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L’intérêt des anthropologues évolutionnistes porte globalement sur le contexte d’émergence de la pensée morale dans l’histoire de l’humanité. L’ouvrage Morale et évolution biologique, entre déterminisme et liberté déborde largement cette préoccupation. D’abord, reconnaît Christine Clavien en introduction du volume,
[L]es théories évolutionnistes ne parviennent pas à rendre compte de l’identité individuelle des agents moraux (le fait qu’ils soient des personnes uniques avec une histoire et une pensée qui leur est propre). Or, la morale concerne précisément les personnes et leurs projets de vie particuliers.
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Toutefois, si ce constat appelle à la prudence dans le recours à l’éthique évolutionniste, il ne suffit pas à déconsidérer complètement cette approche de l’universalité de la morale dans les sociétés humaines. En fait, les contributeurs à cet ouvrage visent à dépasser la réaction épidermique négative face à la question du rôle de l’évolution dans la définition du contenu de la morale, contenu qui ne se limite aucunement à la définition du Bien et du Mal ; il ne suffit d’ailleurs pas plus de démontrer qu’un comportement soit « adapté » ou adaptatif pour en confirmer le caractère moral, ou encore, d’invoquer le déterminisme génétique pour expliquer l’immoralité de certains comportements (Dekeuwer chap. 5).
Pour Clavien, il faut aborder l’éthique évolutionniste comme [U]ne méthodologie interdisciplinaire qui consiste à introduire le point de vue évolutionniste dans la philosophie morale [et qui] est capable de générer de nouveaux questionnements ou de nouvelles positions.
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C’est à cette tâche consistant à présenter les contributions, mais aussi les limites, d’une éthique évolutionniste que s’attaque dans cet ouvrage une équipe multidisciplinaire de quatorze auteurs (philosophes, anthropologues, sociologues, linguistes, biophysiciens, juristes). Après une introduction aux théories évolutionnistes appliquées à l’éthique, le livre aborde ces apports et limites à travers les cinq thèmes que constituent l’émergence de la vie morale, et tout particulièrement des normes morales ; l’évolution des émotions morales telles que celles liées à la honte, au dégoût ou à la culpabilité ; l’ancrage de la morale dans le langage et l’émergence du sujet moral ; l’impact de l’évolutionnisme sur l’éthique normative et l’examen critique des déterminismes biologiques des comportements et de la responsabilité morale. Particulièrement intéressante s’avère l’analyse par Baumard du rôle des normes sociales. Il soutient dans son texte que « la morale telle que les humains la pratiquent ne consiste pas à être altruiste mais à respecter des normes morales » (p. 68). L’évolution de l’homme reposerait alors sur une stratégie adaptée à un environnement social de type contractualiste ; les normes sont morales dans la mesure où leur respect, en vertu d’un contrat social implicite, est la meilleure stratégie à adopter dans l’intérêt individuel de chacun. Bref, les êtres moraux sont de « bons stratèges » capables de mobiliser la collectivité face au respect de normes utiles pour la survie. Cette approche contractualiste des fondements de la morale est toutefois critiquée par de Sousa qui, plus loin dans le chapitre 1, soutient que le système de sanction ou d’approbation des comportements adaptatifs respectueux du contrat social n’a rien de « moral » en soi. Dans un tout autre registre, alors que la psychologie évolutionniste a depuis longtemps analysé le rôle des émotions dans l’émergence de la morale, Faucher (chap. 2) remet ici les pendules à l’heure. Les normes contractuelles deviennent « morales », bien sûr, lorsqu’elles sont appuyées par une composante affective, par certaines émotions (empathie, dégoût, honte, par exemple). Toutefois, soutient-il, si l’émotion peut renforcer les normes morales, elle ne saurait jamais fonder le normatif lui-même, ni déterminer ce qui est moral ou non.
Cet ouvrage multidisciplinaire permettra au lecteur de faire le point sur l’état des débats contemporains sur les rapports entre morale et évolution. L’introduction aux théories évolutionnistes (diverses théories de la sélection, de la réciprocité, des jeux) présentée en début d’ouvrage par Clavien est particulièrement éclairante, tout comme le chapitre qu’elle signe sur l’impact de ces théories évolutionnistes sur l’éthique normative (chap. 4). Pour chacun des cinq grands thèmes abordés, l’ouvrage est soucieux de convoquer des auteurs aux approches parfois opposées, confrontations qui sont commentées par autant de chercheurs à la fin de chacune des sections. C’est un livre qui, globalement, enrichit significativement le débat sur un champ de la recherche généralement ignoré par l’anthropologie de la morale et de l’éthique.