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Financée par l’UNESCO, la télévision a pénétré les marchés de l’Inde en 1959. Dès le début, le premier ministre de l’Inde, Jawaharlal Nehru, a estimé que la télévision était un luxe qu’un pays en voie de développement comme l’Inde ne pouvait se permettre et que, par conséquent, ce média devrait servir en premier lieu à l’éducation et au développement des collectivités rurales de l’Inde. Aujourd’hui, si 70 % de la population de l’Inde vit dans les régions rurales, à l’époque de ma recherche, en 2002-2003, on avait largement oublié la vision de Nehru : les émissions de télévision étaient principalement situées dans des lieux habités par les classes moyenne et supérieure. Cet article étudie les répercussions sur les habitants du village de Kothariya (4 500 habitants) du sud du Rajasthan en Inde de l’évolution des émissions de télévision axées sur les collectivités rurales vers des émissions axées sur les collectivités urbaines. Après avoir retracé succinctement l’histoire de la télévision en Inde, il traite des réalisateurs et des producteurs de télévision qui créent surtout des émissions axées sur les collectivités urbaines pour la chaîne Doordarshan, gérée par le gouvernement indien. Il évalue ensuite les répercussions de ces émissions sur les habitants des milieux ruraux, en se penchant tout particulièrement sur les comportements urbains qu’ils y apprennent de même que sur l’évolution des désirs de consommation subséquents chez les parents et les enfants. Cet article montre qu’il existe un réel écart entre ce qui, selon les réalisateurs de télévision, devrait être présenté à un auditoire rural, et ce que l’auditoire rural dit vouloir regarder.

Historique de Doordarshan et du développement rural

La télévision a fait son apparition en Inde en 1959. On y diffusait des émissions à partir de Delhi aux villages environnants, dans le but de contribuer au développement et à l’éducation (Singhal et Rogers 2001 : 56). Si au début, le premier ministre Nehru s’opposait à l’introduction de la télévision (Page et Crawley 2001 : 53), on a plus tard justifié les dépenses que l’État y consacrait en considérant que cette dernière servait « d’outil pour le développement en harmonie avec l’idéologie du pays concernant le progrès et l’intégration » (Butcher 2003 : 52)[1]. Une autre des préoccupations de Nehru était que les médias de masse ont tendance à mettre l’accent sur les habitants des villes plutôt que des villages. « Il faut présenter le citoyen moyen afin que les différentes facettes sociales de l’Inde soient représentées correctement et que l’Inde rurale ne soit pas oubliée ». Ainsi Nehru mettait-il en garde les rédacteurs de journaux rassemblés lors d’une conférence en 1950 (Butcher 2003 : 51).

Les premiers programmes de télévision diffusés en 1959 correspondaient au mandat de Nehru du fait qu’ils étaient à la fois axés sur le développement et sur les villages. Ils étaient diffusés de Delhi deux fois par semaine aux localités environnantes et étaient « conçus pour renforcer la compréhension de la responsabilité des citoyens » (Page et Crawley 2001 : 53). Durant plus de 30 ans, la télévision en Inde est restée une entreprise gouvernementale.

Dans les années 1960, le scientifique Vikram Sarabhai a fait remarquer qu’on pouvait utiliser la télévision par satellite pour « projeter l’Inde dans la croissance et le développement économique durable » (Farmer 2000 : 263). Le Report of the Committee on Broadcasting and Information Media (1996) stipulait que le développement de la télévision pouvait aider l’Inde à réaliser ses plans quinquennaux pour le développement (Farmer 2000 : 263). Les recommandations de ce rapport combinées avec les suggestions du Dr Sarabhai ont résulté en la création d’un programme appelé Satellite Instructional Television Experiment entre 1975 et 1976. En utilisant un satellite de la NASA, on diffusait des émissions pour l’éducation des enfants en milieu rural ainsi que des émissions pour un auditoire général sur 24 000 téléviseurs dans 2 330 villages de six États. Parmi les sujets abordés figuraient la formation aux enseignants, l’agriculture, la santé, l’hygiène, la nutrition, la planification familiale et l’intégration nationale (Singhal et Rogers 2001 : 85 ; Butcher 2003 : 54).

Même si dans les années 1970, Indira Gandhi en tant que premier ministre de l’Inde continuait de considérer la télévision comme un outil de développement, on doutait à l’époque qu’elle soit vraiment axée sur un auditoire rural. « On répétait que la télévision en Inde ne deviendrait pas un symbole de statut social ou un objet de consommation réservé à l’élite, qu’elle servait d’instrument de socialisation pour l’avènement d’une société dynamique et évolutive », explique Dubé (Butcher 2003 : 57), tout en faisant remarquer que la télévision à cette époque était « de plus en plus axée sur les populations bien nanties » (ibid.). En 1974, l’Inde comptait plus de 163 000 téléviseurs, mais seulement 77 appartenaient à des clubs de télévision en milieu rural (ibid. : 58).

La diffusion de la première publicité sur la chaîne Doordarshan en 1976 a de nouveau soulevé la question de savoir si la télévision était axée sur « l’homme moyen ». Un rapport publié en 1985 par le Working Group on Software de Doordarshan intitulé « An Indian Personality for Television » a démontré que « la collectivité rurale et les minorités étaient rarement représentées à la télévision » (ibid. : 62). Le désir de Nehru de faire de « l’homme moyen » le public cible de ce média n’a donc pas été pris en considération par les émissions des années 1970 et 1980, et c’était toujours le cas à l’époque de ma recherche, entre 2002 et 2003.

L’avènement de la télévision privée

En 1991, Doordarshan a perdu le monopole des ondes en Inde lorsque le personnel du Taj Hotel à Mumbai s’est rendu compte qu’un satellite placé sur le toit permettrait de recevoir les bulletins de nouvelles diffusés par CNN lors de la guerre du Golfe. L’année suivante, STAR (Satellite Television for the Asian Region) s’est mise à diffuser en Inde à partir de Hong Kong. Cette année-là, Doordarshan était encore la seule chaîne légalement autorisée à diffuser à partir de l’Inde. STAR a contourné cette loi en produisant des émissions en Inde, en envoyant ces vidéos à Hong Kong, puis en les diffusant par satellite de Hong Kong vers l’Inde. C’est en 1992 également que Zee TV a commencé à diffuser en Inde. SONY Entertainment Television a fait de même en 1995. Aujourd’hui, plus de 300 réseaux satellites sont disponibles dans les zones urbaines (Mehta 2008 : 6).

Voyant l’afflux des chaînes axées sur le divertissement, Doordarshan a inauguré une nouvelle chaîne en 1993 : Doordarshan Metro. Entre la fin des années 1980 et celle des années 1990, Doordarshan a aussi lancé 15 chaînes régionales, une chaîne consacrée au sport, une chaîne de nouvelles en continu 24h/24, ainsi que Doordarshan-International. Au Rajasthan, le 1er juin 1987, un centre de diffusion régional appelé le Jaipur Doordarshan Kendra commençait à diffuser des émissions. Aujourd’hui, Kendra produit environ quatre heures de programmation régionale quotidienne, couvre 71 % de la région du Rajasthan et touche 78 % de sa population. Selon le site Web de Doordarshan Jaipur[2], la chaîne reste conforme aux aspirations originales de Doordarshan, soit l’éducation et le développement.

Bien que sur ses différents sites Web Doordarshan prétende servir ses objectifs premiers, la chaîne a de plus en plus recours au divertissement dans le but de faire concurrence aux chaînes privées axées sur ce genre de programmation (Singhal et Rogers 2001 : 122)[3]. À partir de 2002 et 2003, j’ai ainsi pu regarder des séries télévisées religieuses, des drames familiaux, des émissions d’horreur, des films, des talk-shows, des séries policières, et ce, en plus des informations. La plupart de ces émissions prenaient place en ville et les personnages étaient des citadins. L’une des exceptions était une émission policière éducative et divertissante intitulée Jasoos Vijay (Détective Victoire) qui se déroulait en milieu rural. L’objectif de l’émission était de sensibiliser de façon divertissante les habitants des milieux ruraux au VIH/SIDA, et elle était réalisée en partenariat avec BBC World Service Trust et la National AIDS Control Organization (Singhal et al. 2004 : 4-5)[4].

Lors de mon terrain, en 2002 et 2003, des 84 foyers que j’ai interrogés, 93 % (environ 15 % des foyers de Kothariya) possédaient des téléviseurs. Le premier téléviseur du village a été acheté à Mumbai dans le milieu des années 1970, mais Kothariya n’a pas eu accès à la chaîne Doordarshan avant qu’on n’ait construit à proximité une tour de transmission de télévision locale dans les années 1980. Au début de la décennie suivante, deux résidents de Kothariya ont offert pour la première fois aux villageois la possibilité de regarder des chaînes privées. Avant les années 2002 et 2003, si les résidents de Kothariya désiraient avoir accès aux chaînes n’appartenant pas à Doordarshan, ils devaient acheter une connexion par câble chez le télédistributeur local, Kailash Kothari, qui chargeait 150 roupies pour l’installation et 75 roupies par mois pour l’accès à neuf chaînes (trois chaînes de Doordarshan et six chaînes privées). En 2002 et 2003, Kothari estimait avoir fourni 50 connexions par câble dans le village. Des 84 familles que j’ai officiellement interrogées, 20 (soit 24 % d’entre elles) disposaient d’une connexion par câble.

Méthode

Kothariya fait partie de l’État princier du Mewar autrefois régi par les Rajput, du clan Sisodiya. Auparavant, c’est un maharana aidé de seize nobles qui était à la tête de la structure politique du Mewar. La famille Chauhan, qui a un jour gouverné Kothariya, était l’une de ces seize familles nobles. J’ai vécu dans cette famille durant la première partie de ma recherche. Mais au bout de quelques mois, j’ai eu le sentiment qu’il serait mieux pour mes travaux que j’adopte un point de vue autre que celui de la noblesse du village. J’ai alors loué une chambre dans la maison d’un homme d’affaires à la retraite qui avait travaillé à Mumbai. Il vivait au deuxième étage de la maison et louait les trois chambres du rez-de-chaussée à deux familles et à moi.

J’ai travaillé avec une assistante de recherche, Manvendra Singh Ashiya, qui partait d’un village voisin, Udaipur, pour venir me rejoindre à Kothariya trois ou quatre fois par semaine. Nous avons commencé par effectuer des entretiens officiels que nous enregistrions, posant des questions sur un éventail de sujets allant de l’âge et du niveau d’instruction de la personne, à l’année où elle avait acheté un téléviseur et aux raisons qui l’avait poussée à faire un tel achat, en passant par les objets de consommation appartenant à la famille. En tout, ce sont 84 entretiens officiels qui ont été enregistrés dans le cadre de ma recherche. J’ai aussi enregistré, visionné et traduit des épisodes des 7 ou 8 émissions de télévision le plus souvent mentionnées lors des entretiens. Je me suis familiarisée avec le contenu d’au moins dix autres émissions. J’ai effectué des visites informelles auprès des familles du village pour m’entretenir avec elles des aspects de leur vie qui ne se rapportaient pas à la télévision. J’ai observé des familles en train de regarder la télévision et leur ai posé des questions sur les émissions que nous venions tout juste de voir ensemble. Par ailleurs, je me suis rendue à Mumbai deux fois dans le but d’interroger les réalisateurs et producteurs des émissions les plus populaires à Kothariya. J’ai aussi interrogé des réalisateurs, des scénaristes et des producteurs qui travaillaient pour la chaîne Doordarshan à New Delhi, à Mumbai et à Jaipur, au Rajasthan.

D’une certaine façon, les habitants du village ont apprécié le fait que j’essayais de m’intégrer – ils m’appelaient « Sally dīdī » [grande soeur Sally], m’invitaient régulièrement chez eux pour souper et regarder la télévision et me complimentaient sur mes sobres vêtements indiens. Le prince héritier de la famille Rajput blaguait en disant que si je me présentais comme sarpanch [chef de village], je serais certainement élue en raison de mes contacts réguliers avec les villageois. J’ai vraiment senti que je faisais partie du village lorsque d’autres habitants de Kothariya me rendirent service (comme l’homme du magasin électronique qui a offert d’installer gratuitement l’antenne de télévision sur mon toit) simplement parce que nous vivions tous les deux à Kothariya. Cependant, sur d’autres plans, il était clair que j’étais une étrangère : à l’époque de ma recherche, j’approchais la trentaine et n’étais pas mariée, si bien que les villageois me demandaient chaque jour quand je me marierais et pourquoi je ne l’étais pas déjà. Le fait d’être une femme vivant seule à l’extérieur de mon pays d’origine était presque inconcevable. Mes promenades quotidiennes étaient d’ailleurs ponctuées de « Où allez-vous ? » et de « Toute seule ? ». Nos différences de rangs et de niveau d’instruction poussaient les habitants du village à me poser des questions sur le revenu que je gagnais, surtout après avoir appris le coût d’un billet d’avion entre l’Inde et les États-Unis. Dans l’ensemble, j’ai tenté d’équilibrer ma vie de personne de l’intérieur vs personne de l’extérieur en respectant les coutumes locales et en adoptant le comportement des habitants dans la mesure du possible, et en informant toujours ces derniers du programme de ma recherche.

Transformer les villageois au moyen de la télévision : Le point de vue des réalisateurs et des producteurs

Je traite ci-dessous des points de vue des réalisateurs et des producteurs de Doordarshan à Jaipur et à Mumbai à propos des changements qu’ils espéreraient voir s’effectuer chez les habitants des milieux ruraux grâce à la télévision. Les réalisateurs et les producteurs croyaient que la télévision pouvait rendre les villageois modernes, bien qu’ils aient des définitions différentes de la modernité. Il s’avère que pour certains, la modernité consiste à débarrasser les villageois de leurs croyances « traditionnelles » alors que pour d’autres, c’est un concept lié à la consommation.

Faire passer les villageois de « en retard sur leur temps » à « modernes »

Une femme travaillant pour Doordarshan à Jaipur que j’appellerai Radhika a passé presque la totalité de notre entretien à décrire la situation des femmes des régions rurales du Rajasthan : on arrange encore des mariages d’enfants ; les veuves ou les femmes divorcées sont incapables de se remarier, particulièrement dans les communautés Rajput ; les femmes sont obligées de se voiler, au point qu’elle ne reconnaissent même pas leur mari ; la polyandrie se pratique encore dans certaines collectivités, ce qu’elle décrit comme une forme de prostitution. Elle m’a affirmé que Doordarshan Jaipur cherchait à créer des émissions à l’attention des femmes pour traiter de ces différents problèmes sociaux. Pour Radhika donc, les émissions éducatives présentées sur les ondes de Doordarshan contribuent à créer un villageois moderne ; en d’autres termes, un villageois qui a définitivement abandonné ses traditions « arriérées ».

Nina Raut, une ancienne réalisatrice de télévision pour la chaîne Doordarshan Mumbai, était pour sa part d’avis qu’on devrait respecter certaines traditions ou certains rituels indiens, mais qu’on devrait en présenter le raisonnement scientifique sur les ondes de Doordarshan. Prenant comme exemple le festival de Vat Pūrnimā, elle explique que ce jour-là, les femmes doivent jeûner et prier Dieu d’accorder une longue vie à leur mari. Mais elle n’était pas satisfaite de ce que Doordarshan donne pour seul message aux femmes de prier pour que leur mari vive longtemps. « Lorsque je réalisais ces émissions pour les femmes, j’étais d’accord sur le fait que c’était très important, c’est indéniable. Mais c’est également ridicule : on ne peut pas juste jeûner et croire que notre mari restera en bonne santé », explique-t-elle.

Raut estime qu’au lieu de dire aux familles de prier pour qu’ils vivent longtemps, on devrait leur recommander de souscrire à une assurance-vie qui leur permettrait de faire face financièrement en cas de mort subite du mari. Elle conservait donc l’idée sous-jacente à la prière du festival, soit celle de protéger la famille en cas de perte du mari, mais mettait en valeur qu’on devrait souscrire à une assurance-vie dans l’éventualité où les prières et le jeûne ne suffiraient pas. Sans pour autant dénigrer la prière ou le jeûne, Raut privilégie le raisonnement fondé sur la science (ce qu’elle considère « moderne ») plutôt que la spiritualité, le jeûne et la foi. Bien que Raut ne l’ait pas mentionné au cours de notre entretien, se servir du festival de Vat Pūrnimā pour souligner le besoin des familles de souscrire à une assurance-vie procure à Doordarshan l’avantage potentiel d’inciter les compagnies d’assurance-vie à placer des publicités sur la chaîne.

Si Radhika et Raut ont toutes deux évoqué comment les émissions de Doordarshan pouvaient contribuer à la création de villageois « modernes », elles avaient une idée différente de la marche à suivre pour y arriver. Tandis que Radhika privilégiait la simple élimination de ce qu’elle considérait comme des pratiques traditionnelles néfastes, Raut se montrait en faveur de conserver certaines des croyances des villageois tout en leur donnant un nouveau sens scientifique. En 2001, Doordarshan a mis en place une Development Communication Division dont le mandat était d’utiliser les émissions de télévision dans le but de sensibiliser les collectivités rurales sur des sujets comme le VIH/SIDA et d’autres problèmes reliés à la santé, l’amélioration de la condition des femmes et l’alphabétisation. Radhika et Raut entérinaient l’objectif de Doordarshan d’utiliser la télévision à des fins de développement. Par contre, les personnes dont je parle ci-dessous, bien qu’elles aient aussi réalisé des émissions pour la chaîne Doordarshan, se penchent moins sur l’abolition des croyances et pratiques traditionnelles que sur l’utilisation de la télévision dans le but de faire des villageois de bons consommateurs.

Créer un contenu « désirable »

Je me suis rendue deux fois à Mumbai afin d’y interroger des réalisateurs et d’autres intervenants de l’industrie de la télévision à propos de l’accent mis par Doordarshan sur les familles des classes moyenne supérieure et supérieure citadines. J’ai ainsi appris que les publicitaires préfèrent présenter leurs produits dans les émissions ciblant les habitants des villes du fait qu’ils ont un plus grand pouvoir d’achat. Les émissions montrent donc des citadins nantis, afin d’attirer les téléspectateurs nantis des villes, qui sont les acheteurs potentiels des produits présentés dans les publicités. Un grand nombre d’entreprises ne veulent pas qu’on associe leurs produits aux classes inférieures ou aux habitants des régions rurales ; dans le jargon de la publicité, on appelle cela le « bas de gamme ». « Admettons, par exemple, que je veuille visiter une collectivité rurale, prendre un petit problème familial et le présenter dans une série télévisée. Le publicitaire dira : “Je ne veux pas qu’on montre mon produit au cours d’une émission bas de gamme” », m’a indiqué Chandramohan Puppola, expert de l’industrie de la télévision. Il n’y a pas que les publicitaires qui se montrent réticents : les producteurs estiment également que leurs émissions auront une cote d’écoute moindre si elles se prennent place en milieu rural.

Sunil Manocha est le vice-président principal de Nimbus Television, l’entreprise qui a produit une émission à succès intitulée Shakti, diffusée sur les ondes de Doordarshan en soirée. Il explique que les téléspectateurs ne sont tout simplement pas intéressés par des émissions qui prennent place en milieu rural : « Si j’avais tourné Shakti dans un village, jamais l’émission n’aurait été populaire. Je n’aurais pas obtenu les mêmes cotes d’écoute parce que personne ne veut regarder des émissions qui parlent de la vraie vie », affirme-t-il. « Dans les milieux urbains, les habitants ne sont pas intéressés par une histoire qui se déroule dans un village. Je ne peux pas nommer une seule émission complètement tournée dans un village qui ait eu du succès », continue-t-il.

Personne ne veut voir à la télévision ce qui se passe chez eux ou autour d’eux. Si les gens vivent dans une maison en terre, ils ne veulent pas regarder quelqu’un qui vit dans une maison en terre. Ou s’ils s’assoient sur des chaises de plastique, ils ne veulent pas voir de chaises de plastique. Ils veulent voir des sofas luxueux. Ils veulent voir une belle maison. Ils veulent voir des gens bien maquillés. Ils veulent voir des femmes porter de beaux saris, des vêtements griffés, vous savez, ce genre de choses. Parce qu’en bout de ligne, tout n’est qu’une question de désir.

Sunil Manocha, Mumbai, 8 octobre 2003

Mazzarella note le lien qui unit le « désir » et la « transformation personnelle et collective » dans le discours concernant le marketing de l’industrie de la publicité de Mumbai. On emploie aussi le mot « désirable » lorsqu’on veut associer le sens à une marque ou un produit en particulier. Par contre, il insiste sur le fait que les objets ne sont pas désirés de façon innée, mais que c’est l’industrie de la publicité qui fait des produits de consommation des « objets de désir » (Mazzarella 2003 : 102-103). Le commentaire de Manocha, selon lequel, en bout de ligne, tout est une question de désir, met en évidence le fait que les réalisateurs de Doordarshan qui créent le désir pour les produits de consommation en présentant les styles de vie des classes moyenne et supérieure ne sont pas différents des publicitaires qui associent les mêmes styles de vie à certains produits particulier dans les publicités.

Devendra Das Kochhar, commandant d’escadron à la retraite, est un des propriétaires de Creative Eye Limited, les producteurs de Ghar Sansar, une série populaire diffusée en après-midi au début de mon séjour à Kothariya. Lorsque je lui demande pourquoi les personnages de Ghar Sansar sont principalement des citadins de la classe supérieure, il répond :

Vous voyez, ils [les villageois] voient la triste réalité de leur vie quotidienne tous les jours. Ils veulent voir quelque chose de plus « glamour ». Ils veulent voir comment les gens vivent. Et puis, ils se mettent à rêver qu’un jour, ils pourront posséder peut-être 5 % de ce qui est montré. C’est le genre de moteur qui leur permet de penser que s’ils travaillent fort, s’ils économisent leur argent, leurs conditions de vie s’amélioreront probablement aussi. Si l’on continue de leur montrer les mêmes choses tristes qu’ils connaissent, comme la téléréalité – toujours travailler, jamais de bon temps, pas de plaisir, rien – ça ne voudra rien dire pour ces simples villageois.

Devendra Das Kochhar, Mumbai, 3 octobre 2003

Manocha et Kochhar estiment que les villageois ne sont simplement pas intéressés par des émissions qui représentent leur propre « triste » vie et qu’on devrait plutôt leur montrer des styles de vie auxquels ils peuvent aspirer, qui servent de catalyseur pour les sortir de la pauvreté. L’opinion sous-jacente de Manocha et Kochhar est que la pauvreté en milieu rural n’est pas due tant au manque d’emploi ou d’instruction qu’au manque de désir de changement de la part des villageois, ou au fait qu’ils ne savent pas qu’il existe autre chose. Pour ces réalisateurs, montrer des images de richesse à la télévision peut les inciter à se donner des objectifs en termes de consommation et leur laisser croire qu’un jour, ils atteindront cette richesse.

Ce désir de créer un villageois consommateur « moderne » est aussi partagé par Sanjay Kulshreshtha, réalisateur d’émissions pour Doordarshan Jaipur. Il explique les effets de la télévision dans les villages :

Auparavant, la vision des villageois se limitait au village, mais la télévision leur a montré le monde entier. Elle leur a montré qu’on peut se procurer ce shampoing et que cette crème est gratuite à l’achat du shampoing. Et qu’à l’étranger et en ville, on danse comme ceci, et que leur musique est comme ça, et que ceci est une pizza et cela un hamburger. Tous ces villageois étaient en retard sur leur temps parce qu’il n’existait pas de moyens de communication avant. Aujourd’hui, les villageois ne sont plus en retard sur leur temps. Aujourd’hui, on vend du Pepsi dans les villages.

Sanjay Kulshreshtha, Jaipur, 25 février 2003

Kulshreshtha associe le « retard » à la méconnaissance de différents produits de consommation. Le lien qu’il établit est particulièrement évident dans ses deux dernières phrases où il associe la disponibilité du Pepsi en milieu rural à la modernité des villageois. Si les objectifs que s’est donnés Doordarshan sont en lien avec le développement et l’unité nationale, les extraits ci-dessus montrent que créer un bon consommateur afin que les publicitaires puissent avoir plus aisément accès au marché rural de la consommation constitue un objectif sous-jacent pour une partie du contenu de la chaîne.

Même si la plupart de ces réalisateurs de télévision considèrent que les villageois ne sont pas assez portés sur la consommation, ces derniers voient la situation d’un autre oeil, considérant leurs enfants comme trop matérialistes. Ils comparent leurs exigences avec leur propre capacité à vivre en se contentant de peu. Lorsqu’ils étaient jeunes, disent-ils, ils devaient se contenter de ce qu’ils avaient, alors qu’aujourd’hui, ils se sentent obligés de se plier à la demande de leurs enfants, demandes que leur génération n’a jamais formulées.

Les mondes des classes moyenne et supérieure : Le point de vue de Kothariya

La plupart des familles à Kothariya faisant partie de la population rurale pauvre – le village comptant environ 35 % de foyers en-dessous du seuil de la pauvreté –, la télévision permet aux habitants du village de devenir des « voyeurs » du monde urbain des classes socioéconomiques moyenne et supérieure, ce qui leur serait difficile sans elle. La section ci-dessous traite donc des répercussions sur les familles des régions rurales de l’exposition régulière à ces images. Au cours des années 2002 et 2003, trois des émissions de télévision les plus écoutées à Kothariya, Ghar Sansar (À la maison dans le monde), Shikwah (Plaintes) et Talaaq Kyun (Pourquoi divorce-t-on ?), étaient diffusées successivement entre 12 h 30 et 14 h. Dans Ghar Sansar et Shikwah, les familles autour desquelles se déroule l’action vivent en ville, font partie des classes moyenne et supérieure et habitent des maisons comptant plusieurs pièces avec des rideaux, des chaises et des sofas assortis, des tables de salle à manger et des lits doubles en bois. L’émission Talaaq Kyun n’était pas axée sur une seule famille, mais présentait des histoires sur une durée de plusieurs jours à une semaine qui montraient toujours un couple vivant des difficultés de relation. Comme dans Shikwah et Ghar Sansar, ces familles étaient généralement issues de la classe moyenne ou supérieure.

Les familles présentées à la télévision différaient grandement de celles de Kothariya[5], qui vivaient généralement dans des maisons d’une ou deux pièces, fabriquées en ciment ou à partir d’un mélange de boue et de bouse de vache, qui souvent ne contenaient qu’un lit de camp pour une personne (le reste de la famille dormant sur le sol dans la même pièce), et, au mieux, une chaise de plastique ou deux pour que les invités puissent s’asseoir. Dans les régions rurales de l’Inde, le courant électrique est irrégulier ; en 2002 et 2003, il était coupé entre trois et six heures par jour à Kothariya. Sur les 84 familles que j’ai interrogées, 30 possédaient un réfrigérateur, 43 une mobylette ou une motocyclette et 26 un téléphone. Quarante-sept familles avaient une terre, mais parmi celles-ci, 13 possédaient une terre de deux bīghās ou moins, et 23 de 5 bīghās ou moins[6].

Apprendre les comportements urbains

Lorsque j’ai demandé aux habitants de Kothariya ce qu’ils avaient appris grâce à la télévision, plusieurs ont mentionné les comportements liés au mode de vie des classes moyenne et supérieure des villes, notamment la manière de bien disposer les objets dans la maison, la fréquence à laquelle un enfant devrait prendre son bain et la façon de s’adresser poliment aux autres. Maya, une adolescente, me parle d’une sorte de connaissance de la société plutôt que d’une connaissance du monde : « On y apprend [à la télévision] comment se comporter avec des amis, comment parler avec quelqu’un. Les choses que nous ne pouvons pas apprendre simplement en restant à la maison, nous pouvons les apprendre en regardant la télévision ». Kanku Devi, une grand-mère, me parle aussi des valeurs de la classe moyenne urbaine qu’elle a observées : « L’entretien de la maison, la disposition des objets [sāmān jamānā], les enfants bien tenus, quand ils devraient prendre un bain… À la télévision, vous voyez les femmes faire cela. Lorsque j’étais jeune, on prenait un bain une fois par mois et sans savon, seulement en s’aspergeant d’eau ». D’autres femmes m’ont confié que la télévision leur avait enseigné l’étiquette, comment apprêter de nouveaux plats de légumes, comment entretenir la maison et parler convenablement. À l’exception de la préparation des légumes qui demande des capacités spécifiques, la plupart des comportements que les femmes disent avoir appris à la télévision sont particuliers aux modes de vie urbains. Une partie de ce que les femmes des milieux ruraux ont appris à la télévision est donc comment devenir urbaines. Les hommes en milieu rural mentionnent également des compétences spécifiques apprises à la télévision qui pourraient leur servir dans un contexte urbain. « Les personnes avec lesquelles on devrait parler, la manière de se comporter, de s’adresser à quelqu’un, la façon de dire “Namaskār” (bonjour), dans quelles circonstances on devrait utiliser des mots anglais… en ce sens, la télévision a eu de l’effet », dit un prêtre brahman. Dans le cadre de sa recherche sur la télévision et le changement social effectuée en 1995 et 1996 dans le village de Danawli, au Maharashtra, Kirk Johnson dresse un constat semblable : la télévision « renforce l’influence de la ville » (Johnson 2000 : 204). Dans le cas de Danawli, l’élément le plus probant a été le départ des hommes vers Mumbai et Pune pour y travailler, ainsi que le désir formulé par les jeunes hommes de faire de même.

Pour Mark Liechty, la formation de l’identité est un processus en constante évolution. Il explique :

L’identité se rapporte au sentiment d’inclusion (ou d’exclusion) à un éventail de rôles sociaux et de façons d’être, qui sont à la fois « véritables » (provenant d’une expérience vécue) et « imaginaires » (provenant de domaines au-delà de la vie quotidienne : les contes, les épopées religieuses, les médias de masse, etc.).

Liechty 1995 : 167

Pour les personnes interrogées, la télévision a joué un rôle important dans la formation d’identités urbaines imaginaires. Pour Kanku Devi, par exemple, les femmes vues à la télévision lui permettent de se comparer, en particulier en ce qui a trait à la propreté. Pour d’autres, la télévision fournit un ensemble d’indices sociaux à appliquer dans leur propre vie afin pour pouvoir se sentir inclues dans l’urbanité.

La télévision et les désirs accrus des enfants

Tandis que les personnes mentionnées plus haut s’arrêtent sur les comportements appris à la télévision, d’autres habitants de Kothariya se sont mis à désirer les produits de consommation qu’ils voyaient à la télévision. Quelques familles pouvaient bien s’offrir des objets haut de gamme, comme un lit double en bois, un téléviseur couleur ou un lecteur DVD. Mais d’autres se plaignaient des désirs matériels grandissants de leurs enfants, comme on va le voir ci-dessous. Des familles des deux extrémités du spectre économique ont été entendues – celles qui ont les moyens de satisfaire les désirs de leurs enfants dans une certaine mesure et celles qui ne les ont pas.

J’ai rencontré Meena Chauhan par le biais de sa belle-soeur Maneesha, une téléspectatrice assidue. Les deux belles-soeurs vivaient dans une maison en ciment avec leurs maris et beaux-parents. Le mari de Meena travaillait pour un atelier de réparation de radiateurs dans une ville voisine. Lorsque je lui ai demandé quelle était la différence entre les enfants d’aujourd’hui et elle-même à l’époque où elle était enfant, elle m’a répondu : « Il faut satisfaire tous les désirs des enfants d’aujourd’hui. Sinon, ils se mettent à insister ». Elle m’a donné une réponse semblable lorsque j’ai répété la question en ne visant cette fois que les filles. « Ça n’a jamais été comme cela dans notre maison : “On a besoin de ceci, on a besoin de cela”. Nous n’insistions pas autant [itnā zid nahīm karte the]. Les filles d’aujourd’hui se procurent toutes sortes de vêtements puis les portent. Ça n’a jamais été notre cas. Nous devions porter ce que nous avions ».

Lorsque j’ai demandé à Meena d’où venaient, d’après elle, ces demandes excessives, elle a accusé la télévision :

Une fois qu’elles l’ont vu à la télévision, elles en ont le désir. S’il n’y a pas de télévision, cela ne leur vient pas à l’esprit : « Ils portent des vêtements comme ça, alors il faut que j’en aie des semblables. Ils ont une bicyclette, alors il faut aussi que j’en aie une ». S’il n’y a pas de télévision, elles ne verront pas l’objet et ne le demanderont pas.

Meena Chauhan, femme, 23 ans, 15 janvier 2003

Lorsque je lui demande de décrire ce qui se produit lorsque ses enfants demandent un article dispendieux que la famille n’a pas les moyens d’acheter, elle répond :

Nous leur faisons comprendre que Papa va gagner de l’argent et qu’ensuite nous l’achèterons. S’ils comprennent, alors tout va bien. Nous tentons de leur faire comprendre. Nous leur assurons [viśvās dilāte haim] que nous leur achèterons sans aucun doute. Puis, nous devons les gronder et gardons le bâton à portée de main. Ils pleurent un certain temps, puis ils oublient. Ils recommencent à jouer.

Ibid.

Chandra Vaishnava et sa jeune soeur Lalita font partie de la caste brahmane et ont été mariées lors d’une cérémonie conjointe à deux frères alors que Chandra avait dix ou douze ans et Lalita deux ou trois[7]. Elles partagent une maison avec leur belle-mère, enfants et mari. Leurs familles possèdent des champs à la frontière du village où elles gardent quelques vaches et buffles. J’ai souvent vu Chandra marcher vers son champ au-delà du lit asséché de la rivière ; deux fois par jour, elle portait sur sa tête de l’herbe sèche [cārā] jusqu’à son champ pour nourrir son bétail. Pourtant, lorsque je lui ai demandé ce qu’elle voulait que ses enfants deviennent, elle n’a pas mentionné l’agriculture. Elle voulait qu’ils étudient et qu’ils aient un emploi dans le domaine des services. Elle m’a confié que sa fille de 16 ans, Seema, se plaignait du soleil et de la poussière des champs ainsi que des épines qui la piquaient lorsqu’elle coupait l’herbe.

Lorsque j’ai abordé avec Chandra le sujet des différences entre les filles d’aujourd’hui et de celles de sa génération, comme Meena, elle a répondu :

Quand nous étions jeunes, nous portions ce que nous avions et devions travailler. Nous ne mettions pas de pression [tang karnā] sur nos parents. Nous ne leur disions pas : « rapportez-nous ceci, rapportez-nous cela ». Nous portions ce que nous avions, et lorsque nous aménagions avec nos beaux-parents [sasurāl] [après le mariage], nous portions encore ce que nous possédions.

Chandra, 30 ans, 16 mars 2003

Un peu plus tard, elle a ajouté : « Aujourd’hui, elles veulent des sandales différentes pour sortir et pour rester à la maison ». Chandra faisait la comparaison avec sa propre enfance, expliquant que lorsqu’elle était jeune, elle n’avait qu’une paire de simples sandales [cappal].

Bien que dans ces témoignages les mères se décrivent sous un jour favorable, je ne crois pas que ces histoires puissent être écartées comme si elles constituaient des exagérations sur un passé parfait. Ces témoignages font en effet écho aux attitudes d’avant 1985 décrites par Fernandes (2000, 2006) et Mankekar (1998) à l’époque où les valeurs de la classe moyenne n’étaient pas aussi fortement liées à la consommation ostentatoire, et où vivre simplement était considéré comme positif. Dans le cadre de sa recherche à Katmandou, Liechty (2003 : 98) décrit aussi un « ancien » et un « nouveau » matérialisme. Liechty note que tandis que les générations précédentes investissaient dans l’or et la terre et économisaient de l’argent pour les générations à venir, la génération actuelle est plus intéressée par la « poursuite du plaisir », qui s’exprime souvent par l’acquisition de produits de consommation, comme des téléviseurs couleur. Johnson (2000) a aussi observé qu’au milieu des années 1990, dans le village de Danawli, la télévision a contribué à l’accroissement du consumérisme chez les villageois. Les aînés du village prétendaient que la télévision rendait la jeune génération gourmande et insatisfaite de ce qu’elle avait (Johnson 2000 : 201, 202).

La télévision et le « désir de désirer »

Les réactions des familles aux modes de vies des classes moyenne et supérieure présentés à la télévision diffèrent selon leur niveau de revenu. Certaines familles, comme les Somani, ont effectué des achats importants durant l’année que j’ai passée à Kothariya, puis ont invité dans leur demeure des habitants du village et moi-même, surtout pour que nous puissions admirer leurs acquisitions. Ces occasions d’admirer les produits de consommation dissipent les peurs traditionnelles liées à l’attention que l’on peut porter à la richesse d’une personne. Ces peurs tirent leur origine de l’idée du mauvais oeil, ou burīnazar, selon laquelle les villageois doivent minimiser la nouveauté ou la beauté d’un objet ou d’un enfant afin d’éloigner les éventuels yeux jaloux. L’invitation à venir regarder ces acquisitions souligne la plus grande importance accordée aux regards admiratifs pour atteindre le statut de classe moyenne, par rapport à celle accordée à l’existence du mauvais oeil.

Je mets ici l’accent sur l’achat de marchandises spécifiques parce que les villageois que j’ai interrogés n’avaient pas de mot hindi ou mewari particulier pour parler des classes socioéconomiques. Ils parlaient plutôt de la possession de certains biens. Sur ce plan, ils sont semblables à la classe moyenne de Katmandou, au Népal, qui a fait l’objet des écrits de Liechty (2003). « À Katmandou, la conscience de la classe moyenne est indissociable d’une sorte de conscience de consommateur. Les biens sont des éléments essentiels pour la classe moyenne dans son projet visant à se construire en tant que groupe social » (Liechty 2003 : 87). Comme l’illustre la situation suivante, la conscience de la classe à Kothariya est également liée à l’achat de biens de consommation.

En 2003, à la mi-juillet, un serpent a mordu un enfant qui dormait par terre dans le palais royal des Rajput à Kothariya. Le serpent n’était pas venimeux, mais la mention de la morsure de serpent a convaincu ma colocataire Shakuntala Somani qu’il était temps d’acheter un lit double. Avant cet évènement, la famille possédait un modeste lit simple sur lequel Rajendra, le mari de Shakuntala, dormait, tandis qu’elle et ses deux fils couchaient sur de minces matelas de coton posés à même le sol. Chaque nuit, Shakuntala comblait l’espace sous la porte à l’aide d’une serviette dans l’idée de bloquer tout serpent qui pourrait se glisser à l’intérieur.

Le jour de la livraison du lit, Shakuntala a fièrement annoncé à tous ceux qui étaient venus le voir que Rajendra et elle l’avaient acheté pour 10 000 roupies (environ 220 $ US). Cette somme représentait un peu moins de deux mois du revenu d’enseignant du village de son mari. Les montants du lit étaient entièrement faits en bois et il y avait de l’espace de rangement sous le matelas. Un miroir et plusieurs tiroirs étaient inclus dans la tête de lit.

Kanku Devi et son mari Ramchandra, un couple plus âgé vivant de l’autre côté de l’allée, ainsi que quelques enfants du voisinage sont venus admirer le nouveau lit. Ils ont reconnu qu’il s’agissait d’un bon achat. Pour célébrer la journée, Shakuntala a servi un thé à Ramchandra et moi. Après s’être plaint du goût sucré du thé, Ramchandra a commencé à dénombrer les produits de consommation de la famille : « Maintenant, vous possédez un lit double, un refroidisseur d’air, un réfrigérateur, un téléviseur couleur… ». Il s’est interrompu, incertain. « Votre téléviseur est en couleur, n’est-ce pas ? », a-t-il demandé à Rajendra. « En couleur », l’a rassuré ce dernier. Ramchandra a continué l’inventaire : « Un téléviseur couleur. Maintenant, vous n’avez plus besoin que d’une machine à laver. Ensuite, vous disposerez de toutes les “commodités” [exprimé en anglais par facilities lors de l’entretien] ». Pour Douglas et Isherwood, « Si dans une certaine mesure, tous les articles envoient des messages concernant le rang, les ensembles d’articles le font encore plus » (Douglas et Isherwood 1996 : 85). Aux yeux de Ramchandra, le lit double, le refroidisseur d’air, le réfrigérateur, le téléviseur couleur et la machine à laver forment un ensemble qui indique clairement le statut d’une personne dans la société de Kothariya.

Le soir suivant, j’ai regardé Aap Beeti sur la chaîne Doordarshan avec les Somani. L’émission raconte l’histoire d’une femme assassinée qui retourne sur terre sous la forme d’une âme [ātmā] pour se venger des meurtriers ou pour prévenir d’autres personnes qu’on cherche à les assassiner. Pendant que nous regardions, Shakuntala et ses deux fils paressaient sur le nouveau lit double ; lorsque son mari est revenu à la maison, elle s’est installée sur une chaise de plastique blanche près de la mienne. Ce qui captivait son regard ce soir-là, c’était les meubles. Elle qualifiait le sofa de « mast » (littéralement « merveilleux », mais utilisé dans la langue locale à propos d’un bel objet ou d’un vêtement à la mode) et faisait surtout l’éloge du nouveau lit double.

Dans le cas de Shakuntala, admirer les produits de consommation chez les gens par le biais de la télévision n’est pas simplement dû à l’achat d’un nouveau lit double. Plusieurs mois après cette acquisition, elle regardait encore les ensembles de meubles des classes supérieures dans ses émissions de télévision favorites et rêvait de ses futurs achats. Shakuntala regardait avec convoitise la grande maison devant laquelle s’étirait une longue pelouse dans l’un des épisodes de Talaaq Kyun. Elle rêvait de posséder une maison comme cela, mais elle ne pouvait se le permettre que si elle gagnait à la loterie. Elle estimait que la maison coûtait près de 15 lākhs[8] de roupies, un montant qu’elle n’obtiendrait jamais avec le seul revenu de son mari.

Mankekar parle d’« effet des marchandises » et (suivant Schein 1999) de « désir de désirer » à propos de la convoitise que font naître les marchandises que les femmes de la classe moyenne qu’elle a interrogées à New Delhi ne peuvent s’offrir. Elle décrit ces aspirations comme une source de plaisir en soi et pour soi, notant qu’il « était apparemment agréable d’imaginer et de fabuler sur le type de vie qu’il serait possible d’avoir si l’on possédait ces biens » (Mankekar 2004 : 411). Cela est de toute évidence le cas pour Shakuntala, qui parlait non seulement des lits doubles, mais aussi de ses aspirations, comme la maison qui faisait l’objet de son admiration.

J’avais auparavant eu l’occasion de regarder Shakuntala couper des coupons du Dainak Bhaskar, un des deux journaux locaux disponibles à Kothariya. Les coupons étaient numérotés de un à douze et il en paraissait un par jour dans le journal. Pour participer à la loterie, il suffisait d’envoyer trois coupons, à condition que l’un d’entre eux porte le numéro douze. Shakuntala avait découpé ces coupons et les gardait dans l’un des tiroirs de son lit double. Le premier prix, disait-elle, était des lāhk de roupies, mais les prix comptaient aussi un réfrigérateur, un téléviseur couleur et une machine à laver (tous des articles figurant sur la liste de « commodités » de Ramchandra).

Bien que des familles comme celle des Somani disposent d’assez d’argent pour pouvoir s’acheter les différents articles essentiels au statut de classe moyenne rurale, ce n’était pas le cas pour un grand nombre des familles de Kothariya. Pourtant, j’ai constaté que la pression liée à la possession de ces biens de consommation était si grande que les familles les gardaient dans un but ostentatoire, même s’ils étaient en mauvais état. Shanti Bai, travailleuse manuelle, gardait un téléviseur noir et blanc brisé (qu’elle qualifiait de « seulement une boîte ») dans sa petite maison parce qu’elle n’avait pas l’argent nécessaire pour le faire réparer. Néanmoins, elle ne voulait pas le vendre : « C’est pour la galerie. Si quelqu’un vient, il voit que, d’accord, il y a un téléviseur ici. Lorsqu’on n’a même pas assez pour manger, comment trouver 350 roupies [environ 8 $ US] pour le réparer ? ».

Les films rajasthanis

Les magasins de location de vidéos à Kothariya conservent un stock de films rajasthanis et hindis. D’après le propriétaire du plus grand magasin de location de vidéo et de DVD, les films rajasthanis restent populaires auprès des villageois. Lorsque j’ai loué quelques-uns de ces films, mes colocataires sont tous venus les écouter. C’est Pankaj Kathik qui m’a donné l’une des raisons qui expliquent la popularité des films rajasthanis : « Nous préférons la série qui parle de nos vies ». Préférer regarder des personnes qui leur ressemblent explique en partie pourquoi les films rajasthanis, dont les personnages portent des vêtements typiques et parlent le dialecte de la région, restent prisés à Kothariya. En fait, un homme m’a confié qu’il préférait les films rajasthanis aux films hindis pour cette seule raison : « Tout du “film” [rajasthani] porte sur notre Mewar. Il est tourné en langue rajasthanie avec des costumes typiques, les chansons, la danse, tout est rajasthani, c’est pour ça ». Un autre homme, Roshan Lal Regar, a dit préférer regarder Doordarshan plutôt que les chaînes privées parce qu’elle diffuse des émissions rajasthanies. « Je m’intéresse aux émissions rajasthanies. Elles permettent aux personnes de comprendre dans leur propre langue ce qu’elles devraient ou ne devraient pas faire, sur tous les plans ».

Ces commentaires selon lesquels les habitants des milieux ruraux voudraient voir à la télévision des personnages qui leur ressemblent sont la preuve qu’il existe un réel écart entre les émissions qui, selon les producteurs, sont susceptibles d’avoir du succès auprès des habitants des milieux ruraux et ce que les habitants des milieux ruraux affirment vouloir regarder à la télévision. Il est intéressant de noter qu’au début de l’année 2008, la télévision en Inde a justement effectué ce changement pour des fictions tournées en milieu rural. Des émissions comme Balika Vadhu, qui traite du mariage d’enfants (de 2008 à aujourd’hui) ; Na Ana Is Des Laado, qui porte sur l’infanticide des filles (de 2009 à aujourd’hui) ; et Kyunki : Geena issi naam hai, qui aborde des sujets dont le VIH/SIDA et la discrimination fondée sur la caste (de 2008 à aujourd’hui), ont toutes connu un succès considérable en Inde. En 2010, une émission de télé-réalité intitulée Desi Girl dans laquelle des personnalités célèbres de Mumbai apprennent à survivre dans un village du Punjab a été mise en ondes. « Avant que Colors n’arrive sur les ondes, les téléspectateurs ne voyaient que des maisons luxueuses, des personnages plus grands que nature habillés de vêtements voyants », indique Ashwini Yardi, vice-présidente directrice de la chaîne Colors TV en tentant d’expliquer ce passage vers des émissions en milieu rural. « Le téléspectateur moyen ne pouvait pas s’identifier aux émissions et aux personnages. Après des années à regarder la même chose, la lassitude s’est installée et des histoires prenant place en milieu rural n’attendaient que d’être racontées », poursuit-elle (Press Trust of India 2010 : 1).

Conclusion

Aux yeux de Nehru, l’introduction de la télévision en Inde ne pouvait se justifier que pour servir d’outil de développement – un moyen d’éduquer les pauvres des milieux ruraux de l’Inde. À l’heure actuelle, 70 % des Indiens vivent encore en milieu rural et du fait que Doordarshan doit faire concurrence aux émissions de divertissement tournées en milieu urbain produites par les chaînes privées, d’une part, et que la chaîne doit satisfaire ses publicitaires, d’autre part, les émissions de Doordarshan s’adressent désormais surtout aux milieux urbains. Cependant, regarder Doordarshan ne requérant pas les frais supplémentaires reliés à une connexion par câble, son principal public reste constitué des habitants des milieux ruraux. Les téléspectateurs des milieux urbains se plaignent du manque de qualité et de la lenteur de l’action des séries sur Doordarshan. Cela soulève la question de savoir s’il incombe à Doordarshan de réaliser des émissions spécifiquement destinées à une population rurale. Et dans l’affirmative, à quoi doivent ressembler ces émissions ? Si Nehru estimait que les émissions destinées aux habitants des milieux ruraux devraient être éducatives et axées sur le développement, aujourd’hui, certains directeurs et réalisateurs de Doordarshan sont d’avis qu’il faut utiliser la télévision pour enseigner aux ruraux le mode de vie des classes supérieures urbaines, notamment les comportements de consommation ; tandis que d’autres espèrent que la télévision encouragera les villageois à abandonner leurs comportements « traditionnels » aberrants ou, du moins, à aborder les traditions avec un point de vue plus scientifique.

Selon moi, l’avenir de la télévision repose dans son utilisation non pas comme outil servant à l’éducation ni comme moyen de manipuler les comportements de la population rurale, mais plutôt comme plateforme sur laquelle les habitants des milieux ruraux puissent présenter aux habitants des villes et aux décideurs leur vie dans sa complexité. Dans ses écrits sur les Aborigènes qui demandaient à pouvoir se représenter sur les ondes de la télévision nationale publique en Australie, Ginsburg explique :

La préoccupation quant à l’inclusion dans cette dimension des industries culturelles d’Australie n’est pas simplement une question d’égalité d’accès aux opportunités d’emploi ; elle reflète aussi que le constat qu’il y a une déformation ou une invisibilité des réalités aborigènes auprès du public australien en général et même à l’échelle internationale et qu’elle peut avoir des effets considérables sur la culture politique.

Ginsburg 2002 : 47

Pour les habitants des milieux ruraux de l’Inde, qui sont souvent marginalisés de manière similaire aux peuples autochtones, contrôler la façon dont on les représente à la télévision et déterminer qui est responsable de cette représentation leur offre l’éventualité que les préoccupations liées à leur milieu restent visibles aux yeux des décideurs, et à ceux qui sont les plus familiers avec la vie rurale – les villageois eux-mêmes.