, elle est ancrée dans toutes les sociétés. Toutes les économies, et pas seulement celles des sociétés pré- ou non capitalistes, sont fondées sur un système moral et émotionnel qui valorise à la fois les résultats et les processus[11]. L’économie morale, qui valorise les comportements orientés vers le bien-être du groupe, est sous-tendue par l’économie émotionnelle des individus, « a pattern of emotional commitments and rivalries in which people’s practical activities also make sense as expressions of their sense of personal identity and community » (Heady et Gambold Miller 2006 : 49). L’économie émotionnelle se situe et s’exprime d’abord à partir d’un point de vue individuel et est ensuite renforcée par la collectivité. Elle est fonction à la fois des risques connus et des vraies incertitudes. Cela est particulièrement vrai dans des situations, si communes dans le monde postsocialiste, où il était impossible d’effectuer une évaluation des risques et possibilités qui fût le moindrement proche de la réalité. Sans référence historique individuelle ou nationale, le plus grand de tous les risques était peut-être pour la population rurale l’incertitude absolue du contexte postsocialiste.

Évaluer les profits peut être une opération purement économique, mais, tout comme le risque, les maximiser peut aussi faire intervenir l’émotionnel. Se retirer de la ferme collective afin de pratiquer l’agriculture individuelle peut résulter en des profits éventuels, mais le coût émotionnel de cette fracture peut facilement dépasser les profits. Comme le décrit Szelényi (1988) pour la Hongrie, réduire les risques en quittant une société par actions instable afin de gérer son propre travail et ses revenus augmente le risque d’« embourgeoisement » ou de reproches sur le plan social. Tout le monde n’est pas prêt à prendre ce risque émotionnel.

Nadia, une retraitée de 77 ans, m’a confié qu’elle se sentait « plus forte et plus en sécurité » dans le cadre de la ferme collective, et qu’elle ne pourrait jamais réussir toute seule, en tant qu’agricultrice indépendante, sans l’aide des autres. Elle poursuit en se tordant les mains : « My neighbors are really important. My son is an alcoholic so I can’t rely on him but my neighbors have helped me in many ways, because we all worked on the collective. Together our village is stronger, but alone, we are weak. If we are all working independently for ourselves, then how can we help each other? ». Alors que le coût économique est plus important pour les personnes âgées qui n’appartiennent pas à un réseau social (Wegren 2005 : 184), on voit que les plus jeunes sont également réticents à adopter une façon de faire plus individualiste. Viktor Vasiliyvich, un conducteur de tracteur de 31 ans, est catégorique : ce n’est pas parce qu’il a droit à une partie des terres collectives qu’il sera un fermier indépendant. « Ya nifermer, ya krestianie » (je ne suis pas un fermier, je suis un paysan), m’a-t-il dit par une chaude journée d’été près du garage. Lorsque je lui ai dit qu’il pourrait devenir un fermier s’il le désirait, il m’a regardé avec exaspération et m’a dit : « Liza, we are not fermeri here in Moshkino. We don’t have machinery or good land and we can only survive together. Fermeri live in some other place. Not here. [Ni zdyes] ».

Je me suis souvent demandé pourquoi Ekaterina, la directrice de la ferme, n’a pas tenté sa chance avec son mari diligent qui a beaucoup d’expérience. Lorsque j’ai cherché à savoir combien de temps elle comptait demeurer la directrice de la ferme Moshkinskoe, elle a ri et m’a répondu : « Longer than I’d like, I’m sure, but as long as they [pensioners] need me ». Ekaterina pourrait facilement devenir une agricultrice indépendante, car elle possède un capital culturel et social similaire à celui de Tatiana, mais elle sent qu’il est important « to help those who couldn’t manage to farm independently due to psychological and material problems ». Il est courant que les gestionnaires de l’ère postsocialiste continuent à prendre soin de ceux qui comptent sur eux (Humphrey 2002 : 27). Cette rationalisation par Ekaterina peut sembler trop altruiste pour être vraie si l’on considère les opportunités offertes aux gestionnaires des fermes réorganisées. Mais elle porte aussi un fardeau indéniable lié à son choix, et qui m’est apparu évident. Par sa capacité à préserver la ferme collective, elle contribue au moins à maintenir les liens entre le travail, les réseaux sociaux et le sentiment de réalisation personnelle. Les statistiques prouvent que cela reste important pour tous ceux qui se disent véritablement malheureux et considèrent que leur situation passée était plus positive que leur vie actuelle (Friedman 2007 ; Boym 2001 ; Humphrey 2001). On reconnaît que l’affaiblissement de l’esprit collectiviste risque de rendre leur place invisible et floue dans le nouveau système de libre marché.

Facteurs socio-économiques et entreprenariat

En général, les besoins économiques et les conditions de travail favorisent l’entreprenariat, que les tendances culturelles les freinent ou non (Stewart et May : 1997). En Russie, favoriser l’entreprenariat et l’innovation avait pour but de réduire la pauvreté rurale, mais les initiatives en la matière ont été lentes à se mettre en place. Au début des années 1990, le gouvernement russe a demandé à divers consultants économiques seniors de l’aider à faire passer l’économie centralisée et dirigée, vite fait bien fait, à un système de libre marché. Sachs a établi l’inventaire de tout ce qu’il fallait réaliser pour transformer l’économie, alors qu’il commençait avec d’autres personnes la « thérapie choc » qui devait résulter en un « new and vibrant private enterprise sector » à travers toute l’Europe de l’Est et l’ex-Union soviétique (1993 : 43, 1996). En résumé, pour les habitants des zones rurales, la privatisation a été mise en place de la même manière que la collectivisation, c’est-à-dire par la force (Verdery 2003 : 103).

Wedel (2001) décrit cet épisode de l’histoire russe comme « désastreux ». Néanmoins, Sachs et Åslund ont tous les deux reconnu que l’économie russe avait rapidement réussi certaines de ses transformations systémiques comme le passage de la propriété d’État et de la centralisation à la propriété privée et à l’économie de marché, malgré les problèmes évidents et les incohérences dans ce processus (Åslund 1995 ; Sachs 1996). Mais Åslund ne fait pas allusion à la protection sociale ni aux étapes nécessaires entre le démantèlement d’un système et la mise en place d’un autre afin de maintenir une certaine forme de stabilité émotionnelle. Sachs, par contre, à son crédit, mentionne le « sharp increase in psychological stress » et la corrélation inverse entre l’espérance de vie et la rapidité et l’importance des réformes (1996 : 131)[12].

L’innovation a souvent une dimension matérielle, mais, comme l’économie en général, elle a toujours une dimension non matérielle ou sociale (Finkler 1980 ; Brandtstädter 2003 ; Eidson et Milligan 2003). Les consultants pour les réformes agraires ont dit qu’ils étaient conscients des problèmes sociaux que pouvait créer la privatisation de l’agriculture, mais qu’ils ne pouvaient rien y faire. Leur travail consistait à gérer le processus de restructuration des fermes en tant qu’unités économiques, et non pas en tant que prestataires de services sociaux, bien qu’à l’origine elles aient eu ces deux fonctions. En 1997, le directeur du Fonds de réforme agraire de la région de Nijni Novgorod (Fond Zerno) a dit « We don’t work on these [social] problems, though we know they are byproducts of the reorganization process »[13].

Un autre problème s’est posé en plus des problèmes sociaux : l’isolement des entrepreneurs potentiels vis-à-vis du gouvernement et des réseaux sociaux locaux. Lors de mon étude, les opinions des gens à propos de l’innovation dont peuvent faire preuve les individus se sont avérées en général claires. L’innovation est considérée comme acceptable si elle se cantonne à l’intérieur d’un jardin individuel et que la personne maintient son réseau social et continue à coopérer dans le village. Cela peut alors constituer une forme moins individualiste d’entreprenariat (Dana 2005). Toutefois, les activités qui mènent au retrait d’un individu ou d’une famille du réseau local sont perçues comme un entreprenariat menant à la spéculation, et la spéculation a très mauvaise réputation dans la société russe. Les entreprises individuelles, comme celles de Tatiana, étaient souvent étiquetées « spekulatsia » par les villageois. Le soutien du gouvernement à de telles entreprises est particulièrement dérangeant dans un contexte où la prise en charge de type paternaliste et équitable dans tous les secteurs de la société était considérée comme la règle. Cette inégalité potentielle a été très choquante pour plusieurs dans le cadre de la société rurale postsocialiste (Creed 1998 : 226). Les gens ont ainsi eu peur d’être exclus du réseau social du village, et de voir en résulter des coûts économiques et émotionnels importants (Creed 1998 ; Wegren 2005).

La contribution historique de lichnoe podsobnoe khoziaistvo, ou « l’agriculture soutenue par la maisonnée », est bien documentée (Medvedev 1987 ; Van Atta 1993). Ces fermes, auxquelles on se réfère dans la littérature comme des maisonnées ou des parcelles privées, ont produit jusqu’à 30 % du produit annuel agricole brut dans l’ex-Union soviétique, beaucoup plus que leur proportion par rapport au total des terres (Lerman et al. 1994 : 527 ; Nechemias 1990 : 165). Les parcelles des maisonnées constituent un moyen de subsistance tant nutritionnelle qu’économique de base pour la plupart des familles, donc il n’est pas très surprenant que les villageois s’efforcent de maintenir leur productivité. Cette tendance s’est confirmée dans tout le pays et, à la fin de la période Eltsine, les maisonnées rurales possédaient 6 % de toutes les terres agricoles utilisées aux fins de la production vivrière[14]. En 1998, la culture sur les parcelles des maisonnées a atteint un sommet de 59 % de la valeur en rouble de la production vivrière totale (alors qu’en 1990, elle était de 26 %)[15]. Lors de ma visite en 2002, le pourcentage représenté par la production des maisonnées s’était stabilisé à 54 %[16]. En 2002, on constatait des innovations, mais principalement dans les parcelles privées. En raison des contraintes d’emploi et des besoins en nourriture, les villageois préféraient consommer leurs succès et vendre leurs surplus lorsque cela était possible.

Plus de 85 % des villageois que j’ai interviewés essaient d’augmenter la productivité dans leurs jardins privés. En plantant davantage, cela leur permet de récolter davantage de nourriture et parfois de vendre leurs surplus au marché local à 10 km de là. Lida et Shura, des retraitées dans la fin de la soixantaine, passent des heures dans la forêt à cueillir des baies et des champignons pendant l’été afin d’en vendre la majeure partie au marché. Maria explique pourquoi cela est si important pour leur survie : « la plupart d’entre nous survivons grâce aux cultures que nous faisons pousser pour nous-mêmes et au bétail que nous gardons pour notre utilisation ». Ekaterina et la ferme collective offrent encore aux villageois qui travaillent à la ferme la possibilité d’acheter à très bas prix, ou gratuitement, des veaux et des porcelets chaque printemps[17]. Certains tentent d’avoir plus d’animaux. Olga élève une vache supplémentaire afin d’avoir plus de lait. Elle en donne à son fils qui habite en ville et elle vend ensuite le reste. Grâce aux économies réalisées, elle a pu envoyer son petit-fils dans un camp de vacances pour trois semaines pendant l’été, tandis que son fils et sa belle-fille l’aidaient à travailler dans son jardin de 8 hectares (près d’un kilomètre carré).

Un autre élément qui vient influencer les résultats de l’entreprenariat agraire a trait aux infrastructures légales. Les problèmes en Russie étaient énormes puisque au moment de la réorganisation agraire, il n’y avait pas d’infrastructures légales pour l’achat et la vente de terre, un élément crucial pour le développement du marché rural. De plus, la plupart des Russes n’avaient pas encore décidé si la terre devait être achetée et vendue. Les enjeux autour des usages de la terre (Dale 2002) sont devenus patents une fois que les débats se sont étendus à la gestion des vastes ressources du pays. En 2002, la comptable de la ferme Moshkinskoe m’a dit que les villageois souffraient, car « they don’t have knowledge about different things and therefore can be deceived easily ». Elle m’a ensuite expliqué que l’ignorance des lois impliquait que la plupart des gens n’avaient absolument aucune idée de ce qui était légalement possible après la chute de l’Union soviétique. Pire encore, les lois changeaient rapidement ou elles étaient tellement incomplètes dans leurs formulations initiales que peu de gens étaient certains qu’elles étaient applicables d’un mois à l’autre.

Bien que 70 % des terres agricoles en Russie aient vu leur statut passer de propriété de l’État à propriété privée, la propriété privée n’implique pas forcément la mise en culture de terres privatisées (Mau 1999). L’agriculture familiale n’a pas réussi à devenir une force importante dans l’agriculture russe. En fait, les grandes fermes collectives continuent de contrôler une grande partie des ressources générées par les terres privatisées, par le biais d’arrangements de production commune qui se révèlent extrêmement inefficaces. Comme on l’a dit, la transformation postsocialiste a été mise en place par le haut, éliminant ainsi la possibilité d’une déconstruction et d’une rénovation par le bas à la Schumpeter, qui parle de ces entrepreneurs qui « détruisent de manière créative » les processus en place et pour en introduire de nouveaux (1950). En termes biologiques, il voyait cette innovation comme une mutation provenant de l’intérieur, du bas vers le haut. C’est certainement un élément clé des changements durables dans les régions rurales. D’autres, cherchant une explication ancrée dans une « personnalité culturelle » ont avancé que l’entreprenariat est sous‑développé en raison de la « natural inertia of the rural population » (Lerman 2002). Ce raisonnement persiste, même si plusieurs pensent que la résistance aux innovations peut être un signe que ce que j’appelle l’économie émotionnelle est menacée par les changements socio-économiques prescrits lors de la réorganisation (Scott 1976 ; Kearney 1996 ; Verdery 2003). D’autres avancent aussi que ce n’est pas une résistance envers la réforme agraire en tant que telle, mais envers les expériences négatives vécues par tant de gens en Russie (Wegren 2005).

Tatiana, par son entreprise, s’est dissociée de la communauté et, bien qu’elle soit plus à l’aise financièrement, les répercussions sociales qu’elle vit seraient trop lourdes à porter pour d’autres. Au contraire, la vision d’entreprise de Tatiana lui permet de voir les opportunités même dans une situation incertaine (McGrath et MacMillan 2000). Tout le monde n’a pas cette capacité. Il semble qu’en Russie, de même que dans d’autres économies rurales, le développement de modèles d’entreprenariat est probablement plus fonction du maintien et de la croissance des liens sociaux que de leur diminution (Buechler et Buechler 2002 ; Pokrovskii 2004 ; Paxson 2005). En d’autres mots, la propriété privée ne peut être la seule dimension associée à une conception élargie de l’entreprenariat et de l’innovation.

Conclusion

Au début du 20e siècle, Hilaire Belloc expliquait que « the effect of Socialist doctrine on Capitalist society is to produce a third thing different from either of its two begetters – to wit, the Servile State » (1946 : xiv). Mais cette recherche pose la question de savoir ce qu’il advient du scénario opposé. Qu’est-ce que la doctrine capitaliste a produit dans la société socialiste? Un mélange d’économie féodale caractérisée par des relations symbiotiques, mais inégales? Un État socialiste néolibéral où les marchés capitalistes se développent dans les secteurs urbains, mais où les résidents ruraux tentent de mettre en commun tous les bénéfices qu’ils peuvent en tirer? Les théories économiques néolibérales du capitalisme s’avèrent inadéquates pour analyser la Russie contemporaine. Une approche formaliste ignore une grande partie de l’action, du processus et de la vie sociale ; et la singularité d’un système hybride comme celui de la Russie, qui n’est plus un collectif soviétique sans être encore complètement intégré au marché, la situe en dehors des structures capitalistes pures. Les résultats différents, déjà obtenus et à venir, dans les pays postsocialistes sont peut-être représentatifs de quelque chose qui n’est pas souhaité, mais qui est tout à fait compréhensible en raison de l’histoire socioculturelle et économique de la région.

La Russie postsocialiste, comme pour toutes les cultures, est un lieu polymorphe. Il est facile de caractériser le processus en termes de transition d’une économie centralisée vers un libre marché, du totalitarisme à la démocratie, mais on risque alors d’escamoter des nuances importantes au profit de la fausse vision d’un tout. Les schémas de comportements divergent des schémas pour le comportement d’une multitude de façons. En effet, lorsque j’ai marché dans le village de Moshkino pendant l’été 2002, je croyais y trouver l’ordre sous-jacent que les chercheurs tendent naturellement à identifier[18]. La cohérence collective des villageois, comme le sentiment général, exprimait que demeurer ensemble dans l’agriculture donnerait accès à davantage de succès social, émotionnel et matériel. Malgré tout, je cherchais des initiatives d’entreprenariat. Ce que j’ai trouvé, ce sont des individus travaillant pour une ferme réorganisée, qui souvent ne les payait pas, mais dont ils pouvaient obtenir un paiement en nature sous forme d’une part des récoltes ou d’animaux domestiques ; ils mettaient de plus en plus d’énergie à cultiver leur parcelle individuelle. J’ai aussi trouvé une directrice de ferme tentant de créer une entreprise profitable tout en étant très préoccupée par son nouveau rôle informel d’assistante sociale.

À Moshkino, le passage de l’agriculture collective à l’agriculture individuelle est partiel et contesté. Pendant ma recherche de 1997-1998, je croyais que les raisons pour lesquelles il y avait une faible croissance de l’agriculture individuelle étaient liées au caractère socio-historique de la mise en commun du travail, basé sur l’internalisation des formes culturellement acceptées des relations des individus avec le travail et la sécurité sociale (Gambold Miller 2000). Je comprends maintenant que les structures du village sont aussi liées aux conséquences négatives de la réforme agraire dont plusieurs ont souffert. Le rapport qu’entretient la population avec le filet de sécurité sociale et émotionnelle offert par la ferme est encore trop important et trop fort pour disparaître. Le maintien des relations sociales est un investissement émotionnel que font la plupart des villageois. Comme l’histoire de Tatiana le montre, certains peuvent être tentés par les opportunités qu’offre le marché, mais cela ne va pas sans les coûts que peut entraîner l’éloignement du réseau social et de l’économie émotionnelle du village. Des changements continueront à se produire dans les régions rurales de la Russie, mais la manière dont ils évolueront ne suivra certainement pas le chemin que les « experts » ont tracé. Pour les villageois, l’antagonisme entre ferme collective et agriculture privée est une réponse personnelle à l’économie émotionnelle, comme de l’argent en banque. Pour les observateurs extérieurs, cet antagonisme constitue une autre des pièces du casse-tête complexe qu’est la Russie postsoviétique.

Article inédit en anglais, traduit par Sabrina Doyon et Sonia Engberts.