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Carlo Severi est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et directeur de recherche au CNRS à Paris. Son livre Le principe de la chimère : une anthropologie de la mémoire, paraît d’abord en français en 2007 aux Éditions Rue d’Ulm, puis en anglais en 2015 chez HAU Books. La traduction de cette oeuvre (par Janet Lloyd) constitue un évènement important dans l’histoire de l’anthropologie : de grande qualité théorique, The Chimera Principle… marquera l’anthropologie britannique et américaine. En puisant dans les théories ethnographiques et philosophiques, ce livre est d’intérêt pour les anthropologues, mais également pour les philosophes et pour les sciences cognitives, car il déploie une nouvelle théorie de l’art de la mémoire et de l’imagination : c’est son principe de la chimère.

L’avant-propos de David Graeber, auteur de Fragments of an Anarchist Anthropology (2004), situe l’oeuvre dans le contexte actuel de la discipline. Les sciences cognitives ont défait plusieurs anciennes théories ethnographiques basées sur la langue, le sens et la pensée. Les Anglo-américains sont donc devenus des théoriciens du social et tentent de s’affranchir des sciences cognitives en proclamant que leur travail n’est pas une entreprise scientifique. Pourtant, à l’aube de l’émergence d’une nouvelle science, ce sont les théoriciens français, italiens et allemands qui se sont attelés à marier philosophie analytique et sciences cognitives. L’oeuvre de Severi en est une d’exploration qui s’attaque à la question fondamentalement humaine de la relation entre les images, la parole et la mémoire via une entreprise ethnographique comparative.

En ralliant les idées de Pitt-Rivers sur la biologie des images, de l’atlas des images de Warburg, des travaux de Bateson sur l’esprit Iatmul et de Yates sur les arts mnésiques de l’âge médiéval, Severi se lance dans l’étude de la relation, au sein de cultures particulières, entre la parole rituelle et narrative et la mémoire. Il s’attarde surtout aux sociétés dites « sans écriture » et « non occidentales », et critique les conceptions binaires de la culture du type « Nous et les Autres ». Ces autres ne sont pas une catégorie homogène, à l’instar de ce que les concepts anthropologiques, articulés à la négative, ont tendance à laisser croire. De plus, de tels concepts binaires ne laissent pas de place aux réalités intermédiaires retrouvées dans les ethnographies. Severi tente donc d’établir une approche anthropologique des mnémotechniques et de la connaissance. Ce faisant, il prend le chemin de l’anthropologie comparative pour remettre en perspective la situation occidentale en la présentant comme une des formes possibles de techniques de pensées, et non comme modèle. Il présente l’arrimage de l’image et de la parole, dans les sociétés sans écriture et en contexte rituel, comme une des formes que peut prendre l’art de la mémoire. Cet agenda est articulé dans le premier chapitre, qui inclut l’élaboration du principe de la chimère.

Severi argumente que l’arrimage de la parole et de l’image devient un support mnémotechnique social. Il présente le principe de la chimère, qui regroupe image-séquence et objet-chimère, via des exemples totémiques. Il identifie ainsi l’ordre et la saillance comme critères d’une relation mnémotechnique. Le premier principe fait référence à l’image-séquence, l’ordre qui permet le rappel par déchiffrement de l’image. La saillance fait référence aux objet-chimères : la présence d’éléments inhabituels rend une image mémorable. Il pose ainsi la question, au deuxième chapitre, de la pictographie amérindienne comme dispositif figuratif de la mémoire sociale. Cette utilisation de la pictographie par maintes sociétés amérindiennes permet à la communication de perdurer par-delà les frontières langagières. Severi s’intéresse au troisième chapitre à la question de l’image non plus comme support mnémotechnique, mais comme processus qui implique l’évocation, l’idéation et l’imagination poétique. Il aborde en fin de livre le processus de création d’images mémorables et l’état du processus face aux conflits culturels. La figure du Christ comme fils de Dieu, mais aussi comme jeune amérindien, crée une image chimérique qui transforme deux sociétés dont les mémoires restent antagonistes.

En somme, ce livre remet en question le fait qu’une société qui utilise de manière constante et articulée des images soit définie comme étant seulement « orale ». Le mode de communication étant essentiel à la compréhension d’une société, Severi présente deux processus distincts pour construire des mémoires, soit le mode narratif et rituel.

Severi veut en arriver à comprendre l’humain et établit les bases pour une science de la mémoire et de l’imagination. Il nous permet de voir comment l’humain peut être compris par la relation entre l’image et le son, et ce, dans un contexte rituel supporté par de nombreux exemples ethnographiques. Severi maîtrise habilement concepts anthropologiques et non-anthropologiques pour construire son analyse, qui se limite à l’imaginaire religieux. Son principe de la chimère se doit d’être confronté à d’autres contextes pour permettre une meilleure compréhension de sa portée. Son argument se tient, bien qu’il suscite de nombreuses réflexions. La traduction en anglais du Principe de la chimère place l’oeuvre de Severi au sein des classiques théoriques en anthropologie.