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À partir de l’ethnographie d’un groupe de boxeurs qui s’est déroulée sur quatre années (1999-2002), cet article[1] interroge l’engagement pugilistique comme expérience d’un combat dont les raisons et les effets dépassent le seul cadre du ring. En m’entraînant aux Gants d’or, gymnase emblématique de la boxe anglaise à Strasbourg (une ville rhénane du nord-est de la France), j’ai ainsi commencé par éprouver la part organique de la condition de pugiliste[2]. Puis, au fil des expériences consignées dans mes carnets de terrain, décrivant l’entrechoc des corps parmi la cinquantaine de combattants observés, mais aussi l’ordre des interactions et le sens que les boxeurs confèrent à leur pratique, j’ai peu à peu pris la mesure des trajectoires sociales et individuelles qui donnent à leurs gestes toute la substance d’un certain rapport au monde. J’ai alors tenté d’objectiver ce rapport au monde, mêlé au béton des quartiers populaires et aux héritages de l’immigration, dans les ressemblances parmi les différentes histoires de boxeurs, menant de longs entretiens biographiques avec les plus réguliers d’entre eux (dix-sept au total). Aux « raisons pratiques » de boxer, ce travail s’efforce par conséquent d’articuler ce que Marshall Sahlins (1980 : 256) appelle des « raisons symboliques » qu’il s’agira de découvrir dans une analyse du corps à corps sensible à la variété des expériences vécues par les pugilistes, à la fois dans et en-dehors du gymnase.

À partir du corps des boxeurs : définir les termes de l’analyse

Saisir, dans toute sa densité, le sens des coups échangés par les boxeurs constitue par là même l’enjeu majeur de cette enquête réalisée auprès d’un groupe de combattants « ordinaires » : des amateurs et des professionnels éloignés de la minorité médiatisée des grands champions. Plus que d’une sociologie des boxeurs réalisée à partir d’analyses documentaires, de questionnaires et d’entretiens (Weinberg et Arond 1952 ; Laé 1989 ; Sheard 1997 ; Heiskanen 2006), une telle démarche s’inspire en ce sens des travaux d’ethnographie des pugilistes initiés par John Sugden (1996) et développés par Loïc Wacquant (2000) sur le terrain chicagoan où il a lui-même fait l’apprentissage de la boxe.

En dépit d’une plus grande proximité méthodologique avec celle adoptée par Wacquant (2000) dans Corps et âme…, qui, contrairement à Sugden, s’est engagé dans l’épreuve du ring, les analyses présentées ici s’en distinguent toutefois sur un point essentiel : une différence dans les façons de concevoir la « sociologie charnelle » dont Wacquant emprunte l’expression à Nick Crossley (1995) afin de présenter sa recherche non pas seulement en tant que sociologie du corps, mais aussi à partir du corps des boxeurs (Wacquant 2000 : viii). Fort stimulante, cette perspective des « corps-sujets » (Crossley 1995 : 47) de la pratique pugilistique annonce une écriture attentive à la diversité des épreuves sensibles constituant l’expérience vécue de la boxe ; une expérience qui ne saurait être décrite du seul point de vue des « corps-objets » d’habitudes combattantes acquises par le biais des procédures de l’entraînement. À la description des techniques du corps apprises dans le cadre social du gymnase est donc censée s’adjoindre la prise en compte des dimensions subjectives de l’incorporation : toutes ces sensations, ces expressions et ces épreuves de soi qui donnent chair à la pratique de la boxe. Telle est en tout cas l’idée de la « sociologie charnelle » que défend Wacquant, même s’il ne la relie pas explicitement aux conceptions phénoménologiques de la chair dont s’inspire Crossley (1995 : 45-48) lorsqu’il place ses réflexions dans le sillage d’un Maurice Merleau-Ponty[3].

Partant d’un tel projet théorique, ce qu’il importe dès lors de remarquer est que l’ethnographie proposée par Wacquant n’en effectue jamais qu’une partie, tant il est vrai qu’elle reste le plus souvent cantonnée à une description des corps-objets d’habitudes pugilistiques. Très circonstanciés sur la question de la production sociale d’un corps efficace, ses textes montrent en effet tout le détail des acquisitions formatrices de l’« habitus pugilistique », compris comme un système incorporé de dispositions au combat (Wacquant 2000 : 19 et 61). Mais ils sont en revanche moins documentés sur la question des corps-sujets de la pratique, à savoir sur les façons dont les boxeurs ressentent les épreuves du ring et donnent sens à leurs actions. C’est dire que les vignettes ethnographiques qui mettent en scène tel ou tel boxeur dans le travail de Wacquant apportent le plus souvent des informations concernant les manières de faire, ou l’ordre des interactions induit par la description des situations. Plus rarement, elles situent biographiquement les acteurs, livrant ainsi au lecteur des éléments concernant leur trajectoire, ainsi que les façons dont ils s’éprouvent en tant que boxeurs[4].

En se concentrant de la sorte sur les corps-objets d’habitudes combattantes au détriment d’une analyse plus poussée des corps-sujets de la pratique, Wacquant semble donc ne réaliser en fin de compte que la part la plus objectiviste de la « sociologie charnelle » dont il se réclame. En ce sens, ses travaux ne se différencient pas significativement de ceux de son prédécesseur Sugden qui, déjà, choisissait de réserver l’essentiel de ses attentions ethnographiques à l’accomplissement en actes d’un pugiliste ordinaire dont la biographie, de même que les épreuves personnelles comptent moins que la structure d’interactions et le réseau d’échanges auxquels il participe (Sugden 1996 : 56-88).

En conséquence, les analyses qui vont suivre se donneront pour tâche de reconsidérer le projet d’une approche « charnelle » en renforçant la part du sujet au cours de la description des expériences vécues par les pugilistes dans et en-dehors du ring. Décrire à partir du corps des boxeurs les phases de l’entraînement et de la préparation au combat permettra ainsi de faire progressivement apparaître la trame des expériences sur lesquelles s’élaborent les figures de leurs luttes. La principale hypothèse avancée ici étant que la mise en évidence de ces rapports entre figures corporelles du combat et fonds charnels des épreuves de soi recèle le sens que les boxeurs prêtent à leurs expériences du ring ; un sens dont les premiers indices se situent au gymnase, dans cette quotidienneté du travail des corps où résonne l’action de boxer.

Là où la frappe résonne : le gymnase et ses hommes

« Alors!? Pourquoi tu restes planté devant le sac comme ça? Tu frappes et tu bouges, tout le temps! »[5] Luis me jauge encore quelques instants. Tandis qu’il évalue d’un oeil perçant le pouvoir performatif des brèves consignes qu’il vient de me lancer, je guette quelque signe furtif d’approbation dans ce regard insistant, ou dans cette voix dont les inflexions portent les colorations de son Chili natal. Alors que le petit homme râblé exécute vivement l’un de ses habituels tours de talons se dessine sur son visage le masque d’une vague satisfaction. Aucun excès dans les manifestations qu’offre l’entraîneur des Gants d’or ; l’implicite est le mode d’expression qu’il affectionne, points de suspension d’une histoire de boxeur, la sienne, qui se prolonge dans les corps des pugilistes qu’il forme quotidiennement.

Note de morphologie sociale

Installé en banlieue sud de Strasbourg, dans un centre omnisports géré par la mairie, le gymnase ressemble à un petit bunker accolé au bâtiment principal. Ce lieu du corps pugilistique est autant la « création » de Luis que la synthèse objectivée de ses expériences[6]. Parmi la trentaine de boxeurs qui viennent à y passer au cours d’une année d’entraînement (les fluctuations des arrivées et départs portant à près de cinquante le total des pugilistes observés entre 1999 et 2002), dix-sept, dont sept professionnels, le fréquentent assidûment[7]. Âgés en moyenne de vingt-cinq ans, tous sont issus des zones urbaines défavorisées qui bordent le centre-ville. Ouvriers ou agents de service (notamment dans les domaines de la sécurité des personnes et de la surveillance des biens), la plupart d’entre eux alternent les contrats à durée déterminée, les missions de travail intérimaire et les périodes chômées. Alors qu’ils sont en majorité dépourvus de diplômes, quelques-uns, plus rares, poursuivent leurs études, tout en assumant les fonctions occasionnelles d’ouvrier ou d’agent de sécurité. Au nombre de trois, respectivement inscrits en formation d’éducateur spécialisé, de licence d’économie et de master de sciences physiques, ils font la fierté de Luis, qui aime à remarquer que dans son gymnase, « y’a de tout : des ouvriers, des étudiants et des mecs qui viennent de partout, presque du monde entier! »

De l’Amérique du Sud aux Antilles, en passant par les diverses latitudes africaines et l’île de la Réunion, force est de constater que la mixité des origines est un principe de ce petit monde, en même temps qu’elle atteste de l’exil des générations présentes ou précédentes. Les Gants d’or forment en ce sens un « corps-diaspora » dont la morphologie sociale correspond au modèle le plus fréquemment décrit par les études de sociologie ou d’histoire des boxeurs. Compte tenu des particularités de chaque situation, ces études les présentent généralement comme des personnes diversement minorées dans le monde social, tant du fait de la faiblesse de leurs ressources économiques qu’à cause de la stigmatisation plus ou moins forte induite par leur appartenance culturelle, ethnique et parfois même cultuelle[8]. Les membres des Gants d’or ne font pas exception. Quant aux gestes qui s’y accomplissent chaque jour, nous allons voir qu’ils s’inscrivent dans l’immuabilité d’un ordre des choses où affleurent certaines représentations de la résistance ou de la force physique, toutes intimement liées aux conceptions que se font les boxeurs de la valeur d’homme.

L’ordre des choses

« Salut les filles! » – sourire narquois toujours égal, Luis marque souvent son entrée dans les vestiaires par cette locution devenue coutumière. Pendant que les boxeurs se harnachent de plusieurs épaisseurs de vêtements – afin de favoriser une sudation abondante en vue d’une supposée diminution de la masse graisseuse –, il dispense des salutations plus personnelles, annonce les combats à venir et en profite pour lancer quelques joutes oratoires. Les persiflages et autres piques échangés sur divers sujets s’inscrivent alors dans les parenthèses rituelles d’un jeu réglé par Luis et les plus anciens, professionnels et amateurs confirmés. Ces concours de répartie, où aucune insulte directe n’est employée, ont pour fonction de renforcer la cohésion du groupe – de « mettre l’ambiance » (Luis) – et d’y inclure progressivement les nouveaux venus en leur indiquant d’emblée les normes de déférence attendues, ainsi que l’ordre des interactions.

Les parenthèses de ces salutations ritualisées se referment à mesure que les boxeurs quittent les vestiaires pour gagner la salle où s’ouvre un temps presque exclusif du « faire ». Si Luis ne décide pas de conduire un échauffement collectif, tous gagnent leur « territoire du moi », place habituelle qu’occupe chacun dans l’espace physique de la salle[9]. Cet ordre tacite est toujours respecté : tout nouvel arrivant prendra de lui-même une place restante. Une fois installés, les boxeurs échauffent muscles et articulations, puis se livrent à quelques minutes de shadow boxing souple[10]. Cette mise en disposition du corps s’achève par une quinzaine de minutes de saut à la corde, moment d’introspection où l’air s’emplit des sons des déchirures circulaires répétées sur fond de bavardages inlassablement débités par une radio que personne n’écoute, mais dont tout le monde remarquerait l’absence.

C’est aussi le moment où Luis règle l’économie des sparring partners, définissant qui montera sur le ring et avec qui[11]. Il annonce ses choix d’une voix forte, sans se soucier d’avoir les personnes concernées dans son champ visuel, de sorte que le programme de la soirée puisse être connu de tous. Ceux qui ne sont pas appelés entre les cordes passeront leur séance au sac de frappe, ou perfectionneront leurs déplacements devant les miroirs, tout en gardant un oeil sur les confrontations. La conjugaison de l’ensemble de ces activités fait immanquablement croître la température de la salle, d’ailleurs presque toujours surchauffée ; la sueur qui se dégage des corps augmente de la même façon la moiteur de l’air, peu à peu chargée de l’odeur spécifique des vêtements imprégnés de l’énergie dépensée. Ces corps perpétuellement en action, ces sons, cette atmosphère viciée définissent, selon les pugilistes, l’authenticité d’un lieu où les tâches en apparence les plus solitaires n’existent et ne prennent sens que dans les scansions collectives de l’effort.

La cohésion ritualisée comme célébration de l’identité de boxeur

Ils me disent tous « Félicitations! », j’ai envie de dire « Arrêtez! Vous avez gagné, pas moi! C’est grâce à tous les pains que vous m’avez mis dans la gueule! » Tu vois : tu progresses, je progresse, on progresse… c’est comme ça que ça marche.

Boris, boxeur amateur[12]

Chuck, professionnel talentueux dont la régularité et l’opiniâtreté forcent le respect de ses compagnons, est en retard ce soir. À son arrivée, tous sont déjà affairés à la tâche et la force diffuse exhalée par le travail collectif le saisit littéralement. Alors qu’il porte son regard de l’un à l’autre, ses yeux s’allument au spectacle des efforts méthodiques. Le shadow qu’il entamera quelques instants plus tard n’en sera que redoublé de ferveur. C’est dire que les disciplines pugilistiques – « ces méthodes qui permettent le contrôle minutieux des opérations du corps, qui assurent l’assujettissement constant de ses forces » (Foucault 1975 : 161) – se présentent d’abord comme les « roues d’engrenage » (Mauss 1995 : 385) d’une chaîne d’énergies laborieuses et volontaires dont les corps sont le creuset. Cette chaîne fait tant et si bien l’union des pugilistes à l’entraînement que, comme le dit Mohand – cet autre professionnel des Gants d’or – « seul, t’es pas boxeur ».

Tout débutant qui aura préalablement déposé dans l’escarcelle commune son envie d’apprendre – « qui fait ce qu’il peut, mais à fond » (Luis) – est d’emblée saisi par les effets de cette cohésion dont font preuve les nombreux conseils qui lui dispensés par les plus expérimentés. Sans qu’aucune demande expresse n’ait à être formulée par l’entraîneur, ceux-ci agissent spontanément en véritables relais de transmission de son savoir. D’autres travaux ont montré ce caractère profondément implicite et collectif de la pédagogie pugilistique (voir notamment Sugden 1996 : 69 ; Wacquant 2000 : 99-125 ; Hoffman 2006 : 179-183). Les Gants d’or ne font pas exception à la règle : on y modèle lentement et avec l’aide de tous une pâte de gestes initialement informes, qui se précisent peu à peu et finissent par ressembler à de vraies attitudes de boxeur. Mais il y a plus. Si, de son initiation à sa confirmation, le pugiliste évolue dans les mailles d’une cohésion qu’il participe à asseoir comme trame fondatrice et formatrice de l’identité de boxeur, c’est parce que cette entente pratique et affective porte et génère l’importance sociale manifestée par tous à l’égard de tous. Elle constitue ce lien social spécifique qui construit en actes la croyance en une valeur personnelle propulsée par le collectif, si bien que :

La force des autres, c’est quelque chose, c’est un conseil. La force qu’on a soi-même, en s’investissant, c’est l’épreuve. Tu passes par le creuset de l’épreuve! Ça, c’est le genre de trucs qui ne se remplacent pas!

Boris

Cette force du collectif s’actualise dans une multitude de « rituels positifs » et d’« échanges confirmatifs » (Goffman 1973 : 73-74) par lesquels passent l’inter-reconnaissance explicite et la visibilité de l’importance sociale offerte et reçue. Les temps de pause entre les rounds sont riches de ces petits gestes qui consistent le plus souvent en une tape furtive sur l’épaule, un clin d’oeil, un mot. Ils peuvent aussi être plus marqués, comme lorsque l’on se frappe mutuellement les gants, les yeux rivés dans ceux de son partenaire. Quoi qu’il en soit, ces rites de l’identique sont autant de micro-célébrations d’une condition partagée : celle de boxeur. Ils ne souffrent aucun faux-semblant. Il faut, pour en bénéficier, montrer un engagement indéfectible et total vis-à-vis de cette boxe « qui entre peu à peu en soi » (Akim). Si les activités qui se déroulent en bas du ring (sac, shadow, travail des déplacements, renforcement musculaire) sont riches de ces rituels de présence conjointe, le moment du sparring n’en est pas exempt. Cette « confrontation confortatrice » est l’un des moments les plus importants du quotidien des boxeurs.

« Pas la pitié mais le pardon », ou les règles du dialogue pugilistique

Aux Gants d’or, le jeudi 10 février 2000. Dans le silence coutumier des ruses, le crochet-éclair d’Akim s’apprête à donner de toute sa force contre le flanc gauche de Mohand. Pas vu, mais bel et bien pris : celui-ci accuse le coup, émet une expiration rauque qui trahit l’ampleur de sa surprise. Le souffle coupé, et la garde encore incertaine alors que ses pas trébuchent, le boxeur meurtri s’efforce de reprendre son équilibre. Le regard glacé, il jauge son adversaire, l’esquive et s’efface en attendant que son corps absorbe la douleur. Maintenant ça va : Mohand respire. Et tandis que les poings cessent de s’abattre sur les sacs de frappe alentour, tous dans le gymnase approuvent en silence le stoïcisme du combattant, ainsi que sa résistance dans le face-à-face, saluée par les hochements de tête approbateurs de Luis. Celui-ci, cramponné aux cordes du ring est suspendu, comme nous tous, à l’imminence d’une réponse : celle des poings…

Peu importe qu’Akim, boxeur expérimenté, ne soit que le partenaire-adversaire de Mohand pour cette séance de sparring inscrite dans la préparation de son premier combat professionnel. L’affrontement n’en est pas moins sérieux, tant il est vrai que résister aux pires débâcles du corps s’apprend d’abord entre soi, au gymnase. En effet, si le pugiliste se forge au travers de toutes les phases de l’entraînement, tout ce qu’il fait « en bas » n’a de sens que transposé « en haut », sur le ring. C’est entre les cordes, sous le regard implicite de tous et celui, plus explicite, de l’entraîneur, que le boxeur é-prouve (au double sens de ressentir et de prouver) sa construction continue, de même qu’il conquiert son identité sociale au sein du groupe. Au-delà des coups, cette confrontation le met aux prises avec une alternance de blessures et de renforcements symboliques – sublimés dans un nécessaire contrôle des affects – qui inscrivent cet exercice dans le cadre d’une véritable « rhétorique corporelle de l’honneur » (Foucault 1975 : 159). La construction s’y oppose à la destruction comme le sens à son absence. C’est pour cela que Luis, seul maître dans le choix des partenaires potentiels, veille à l’harmonie des appariements et ne tolère aucun excès lorsque, par exemple, il demande à un boxeur confirmé de mettre les gants avec un novice. Il s’agit de l’aider à « avancer » et non de l’humilier en profitant de ses maladresses.

De la même façon, lorsque deux pugilistes de niveau équivalent s’affrontent, les avantages momentanément conquis par l’un ou l’autre ne sont jamais poussés outrageusement. Un boxeur acculé dans les cordes, le visage découvert, ne saurait être frappé durement ; l’adversaire doit néanmoins gêner sa sortie tout en diminuant sensiblement l’intensité des coups portés. En revanche, si l’un des opposants se trouve sérieusement « sonné », la confrontation s’arrête immédiatement, de manière à lui permettre de recouvrer l’ensemble de ses moyens avant de poursuivre le duel. Ces différentes façons d’envisager le sparring en tant que pédagogie par corps des situations de combat apparaissent dans les analyses de plusieurs auteurs. Insistant sur le « caractère hautement codifié de la violence pugilistique » (Wacquant 2000 : 80), tous montrent ce même processus d’intériorisation en actes des codes de « confiance » et de « bienveillance mutuelle » (de Garis 2000 : 100) indispensables à une bonne tenue, ainsi qu’à l’efficacité de ces simulations d’affrontement où, à l’inverse des face-à-face en compétition, les velléités combattantes doivent être maîtrisées de sorte à préserver l’intégrité physique des participants (Hoffman 2006 : 183).

Il ne faudrait cependant pas penser que les affrontements en salle, comparés à la situation réelle de combat, ne sont que des parcours de santé. Au contraire, à l’instar de la résistance de Mohand face à la douleur ressentie lors de son affrontement avec Akim, ils façonnent le pugiliste, le rendent plus habile, plus « plus dur au mal », selon l’expression vernaculaire utilisée par les boxeurs. Si le sparring est trop « gentil », le contraste avec la compétition, où aucune faveur n’est concédée, sera désastreux. C’est pourquoi les moments de faiblesse que l’on peut rencontrer au gymnase ne laissent pas d’être exploités par le vis-à-vis, qui « en remet une couche », selon l’expression consacrée, tout en s’efforçant de ne pas frapper avec un excès de force susceptible de provoquer K.O. (knock out, une perte de connaissance due aux coups) ou blessure importante. L’engagement des participants dans ces situations agonistiques d’« intimité somatique » (de Garis 2000 : 97) doit donc être aussi contrôlé que total.

Cette dialectique du respect et de la dureté constitue la marque de ce que Luis appelle « le travail propre » ; tout manquement à ce principe revient à souiller la situation. J’en fis moi-même l’expérience lorsque, ne comptant encore qu’un petit nombre de passages sur la toile, je confiai à Boris une gêne qui me taraudait : « Tu vois, parfois je sens que je peux frapper au visage, je vois le trou, quoi! Mais je préfère ne pas donner le coup pour ne pas faire mal… » – (Boris, à la fois médusé et très mécontent) :

Ah non, jamais la pitié, le pardon! Tu vois, on se met des coups, je peux te faire mal, tu peux me faire mal, mais on se pardonne. On travaille! Si tu vois un trou, tu mets dedans! Jamais la pitié, le pardon!

Boris

C’est cela faire honneur à son adversaire : savoir gérer son engagement et sa retenue de manière à ce qu’un « compromis de travail » (Goffman 1988 : 99-100) – puisse émerger de la situation. La cohésion doit toujours reprendre ses droits comme antonyme de la destruction et de l’anomie. L’idéal d’inclusion est une croyance fondamentale de cet espace où « faire corps » n’est pas une métaphore.

Ainsi ces éléments d’ethnographie du gymnase montrent-ils les principales méthodes et procédures par lesquelles ses membres accomplissent leur « travail » de boxeur, travail compris, avec Harold Garfinkel (2007 : 437), comme la réalisation tout à la fois individuelle et collective d’un corps efficace. Décrire l’accomplissement en actes d’un tel travail, c’est alors révéler une large part du sens pratique que les pugilistes engagent dans leurs actions. L’élucidation de ce dernier ne saurait toutefois épuiser la question du sens de la pratique envisagé du point de vue des boxeurs. Aux analyses des gestes et des habitudes du combat doivent en effet s’adjoindre celles des paroles, des explications et des commentaires livrés par ceux qui les incarnent ; sans quoi l’étude du sens des coups se limiterait à celle des raisons pratiques de boxer, laissant échapper l’essentiel des raisons symboliques qui animent les corps combattants.

Du corps à la chair : l’empreinte du poing

C’est précisément à l’articulation de ces raisons que se consacrent les analyses qui suivent, en proposant d’interroger la perception que les boxeurs ont à la fois d’eux-mêmes, de leur carrière et, plus largement, de leur vie d’homme. Du corps à la chair, ou des corps-objets aux corps-sujets de la pratique pugilistique, le sens des coups se révélera ainsi comme une empreinte du poing qui marque non seulement les corps, mais les hommes dans leur totalité incarnée.

Note sur les histoires de vie comme moyen d’accéder à la chair des boxeurs

Ouvrir cette perspective sur l’« homme total » que chacun constitue en tant que tout physio-psycho-sociologique incarné et doté d’une histoire[13] évite le retrait de l’ethnographie des boxeurs dans l’ici et maintenant des entraînements. Socle routinier des activités pugilistiques, saisir leur signification au-delà d’une description de l’ordre des interactions chaque jour recommencé au gymnase suppose alors d’interroger les vies des boxeurs comme l’ensemble des épreuves de soi qui les engage dans et en-dehors du ring. Nous verrons comment ces vies héritières des migrations – et le plus souvent éprouvées par un rapport au monde social fait de dureté – ont été forgées au quotidien par diverses expériences de l’altérité, du déracinement et du poids de deux cultures. Du fait des limites qu’impose cet article, seules deux biographies détaillées – l’une choisie parmi les professionnels et l’autre parmi les amateurs des Gants d’or – seront retenues pour mettre en évidence les schèmes biographiques qui se répètent dans les autres histoires de vie, tout en s’entrecroisant différemment selon les spécificités des parcours[14].

Écouter les boxeurs ne donne cependant pas un accès direct à la vérité des faits, des mondes sociaux et des acteurs qu’ils évoquent in absentia. Contre les excès du subjectivisme naïf, il faut préciser que leurs discours n’exposent jamais que leurs propres vérités : celles d’un passé dont les expériences vécues sont recomposées au présent d’une narration qui, au fil des mots, trace ce que David Zeitlyn (2008) appelle la « silhouette anthropologique » du locuteur. Plus qu’un corps, ce contour subjectif d’une vérité des expériences vécues montre une chair comprise, en se référant au travail de Merleau-Ponty, comme cette propriété fondamentale de se sentir qui réalise la synthèse toujours en cours des épreuves de soi. Au-delà du ring et des rounds, la description des constituants biographiques d’une telle synthèse d’épreuves personnelles montrera ainsi les toiles de fond existentielles où viennent s’inscrire les figures des luttes pugilistiques dont l’ethnographie du gymnase a décrit l’ordre social.

Histoire kabyle. « Il n’y a pas que la pierre parce qu’à toi on t’a imposé la pierre »

L’histoire de Mohand – né à Strasbourg en 1972 d’un père d’origine algérienne et d’une mère française – s’enracine dans celle d’une rupture entre ses grands-parents kabyles et son père installé en France. Confiés à leur famille en Kabylie alors que Mohand avait quatre ans, lui et son jeune frère devaient donner chair et corps à la réédification du lien brisé. L’idéal de la cohésion retrouvée s’est rapidement estompé au profit d’une stigmatisation de l’« étrangeté » (Simmel 1999 : 663), dans un parcours où le déracinement se reproduit dans le sens inverse : « Eux [sa famille kabyle], ils se vengeaient sur moi, parce que mon père a épousé une française et pour eux c’était… pas bien, quoi ». Si Mohand cristallisait cette « trahison » en l’incarnant, la vengeance dont il parle s’imprimait souvent sur le corps de la manière la plus simplement brutale qui soit :

Je prenais des coups tous les jours, c’était vraiment grave. Pourquoi? Parce que quand je parlais français, je prenais des coups ; quand je parlais kabyle, je prenais des coups. Mes parents étaient en France, ils étaient pas conscients de ce qui se passait là-bas.

Mohand

Ses presque dix années passées à Tizi-Ouzou furent celles d’un préjudice systématique et diffus, qui, longtemps, n’a pu dire son nom. Lorsqu’adolescent il finit par « tout cracher » à ses parents, son retour définitif en France s’accompagne d’un ressentiment lentement échafaudé à l’égard de son père :

Lui, il a vécu cette misère que j’ai passée là-bas ; mais pourquoi il nous l’a fait passer? […] Si tu peux donner ce que tu n’as pas reçu, il faut donner! […] Il faut montrer du sable, il faut montrer de l’eau… Il n’y a pas que la pierre parce qu’à toi on t’a imposé la pierre!

Mohand

Les empreintes de son histoire kabyle continueront de faire boiter son quotidien : l’institution scolaire, peu encline à gérer l’atypique, l’abandonnera plus qu’il ne l’a abandonnée, de même que, dans la dialectique de proximité et de distance régissant les rapports avec son père, c’est peu à peu la distance qui finira par l’emporter. Leurs relations n’allant qu’en se dégradant, jeune adulte, il quitte rapidement le domicile familial. Cette dialectique caractérise également le sentiment subjectif qu’il entretient vis-à-vis de son identité et du sens de son existence : le Français kabyle et le Kabyle français s’entremêlent pour parfois s’anéantir et ne laisser place qu’au vide : celui d’une double absence (Sayad 1999).

C’est à cette époque d’anomie, où il alterne périodes de chômage et petits boulots, « zon[ant] un coup à droite, un coup à gauche », qu’il commence la boxe américaine. Son père était lui-même boxeur et, malgré son absence, il est présent dans ce choix. Au hasard d’une discussion à la salle de ses débuts, Mohand entend parler de Luis, décrit comme un entraîneur hors pair. Il se procure ses coordonnées et se met aussitôt à la boxe anglaise, qu’il qualifie d’« école de minutie ». Elle ne tardera pas à représenter plus pour lui que le seul cadre des apprentissages techniques. L’« école Luis » devient l’espace du contrat de confiance tacite, lentement établi avec l’entraîneur et le groupe : « Il te dit “viens” parce qu’il veut vraiment que tu sois là. C’est personnel, y’a un sens à l’obligation ». Il est donc accepté comme établi et pas comme outsider.

Dans les années qui suivent, les nodosités tensorielles de son histoire se sont quelque peu déliées : le dialogue avec son père se renoue dans le pardon mutuel. Un espace des possibles se dessine avec le début d’une carrière de boxeur professionnel (2000), et la stabilisation dans un emploi fixe d’agent d’entretien. Autant de renforcements symboliques et pratiques dont la matrice génératrice semble être passée par une dialectique du corps et de la chair ; ce qu’exprime cette synthèse, formulée en mai 2000 et assurément plus complexe qu’elle n’en a l’air : « depuis que j’ai pris confiance dans la boxe, j’ai pris confiance dans la vie ».

Cela dit, cette sensation d’un « moi nouveau » (Bastide 1997 : 19) qui émerge de l’édification des liens sociaux tissés par l’habileté des poings ne remplace pas l’ancien, mais le retravaille en tentant de lui conférer une signification, une valeur nouvelle. Dans la mesure où ce procès dialogique ne possède aucun mana particulier, pas plus qu’il n’embrasse la totalité du passé, du présent et de l’avenir du boxeur, il reste toujours partiellement révocable et soumis à concurrence. Bien malgré lui, Mohand a fait les frais de ce type d’oscillation. En 2001, environ un an après le début de sa carrière professionnelle, il a été témoin d’une agression dans un bar. En tentant de s’interposer entre les agresseurs et leur victime, il a été grièvement blessé d’un coup de couteau à la gorge qui a failli lui coûter la vie. Bien que physiquement remis, il ne trouve toujours pas l’énergie de revenir à la salle, ni celle de réintégrer son emploi. Tout se passe comme si cet incident, ce coup détestable du destin, avait rouvert de vieux abîmes de souffrance. Ainsi Mohand a-t-il repris d’anciennes habitudes avec de nouveaux amis. Sortant tard dans la nuit, buvant et fumant beaucoup, il éloigne la perspective de son retour sur le ring. Pour ce talent désormais perdu, la trajectoire de boxeur restera celle d’un jeune professionnel à la carrière biaisée, stoppée par une mauvaise rencontre.

Histoire martiniquaise. « Je serai pasteur et boxeur »

Boris est né à Fort-de-France en 1974. Il n’a pas connu son père, décédé alors qu’il était encore très jeune, et a été élevé par sa mère en compagnie de son grand frère. Malgré les difficultés financières et l’environnement direct du quartier, l’un des plus difficiles de la ville, elle a déployé des « efforts surhumains » pour éloigner ses fils des vicissitudes de leur monde quotidien. Éloignement toujours, puisqu’à l’obtention de leur baccalauréat, elle demande successivement à l’aîné puis au cadet d’entreprendre des études supérieures en métropole. En 1992, Boris rejoint donc son frère, installé à Strasbourg. Son enfance martiniquaise a certes été structurée par cette figure maternelle omniprésente, mais aussi par les manques qu’il lui était difficile de pallier :

J’ai vécu dans une famille pauvre dans les quartiers. Sans père. Le père c’est quand même important, c’est un manque que tu combles comme tu peux.

Boris

Cette question de l’identité masculine, en partie privée d’un donné originel, va constituer l’absence problématique et l’énigme de sa construction sociale. Les « autres significatifs » (Berger et Luckmann 1996 : 180) qu’il rencontre à divers moments de sa socialisation vont jouer un rôle flou d’acteurs ambivalents. À commencer par sa mère qui, très tôt, dit à ses fils : « Vous êtes votre propre papa. Personne ne viendra vous défendre. Je ne veux pas de perdants ici » ; impératif de responsabilité et de force mis en pratique lors des inévitables rixes dans le quartier ; en partie déclencheur aussi de la « magie louche » (Leiris 1979 : 65) qu’opèrent sur lui deux de ses oncles qu’il a toutefois peu connus, l’un boxeur et l’autre « homme à coutelas, à machette. C’était un “major”, tu vois. Chez nous, c’est un gars qui, par fierté, est capable d’aller jusqu’à la mort ».

À l’opposé de ces modèles se situent les divers entraîneurs d’athlétisme de son enfance, ainsi que son grand frère, plus tempéré. Cette « mixture » de respect, de droiture imposée par sa mère et de fascination pour une certaine force transgressive de l’ordre établi constitue le « signe psychologique du sacré » dans sa vie quotidienne (Leiris 1979 : 60). Il synthétise très tôt ces ambivalences en déclarant, lors d’une fête de famille : « quand je serai grand, je serai pasteur et boxeur ». Réponse sans appel de sa mère : « on ne peut pas faire les deux, alors tu vas faire pasteur ». Cette tension du sacré droit (fondé sur les valeurs maternelles) et du sacré gauche (figure de la force transgressive) agira comme une visée régulatrice dans son existence[15]. Ainsi en va-t-il, plus tard, de l’abandon de ses études et de son engagement comme portier dans un bar de Strasbourg. Le travail paie bien et constitue une sorte d’épreuve personnelle de confrontation virile, mais tout cela appartient au côté gauche (« je savais que j’étais sorti de mon chemin, que je loosais ») dont il tente néanmoins d’extraire le maximum de droiture (« je croyais pouvoir changer les choses, rendre les gens calmes »).

C’est après s’être senti à plusieurs reprises « faible et seul » dans l’exercice de sa fonction qu’il décide de se mettre à la boxe pour acquérir plus d’assurance. Boris rejoint ainsi les Gants d’or, non sans crainte :

J’avais peur, immensément peur qu’on me dise un jour : « monte sur le ring ». Je cognais le sac tellement fort… parce que je me disais « faut que je leur fasse peur aussi! » Je leur ai pas fait peur, même pas du tout, mais ils m’ont fait croire que j’avais quelque chose, ils m’ont dit des petits mots comme ça qui mettent en confiance. Depuis, j’y crois!

Boris

Au coeur même de ce qu’il avait d’abord pris pour le sacré gauche, il retrouve le sacré droit. La loi fondamentale de la salle, la cohésion, les valeurs spécifiques qui y sont prônées entrent en résonance implicite avec sa définition de la droiture, de l’autre force. S’appuyant sur le corps, ces tensions sont peu à peu retravaillées dans les épaisseurs de la chair, d’où elles laissent émerger de nouvelles significations. Ces dernières ne sont d’ailleurs pas sans rapport avec la décision prise par Boris de reprendre ses études, ni avec sa conception du métier d’éducateur, auquel il se prépare :

Le vrai pasteur, le vrai berger, c’est celui qui va dans le peuple et qui fait le travail qu’il y a à faire, avec toute l’humilité que ça contient, sans s’imaginer changer le monde, sans s’imaginer arriver en robe blanche.

Boris

S’il devient ce genre de pasteur, sa mère comprendra-t-elle que son fils est aussi boxeur?

Les tensions de la chair : une lecture biographique de l’empreinte du poing

De nombreuses phrases homologiques, ressemblances dans les différences des histoires singulières, se dégagent de ces deux récits où s’affirme le sentiment d’avoir été confronté à une « mauvaise rencontre », à un manque. Si ces figures du préjudice se couvrent de divers visages selon les contextes, leurs empreintes diffuses continuent de se décliner dans les récits de vie livrés par les autres boxeurs. Elles émergent régulièrement d’une confrontation de l’individu à l’arbitraire de la construction sociale de sa propre dissonance par rapport à des groupes, des institutions, des espaces nationaux qui lui manifestent son étrangeté. Ainsi en est-il de la chronique des préjugés ordinaires nourris à l’égard des ressortissants des quartiers populaires – Maghrébins, Noirs, entre autres – que chacun dans la salle d’entraînement est susceptible d’illustrer[16]. Génératrices d’un sentiment d’altérité vécu dans l’adversité d’une réalité externe et coercitive, ces anthropo-logiques de l’Alter fondent le sentiment du « préjudice originel »[17], dans le même temps qu’elles créent les tensions de son dépassement.

Comme l’affirme Mehdi : « en France, pour un Arabe, c’est difficile. Il ne faut pas qu’il soit bon, il faut qu’il soit le meilleur ». Boxeur amateur finançant son master en sciences physiques avec un emploi d’ouvrier dans une usine, Mehdi, né au Maroc en 1974, ponctue de cette phrase l’historique de son parcours scolaire français où, en dépit de l’obtention de résultats honorables, on a souvent tenté de l’orienter vers des filières professionnelles. Ces « choix » institutionnels sans cesse combattus ont été vécus comme autant de stigmatisations de ses origines ethniques et sociales. Mis au ban tel un « corps étranger » auquel on ne cesse d’indiquer un autre lieu, il s’est précisément senti assigné à sa banlieue, ainsi qu’à cette identité de l’extérieur qui le définissait comme un « petit Arabe des quartiers ». Aux aspects généraux des dynamiques tensorielles viennent donc répondre des formes préjudicielles particulières, ressenties au plus profond des chairs et enracinées dans les plis des biographies. Les saisir nous ramène le plus souvent au corps, en tant que point de départ de l’analyse et premier lieu de l’épreuve. Incarnation de sa différence, frappé indûment, il a été le géométral des tensions vécues par Mohand en Kabylie, mais aussi de celles vécues par Farid – à trente-cinq ans, cet ouvrier spécialisé fait figure d’ancien parmi les amateurs des Gants d’or – que les maltraitances paternelles ont marqué au corps puis au tréfonds de la chair bien plus que le racisme régulièrement subi hors de son quartier.

Dialectique du corps et de la chair toujours, dont Akim m’a lui aussi montré les blessures lorsqu’il m’a expliqué pourquoi lui et son cousin Mourad, tous deux âgés de vingt-cinq ans et plusieurs fois champions d’Algérie, avaient pris la décision de quitter le pays. À l’exaspération de voir leurs meilleures années se perdre dans les difficultés d’une jeunesse algérienne prise dans un inextricable marasme politico-religieux, s’était ajoutée l’expérience de la guerre civile et de ses terreurs. Témoins de sa violence, ils s’étaient sentis moins menacés que radicalement étrangers à ce que devenait leur province abandonnée aux déchirements fratricides. Dans ces éclats de l’Autre où l’on ne cessait d’inventer ses ennemis tout en fauchant n’importe qui, Akim et Mourad avaient non seulement perdu le sens des coups, mais encore l’espoir de le retrouver. Leur espoir, ils ne le voyaient plus qu’ailleurs : du côté de la France et d’une carrière de pugiliste professionnel qui, loin de l’Algérie, rendrait leurs luttes à nouveau intelligibles. Sur le ring, où les coups ont un sens, de même qu’une chance de payer, ne décide-t-on pas face à face de qui restera debout en prenant le risque assumé d’une mort – le K.O. – qui reste le plus souvent métaphorique? Redonner du sens à leurs combats, c’était donc, du point de vue d’Akim et de Mourad, opter pour l’exil. Un exil sur lequel ils tentent de se bâtir un statut – celui de boxeur professionnel – dans l’adversité de ses dilemmes : comment être de là-bas tout en vivant ici, ou comment s’arranger quotidiennement de l’étrangeté de ses souffrances et du poids de ses rêves?

Des dilemmes qui, finalement, semblent bien s’adresser au corps et à la chair de chacun des boxeurs que nous avons rencontrés. Exposer plus avant les détails du matériau biographique recueilli enrichirait certes l’exposé, mais ne changerait rien à ce constat. En dehors de tout pathos de l’interprétation, ces histoires de boxeurs décrivent au quotidien les expériences de la marge, de ses blessures et de ce que Maurice Godelier (2009 : 49-50) appellerait des « identités en conflits ». Construites dans l’irrésolution des tensions qui les maintiennent entre ici et là-bas, c’est-à-dire dans le non-lieu, elles incarnent cette assignation à la non-appartenance qui décrit le principal motif de leurs luttes comme de leurs souffrances.

Conclusion : l’intelligibilité de la lutte

Face à ces tensions de la chair, diversement éprouvées dans le contexte de chaque histoire, cet article montre que les boxeurs les plus assidus investissent leur carrière pugilistique au sein des Gants d’or comme un moyen, indissociablement pratique et symbolique, de reconquérir le monde social. Une reconquête de soi, pour soi, et vis-à-vis d’un Autre généralisé sous le visage des adversaires que la fréquentation quotidienne du gymnase prépare à combattre, et qui donne un corps bien visible, un corps que l’on peut affronter, aux souffrances, aux doutes et aux blessures invisibles qui restent cependant le témoin vivace des épreuves passées. Sous la forme charnelle d’une présence somatique, elles continuent ainsi d’imprimer leur empreinte sur des perceptions et des sensations de soi auxquelles l’édification collective du corps des boxeurs s’efforce de répondre par une sorte d’échange ; un échange où les marques physiques de la confiance mutuelle et du respect de l’Autre, ritualisées dans tous les actes de l’entraînement, se substitueraient aux marques symboliques laissées dans les chairs par l’expérience des disqualifications sociales et autres affronts subis.

Au centre de cette dialectique pugilistique du corps et de la chair, le gymnase apparaît dès lors comme l’« être-pour-soi sociologique » (Simmel 1999 : 398) dans le secret duquel s’élabore, entre compagnons d’entraînement, cette fabrique d’un soi que l’on espère conforter symboliquement en le rendant d’abord matériellement plus fort et plus endurant au mal. « Si j’étais sûr de moi physiquement, je serais sûr de moi mentalement et autre », indique par exemple Mehdi avant d’ajouter : « c’est un peu basique, à la limite tribal, mais l’important c’est que ça marche ». S’il ne s’impose pas toujours sous cette forme explicite à la conscience des pugilistes, ce sens des coups qu’ils échangent sur le ring n’en apparaît pas moins dans l’articulation qu’effectue cette recherche entre figures corporelles et fonds existentiels de leurs luttes. Une articulation qui montre d’ailleurs que « ça » ne « marche » pas dans tous les cas. Comme nous l’enseigne la biographie de Mohand, les raisons pratiques de la boxe ne suffisent pas nécessairement à lutter contre les profondes atteintes symboliques qui marquent les parcours sous différentes formes de stigmatisation, d’errance ou d’exclusion. Ainsi Mourad, expulsé, est-il retourné malgré lui en Algérie, sans « prendre de titre », selon l’expression qu’il aimait à scander en rêvant à la noblesse que la boxe lui conférerait. Une boxe encore abandonnée, pour diverses raisons, par bien d’autres, dont la tension des chairs et l’irrésolution des épreuves de soi a fini par l’emporter sur la force d’engagement des corps. Sous peine de verser fallacieusement dans quelque poncif du « corps sauvé » par la pratique de la boxe, il faut d’ailleurs insister sur ces inexorables fragilités des conversions pugilistiques : des conversions qui, par la ritualisation du corps, touchent quelque chose de la chair des combattants, mais sans jamais la comprendre tout à fait. Et c’est bien dans ce reste qui échappe toujours que réside la réversibilité, la possibilité de défaire et, pourquoi pas, de refaire ce qui a été fait, sans qu’on ne puisse jamais le considérer comme définitivement gagné. Si l’engagement pugilistique et l’ascèse du gymnase – avec ses techniques du corps et son éthique de l’Autre – constituent en effet une part éminemment valorisée du « sacré droit » des boxeurs, l’autre côté, le « gauche », celui des turpitudes d’une vie sociale parfois difficile, n’empêche pas pour autant d’instiller déprise et sentiments d’anomie au plus profond de soi.

En ce sens, les Gants d’or ne peuvent être décrits comme un « club qui bat la rue » (Wacquant 2000 : 33) ou la violence fondamentale de certaines expériences du monde social, mais plutôt comme le lieu de cette transaction qui, s’appuyant sur la force des corps, tente d’opposer une réponse parfois dérisoire aux blessures du quotidien, quotidien dont les turpitudes suivent les boxeurs jusqu’au gymnase, puisqu’ils les incarnent. De leur point de vue, la violence des corps à corps n’est donc pas celle des coups, pourtant bien visibles, mais plutôt celle de toutes ces marques invisibles avec lesquelles ils se débattent, s’efforçant d’en changer le sens au plus profond de soi. Faut-il pour cela devenir un champion, comme le souhaitait Mourad? Pour pouvoir répondre à une telle question, il faudrait adjoindre à ce travail une analyse détaillée de la scène publique que constituent les combats en compétition[18]. Cela dit, l’épreuve de force qui s’y réalise se fonde d’abord sur celle du gymnase, où les corps se préparent aux coups tout en ne cessant pas, comme le disait Merleau-Ponty (1945 : 465), de « s’expliquer avec le monde ».