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La laïcité en France a certainement fait couler beaucoup d’encre. Dans les dernières années, elle a été mobilisée pour justifier des projets juridiques et politiques hautement controversés. Au coeur de ceux-ci, deux débats étroitement liés s’entremêlent : d’une part, la place de la religion dans un état laïque et, d’autre part, l’impact des normes religieuses sur l’égalité hommes-femmes. Précisons que la laïcité en France est définie comme le principe de la neutralité de l’État vis-à-vis de toutes confessions religieuses et qu’elle sous-tend le choix de non-reconnaissance d’une religion d’État (Landheer-Cieslak 2007 ; Baubérot 2009), un fondement qu’elle partage avec ce que d’autres pays appellent le « sécularisme » (Berlinerblau 2012 : xvi). Cependant, au cours des dernières décennies, le principe de laïcité s’est transformé, de telle sorte que la liberté de religion est de plus en plus revendiquée en tant que principe protecteur des convictions personnelles relevant strictement de la sphère privée, lesquelles sont maintenues à l’extérieur de la neutralité du « domaine public » (Pena-Ruiz 2003 ; Debray 2004 ; Kintzler 2007). En vertu de cette approche, les croyances religieuses sont (et doivent être) subjectives et privées, tandis que la citoyenneté et le droit servent d’ancrages objectifs à une universalité non-religieuse qui regroupe les individus (Pena-Ruiz 2009 : 82-83). La laïcité s’articule ainsi autour d’une conviction essentielle : la religion ne peut être source de normes sociales reconnues par l’État, ni de règles légitimées par celui-ci. Le droit civil, à son tour, est considéré comme un droit qui octroie des résultats positifs pour les femmes en favorisant l’égalité des sexes et en s’opposant aux lois religieuses, lesquelles sont présumées fragiliser la condition du genre féminin (Vianès 2005 ; Badinter 2011). Par conséquent, la réduction de la religion à une croyance individuelle, et le déni simultané de son rôle juridique ou relationnel, génèrent une double préoccupation pour la condition des femmes croyantes[1].

Les conséquences juridiques de cette approche sont multiples. Par exemple, l’État français prétend donner au droit civil le monopole de la réglementation du mariage et du divorce[2]. C’est la réelle mesure d’une telle ambition qui fait l’objet de ce texte. Ce monopole est renforcé par l’article 433-21 du Code pénal français. On y définit comme une infraction pénale le fait que le ministre d’un culte religieux procède aux cérémonies religieuses de mariage avant que le mariage civil n’ait eu lieu. Cette disposition, qui préoccupe de nombreux politiciens, peut facilement être ignorée par les communautés musulmanes en France (Le Bars 2007). Il est intéressant de noter que les manifestations « publiques » de la religion que les partisans de la laïcité visent à éradiquer et à distinguer de la conviction religieuse privée ont parfois reçu une définition vaste et imperceptible. Cette tendance s’est matérialisée à l’égard de trois affaires juridiques distinctes. Dans la première, des personnalités publiques ont critiqué une décision du Tribunal de Grande Instance de Lille qui, dans l’application de la doctrine laïque relative à la nullité du mariage pour erreur sur les « qualités essentielles » du conjoint, a fait droit à la demande d’un époux musulman qui alléguait que la non-virginité de son épouse avait vicié son consentement au mariage (Malaurie 2008 ; T.G.I. Lille 2008). Dans le deuxième cas, les partisans de la laïcité ont décrié la célèbre décision « Baby Loup », dans laquelle la Cour de Cassation a estimé que le licenciement d’une employée du secteur de la petite enfance portant le voile constituait un acte discriminatoire (Cour de Cassation, Chambre sociale 2013)[3]. Dans le troisième cas, les partisans français de la laïcité ont défendu, en France et à l’étranger, la loi de 2004 interdisant le port du foulard islamique dans les écoles publiques (ainsi que tous les symboles religieux « ostentatoires ») (Bowen 2007). Dans ces trois scénarios, les interprétations doctrinales de la loi civile ont été présentées comme des influences illégitimes de la loi religieuse en sol français. Ainsi, en ce qui concerne l’affaire devant l’instance judiciaire lilloise, l’application (discutable) de la nullité du mariage pour erreur par une institution laïque a été représentée comme une intégration des « lois religieuses » au sein des « lois laïques de la République » (Surkis 2010). Dans le cas de la décision « Baby Loup », il a été affirmé qu’une interprétation particulière des principes de non-discrimination et de la liberté religieuse équivalait à une acceptation, voire à une légitimation du « droit musulman » par les autorités laïques (Sorel et al. 2013). Enfin, dans le troisième cas, d’éminents intellectuels ont justifié l’interdiction du port du foulard dans les écoles publiques, en vertu de la loi 2004, par le fait que les Français de confession musulmane sont soumis au Code civil, mais demeurent libres de se référer au Coran en tant que code moral et religieux (Weil 2004 : 145). Cette logique prône ainsi que le port de symboles religieux dans les écoles publiques constitue une référence illégitime à une loi religieuse, allant à l’encontre du principe de laïcité (voir aussi Costa-Lascoux 1991).

Si un certain nombre d’intellectuels français affirment que l’application des normes laïques en droit civil (par exemple la doctrine française de la liberté religieuse) devrait conduire, par la voie d’une interprétation juridique adéquate, à la considération ou à l’acceptation d’une pratique religieuse donnée (Roy 2005 ; Baubérot 2007, 2012 ; Laborde 2008, 2010 ; Koussens 2011), ils sont cependant unanimes pour affirmer que la force normative de la religion ne doit pas outrepasser les limites de la sphère privée et de la croyance individuelle.

Une précision s’impose ici quant au recours au concept des sphères publique et privée au sein du présent texte. La discussion de la place occupée par la religion dans la sphère publique ne fait référence qu’à la capacité des normes et règles religieuses de générer des résultats juridiques, c’est-à-dire de s’immiscer dans des institutions confiées au droit étatique. L’intersection du religieux et du mariage en est donc une illustration. Ainsi, une cour civile entérinant un raisonnement religieux dans le cadre d’une décision en matière de divorce ou encore un couple qui se serait marié seulement devant l’autorité religieuse sont des affronts à l’égard de cette étanchéité prônée par les penseurs républicains. Il n’est donc aucunement question de pratiques religieuses comme le port du voile qui, bien que visibles en société, n’empiètent pas sur l’autorité de l’État. J’ai traité de la dimension de visibilité/invisibilité de la religion et son incidence sur une pernicieuse rhétorique d’exclusion dans des travaux antérieurs. Notons toutefois que l’acceptabilité des expressions ostentatoires d’appartenance religieuse divise les théoriciens mentionnés précédemment. Là où les défenseurs de la laïcité se rejoignent est strictement dans l’importance de proscrire une influence normative de la religion dans la sphère publique.

Cette contribution ne vise pas à mettre en doute le bien-fondé de ces objectifs républicains en tant que position philosophique et politique. Elle s’intéresse plutôt au rôle réel qu’exercent les règles religieuses au sein de la vie sociale. À cette fin, je présente des données tirées de mon travail sur le terrain, à savoir des entretiens effectués en France de 2011 à 2012 avec des femmes de confession juive et musulmane. Mon argument s’articule autour de deux principaux constats. Le premier fait valoir que, nonobstant leur non-reconnaissance officielle, les normes religieuses jouent souvent un rôle normatif et « juridique » en matière familiale, dans la mesure où elles régissent les interactions d’individus qui lui attribuent une force normative contraignante. Le deuxième constat suggère que la vie sociale telle qu’organisée au sein de la religion ne conduit pas forcément, et sans ambiguïté, à la marginalisation des femmes. Je présente donc, à l’appui de cette proposition, des cas à travers lesquels la religion, souvent en interaction avec le droit civil, a offert aux femmes un réconfort, une émancipation socio-économique, ainsi que des outils de réflexion permettant un questionnement crucial sur le contenu des règles religieuses. En soulignant le caractère informel et malléable des normes religieuses, je fournis un contrepoids à la croyance selon laquelle la loi religieuse opprime systématiquement les femmes. Je conclus enfin par des pistes de réflexion sur la portée possible de mes observations sur le terrain dans la réforme et l’élaboration de politiques concernant les femmes, la laïcité et la religion.

Le pouvoir réglementaire de la religion dans la République

Les deux sections qui suivent présentent les résultats de mon enquête sur le terrain auprès de femmes juives et musulmanes en France. Cette collecte de données a principalement pris la forme d’entrevues avec neuf femmes de confession juive et musulmane ayant vécu un divorce religieux et un divorce civil en France. Les entrevues ayant été menées en français, les extraits ci-après sont reproduits dans leur intégralité. Les femmes participantes ont été contactées indirectement, par le biais de responsables religieux, d’organisations non gouvernementales et d’agents de liaison au sein des communautés religieuses. Les entretiens ont porté sur deux institutions juridiques : le get juif et le talaq musulman (ou la répudiation), deux divorces religieux qui ne peuvent être accordés que par l’époux (El Alami et Hinchcliffe 1996 ; Kaplan 2004). Les entrevues ont toutes duré approximativement une heure et demie et incluaient, notamment, des questions sur le mariage et/ou le divorce civil et religieux, leur impact sur le bien-être des femmes, l’intervention de la communauté religieuse et les stratégies adoptées par les femmes pour influer sur l’obtention du divorce religieux et civil. Ce travail de terrain est de nature qualitative et vise à étoffer l’élaboration d’hypothèses quant à la nature de la relation entre la religion et le droit civil. Considérant la taille de l’échantillon de recherche, je ne prétends pas être en mesure de tirer des conclusions pertinentes d’un point de vue quantitatif. Néanmoins, ces entrevues révèlent de nombreuses réalités absentes du discours normatif dominant sur la laïcité, réalités qui mériteraient pourtant une attention toute particulière.

Pour les participantes impliquées dans ce projet, l’impact de la religion va bien au-delà des domaines individuel et spirituel. En effet, elle joue souvent un rôle réglementaire, de nature contraignante, dans la vie de ces femmes. Cette réalité semblait être commune aux participantes : des plus fidèles aux moins croyantes, ainsi qu’à celles vivant à l’écart de leurs communautés religieuses respectives. Les femmes les plus religieuses ont exprimé de façon non-équivoque que le mariage et le divorce religieux étaient plus importants que leurs équivalents civils, qu’elles ont associés à une exigence strictement administrative.

Participante 1 : Je voulais les deux [un divorce civil et religieux], évidemment, sur papier. Mais le plus important est le mariage religieux. Maintenant, je suis libre. […] Le divorce civil était plus… c’était pour voir que je suis vraiment divorcée sur les papiers. Si je veux me marier plus tard, j’ai le droit de le faire. Mais ce qui comptait le plus, c’était le divorce religieux.
Participante 3 : [Le mariage religieux signifie beaucoup pour moi], parce que je suis musulmane, il est donc normal, vous comprenez […] c’est comme toute personne religieuse qui se marie. [Il était important d’obtenir le mariage civil aussi], parce que nous sommes obligé(e)s de le faire.

Même les femmes les plus laïques ont avancé que l’obtention d’un divorce religieux, de par les traditions qui s’y rattachent, constituait un élément essentiel. Ce sentiment prévalait, malgré la possibilité d’ignorer, dans une certaine mesure, les exigences de la communauté religieuse ; c’était le cas de la participante 4, une française catholique convertie à l’islam, qui n’avait pas de liens avec la communauté musulmane à travers sa famille biologique. Un constat similaire ressort de notre entretien avec la participante 5, une femme juive s’identifiant comme « non-croyante », ou encore dans le cas de certaines femmes simplement critiques envers la loi religieuse (la participante 2, par exemple). Malgré l’expression de réserves au sujet de la religion, ces participantes accordent une importance prédominante à la procédure religieuse au détriment de la procédure civile, en raison, entre autres, de la création et la préservation de liens sociaux dans leur famille et leur vie communautaire :

Participante 2 : Pour moi, en tout cas, ce qui est important, c’est le divorce civil, comme je l’ai dit. […] Bien, il est vrai que [ne pas divorcer religieusement] aurait été une mauvaise chose. […] Le fait qu’il ait [prononcé le divorce talaq] m’a soulagée, parce qu’il est toujours très important dans la religion qu’un homme vous dise, vous savez, « je ne veux plus de toi ». De cette façon, dans ma tête, je peux être heureuse. Je tiens à être divorcée religieusement et civilement.
Participante 4 : [J’avais besoin du divorce religieux], parce que, dans tous les cas, j’avais besoin de mettre fin à notre relation.
Participante 5 : [S]ymboliquement, [le caractère religieux] est très important, étant donné la place qu’il a pris dans notre mariage, étant donné qu’il était, vous comprenez, la condition sine qua non [de notre mariage]. […] Je veux que ce soit très clair, dans ma tête, dans la sienne et dans la tête de mes enfants. Nous devons défaire tous les liens qui nous unissent, y compris les liens religieux. […] [S’il avait refusé de m’accorder le get,] j’aurais vécu ce refus comme une entrée en guerre.

D’autres participantes ont suggéré que la nature « privée » des cérémonies de mariage religieux et des procédures religieuses du divorce, en plus du fait que celles-ci ne soient pas reconnues par l’État, ne réduisaient pas leur importance en tant qu’institutions sociales. De surcroît, elles ont soutenu l’importance du droit religieux, au-delà de la construction identitaire individuelle, en tant que processus quasi-judiciaire se conformant à des procédures semi-formelles et reproduisant le fonctionnement d’un tribunal public, devant un Imam pour les musulmans ou devant un Beit Din pour les Juifs[4] :

Participante 6 : Le mariage devant Dieu est encore plus important que le mariage civil, vous savez […] [Lorsqu’ il survient avant le mariage civil], le mariage religieux n’est pas célébré de manière officielle, parce que, sans le mariage civil, il est illégal. L’imam prend un risque en le faisant, donc, de toute évidence la cérémonie ne sera pas donnée en spectacle à la mosquée […]. C’est fait dans un cadre privé, de manière plus informelle, mais vous savez, le résultat est le même, c’est un mariage devant Dieu.
Participante 9 : Ni lui, ni moi, n’étions obnubilés par les [principes religieux]. Mais je n’avais pas la conscience tranquille et je me suis dit : « Je ne peux pas faire cela à Dieu », vous savez ! […] Nous sommes donc allés devant ce que la communauté appelle le tribunal rabbinique, où il y a de nombreux rabbins. […] Il nous fallait obtenir le get. C’est très important pour la femme, afin d’être libérée du mari et de pouvoir un jour se remarier religieusement.

D’autres participantes ont fait valoir que la religion revêt un rôle juridique et réglementaire pendant le mariage. En effet, les femmes religieuses se réfèrent souvent aux normes religieuses qui encadrent leur vie comme à des règles de nature juridique. Plus encore, lorsqu’elles tentent de contester ces règles, elles tendent à le faire à travers une démarche juridique, en consultant la doctrine religieuse et en contredisant les arguments avancés par leurs maris par le biais d’interprétations alternatives des normes en jeu. Le phénomène est manifeste à travers les exemples qui suivent. Ces récits traitent des obligations contractuelles découlant du contrat de mariage musulman, plus précisément du devoir de la femme d’obéir à son mari et de l’obligation de lui demander l’autorisation de quitter le domicile conjugal (Pearl et Menski 1998 : 178 ; Nasir 2002 : 98), ainsi que de la validité religieuse du talaq musulman par simple répudiation verbale extra-judiciaire (El Alami et Hinchcliffe 1996 : 22). Dans ces deux situations, les participantes ont abordé le droit religieux comme un processus requérant une forme de recherche, d’interprétation et de contestation :

Participante 6 : Du point de vue de la religion, et je ne le savais pas à ce moment-là, dès que le mari dit qu’il veut se séparer de la femme, le divorce est promulgué […] mais à l’époque, je doutais que ce soit suffisant. Une fois divorcée, […] j’ai demandé aux gens autour de moi pour savoir si le divorce avait vraiment eu lieu. Des gens qui avaient une sensibilité religieuse semblable à la mienne, avec qui j’ai beaucoup parlé de spiritualité et de religion […]. Et ils m’ont confirmé que tout était très bien, vous comprenez.
Participante 4 : J’ai dû être la maîtresse de maison, qui ne sort pas, et lui il voulait être l’homme de la maison. Et je n’ai pas aimé cette situation, parce que j’avais une vie active. […] C’était un abus par la religion, poussé à l’extrême. […] Par exemple, je voulais visiter ma famille, et il refusait parce que les miens servent de l’alcool à table. […] Et lorsque vous discutez de cela, vous découvrez qu’il est vrai qu’un musulman ne boit pas d’alcool. Mais cela ne doit pas signifier que vous allez négliger votre famille sous prétexte qu’il y a une bouteille de vin à table. C’est faux. […] Avant de lancer le divorce, j’ai fait mes recherches et tout ce que j’ai entendu ne correspondait pas du tout à ce qu’il me disait. J’ai été rassurée de voir que j’avais raison, et que ce que je vivais n’était pas normal. Qu’il n’avait pas le droit de m’imposer certaines choses.

Nous constatons donc que la religion est présente sous forme de règles et de normes qui exercent une influence statutaire au moment du divorce, mais également lors du mariage, potentiellement au regard de tous les aspects de la vie quotidienne. Ceci peut également expliquer pourquoi les participantes croient fermement que le mariage religieux crée des liens sociaux complexes ne pouvant être défaits qu’au moyen des procédures religieuses appropriées. Une telle vision du rôle réglementaire des normes juridiques n’est évidemment pas limitée à la religion et a été observée dans le contexte du droit par plusieurs générations de chercheurs, notamment ceux inspirés par le réalisme juridique américain (Hale 1923 ; Mnookin et Kornhauser 1979 ; Halley et Rittich 2010) et le pluralisme juridique (Griffiths 1986 ; Leckey 2008 ; Fournier 2012a ; Campbell 2013). Toutefois, il est opportun de souligner l’étendue du phénomène dans le contexte religieux, puisque les partisans de la laïcité tendent à l’occulter en martelant la nécessité d’évacuer la religion de la vie juridique au nom de la normativité. Cette section vise donc à mettre en évidence la fonction réglementaire et statutaire de la loi religieuse, dont l’existence et la présence sont incontestables, même lorsque le droit civil s’efforce de l’ignorer ou de la marginaliser.

L’impact de la loi religieuse sur les femmes

Cette section illustre mes conclusions quant à l’impact de la loi religieuse sur les femmes juives et musulmanes en France. Il n’est pas question d’y présenter un portrait exhaustif, mais plutôt un contrepoids au discours dominant selon lequel le droit religieux opprime systématiquement les femmes. Ainsi, l’accent est mis sur l’effet émancipateur que peut avoir la religion. Cette section s’appuie donc sur la précédente en recherchant les outils d’émancipation des femmes à travers les manifestations de la religion en tant que système normatif et réglementaire. Après avoir étayé le soutien psychologique que la religion peut offrir, je décris le caractère malléable des normes religieuses et j’insiste sur la portée de l’ensemble normatif religieux, plus précisément sur les carcans auxquels le confine son interaction avec le droit civil. Je m’attarde ensuite à la logique contractuelle de la loi religieuse, que les participantes considèrent comme contraignante mais qu’elles utilisent pour assurer le respect d’engagements qui leur sont profitables.

Dans un premier temps, la religion peut offrir un soutien psychosocial aux femmes. Considérant le caractère inégal des règles religieuses et les troubles émotionnels significatifs qui découlent de la navigation simultanée sur deux procédures de divorce (civil et religieux), le rôle de la religion en tant que source de bien-être psychologique et relationnel ne doit pas être négligé. Un tel rôle, amplement documenté dans la littérature scientifique (Hood et al. 2009 : 438), a été soulevé par plusieurs participantes :

Participante 1 : Bien, la religion m’a vraiment aidée à endurer ces moments difficiles. Sinon, je ne sais pas ce que j’aurais pu… […] Le suicide aurait été la solution la plus facile et la moins stressante. Mais maintenant je vais bien.
Participante 4 : Je dois dire qu’il y a quelque chose qui m’a aidée à m’en sortir, même si j’ai eu des hauts et des bas avec l’islam, c’est tout de même ma foi. Ma foi et mes prières. Elles m’ont sauvée.

Si la religion semble fournir un appui sur le plan psychologique, elle peut présenter également un avantage pour les femmes sur le plan social, juridique et institutionnel. Un tel effet bénéfique peut naître du caractère malléable des règles et des normes religieuses. En effet, le droit religieux classique, qui se déroule indépendamment de la législation nationale, et qui est souvent « figé » dans le temps (Al-Ashmawi 1994), peut être écarté pour ainsi conférer une légitimité à d’autres pratiques religieuses novatrices nées en sol français.

Le cas du divorce musulman illustre précisément ce phénomène. En vertu de la loi musulmane classique, la femme ne peut obtenir le divorce par sa seule volonté, à moins qu’elle ne réclame le divorce faskh (l’annulation), un divorce décrété par un tribunal de droit musulman uniquement lorsque des motifs spécifiques le justifient, notamment les cas d’abus mentaux ou physiques, le manque de piété de l’époux ou encore son impotence sexuelle (Abdal-Rahim 1996 : 105). Les seules autres possibilités de divorce sont l’obtention du khul et du talaq, pour lesquels le consentement de l’époux est requis (El Alami et Hinchcliffe 1996). En dépit de cette exigence, deux participantes musulmanes ont été en mesure d’obtenir, de la part d’imams, la prononciation de leur divorce contre la volonté du mari alors que les conditions d’obtention du faskh n’étaient pas réunies :

Participante 4 : [Si l’homme refuse le divorce], vous pouvez retourner à la personne […] qui vous a mariée, et la femme peut exposer son problème. L’imam qui les a mariés a alors le droit de la divorcer de cet homme. Même si [l’homme] n’est pas d’accord, l’Imam dit « Je vous divorce de lui » et elle est divorcée. […] Et j’ignorais cela à l’époque.
Participante 1 : Il a d’abord refusé [d’accorder le divorce religieux], et l’imam lui a dit […] : « vous avez tort de la traiter de la sorte », et ainsi de suite. « Maintenant, elle veut le divorce ». Tout d’abord, il n’a pas accepté, et puis, il a dit : « J’ai plusieurs femmes, je ne tiens pas à elle. Si elle me remet les clés de mon appartement, je lui accorde le divorce. « […] J’ai donc donné les clés à l’imam […]. Lorsque [l’imam] lui a donné les clés, il lui a dit : « signez un papier qui indique que vous avez reçu les clés ». Il a refusé de signer, et l’imam ne lui a pas remis les clés. Alors il est parti et a déposé une plainte contre moi prétextant que j’avais donné les clés à d’autres personnes et que je voulais le voler. L’imam a alors vu qu’il était une personne dangereuse et il m’a donné le divorce.

Ces percées peuvent être attribuables aux influences interprétatives libérales du divorce musulman dans des pays comme l’Algérie (Mahieddin 2007), la Tunisie (An-Na ‘im 2002 : 159) et, dans une moindre mesure, le Maroc (Ramírez 2007). Elles peuvent également résulter d’une sensibilité accrue à la problématique de l’égalité des sexes chez les imams en France, qui tentent consécutivement d’adapter les règles inégales du droit musulman classique au droit civil occidental, lequel autorise la femme à demander le divorce sans le consentement de son mari. De plus, cette évolution peut également se traduire par la volonté des imams de réformer les interprétations trop conservatrices du droit religieux en ouvrant les portes de l’Ijtihad[5]. Mutatis mutandis. Cette libéralisation des règles religieuses classiques du divorce est frappante et illustre le caractère contestable de la religion en tant qu’institution sociale. Elle démontre que la souplesse d’interprétation, par opposition à l’application rigide, s’avère déterminante dans l’analyse sociologique de l’institution religieuse.

Les sphères d’influence respectives du droit religieux et du droit civil représentent un autre point de contestation. Certaines participantes ont mentionné que les arbitres du droit religieux reconnaissent le divorce civil comme une alternative au divorce religieux, cédant ainsi leur autorité au domaine civil. Cette pratique est analogue à une règle de droit international privé dictant la reconnaissance par un système juridique d’une décision émanant d’un autre système juridique par le biais d’une procédure appelée exequatur (Kramer 2012 : 134 et sqq.). Les participantes ont également affirmé que les autorités religieuses adoptent parfois des pratiques incohérentes lorsqu’il est question de reconnaître la validité religieuse d’un mariage civil, une telle remarque faisant d’ailleurs écho à la littérature académique (Nielsen 2012 : 286). Cette incohérence peut se justifier par la diversité du corpus religieux sur lequel repose l’arbitrage en la matière pour justifier leurs décisions. Ce large corpus permet de multiples avenues de négociations pour les femmes souhaitant faciliter l’obtention d’un divorce religieux :

Participante 4 : Certains imams disent que lorsque vous obtenez le divorce civil, vous êtes automatiquement divorcé(e) religieusement. […] Certains [imams] l’approuvent, d’autres non.
Participante 6 : Si l’homme ne donne pas son consentement au divorce religieux, et que la femme divorce civilement, elle est considérée comme divorcée religieusement. […] J’ai entendu que c’est le cas aussi pour le mariage.

La souplesse procédurale du droit religieux lui confère des utilités pratiques qui tendent à être, à tort, exclusivement associées à son pendant civil. En effet, plusieurs participantes ont affirmé qu’aussi bien le droit civil que le droit religieux de la famille étaient présents dans leur vie en tant que mécanismes contractuels. Cette idée illustre l’inadéquation de la dichotomie famille/marché, telle qu’elle est fréquemment conceptualisée : construite en son sein, la famille, par opposition au marché contractuel, s’appréhende comme une réalité émotionnelle, identitaire et articulée autour de statuts (Halley et Rittich 2010). La littérature sur le droit civil occidental de la famille a su réduire le fossé entre cette conception du mariage strictement statutaire et une conception reprenant le cadre contractuel, par le développement du concept de « contrat relationnel » (Cohen 1987 ; Leckey 2002 ; Nedelsky 2011). Cette notion mériterait d’être transplantée en droit religieux de la famille, lequel demeure souvent dépeint comme un droit alimenté principalement par des préoccupations identitaires et informé par des doctrines religieuses uniques et proclamées. En d’autres termes, le droit religieux de la famille, point focal historique de la dichotomie famille/marché, est toujours largement compris sous l’égide statutaire plutôt que contractuelle (Fournier 2010, 2012b). Toutefois, certaines participantes ont décrit leur rapport à la loi religieuse en termes d’autonomie, d’autosuffisance et d’individualisme, des concepts largement associés au droit civil contractuel (Kennedy 1976). Pour ces participantes, la religion ne peut donc pas être réduite aux seuls statuts qu’elle dicte et confère, ni à la stricte soumission à ses dictats. Elle rime plutôt avec une multitude de recours contractuels et d’initiatives privées permettant d’introduire l’outil « négociation » :

Participante 7 : R : Je ne vois pas de grandes différences entre la façon dont le mariage est traité par la religion et la façon dont il est traité par la société civile.
Q : Et si votre mari vous avait refusé le get…
R : Vous pouvez obtenir votre divorce de nos jours ; il n’y a aucun refus qui tiendra. Cela prend un peu plus de temps, c’est tout. Après je ne sais combien d’années […], il est tenu de vous le donner, et c’est tout.
Participante 4 : Vous devez connaître votre religion. Vous devez connaître vos droits. Vous devez comprendre quelle est cette religion, ce que vous devez faire à l’interne. […] et s’il y a des problèmes, quelles sont les issues, quoi… C’est comme dans un contrat, comme lorsque vous prenez un nouveau boulot : « D’accord, quels sont mes horaires, que puis-je faire si j’ai un problème ? » Il y a des articles pour tout cela ; vous devez les étudier.

En harmonie avec l’idée d’un régime juridique contractuel global, les participantes ont par ailleurs mis en évidence l’existence de recours religieux, des procédures et des règles, allant au-delà de simples normes religieuses proclamées et imposées. Ces participantes ont en effet illustré que le mariage musulman (Abu-Odeh 2004) et le mariage juif (Epstein 2005) ont tous deux un caractère intrinsèquement contractuel et s’articulent, de fait, autour du marchandage, de la négociation et des mécanismes de contrôle (Fournier 2012b). Par conséquent, les participantes usaient parfois de stratégie afin de procurer aux normes religieuses les caractéristiques d’un contrat civil et ainsi contraindre leur époux à s’acquitter de certains devoirs religieux, par exemple l’octroi du get juif ou le paiement du mahr[6]. Grâce à ce processus, la religion acquiert une place un peu plus officielle, de nature « publique ». Pour ces participantes, le droit religieux n’a pas à être appliqué par les tribunaux civils pour acquérir une force obligatoire vis-à-vis leurs maris. Une simple formalisation dans un contrat semble suffire à octroyer un pouvoir de négociation et à concevoir la religion comme un droit sociojuridique :

Participante 3 : R : Vous obtenez un mariage religieux dès que vous signez un contrat […]. J’ai donc fait un contrat et je l’ai signé […]. [L’imam était présent.] […]. Il y avait des témoins, mon père était là, et il a également eu à signer le contrat. […]. Je me souviens [mon mari] [m’] a donné de l’argent.
Q : Est-ce la dot ?
A : Oui. […] avec cet argent, je peux organiser un mariage ou acheter ce que je veux, vous comprenez.
Participante 5 : C’était quelque chose que nous avions écrit entre nous, un contrat, avant d’aller chez le notaire, […] parce que chacun avait pris son propre avocat. Nous n’étions pas en bons termes à ce stade. […] Nous avions négocié un peu. Et suite à cette négociation, nous avons écrit un document […] qui nous liait moralement. C’était surtout pour ne pas oublier des choses. […] Dans ce document, nous avons indiqué, vous savez « Je ne vais pas m’opposer à l’obtention du get ».

Ces processus contractuels privés sont, par ailleurs, légitimés par le droit civil français, qui a reconnu au mahr musulman et au get juif une force exécutoire, source d’obligations civiles. Les tribunaux civils français ont appliqué le mahr en vertu de la doctrine de la « condition contractuelle du mariage » (Fournier 2010) et ont conclu que le refus d’accorder le get peut constituer une faute, voire un délit, engageant la responsabilité civile de l’époux récalcitrant et permettant à la femme de réclamer des dommages et intérêts (Atlan 2003 : 231). Ainsi, même si les participantes n’ont pas explicitement évoqué les normes religieuses dans le cadre de procédures civiles, l’existence du droit religieux a été légitimée par le droit civil. Cette interaction juridique s’est révélée très avantageuse pour les participantes, au même titre que la contractualisation sociojuridique religieuse s’étant déployée à l’ombre du droit civil. Mes rencontres sur le terrain suggèrent que les lois religieuses régissant le mariage et le divorce n’oppriment pas systématiquement les femmes en toutes circonstances, mais qu’elles créent plutôt une panoplie d’outils voués à la négociation dans le contexte spécifique des interactions entre la sphère civile et la dynamique sociale de la vie communautaire en France.

Conclusion : rencontres, travail sur le terrain et portraits laïques

Dans ce texte, j’ai remis en question deux prémisses souvent défendues par les militants de la laïcité : d’une part, la nécessité de nier à la religion tout pouvoir réglementaire dans la sphère publique et, d’autre part, la perception d’une oppression systématique de la femme par le cadre normatif religieux. Dans la première section, j’ai présenté la véritable vie des normes religieuses de la société française en décrivant comment les femmes croyantes, affichant divers niveaux de fidélité, ont toutes insisté sur l’importance d’obtenir un divorce religieux à la lumière des liens sociaux créés par le mariage religieux. Ensuite, j’ai présenté le mariage religieux et les procédures de divorce qui y sont associées comme des normes juridiques. J’ai finalement dévoilé le pouvoir réglementaire des règles religieuses, du mariage jusqu’au divorce. Dans la deuxième partie, j’ai nuancé l’idée selon laquelle la religion opprime toujours les femmes en retraçant les moyens par lesquels les manifestations semi-légales de la religion en France peuvent avoir un impact positif sur les options disponibles au profit des femmes. Ce faisant, j’ai abordé la force émotionnelle, puisée à même la religion, la souplesse des règles religieuses et leur logique contractuelle.

Bien sûr, ce texte ne propose en aucun temps que les règles religieuses favorisent toujours les femmes, ou que le droit civil, d’une quelconque façon, les défavorise. Même si les participantes ont déploré un manque de ressources et d’accès à la justice inhérent au droit civil, elles ont également affirmé que l’égalité formelle caractérisant le droit civil leur fournit une gamme d’opportunités en plus d’inciter leur époux ou l’adjudicateur religieux à donner une interprétation davantage progressiste au droit religieux. Par ailleurs, elles ont également mentionné que la voie la plus salutaire est celle par laquelle le droit civil tient compte des normes religieuses en les incorporant ou en les orientant, afin d’aboutir à des résultats/des compromis plus favorables.

L’exemple de l’ouverture des tribunaux à l’octroi de dommages en cas de refus d’accorder le get juif en est une manifestation, bien qu’il s’inscrive dans le cadre d’un recours en responsabilité civile. Par ailleurs, l’objectif de ce texte n’était pas d’exposer un tableau exhaustif des relations complexes et changeantes qu’entretiennent les femmes religieuses avec le droit religieux et le droit civil. Il visait plutôt à présenter un contre-récit qui révèle une réelle possibilité d’émancipation à travers la religion, ainsi que la présence inévitable de la religion en tant qu’entité juridique. Ces constats n’ébranlent pas nécessairement les objectifs fondamentaux de la laïcité. Néanmoins, ils renégocient des idées dominantes en incitant les partisans de la laïcité à analyser de manière plus rigoureuse l’impact complexe et nuancé de la loi religieuse, particulièrement au moment de formuler des propositions de politiques publiques. Dans certains cas, un regard attentif porté à l’endroit de la réalité vécue sur le terrain et une analyse minutieuse des politiques publiques tendent à soutenir que l’alternative optimale réside dans l’interaction entre les normes religieuses et civiles, ou dans l’incorporation de normes religieuses au droit civil. Il convient de préciser que la règle juridique d’équité a le pouvoir d’écarter certaines normes religieuses du droit civil, lorsque cela s’avère nécessaire. Une telle conclusion ne devrait toutefois pas être atteinte par l’application de maximes désincarnées. Heureusement, l’apport de la sociologie a permis une meilleure compréhension des façons dont les sujets religieux se créent, réagissent et socialisent dans une France laïque, phénomène significatif au cours des dernières années (Venel 2004 ; Lutrand et Yazdekhasti 2011). Peut-être cet espace inexploré peut-il contribuer au bourgeonnement d’un dialogue politique davantage sensible à la réalité des minorités vivant en France, lesquelles contribuent à leur manière à donner vie à une laïcité plus soucieuse de leur réalité.