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On croit souvent que la vie intellectuelle est spontanément internationale. Rien n’est plus faux. La vie intellectuelle est le lieu, comme tous les autres espaces sociaux, de nationalismes et d’impérialismes, et les intellectuels véhiculent, presque autant que les autres, des préjugés, des stéréotypes, des idées reçues, des représentations très sommaires, très élémentaires, qui se nourrissent des accidents de la vie quotidienne, des incompréhensions, des malentendus, des blessures (celles par exemple que peut infliger au narcissisme le fait d’être inconnu dans un pays étranger). Tout cela me fait penser que l’instauration d’un véritable internationalisme scientifique, qui, à mes yeux, est le début d’un internationalisme tout court, ne peut pas se faire toute seule. En matière de culture comme ailleurs, je ne crois pas au laisser faire et l’intention de mon propos est de montrer comment, dans les échanges internationaux, la logique du laisser-faire conduit souvent à faire circuler le pire et à empêcher le meilleur de circuler.

Bourdieu 2002 : 4

L’histoire du processus ayant mené à la reconnaissance de la complexité et de la richesse des multiples réalités de la communauté anthropologique mondiale d’aujourd’hui exige un double effort d’interprétation. Celui-ci oblige à considérer la manière dont les anthropologues eux-mêmes ont débattu de la construction d’une anthropologie globalisée, autant que les principales forces de la mondialisation qui structurent nos propres mondes[1].

Les anthropologues ont pris conscience de la nécessité de discuter de la diffusion mondiale de leur discipline dès la parution, en 1953, du célèbre ouvrage d’Alfred Kroeber, Anthropology Today. Près de trente ans plus tard, en 1982, l’anthropologue égyptien Hussein Fahim fit paraître l’ouvrage collectif Indigenous Anthropology in Non-Western Countries (1982a). Entre autres objectifs, Fahim entendait élaborer « une discipline mondiale de l’anthropologie » et prôner la « dés-occidentalisation de l’entreprise anthropologique » (Fahim 1982b : 138). Ce livre anticipait plusieurs des questions qui seraient revisitées et parfois présentées par la suite comme des nouveautés. Par exemple, dans le chapitre rédigé de sa main, Fahim exposait quelques-unes des idées fortes que d’autres, sans le savoir, allaient suivre.

Je tiens à préciser que la nécessité d’une communication entre les anthropologues non occidentaux n’implique pas (et ne devrait pas impliquer) d’alliance politique contre les travaux de nos confrères occidentaux, non plus qu’un plaidoyer pour que l’on cesse de s’intéresser à leurs travaux […] car il sera toujours utile, et peut-être essentiel, d’avoir différentes perspectives sur les problèmes sociaux et leurs solutions, du moment que les intérêts et les points de vue individuels s’échangent de manière constructive. La tâche devrait plutôt être conçue de manière positive comme la tentative de […] prendre la responsabilité commune de libérer l’anthropologie de la domination de quelque pays ou groupe que ce soit.

Fahim 1982b : 150[2]

Fahim concluait que les contributions des anthropologies du Tiers Monde

[N]e devraient pas être considérées comme de simples processus informatifs relativement à la connaissance anthropologique occidentale existante, puisque cela reviendrait à admettre implicitement le caractère central, la domination et le patronage de l’anthropologie occidentale. Égalité et réciprocité devraient être les notions clés du développement d’une anthropologie mondiale.

Fahim 1982b : 151[3]

Au cours de cette même année 1982 parut un numéro spécial de la revue suédoise Ethnos consacré aux « anthropologies nationales » sous la direction de Thomas Gerholm et Ulf Hannerz. En introduction, les auteurs usaient d’une métaphore qui constituait en elle-même, implicitement, une prise de position critique vis-à-vis du scénario anthropologique mondial : les anthropologies mondiales étaient un archipel d’îles « d’anthropologies nationales » qui ne communiquaient pas entre elles, mais étaient reliées par des ponts aux « anthropologies internationales » situées sur le continent. En de rares occasions, quelques-unes des îles communiquaient entre elles, mais uniquement via le continent.

Une nouvelle approche allait bientôt voir le jour, préoccupée surtout par les déséquilibres de pouvoir. Gerholm lui-même, en 1995, mentionnait l’existence d’anthropologies centrales et périphériques, et forgeait la notion de « système mondial de l’anthropologie ». L’anthropologue mexicain Esteban Krotz (1997) évoquait les « anthropologies du Sud » tandis que l’anthropologue brésilien Roberto Cardoso de Oliveira (1999/2000) discutait lui aussi des anthropologies périphériques et soulignait le problème de leur méconnaissance mutuelle. L’anthropologue japonais Takami Kuwayama, en 2004, avançait de son côté l’idée que les États-Unis, la Grande-Bretagne et, dans une moindre mesure, la France, représentaient le coeur du système mondial de l’anthropologie.

Pour le dire simplement, le système mondial de l’anthropologie définit la politique impliquée dans la production, la diffusion et la consommation de connaissances relatives aux autres peuples et cultures. Les universitaires disposant d’influence dans les pays du centre sont en position de décider quels types de connaissances méritent l’attention et doivent faire autorité. Le système d’évaluation par les pairs dans les grandes revues renforce cette structure. Par conséquent, les connaissances produites dans la périphérie, aussi significatives et valables qu’elles puissent être, sont destinées à un enterrement local, à moins qu’elles ne répondent aux standards et aux attentes du centre.

Kuwayama 2004 : 9-10[4]

Comment pouvons-nous alors expliquer l’optimisme de l’affirmation suivante, formulée par Arturo Escobar et moi-même dans l’introduction de l’ouvrage World Anthropologies. Disciplinary Transformations within Systems of Power, selon laquelle « le temps des anthropologies mondiales est venu » (Ribeiro et Escobar 2006 : 24), à savoir que les temps sont propices pour de nouvelles relations, plus productives, à l’échelle mondiale, entre les anthropologues? Ou encore, comment Aleksandar Boskovic a-t-il pu s’exprimer comme suit?

Il n’existe rien de tel que des « anthropologies périphériques » mais de nombreuses anthropologies, issues de nombreuses circonstances historiques distinctes, et fonctionnant dans des conditions institutionnelles, financières et intellectuelles extrêmement différentes.

Boskovic 2008a : 9[5]

On se doit également de prendre en considération l’affirmation suivante, de l’anthropologue brésilienne Mariza Peirano, au sujet de l’existence d’une nouvelle scission en anthropologie :

Tandis que dans les centres métropolitains, [l’anthropologie] paraît soit condamnée à s’éteindre, soit fondue dans des « études » (féministes, culturelles, de science et de technologie, etc.), en d’autres lieux, l’anthropologie se porte bien et se développe ou, si elle ne se développe pas, elle fournit du moins un point de vue ou une approche positifs et constructifs.

Peirano 2008 : 186[6]

S’agit-il d’une révolte dans la cour des anthropologies hégémoniques? S’agit-il de complaisance ou de surestimation de la part des anthropologues des centres non hégémoniques? La réponse varie certainement en fonction des différentes positions des sujets dans le cadre de la géopolitique mondiale de la connaissance (pour cette dernière notion, voir Mignolo 2001). Mais il semble qu’il entre en jeu bien davantage, justement, que les différentes positions des sujets et les différentes politiques du local. Il y a, par exemple, la position de George Marcus (2008 : 214), le célèbre anthropologue américain selon lequelle l’anthropologie américaine « doit apprendre de l’expérience des autres anthropologies ». En outre, comment pourrions-nous expliquer la création, en 2007, d’une Commission des anthropologies mondiales par l’American Anthropological Association?

Il faut prendre en considération deux processus connexes si l’on veut répondre à ces questions. Tout d’abord, les débats les plus récents concernant les anthropologies mondiales ont bénéficié des connaissances accumulées sur ces questions au cours des dernières décennies. Deuxièmement, les expériences des anthropologues doivent être replacées dans le contexte élargi de l’accélération des processus de la mondialisation au cours des deux ou trois dernières décennies.

Changements dans l’anthropologie globalisée

Il est vrai que les connaissances dont nous disposons relativement à la diversité de la pratique anthropologique au niveau mondial restent très incomplètes. Mais il est vrai également que nous en savons davantage aujourd’hui sur les autres anthropologies que durant les années 1970, et que les réseaux professionnels internationaux sont à présent plus nombreux et plus hétérodoxes que par le passé (voir par exemple Fry 2004 pour l’internationalisation de l’anthropologie brésilienne). Tels sont les résultats auxquels mènent les processus de la mondialisation à grande échelle que je vais brièvement passer en revue.

L’expansion croissante du système universitaire occidental à travers toute la planète a transformé les universités en un système capillaire universel d’organisation des relations entre la connaissance et le pouvoir. On ne peut sous-estimer l’importance de cette tendance car les universités et la modernité occidentales se confondent, surtout lorsque c’est le discours de la science et de la raison prétendant à l’universalité qui est en jeu. L’expansion mondiale de l’anthropologie au cours des cinq dernières décennies a suivi la croissance des universités. Les sciences sociales en Inde fournissent un scénario des plus éloquents pour comprendre les tensions qui se créent entre les connaissances occidentales et non occidentales (voir par exemple Uberoi 2002, Visvanathan 2006). L’anthropologue Satish Deshpande considère les universités comme des « enclaves de l’Occident » qui doivent être mises en perspective (communication personnelle). Ajit K. Danda considère à juste titre qu’il est nécessaire de faire une distinction entre l’anthropologie en tant que « discipline universitaire » et l’anthropologie en tant que « corps de connaissances ». Danda poursuit : il « paraît erroné de présupposer que le reste du monde était dépourvu de connaissance anthropologique et que, jusqu’à ce que l’élan venu de la région de l’Atlantique nord se soit étendu ailleurs, il n’existait pas d’étude significative en provenance d’autres régions qui vaille la peine de s’y référer » (Danda 1995 : 23). Il illustre ce propos en citant Manava Dharmashastra (La science sacrée de l’homme), dont la rédaction remonte aussi loin que 1350 av. J.C.

Quelles que soient les particularités de l’indigénisation des universités et des disciplines qui les ont accompagnées, la croissance des départements d’anthropologie autour du monde a provoqué un changement majeur dans la démographie de la population mondiale des anthropologues. En 1982, Fahim faisait observer que les anthropologues extérieurs au centre de la production anthropologique représentaient « une part relativement faible de la communauté mondiale des anthropologues » (Fahim 1982b : 150-151). Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il y a davantage d’anthropologues travaillant en-dehors des centres hégémoniques que l’inverse.

La croissance du nombre de praticiens sur tous les continents a généré des résultats intéressants, quoiqu’apparemment contradictoires. D’un côté, elle a permis une augmentation de la consommation mondiale d’écrits théoriques produits par les anthropologies hégémoniques. Elle a également permis une augmentation du nombre des professeurs étrangers dans les universités américaines et britanniques, et ouvert la porte à la consolidation de l’académisme mondial (Chun 2008). Nonobstant l’exode des cerveaux, ce type de marché du travail issu de l’académisme globalisé semble impliquer une évaluation des qualités professionnelles des anthropologues concernés. Gordon Mathews, anthropologue américain basé à Hong-Kong, estime que cette diversité a un « curieux revers » :

De nombreux anthropologues américains présupposent implicitement que tout bon anthropologue, qu’il soit africain, indien, brésilien, mexicain, chinois ou japonais, devrait avoir quitté la périphérie pour le centre, et a une situation dans une université américaine. Il peut y avoir un présupposé informulé voulant que les anthropologues ne se trouvant pas aux États-Unis et ayant choisi de demeurer dans leur propre société n’aient tout bonnement « pas été assez bons » pour figurer dans le centre américain. Cette attitude contribue à accentuer la tendance qu’ont les Américains de se désintéresser de l’anthropologie extérieure à leurs rivages, voire à l’aggraver. Tel est le cas, en dépit du fait que, pour les anthropologues, les salaires et les conditions de travail sont parfois meilleurs aujourd’hui dans un certain nombre de pays étrangers […] qu’aux États-Unis.

Mathews 2008 : 55[7]

Au cours des deux dernières décennies, le système mondial de l’anthropologie a connu des changements de position. Les anthropologues français pourraient difficilement soutenir aujourd’hui qu’ils font encore partie du centre (De L’Estoile 2008 : 113) ; et le milieu universitaire américain est devenu le véritable, et pour certains, l’unique, centre hégémonique.

Les implications sociologiques de ces changements signalent certainement la présence de puissantes forces centralisatrices plutôt qu’un mouvement vers une distribution décentrée et plus égalitaire de la visibilité et de l’influence dans le domaine de l’anthropologie mondiale. Mais avoir conscience d’une hyper centralisation induit le besoin de la dépasser. De plus, le fait que les anthropologues hégémoniques aient été dépassés en nombre par les anthropologues non hégémoniques a d’autres impacts. Cela a par exemple généré un certain nombre d’alliances hétérodoxes, de réseaux et d’échanges universitaires ; tout cela grâce à une compression croissante de l’espace et du temps qui a rendu les voyages internationaux plus communs, les communications téléphoniques internationales moins chères et, plus important, généré l’outil le plus étendu de la communication universitaire aujourd’hui : Internet. Si au début des années 1980 la communication dans l’archipel anthropologique entre les « anthropologies nationales » devait passer par l’intermédiaire du continent, où se trouvaient les anthropologies hégémoniques, ce n’est à l’heure actuelle plus vraiment nécessaire. Internet a mis à la disposition des anthropologues de partout un espace virtuel public et multiple. En même temps, de nouvelles idéologies politiques qui allaient bientôt être mondialisées à partir des centres hégémoniques, en particulier des États-Unis, ont renforcé la tolérance pour les politiques multiculturelles et les politiques identitaires. La diversité culturelle et le respect de l’altérité sont devenus des valeurs essentielles de la vie quotidienne institutionnelle et de la politique.

Politique est ici le mot clé. Comme nous le savons, les changements politiques doivent s’accompagner de réflexions et d’actions politiques si nous voulons que certaines tendances se développent dans la bonne direction. Et c’est exactement ce qui s’est produit dans le cas du projet World Anthropologies (Anthropologies du monde), projet politique qu’Eduardo Restrepo et Arturo Escobar ont résumé comme suit :

Plutôt que de présupposer qu’il existerait une position privilégiée à partir de laquelle « une véritable anthropologie » (au singulier) pourrait être produite, et en fonction de laquelle toutes les autres anthropologies se définiraient, World Anthropologies cherche à aborder sérieusement le caractère local multiple et contradictoire, sur les plans historique, social, culturel et politique, des différentes communautés d’anthropologues et de leurs anthropologies.

Restrepo et Escobar 2005 : 100

Dans la section suivante, j’exposerai la manière dont j’envisage un cadre conceptuel qui, de mon point de vue, s’avérerait plus qu’utile pour comprendre le projet World Anthropologies. Puis je considérerai deux résultats politiques connexes : le World Anthropologies Network (Réseau des anthropologies mondiales) et le World Council of Anthropological Associations (Conseil mondial des associations d’anthropologie).

Cadre conceptuel

Le cadre théorique utilisé pour réfléchir à tout sujet transnational, quel qu’il soit, doit s’appliquer à la compréhension de l’anthropologie transnationale. Dans un texte antérieur (Ribeiro 2003a), j’avais exploré sept ensembles de conditions devant nécessairement coexister pour examiner « la condition de la transnationalité » : conditions d’intégration, historiques, économiques, technologiques, idéologico-culturelles, sociales et rituelles. L’ensemble le plus important est peut-être celui que j’appelle les « conditions d’intégration », afin d’explorer l’articulation de plusieurs niveaux d’intégration. J’ai emprunté ce terme à Julian Steward qui, au début des années 1950, cherchait à comprendre les relations entre les réalités locales et supra locales (dans ce cas, l’influence des scénarios nationaux sur les scénarios locaux). Je suis conscient des possibles critiques que pourrait s’attirer le terme « intégration » s’il était interprété sur un mode conservateur. Mais ce qui suscite mon intérêt réside dans « l’intégration pluraliste », pour reprendre l’expression que le linguiste indien P. B. Bandit a forgée en 1977.

L’intégration pluraliste diffère… a) du melting pot d’un côté, et b) de la ségrégation de l’autre. Le melting pot a pour résultat une assimilation complète au groupe dominant, une fusion de l’identité. La ségrégation a pour résultat l’isolement (ou la stratification) et les tensions qui en découlent.

Bandit (1977), cité dans Uberoi 2002 : 127[8]

Les arguments de Bandit se fondaient sur la diversité linguistique de l’Inde. L’intégration pluraliste peut se comprendre comme la possibilité de conserver sa différence tout en jouant différents rôles dans la société : « l’affirmation et l’acceptation des identités sont réciproques et mutuelles. De cette manière, différents groupes sociaux peuvent conserver leur caractère distinct d’un côté et exprimer leur vie ensemble de l’autre »[9] (ibid.). Je reviendrai plus loin sur cette question du pluralisme.

En résumé, je crois qu’intégration ne signifie pas nécessairement assimilation et destruction des différences culturelles. De plus, ma propre notion des niveaux d’intégration est fortement influencée par les cadres conceptuels d’analyse régionale. Pour prendre une métaphore visuelle, je les vois comme un ensemble de cercles concentriques qui vont du niveau local au niveau international. Ces cercles sont respectivement ceux des niveaux d’intégration locale, régionale, nationale et internationale. Le niveau d’intégration transnational constitue une exception. Contrastant avec les autres niveaux, le niveau d’intégration transnational ne peut être représenté en termes spatiaux car il est impossible de lui attribuer un territoire qui lui corresponde réellement. Je représente donc ce niveau d’intégration transnational par un axe qui traverse les autres niveaux d’intégration – l’espace le plus courant de l’intégration transnationale étant celui du cyberespace, je discute également de l’émergence d’une communauté transnationale, imaginaire et virtuelle (Ribeiro 1998).

À notre époque coexistent tous les niveaux d’intégration. Leurs pouvoirs de structuration diffèrent en fonction des circonstances et de l’intensité avec laquelle les agents sociaux y sont exposés, en tout ou partie. Les niveaux d’intégration constituent donc une force considérable de formation identitaire. Les résultats de leurs impacts sont les identités fragmentées bien étudiées par les anthropologues des années 1990.

Comme tous les autres acteurs sociaux, les anthropologues sont exposés aux forces structurantes des niveaux d’intégration. Nos identités sont donc fragmentées et circonstancielles. Pour le dire simplement, nos cadres de pensée, nos identités et nos représentations sociales varient en fonction de la manière dont nous-mêmes et les autres nous concevons, depuis nos localisations quotidiennes jusqu’à la manière dont nous agissons en tant que participants aux processus de construction nationale ou en tant que chercheurs dans des congrès internationaux, ou, encore, en tant qu’êtres cosmopolites s’intéressant à la politique mondiale. Ce que je veux dire est que la pratique de l’anthropologie est à la fois locale, régionale, nationale et internationale. La construction d’une véritable anthropologie transnationale est ce à quoi vise le projet World Anthropologies. Je dois préciser que ma propre définition du transnationalisme se réfère à ces situations dans lesquelles il est inapproprié, voire impossible, de retrouver ou d’identifier les origines nationales d’un agent ou d’un agir.

Malgré la contemporanéité de tous les niveaux d’intégration, l’un des niveaux a davantage de pouvoir structurant sur les anthropologues : le niveau d’intégration national. J’ai écrit un jour que :

Bien que les anthropologues aient depuis longtemps tissé des réseaux transnationaux, la plupart de leurs travaux – y compris les systèmes de financement, de formation et de publication – restent confinés à leurs États nations. Cela surtout parce que les anthropologues conservent leurs allégeances à des cliques qui agissent à l’intérieur de ces frontières et qui tirent en partie leur prestige du fait d’être membres des réseaux de pouvoir nationaux. Ainsi, les États nations restent les lieux premiers où se définit précisément la reproduction de la profession. Par conséquent, un renforcement de l’intercommunication et des échanges à travers les frontières nationales reste grandement nécessaire.

Ribeiro 2005 : 5-6

Pourquoi dépasser l’État-nation?

La relation entre anthropologie et construction nationale est plutôt complexe, surtout lorsqu’elle implique des relations avec les élites d’États répressifs qui souhaitent faire de la discipline une sorte d’ingénierie sociale. Cependant, malgré les nombreux aspects négatifs de l’histoire de la pratique anthropologique, tels que son implication dans les administrations coloniales, le Camelot Project et la transformation actuelle de l’anthropologie américaine en arme (voir Ribeiro 2007), on peut dire qu’en général, les anthropologues ont apporté des contributions réelles aux processus de construction nationale. Les anthropologues tendent à relativiser ce que l’on tient pour « la norme » dans les idéologies et les politiques nationales centralisatrices, et à défendre les droits de différents types de minorités dans les pays où ils sont actifs sur le plan social. Mais, quelle que soit la situation, les anthropologues, à l’instar d’autres chercheurs en sciences sociales, sont conscients, à des degrés variables, qu’ils ont joué un rôle actif dans la construction nationale.

La mondialisation a créé de nouvelles tensions entre les idéologies nationales et transnationales, entre les niveaux d’intégration sub-nationaux, nationaux et supranationaux. Les relations entre les sciences sociales et les États nations en ont été affectées par le haut et par le bas. En Europe, par exemple, l’Union européenne s’intéresse au rôle que pourraient jouer les sciences sociales dans la construction d’une communauté européenne imaginée, une entité supranationale, tandis qu’au Brésil, de nombreux anthropologues se sont engagés dans une anthropologie de « construction de la différence », de légitimation des droits d’identités ethniques et de territoires, à un niveau sub-national.

Si les anthropologues se sont efforcés auparavant de contribuer à la construction de communautés nationales imaginées qui soient plus démocratiques et plus ouvertes à la différence, ils peuvent de même faire des efforts pour contribuer à la construction d’autres types de communautés imaginées, y compris internationales et transnationales, où l’intégration pluraliste peut explicitement devenir un objectif politique. De fait, il nous faut être proactifs à tous les niveaux d’intégration.

Je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions nous efforcer d’atteindre ce but au sein de notre propre communauté, au sein de la communauté mondiale des anthropologues. Pour ce faire, nous, anthropologues, comme tout autre acteur politique disposant d’un accès à l’orbe politique au-delà de l’État-nation, devons reconnaître les particularismes de notre insertion aux niveaux d’intégration locaux, régionaux, nationaux, internationaux et transnationaux, et exercer notre action sur eux. Je ne souhaite pas que l’on évacue l’importance d’agir aux niveaux locaux, régionaux et nationaux, mais que nous ajoutions clairement une dimension supranationale à nos responsabilités académiques et politiques. Cette tâche devrait être d’autant plus aisée que les anthropologues sont enclins à croire aux catégories universelles et qu’ils sont convaincus du rôle que joue la diversité dans l’amélioration de l’inventivité et de la convivialité humaines.

Quels sont les défis?

D’abord et avant tout, il est nécessaire de modifier les structures de pouvoir en place, qui empêchent les autres anthropologies d’entrer dans une conversation horizontale d’hétéroglossie. Cela implique donc ce que j’appelle par néologisme de nouvelles conditions de « conversabilité ». Dans ce but, il est nécessaire d’identifier comment se structure le pouvoir dans notre propre discipline. Dans un premier temps, des métaphores telles que « le système mondial de l’anthropologie » ou « les anthropologies hégémoniques » nous procurent un outil précieux pour mettre en lumière les inégalités de pouvoir, mais il faut aller au-delà pour atteindre de nouvelles conditions de conversabilité. Il est certain qu’une approche dualiste des structures de pouvoir sous-jacentes à la géopolitique des connaissances ne suffit pas pour interpréter la complexité des réseaux politiques dans le monde universitaire d’aujourd’hui ; elle pourrait même devenir un obstacle politique à la consolidation de nouvelles alliances à l’échelle mondiale. Il est clair également que bon nombre de nos collègues américains sont nos alliés dans cette entreprise, et je ne dis pas cela pour rendre un hommage hypocrite à la plus grande et la plus influente des communautés d’anthropologues. Qu’il nous suffise de considérer, par exemple, l’effort institutionnel qu’a consenti l’American Anthropological Association en intégrant les « anthropologies du monde » à sa propre structure par la création d’une Commission on World Anthropologies (Commission des anthropologies du monde) en 2007.

Cependant, le fait d’admettre que le jeu politique est toujours plus compliqué que les oppositions dualistes et que les matchs nuls n’empêche pas d’avoir conscience de l’existence des inégalités de pouvoir et des obstacles qui se présentent. J’ai déjà évoqué l’obstacle majeur à la construction d’une intégration plurielle à l’anthropologie mondiale : le pouvoir de structuration au niveau de l’intégration nationale. Le transfert de capital symbolique d’un pays à un autre n’est pas une opération aisée, à moins qu’un auteur même puisse être instrumentalisé, ainsi que l’a montré Pierre Bourdieu (2002 : 5). Il existe aussi des barrières aux niveaux supranationaux. Pensons, par exemple, à ce que Bourdieu appelait « l’Internationale de l’establishment » :

[C’]est-à-dire à tous les échanges qui s’instaurent entre détenteurs de positions académiques importantes : une bonne part des traductions ne peuvent être comprises que si on les resitue dans le réseau complexe d’échanges internationaux entre détenteurs de positions académiques dominantes, échanges d’invitations, de titres de docteur honoris causa, etc.

Bourdieu 2002 : 5

De plus, il nous faut aller au-delà de ce que Benoît de L’Estoile (2008) appelle « le pouvoir gravitationnel » ou « l’internationalisation hégémonique » qui attire tout un chacun vers le centre de la discipline, c’est-à-dire les États-Unis. Même les anthropologues qui ne s’intéressent pas à ces dynamiques internationales de la discipline sont censés lire la littérature internationale du jour, ce qui, la plupart du temps, revient à dire la production des centres hégémoniques. Les publications sont elles aussi soumises au pouvoir gravitationnel de l’internationalisation hégémonique et, plus triste encore, leur influence est presque totalement contrôlée par un organisme unique, Thomson Reuters, dont la politique, connue sous le nom de bibliométrie, ou « mesure basée sur les citations », reflète la domination de l’anglais en tant que langue planétaire et crée une hiérarchie mondiale que les agences gouvernementales et autres tiennent pour le portrait objectif du « Who’s who » du monde scientifique (voir Brenneis 2008).

Tous les anthropologues font inévitablement partie d’une discipline internationalisée, puisqu’ils ont en commun certains fondements canoniques bien connus et bien acceptés partout. Mais, plus souvent qu’autrement, la diffusion de ces canons résulte du type de pouvoir impérialiste des centres universitaires que nous critiquons, soit qu’ils bloquent la diffusion de nouveaux canons, soit qu’ils valorisent la diffusion de quelques autres bien choisis. Le centre – en particulier les États-Unis, et le pouvoir de leur marché universitaire – est devenu un centre de tri, une machine de réception mondiale des théories et des idéologies politiques. Quelques-unes d’entre elles sont « indigénéisées », atteignent le courant principal et sont réexportées. La diffusion des théories postcoloniales et du multiculturalisme en constitue un bon exemple. Certaines perspectives ne sont mondialisées qu’après avoir été absorbées et digérées par le milieu universitaire américain.

Ces obstacles sociologiques mènent à la constitution de quelque chose que Dipesh Chakrabarty (2000) appelle « l’ignorance asymétrique », c’est-à-dire que les marges connaissent l’existence du centre, mais que le centre n’a jamais entendu parler des marges. Dans le but de pousser plus loin cette idée de Chakrabarty, j’ai forgé les notions de « provincialisme métropolitain » et de « cosmopolitisme provincial » (Ribeiro 2006). Le provincialisme métropolitain, piège narcissique du centre, représente un défi de plus à l’instauration de nouvelles conditions de conversation. Le cosmopolitisme provincial, c’est-à-dire la conscience de l’existence et la consommation de la littérature produite en différents lieux du système mondial de l’anthropologie, inspire de nouveaux modes d’échanges universitaires et, si l’on croit au pouvoir de la diversité et de la fertilité des croisements, le cosmopolitisme provincial peut également nous amener à penser que la créativité a un plus fort potentiel dans les marges qu’au centre.

Cosmopolitique

L’intégration plurielle des anthropologies du monde peut plus facilement se réaliser si nous ne nous restreignons pas à penser l’anthropologie en tant que discipline uniquement, mais à la considérer comme cosmopolitique. En 2006, j’avais écrit :

La notion de cosmopolitique cherche à donner une perspective critique et plurielle aux possibilités d’articulations supra et transnationales. Elle se base, d’un côté, sur les évocations positives associées historiquement à la notion de cosmopolitisme et, de l’autre, sur des analyses dans lesquelles les asymétries du pouvoir sont d’importance fondamentale (pour la cosmopolitique, voir Cheah et Robbins 1998 et Ribeiro 2003a). La cosmopolitique comprend les discours et les façons de faire politiques qui cherchent à avoir une portée et un impact mondiaux. Je m’intéresse particulièrement à la cosmopolitique qui s’inscrit dans les conflits concernant le rôle de la différence et de la diversité dans l’élaboration des politiques. Je considère que l’anthropologie est une cosmopolitique qui prétend à l’universalité en ce qui concerne la structure de l’altérité (Krotz 1997), mais, en même temps, elle est extrêmement sensible à ses propres limitations et à l’efficacité des autres cosmopolitiques.

Ribeiro 2006 : 364

Bien que l’anthropologie ne se résume certainement pas à cela, je la considère comme un discours politique cosmopolite au sujet de l’importance de la diversité de l’humanité. À l’ère de la mondialisation, les cosmopolitiques prolifèrent au sein du monde universitaire et en-dehors de lui, quelques-unes rivalisant avec l’anthropologie. S’agit-il d’un scénario de mauvais augure pour l’avenir de l’anthropologie? Tout au contraire, en considérant l’anthropologie comme cosmopolitique, nous la plaçons de fait au sein d’une famille d’autres discours sur l’altérité qui sont supposés avoir une portée planétaire. Ce faisant, nous devons admettre davantage d’échanges pluralistes parmi les divers modes d’interprétation, et pas seulement ceux du monde académique, qui cherchent à répondre à deux questions qui sont la quintessence de l’anthropologie : pourquoi sommes-nous si différents? Pourquoi sommes-nous si semblables? Ce sont des questions fondamentales qui ont vraisemblablement été posées dès que des êtres humains se sont trouvés face à des êtres différents d’eux. En un sens, pour paraphraser Pierre Bourdieu, nous pouvons dire que tous les peuples ont toujours produit une certaine connaissance anthropologique spontanée. Notre préoccupation essentielle devrait être de comprendre l’équivalence et la validité de toutes les formulations de ce type.

Considérer l’anthropologie comme cosmopolitique nous place de facto dans l’orbe de la politique tout court. Le simple fait de le reconnaître nous oblige à l’action politique si nous voulons modifier l’état actuel des choses. Et c’est ce que font de nombreux anthropologues réunis par le World Anthropologies Network (WAN, Réseau des anthropologies du monde) et le World Council of Anthropological Associations (WCAA, Conseil mondial des associations d’anthropologie).

Le WAN et le WCAA

Le fait que le WAN soit une réunion d’individus lui confère comparativement davantage de flexibilité politique que le WCAA, qui est un réseau d’institutions. Mais le WAN et le WCAA sont tous deux ouvertement orientés vers le pluralisme et ne sont pas « localisés » dans les centres de la discipline. Cependant, plusieurs collègues qui confèrent leur vigueur à ces mouvements travaillent dans des centres métropolitains et on ne peut pas faire abstraction du rôle qu’a joué la Wenner-Gren Foundation for Anthropological Research dans cet univers (voir Diaz Crovetto 2008 pour l’importance de la fondation Wenner-Gren de ce point de vue). Cela montre simplement à quel point de nombreux anthropologues, de partout dans le monde, sont sensibles à un projet qui vise à alimenter la diversité et l’hétéroglossie.

Le World Anthropologies Network est né en 2001 ; il a organisé de nombreuses sessions dans différents congrès nationaux et internationaux et publie une revue en ligne sur son site[10]. Le projet WAN a attiré l’attention des praticiens et des étudiants de toutes les régions du monde, mais on peut y remarquer une certaine concentration d’universitaires latino-américains. Cela tient certainement au fait que plusieurs latino-américains s’impliquent dans la création et le fonctionnement de ce réseau depuis le début, implication qui a conféré à l’espagnol une forte présence à la fois dans le réseau et dans sa revue électronique. Le World Anthropologies Network s’appuie sur le travail collectif et bénévole d’anthropologues de différents continents. Leur interaction est facilitée par l’Internet, mais aussi par les affinités politiques et idéologiques de ses membres, qui se rencontrent parfois dans de vrais lieux publics pour coopérer à divers projets.

La fondation du WCAA résulte elle-même d’une rencontre internationale financée par la fondation Wenner-Gren à Recife, au Brésil, en juin 2004, quelques jours avant la réunion biennale de l’Association brésilienne d’anthropologie (ABA). Elle avait rassemblé des représentants de quatorze organisations nationales et internationales d’anthropologie[11]. Une seconde réunion du WCAA se tint en 2008 à Osaka, au Japon. Le WCAA a promu plusieurs débats et sessions lors de réunions internationales et nationales en Argentine, au Brésil, en Angleterre, aux États-Unis, en Afrique du Sud, au Portugal, en Slovénie et au Japon. Les débats de ces sessions portèrent sur des questions telles que l’image publique de l’anthropologie et la nécessité de modifier les flux globaux de connaissances anthropologiques. Le Conseil n’a cessé de croître et, en juin 2009, il comptait 26 membres.

Tant le WAN que le WCAA se présentent comme des réseaux et ne revendiquent aucunement le statut d’organisme ou d’institution. La flexibilité de cette organisation en réseau semble répondre aux besoins de la politique internationale. Ces deux créations doivent se comprendre dans le cadre d’un environnement où les forces nationales et l’internationalisme hégémonique ont une grande efficacité. Je ne peux qu’abonder dans le sens de L’Estoile lorsqu’il affirme que :

Par bien des aspects, […] l’internationalisation pluraliste est bien plus difficile à réaliser que la juxtaposition des différences nationales dans l’internationalisation hégémonique, parce qu’idéalement, elle implique à la fois le respect des particularismes locaux et la création d’un terrain d’entente où les échanges pourraient se dérouler sur un pied d’égalité. Afin d’y parvenir, les lieux de rencontre et les forums de discussion doivent être conçus de manière à faciliter la communication à travers des barrières qui ne sont pas uniquement linguistiques, mais aussi culturelles, économiques et sociales. En fait, mettre l’utopie en pratique implique un certain type d’activisme intellectuel qui exige de grands efforts, alors qu’il est bien plus simple de suivre les usages établis.

De L’Estoile 2008 : 124[12]

Le caractère effectif du pluralisme est une question qui touche au pouvoir. Il recoupe des problèmes caractéristiques d’un élargissement du corps représentatif. Comment pouvons-nous construire des corps politiques plus étendus et plus inclusifs? Parmi les acteurs, qui sont les représentants et qui sont les exclus? Quels sont les nouveaux interlocuteurs/intermédiaires et quels sont leurs intérêts? Cela pour ne mentionner que quelques-uns des problèmes politiques qui pourraient être soulevés, mais d’autres problèmes doivent aussi être pris en considération.

Défis pratiques au pluralisme

La langue est le premier de ces défis. Dans toutes les communications globales et transnationales, nous avons besoin de ce qu’Edward Sapir appelait en 1931 une « langue auxiliaire internationale ». L’anthropologie pourrait-elle ne plus être une tour de Babel? En un sens, et cela vaut pour toutes les disciplines universitaires, la « débabélisation » se produit déjà avec le rôle joué par l’anglais en tant que langue mondiale. Il s’agit d’un paradoxe linguistique : pour parler diversité, nous devons utiliser une langue commune. C’est aussi quelque chose que l’on pourrait surnommer le pragmatisme linguistique de la communication globale, qui est structurée historiquement et sociologiquement. À moins de pouvoir compter, comme dans la science-fiction, sur une machine de traduction universelle, il nous faut une langue unique dans le but de communiquer à travers toutes les barrières linguistiques. Cela signifie-t-il, au niveau international, la fin de toutes les autres langues qui ne pourraient rivaliser avec l’anglais en tant que moyen de communication académique? Je ne le pense pas. Des langues régionales fortes, telles que l’espagnol en Amérique latine, continueront de jouer un grand rôle. Au niveau d’intégration nationale, des langues majeures, dans des pays où existent de grandes communautés scientifiques bien implantées, tels que la Chine, le Japon, la Russie, la France, l’Allemagne et le Brésil, continueront également de jouer un rôle important. Pour chacun d’entre nous, cela signifie qu’être polyglotte sera une faculté des plus précieuse, sinon nécessaire, pour pouvoir participer aux communications entre communautés cosmopolites.

Dans le but d’atteindre une anthropologie mondiale réellement diversifiée, il faut nous attaquer à d’autres types de problèmes pratiques. Deux d’entre eux, l’efficacité des institutions et de ceux qui les dirigent, sont majeurs. Le World Anthropologies Network et le World Council of Anthropological Associations n’existent que parce que plusieurs collègues en ont pris l’initiative en consacrant leur temps et leur imagination à des projets en lesquels ils croient. Nous ne pouvons que leur en être reconnaissants. Mais le fait de compter sur le travail bénévole au niveau international pose problème en ce qui concerne le pouvoir de structuration des autres niveaux d’intégration. La plupart des dirigeants du projet World Anthropologies sont déjà soumis à des exigences locales et nationales qui consument une grande partie, voire la totalité, de leur temps et de leur énergie. En résumé, participer à des initiatives supranationales signifie souvent une charge de travail supplémentaire pour un groupe de professionnels déjà surchargés. De fait, les problèmes à régler en termes d’organisation sont extrêmement exigeants en temps et en ressources, en particulier lorsqu’ils concernent un réseau d’institutions, ce qui est le cas pour le World Council of Anthropological Associations. Considérons, par exemple, le coût que représente le rassemblement de vingt-six représentants d’associations de différents pays. Ils doivent pourtant régulièrement se rencontrer en personne afin de nouer des liens personnels, politiques et sociaux plus solides.

Ces problèmes se produisent dans un milieu ayant déjà de sérieuses difficultés organisationnelles. Seules quelques rares associations nationales sont assez fortes pour engager du personnel, publier des livres ou des revues, organiser des conférences et plaider pour leur cause. Notre unique organisation internationale, l’International Union of Anthropological and Ethnological Sciences, se voue avant tout à organiser un congrès mondial tous les cinq ans, et a besoin d’une sérieuse réforme de sa constitution et de ses objectifs. Des organisations soeurs telles que l’International Sociological Association peuvent constituer une source d’inspiration pour ceux qui croient que l’on peut prétendre à une plus forte présence internationale au niveau mondial.

Pour conclure

Arrivé à ce point, je peux me permettre poser les questions les plus ardues. Les sciences sociales sont-elles universelles? Devons-nous nous baser sur des épistémologies différentes se trouvant dans l’impossibilité de communiquer entre elles? Il est devenu quasiment usuel de nos jours d’admettre le caractère eurocentrique des sciences sociales. L’eurocentrisme, comme tous les autres centrismes, est encore une question de pouvoir. Les universalismes qui se fondent sur le pouvoir sont condamnés à être contestés. L’universalisme est une chose, mais l’incommensurabilité et la non validité des différents modes de production des connaissances en sont une autre. Je crois qu’il existe une solution cosmopolitique à ces dilemmes. Je crois que nous pouvons découvrir un mode transnational de production des connaissances qui ne soit pas basé sur la présomption d’universalité ou de priorité, mais qui soit considéré comme le lieu permanent du débat permettant à nos perspectives régionales, nationales et locales de subsister.

Nous devons également admettre l’existence de différents types de cosmopolitiques et de transnationalismes. Il est certain qu’ils varient en fonction des positions politiques des sujets et des lieux. Il peut exister des cosmopolitismes conservateurs et d’autres progressistes. Le transnationalisme et la géopolitique mondiale peuvent être considérés d’un certain point de vue au Brésil et d’un autre en Inde, par exemple. En fait, j’ai récemment appris à Delhi que le Brésil et, de ce point de vue, l’Amérique latine dans son ensemble, ne sont pas considérés comme faisant partie de l’Occident. Cette vision géopolitique, sans le savoir, reflète une perspective anglo-saxonne qui a oblitéré l’importance de l’Espagne et du Portugal dans la construction de l’Occident et de la modernité (voir par exemple Dussel 1993 et Quijano 1993). Une telle vision nous donne une bonne idée de la manière dont les taxonomies géopolitiques sont liées à l’histoire des relations de pouvoir. Cela signifie également que les universitaires d’Amérique latine se situent quelque part entre l’Occident et le reste du monde, fait dont j’avais déjà eu l’intuition lorsque je soutenais que la perspective post-impérialiste convenait mieux à notre situation géopolitique que la perspective postcoloniale (Ribeiro 2003b, 2008). De ce point de vue, il est plus important de provincialiser les États-Unis, par exemple, que de provincialiser l’Europe.

La multiplicité des perspectives et des projets transnationaux et cosmopolites met au défi toute prétention à l’universalisme. Un projet universaliste viable à l’ère de la mondialisation serait possible à condition de le concevoir comme une acceptation mutuelle de méthodes procédurales élaborées afin d’atteindre des objectifs communs, pour construire des échanges et des consensus envisagés comme des moments d’un processus plutôt que comme des solutions et des propositions indépendantes du temps et de la culture. Il est donc nécessaire de se lancer dans des processus d’échange et de négociation de points de vue entre des acteurs mondialisés situés dans différents espaces fragmentés globalisés.

Pour les anthropologues, l’opportunité de faire face aux nombreux défis mentionnés ici est réelle. À mon sens, le World Anthropologies Network et le World Council of Anthropological Associations offrent déjà les conditions de nouvelles possibilités de conversabilité. Le fait que cet article et d’autres ouvrages publiés discutent déjà de la construction d’une « anthropologie interactive » (Yamashita 2006), pour promouvoir « les anthropologies d’autres peuples », pour reprendre le titre de Boskovic (2008a) ou pour conférer davantage de visibilité à la pratique de la discipline dans d’autres régions du monde et pour améliorer les dialogues hétérodoxes (Ntarangwi, Mills et Babiker 2006 ; Yamashita, Bosco et Eades 2004 ; Grimson, Ribeiro et Semán 2004 ; Skalník 2002) ne fait qu’attester ce que je viens d’écrire, à l’instar des attentes générées par le projet World Anthropologies ainsi que des nombreuses discussions qui se sont déroulées en différentes occasions dans différents pays (non seulement les sessions mentionnées plus haut, mais également des conférences telles que celle qui s’est tenue en Afrique du Sud en 2008 et celle, conjointe, de la Canadian Anthropological Society et de l’American Ethnological Society, en 2009).