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Introduction

Cet article poursuit une réflexion menée antérieurement sur le rôle de la main dans les pratiques divinatoires. À partir d’une analyse de techniques mantiques chinoises, j’ai montré comment la main est engagée dans des opérations de jeu, de partage et de dénombrement qui, toutes, mettent le mouvement au coeur des dispositifs de construction du savoir (Homola 2015). Le présent travail s’intéresse plus spécifiquement aux procédures de décompte dans certaines techniques divinatoires et à l’attention portée au reste de ces décomptes.

Cette question de la prépondérance des restes dans de nombreuses pratiques divinatoires à travers le monde a déjà été soulevée par une équipe de mathématiciens didacticiens, précisément à partir d’une réflexion sur l’origine de ce qui est connu en histoire des mathématiques comme le « théorème des restes chinois » (Daumas et al. 2011). Le Sūnzĭ suànjīng (孙子算經, Classique mathématique de Maître Sun) (Qián 1963), écrit entre le IIIe et le Ve siècle de notre ère, est en effet le premier traité à formuler ce que les mathématiques modernes appellent un problème de congruences simultanées[1], sous la forme : « Soient des objets en nombre inconnu. Si on les compte par trois, il en reste deux ; par cinq, il en reste trois, et par sept, il en reste deux. Combien y a-t-il d’objets ? » (Martzloff 1988 : 186).

Pour l’historien des mathématiques chinoises Ulrich Libbrecht (1973), l’intérêt des Chinois pour les problèmes de congruence provient des calculs de conjonctions de cycles en astronomie et dans les sciences du calendrier. Pour leur part, plutôt qu’un lien avec les calculs calendaires, Daumas et ses collègues (2011) voient dans le problème formulé par Sunzi « une pratique numérique à peu près immédiate, celle du comptage par paquets » (Daumas et al. 2011 : partie 1, point 3), dont les exemples abondent dans différentes cultures (nous comptons par exemple les huîtres et les oeufs par douzaines).

Le cas particulier que nous examinons ici concerne les décomptes d’objets qui sont opérés « avec le reste pour objectif principal » (idem). C’est le cas, remarquent les auteurs, dans « les innombrables exemples de divinations traditionnelles dans lesquelles les comptages par paquets ont pour seul objectif de fabriquer des restes, parce que seuls les restes ont une signification » (idem). Et d’évoquer l’hypothèse suivante : si les Chinois, et d’autres sociétés qui ne connaissent pour leur part qu’une astronomie rudimentaire, se passionnent pour les restes, « c’est en raison de systèmes divinatoires qui n’ont rien à voir avec les astres » (idem). Joseph Needham lui-même, grand historien des sciences en Chine, note : « En Chine, l’analyse indéterminée était au minimum liée à une ancienne méthode de divination par les tiges d’achillée, si elle n’en était pas même issue » (Needham 1959 : 119, note j).

Cependant, cette méthode divinatoire chinoise fondée sur le Livre des Mutations à laquelle Needham fait référence, ainsi que d’autres techniques qui accordent une prépondérance au reste dans des procédures de comptage, n’ont encore jamais été étudiées sous cet angle[2]. Nous proposons de poursuivre dans cet article la réflexion engagée par ces prédécesseurs, en deux temps principaux.

Une première partie consacrée aux données décrit trois techniques divinatoires chinoises dont les procédures consistent à « produire des restes ». Elles appartiennent respectivement à deux grands types de méthodes divinatoires – la cléromancie (fondée sur la sélection d’un hexagramme du Livre des Mutations) et la chronomancie (fondée sur des dates) – et à un type hybride – la Numérologie de la fleur du prunier – qui combine cléromancie et chronomancie.

Il est significatif que ces procédures divinatoires qui produisent des restes concernent un champ spécifique de la divination : non pas « l’interrogation d’entités non humaines » (aussi connue sous le nom de « divination intuitive »), ni « l’observation des signes et des présages », mais la « recherche délibérée par l’homme de réponses à des questions [qui implique] la production artificielle de signes à cette fin » (Loewe et Blacker 1981 : 38-62), appelés en Chine « arts divinatoires » (shùshù 術數, littéralement « techniques et nombres »). Ce travail s’intéresse précisément aux procédures et aux règles de production de tels signes.

Deuxièmement, pour comprendre quel type de procédure produit ces restes et ce qui les rend signifiants, des parallèles seront établis avec des procédés similaires qui peuvent être observés dans des pratiques divinatoires non chinoises ainsi que dans d’autres types d’activités telles que le jeu. Différents domaines de recherche s’intéressent en effet aux deux dimensions principales de notre objet d’étude : une procédure de tirage aléatoire qui fabrique des restes.

Des chercheurs en ethnomathématiques ont ainsi examiné, dans différentes cultures, des procédures divinatoires qui impliquent, comme dans le cas chinois, un décompte modulaire et des opérations sur des restes (Ascher 2002a, Chemillier et al. 2007).

En dehors du champ de la divination, un numéro spécial d’Ethnologie française intitulé « Hasard et Sociétés » (1987) a ouvert la voie à une étude comparative (certes limitée à l’aire européenne) des procédures aléatoires servant à assigner des biens, des moyens de production et des sorts dans divers domaines de la vie sociale (répartition des produits de la chasse dans les Vosges, ou encore divisions patrimoniales en Sardaigne).

Dans cette perspective, la divination apparaît comme un processus d’aide à la décision et au partage, au même titre que le recours volontaire au tirage au sort dans la répartition de biens ou dans les jeux de loterie. Dans le sillage de ces recherches sur les « procédures aléatoires dans la culture » (Molino 1987 : 139), cet article se consacre plus spécifiquement aux procédures aléatoires visant à produire des restes. Il s’agira ainsi d’identifier si un intérêt similaire pour le reste se manifeste dans d’autres procédures de tirage aléatoire en dehors du domaine divinatoire, en particulier dans les comptines enfantines appelées « formulettes d’élimination ».

Le « reste » est une notion polysémique au coeur des différents champs de recherche en sciences sociales – en particulier en français où un mot unique peut être employé pour différentes significations (reste, résidu, reliefs) alors que l’anglais les distingue. Articulée à celle de déchet, la notion de reste (remain) a donné naissance à de nouveaux domaines d’études tels que les « discard studies » ou la « rudologie » (Techniques et cultures 2016). Les vestiges et les restes humains (remains) constituent les objets et matériaux premiers de l’archéologie. Les restes alimentaires (leftovers) et les interdits et rituels dont ils font l’objet intéressent quant à eux l’anthropologie de l’alimentation et l’anthropologie religieuse (Malamoud 1989). Les restes ou résidus corporels (body waste), en lien avec les dimensions culturelles, symboliques et psychologiques de l’impureté, sont aussi un thème important de l’anthropologie du corps. Cependant, très peu de recherches ont tenté de lier ces différentes notions du reste à celle du reste mathématique (remainder), c’est-à-dire le résultat d’un dénombrement ou d’une division.

À la croisée des études sur la divination, sur l’histoire des mathématiques, sur l’ethnomathématique et sur le jeu, ce travail examine le sens des calculs et manipulations divinatoires en reliant le niveau logique – les propriétés et la structure des computations qui mettent l’accent sur les restes – au niveau symbolique – le réseau de correspondances cosmologiques dans lequel s’inscrivent ces computations (Chemillier 2008 : 10). Quelles sont les propriétés spécifiques des procédures de décompte qui produisent des restes, et comment ces propriétés sont-elles associées à des préoccupations de l’action ? Ce travail met ainsi en évidence comment les artefacts divinatoires et les schèmes de pensée qui leur sont associés fonctionnent comme des outils de déchiffrement et d’orientation en réduisant l’insondable diversité du cosmos à une échelle appréhendable par l’esprit humain.

Le reste dans les arts divinatoires chinois

Les explications qui suivent se concentrent sur les procédures computationnelles des techniques divinatoires et ne se réfèrent que très peu aux contextes de leur utilisation et aux acteurs, lesquels sont décrits dans d’autres travaux (Homola 2013a, 2013c). Ces procédures ont été recueillies au cours d’enquêtes de terrain menées depuis 2008 auprès de devins professionnels et amateurs dans différents contextes urbains (Taipei, Pékin et Kaifeng). Les observations et les descriptions orales des procédures – certains devins ignorent l’existence de sources textuelles relatives aux techniques qu’ils apprennent et transmettent oralement (Homola 2013b) – sont complétées par des sources textuelles, soit des éditions contemporaines de textes classiques utilisées par les devins d’aujourd’hui, soit des ouvrages et manuels rédigés par les devins eux-mêmes.

Cléromancie : sélectionner un hexagramme du Livre des Mutations

La cléromancie (bǔ shì 卜筮) consiste à sélectionner un hexagramme parmi les 64[3] qui forment le coeur du traité philosophique et divinatoire du Livre des Mutations, puis à appliquer la signification de l’hexagramme à l’analyse de la situation en cours ou de la question posée (fig. 1). Les manières de sélectionner un hexagramme se déclinent en diverses procédures plus ou moins longues et complexes, du rituel de l’achillée prisé des lettrés de l’ère impériale au lancer de pièces (Elvin 2002) pratiqué couramment aujourd’hui en Chine et à Taïwan. Certaines d’entre elles visent à produire des restes qui permettent de sélectionner l’hexagramme selon différentes modalités. C’est sur ces procédures, telles qu’elles sont décrites dans des ouvrages et manuels divinatoires classiques et contemporains, que nous nous concentrons ici. Pour mettre en évidence les opérations de décompte, nous complétons la description des procédures par une modélisation inspirée des travaux en ethnomathématiques (fig. 2) et qui ne figure pas dans les sources chinoises.

Figure 1

Exemple de l’hexagramme n° 40 « Libération » (Xiè 解)

Exemple de l’hexagramme n° 40 « Libération » (Xiè 解)

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Le rituel de l’achillée

Le rituel de l’achillée, tel qu’il est décrit notamment par le philosophe néo-confucianiste Zhū Xī (1130-1200), s’articule en différentes étapes qui reproduisent la genèse cosmologique de l’univers (Zhū 1979 ; Smith 2008 : 229-230)[4]. Le praticien prend les 50 tiges contenues dans un réceptacle cylindrique, ce nombre représentant la totalité de l’univers. Après avoir exprimé sa demande, il dépose les tiges sur la table puis en ôte une qu’il remet dans le réceptacle (fig. 2, opération 1). Elle symbolise l’unité du Tàijí 太極, « Faîte suprême », fondement originel de l’univers. Le praticien divise ensuite arbitrairement les 49 tiges restantes en deux paquets (P1 et P2) qui représentent les puissances cosmiques du yīn 陰  et du yáng 陽 (2). Eux-mêmes issus du Tàijí 太極, le yīn 陰 et le yáng 陽  président à la génération de toute chose dans l’univers.

Figure 2

Modélisation des étapes du rituel de l’achillée[5]

Modélisation des étapes du rituel de l’achillée5

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Le praticien prend ensuite avec sa main gauche le paquet de tiges situé à sa gauche (P1) et, avec sa main droite, une tige du paquet de droite, qu’il place entre le petit doigt et l’annulaire de sa main gauche (3). Cette tripartition symbolise le lien entre les trois principes originels (sān yuán 三元), le Ciel, la Terre et l’Homme. Il décompte (shé 揲) ensuite par paquets de quatre, en référence aux quatre saisons, les tiges qu’il tient dans la main gauche (P1) jusqu’à ce qu’il ne lui en reste (yú 餘) que quatre ou moins (4). Il place ce reste r1 (yú 餘) entre l’annulaire et le majeur de sa main gauche.

Le praticien prend alors le deuxième paquet (P2-1) et recommence l’opération de décompte par quatre (5). La somme des tiges décomptées étant un multiple de 4 (P1+(P2-1)=48), si le reste (r1) du décompte du paquet P1 était 1, 2, 3 ou 4, alors le reste (r2) du décompte de (P2-1) sera respectivement 3, 2, 1 ou 4. Le praticien place ce reste r2 entre le majeur et l’index de sa main gauche. Il prend ensuite l’ensemble des tiges qu’il tient entre les doigts de la main gauche et les pose à gauche du plateau. Le nombre de ces tiges (R1) est égal à cinq ou à neuf (6).

Le praticien regroupe ensuite les deux paquets de tiges décomptées restants et recommence l’ensemble des opérations de décompte deux fois, à partir du partage des tiges en deux paquets, mais sans ôter une tige du deuxième paquet. Partant ainsi d’un nombre total de tiges multiple de 4, il obtiendra, au bout des décomptes, un reste total de 4 ou de 8 (R2 et R3) (7, 8). Cet ensemble de trois manipulations permet de déterminer la première des six lignes de l’hexagramme, soit une ligne yīn 陰, soit une ligne yáng 陽, selon la valeur assignée aux différentes combinaisons que peut prendre la somme des restes des trois opérations (R=R1+R2+R3) (9). Ainsi, un reste total R de 17 tiges désigne une ligne yīn 陰 et un reste de 21 tiges désigne une ligne yáng 陽 ; un reste de 13 tiges désigne une ligne yáng 陽  dite « changeante » (c’est-à-dire appelée à changer en ligne yīn 陰, ce dont il faut tenir compte dans l’interprétation de l’hexagramme) ; un reste de 25 désigne une ligne yīn 陰  « changeante ». Après avoir obtenu cette première ligne de l’hexagramme, le praticien répète cette opération tripartite cinq fois pour construire les cinq autres lignes de l’hexagramme.

Dans ce rituel de l’achillée, une procédure itérative de décompte d’objets par paquets produit des restes qui sont ensuite recomposés (ici additionnés) entre eux pour identifier, pas à pas, des sous-parties de la figure mantique (ici les lignes) qui, juxtaposées, constituent la figure mantique finale (l’hexagramme formé de six lignes).

Procédures raccourcies

Du fait de la longueur mais aussi de la complexité de la procédure, le rituel de l’achillée est, de nos jours, peu pratiqué dans son intégralité. Devins professionnels ou praticiens occasionnels lui préfèrent des procédures raccourcies et simplifiées mieux adaptées aux conditions d’une consultation ou à la vie quotidienne. Celles-ci apportent un autre éclairage sur la production et l’usage des restes dans les procédures divinatoires.

La méthode par les grains de riz (mǐzhàn 米占ou mǐguà 米卦), telle qu’elle est exposée dans un ouvrage du praticien taïwanais contemporain Rúlǐ Jūshì (2007) avec lequel j’ai travaillé, procède de la manière suivante : d’un bol de riz cru, le praticien prend entre deux doigts (xié 挾) un paquet de grains de riz qu’il pose sur une assiette. De nouveau, il prend du riz du bout des doigts (cuō 撮) deux fois de cette façon de manière à avoir trois petits tas de riz. Le total (zǒnghé 總和) des grains de riz du premier tas est divisé (chú 除) en petits tas de 8 grains. Le nombre de grains restant, entre 1 et 8 (s’il ne reste aucun grain, c’est le chiffre 8 qui est attribué) désigne le trigramme qui formera le haut de l’hexagramme, un chiffre étant attribué de manière conventionnelle à chacun des huit trigrammes (fig. 3). Le deuxième tas, après une procédure analogue, permet de désigner le trigramme du bas de l’hexagramme. Le troisième tas est partagé en groupes de 6 grains. Le nombre de grains restant donne le chiffre de la ligne changeante de l’hexagramme (soit entre 1 et 6).

Figure 3

Hexagramme n° 40 « Libération », composé du trigramme n° 6 « Eau » (kǎn 坎) sous le trigramme n° 4 « Tonnerre » (zhèn 震)

Hexagramme n° 40 « Libération », composé du trigramme n° 6 « Eau » (kǎn 坎) sous le trigramme n° 4 « Tonnerre » (zhèn 震)

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La méthode par les grains de riz représente une forme de raccourci de la méthode de l’achillée. La procédure de décompte d’objets par paquets sert à identifier des restes qui ne sont pas recomposés, mais directement associés à des parties de la figure mantique.

Qu’il s’agisse des tiges d’achillée ou des grains de riz, les procédures de décompte visent à produire des restes qui sont, soit combinés entre eux pour construire l’hexagramme ligne à ligne, soit directement associés à des parties de l’hexagramme. Notons dès à présent que la procédure de décompte d’objets permet de sélectionner un chiffre dont la plage de valeurs possibles est déterminée à l’avance par le choix de la taille du paquet d’objets ou diviseur (8 lorsque l’on veut sélectionner un trigramme parmi 8, 6 lorsque l’on veut sélectionner une ligne parmi 6). La procédure « raccourcie » de tirage par les grains de riz montre également que les procédures de décompte reviennent, d’un point de vue logique, à effectuer des divisions arithmétiques.

Il est frappant de constater que les procédures de production de restes à partir de décomptes d’objets dans les techniques divinatoires décrites ici sont en de nombreux points similaires à ce qui peut être observé dans d’autres cultures.

C’est ainsi le cas de la divination Ifa chez les Yorubas d’Afrique de l’Ouest (Ascher 2002b : 9-14), de la divination par les noeuds (knot divination) dans les Îles Caroline du Pacifique (ibid. : 6-9) et de la divination sikidy à Madagascar (ibid. : 14-18 ; Chemillier et al. 2007). La divination sikidy implique ainsi la manipulation de graines qui sont décomptées modulo 2. Le devin en saisit deux poignées et les pose en tas devant lui. Pour chaque tas, il retire les graines deux à deux avec l’index et le majeur et ne s’intéresse qu’au reste qui est égal à 1 ou 2. Une succession de seize décomptes détermine seize restes qui sont inscrits dans un tableau de quatre lignes et quatre colonnes qui constitue la figure mantique à analyser. La figure mantique est ensuite étendue et complexifiée par addition et recomposition des restes entre eux. De même que la complémentarité des restes dans le rituel de l’achillée permet au praticien de vérifier qu’il n’a pas fait d’erreurs dans le décompte, le devin de sikidy utilise sa connaissance de la structure logique du tableau pour vérifier que la procédure a été effectuée correctement (Ascher 2002b : 24).

S’appuyant sur cette similarité de procédures, Marcia Ascher propose ainsi une définition générale de la divination : un processus de prise de décision qui utilise un mécanisme aléatoire impliquant la manipulation d’objets et générant un ensemble fini de résultats distincts (Ascher 2002b : 5).

Chronomancie : l’exemple du « Trésor de la paume »

Tournons-nous maintenant vers d’autres procédures divinatoires chinoises qui produisent des restes, cette fois, non pas à partir d’un décompte d’objets, mais à partir d’un décompte du temps et qui peuvent être, pour cette raison, regroupées sous l’appellation « chronomancie ». Les opérations sont effectuées à partir d’une date, soit la date de la divination pour répondre à des questions ponctuelles relatives à la situation en cours, soit la date de naissance d’une personne pour analyser l’ensemble de son destin. Pour faciliter le décompte et la mémorisation des figures mantiques, les praticiens s’appuient sur des diagrammes circulaires qui peuvent également être projetés mentalement sur les doigts et la paume de la main gauche (Homola 2014).

Nous prendrons ici l’exemple de la méthode « Trésor de la paume » (Homola 2017) qui connaît un regain de popularité ces dernières années en Chine continentale et à Taïwan (fig. 4 et 5). Cette technique m’a été enseignée en 2009 par une dame retraitée de Kaifeng, Mme Xu, qui l’avait elle-même apprise oralement d’un ami de passage trente ans auparavant. Mme Xu connaît le texte interprétatif et les formules de calcul par coeur et ignore l’existence de manuels sur cette méthode (Yīxíng 1995).

Chacune des douze positions marquées sur les phalanges des doigts est associée à trois séries d’éléments qui composent les différentes figures mantiques : les signes temporels des douze branches terrestres[6] qui servent principalement au décompte ; les six voies du destin et les douze étoiles de la destinée qui guident l’interprétation.

Figure 4

Diagramme de la main du Trésor de la paume (Yīxíng 1995 : 2)

Diagramme de la main du Trésor de la paume (Yīxíng 1995 : 2)

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La formule de calcul associée s’énonce ainsi : « Sur l’année, ajouter (shàng 上) le mois ; sur le mois, ajouter (shàng 上) le jour ; sur le jour, ajouter (shàng 上) l’heure. Compter (àn 按, presser avec le doigt) selon le calendrier luni-solaire dans le sens des aiguilles d’une montre pour les hommes, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre pour les femmes ».

Figure 5

Les douze positions du Trésor de la paume

Les douze positions du Trésor de la paume

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Pour comprendre cette procédure de calcul, prenons le cas de Mme Li, née le 11 février 1961 à 7 h du matin, tel qu’il a été calculé par Mme Xu lors d’une consultation à laquelle j’ai assisté en 2009. Comme dans toutes les méthodes de chronomancie en Chine, la date de naissance indiquée la plupart du temps par le client dans le calendrier grégorien doit d’abord être convertie dans le calendrier luni-solaire traditionnel chinois[7]. Selon ce dernier, Mme Li est née l’année du rat (qui correspond à la branche zǐ 子), le 12e mois, le 26e jour, au début de la 5e heure.

Le praticien place son pouce, qui sert à compter, sur la position zǐ 子(pour l’année du rat), à la base de l’annulaire. À partir de ce point, c’est-à-dire en comptant 1 sur zǐ 子, il faut compter 12 pour le mois dans le sens inverse des aiguilles d’une montre (la personne est une femme). On atteint ainsi la position chǒu 丑. D’une manière similaire, à partir de ce point, on compte 26 (pour le jour) puis 5 (pour l’heure) et l’on atteint successivement les positions zǐ 子, puis shēn 申. Bien que la dernière position atteinte constitue le résultat principal de la divination (shēn 申, Voie de l’homme, étoile Solitude céleste), les positions intermédiaires sont également prises en compte dans l’interprétation. Le praticien se réfère ensuite aux pronostications correspondant à ces résultats dans le texte du manuel ou, dans le cas de Mme Xu, au texte mémorisé, afin de commenter le destin de Mme Li, et répondre à ses questions.

Cet exemple montre comment, dans le cas de la chronomancie, ce ne sont pas des objets mais des données temporelles qui constituent les éléments arithmétiques d’une procédure computationnelle. Via une conversion calendaire, des nombres sont attribués à chacun des paramètres de la date, puis sont ensuite décomptés dans un système cyclique à douze termes. Les propriétés d’un tel système (qui, dans le langage mathématique d’aujourd’hui se rapportent à la notion de congruence[8]) sont bien connues des praticiens expérimentés. Ayant pu filmer la consultation que Mme Xu a donné à Mme Li, j’ai pu constater que lors du décompte du jour (26), Mme Xu ne perdait pas de temps à faire plus de deux fois le tour de sa main (26=2x12+2) avec son pouce. Partant de la position chǒu 丑, et sachant que 12 positions représentent un cycle complet, elle divise mentalement 26 par 12 et, ne s’occupant que du reste 2, elle déplace directement son pouce sur la position après chǒu 丑, c’est-à-dire zǐ [9]. De même, pour le décompte du mois (12), elle déplace directement son pouce d’une position, de zǐ 子à chǒu 丑, sans faire le tour de sa main. Le raccourci procédural emprunté par Mme Xu montre ainsi qu’effectuer un décompte dans un système cyclique revient à faire une division arithmétique. Et, comme dans les autres méthodes divinatoires, ce n’est pas le résultat de la division qui importe, mais bien le reste de cette division.

Un point important doit cependant être noté. Du fait que, dans les décomptes successifs réalisés pour chaque paramètre de la date de naissance, on compte 1 sur la position d’arrivée du décompte précédent, et non sur la position suivante de manière continue, les propriétés de congruence notées ci-dessus ne s’appliquent qu’à chaque décompte, et pas aux opérations de décompte prises dans leur ensemble. En effet, il n’est pas possible d’ajouter les différents paramètres de la date de naissance (12+26+5=43), de diviser ce total par 12 (43=3x12+7), puis de ne tenir compte que du reste (7) pour atteindre directement la position finale. On obtient alors un résultat différent (position wǔ 午, au lieu de la position shēn 申 obtenue ultérieurement). Cet élément d’apparence technique (compter 1 sur la position d’arrivée du décompte précédent et non sur la position suivante) a d’ailleurs son importance dans le processus interprétatif : les figures mantiques obtenues lors des décomptes intermédiaires importent et ne peuvent être amalgamées entre elles ou passées sous silence.

Une méthode mixte : la Numérologie de la fleur de prunier

Une des nombreuses variantes de la méthode de la Numérologie de la fleur de prunier (Méihuā yìshù 梅花易数)[10], très populaire de nos jours, combine des éléments de cléromancie et de chronomancie : des coordonnées calendériques (chronomancie) servent à déterminer une figure mantique puisée dans le répertoire du Livre des Mutations (cléromancie). Ainsi, la date fournit les données d’entrée qui, après computation, permettent de sélectionner un hexagramme sur lequel est fondé l’interprétation. Comme pour les cas précédents, la procédure peut faire l’objet d’une notation mathématique, bien que celle-ci ne soit pas employée par les praticiens (fig. 6).

Figure 6

Notation modulaire de la méthode de la Numérologie de la fleur de prunier

Notation modulaire de la méthode de la Numérologie de la fleur de prunier

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La première opération consiste à additionner (jiā 加) les nombres correspondant à l’année (a), au mois (b) et au jour (c)[11] (de naissance de la personne ou du moment de la consultation, selon les cas). Cette somme (zǒngshù 總數) est ensuite divisée (chú 除) par 8. Le reste obtenu (r1) sert à sélectionner l’un des 8 trigrammes selon le chiffre qui lui est attribué de manière conventionnelle. Le trigramme ainsi obtenu forme le trigramme supérieur de l’hexagramme.

Il faut ensuite additionner (jiā 加) les nombres correspondant à l’année (a), au mois (b), au jour (c) et à l’heure (d), diviser cette somme par 8 et déterminer, à partir du reste obtenu (r2), un deuxième trigramme qui formera le trigramme inférieur de l’hexagramme.

La dernière étape consiste à additionner (jiā 加) les nombres correspondant à l’année (a), au mois (b), au jour (c) et à l’heure (d) puis à diviser le total par 6 : le reste (r3) permet d’identifier la « ligne changeante » parmi les six lignes qui composent l’hexagramme.

Des éléments représentatifs de la situation en cours autres que la date, tels que des signes perçus, peuvent être intégrés aux calculs. M. Tang, un praticien amateur de Kaifeng (province du Henan), que j’ai rencontré en 2010, se sert de cette méthode pour faire des pronostics dans les combats de coqs. Il utilise ainsi la date du combat pour le premier et le deuxième calcul, puis la couleur du coq (parmi six couleurs associées à un chiffre entre 1 et 6) pour calculer la ligne changeante de l’hexagramme qui déterminera l’issue du combat.

Combinaison de cléromancie et de chronomancie, la procédure de la Numérologie de la fleur de prunier contient des éléments observés précédemment dans le rituel de l’achillée et dans la méthode des grains de riz. Par rapport au rituel de l’achillée, elle procède par raccourcis pour construire la figure mantique en associant des restes directement à des parties de la figure mantique. Cependant, ces restes ne sont pas obtenus par un décompte d’objets comme dans la méthode des grains de riz, mais par des opérations sur des données temporelles. Celle-ci sont additionnées puis divisées, le reste de la division constituant le résultat de l’opération.

Les différentes procédures divinatoires exposées précédemment visent à produire des restes qui servent à déterminer, soit directement, soit à la suite de recompositions, la figure mantique sur laquelle se fonde l’interprétation. Ces restes sont le résultat d’un décompte d’objets ou de temps, ou d’une division arithmétique. Après avoir décrit les manipulations et opérations qui produisent ces restes, nous allons maintenant analyser les différents éléments qui rendent ces restes signifiants.

Analyse des procédures opératoires

Les arts divinatoires chinois, ainsi que d’autres formes de divination systématisées, suivent des procédures similaires. Celles-ci nécessitent tout d’abord des données en entrée qui sont généralement des éléments concrets ayant une dimension numérique tels que des objets en grand nombre ou numérotés (dans les méthodes de cléromancie) et des dates (dans les méthodes de chronomancie). Ces données sont ensuite soumises à des procédés aléatoires et computationnels dont le résultat est associé à un système symbolique de figures mantiques :

La plupart des techniques appartenant à cette catégorie [divination systématisée, shùshù 術數] tournent précisément autour de la capacité du devin à associer correctement des symboles aux données extraites de la question (et du demandeur), avant d’en déduire une réponse.

Hayek 2017 : 530

Comme l’écrivent Chemillier et al. à propos de la divination sikidy, la procédure divinatoire comporte :

[U]ne partie produite au hasard (où se manifeste la destinée), et une partie construite à partir de la précédente selon des règles précises. Cette partie calculée du sikidy, qui permet en quelque sorte de « décoder » le message contenu dans la partie aléatoire, met en oeuvre des propriétés formelles élaborées [de nature algébrique ou modulaire].

Chemillier et al. 2007 : 8

Toutes s’inscrivent dans des structures cycliques et produisent un nombre fini de résultats (Ascher 2002a : 195-196, 2002b : 35).

Nous nous intéressons ici spécifiquement à l’étape de calcul de ces procédures, véritables « algorithmes algébriques à plusieurs étapes » (Ascher 2002b : 14) dont nous allons tenter de comprendre la nature et les caractéristiques. Comment expliquer cet intérêt partagé pour la production de restes, selon des procédures dont la complexité semble dépasser la simple nécessité pratique de sélectionner une occurrence dans un ensemble limité de configurations ? En effet, des définitions et des procédures suivies lors de ces opérations découlent des systèmes qui ont des propriétés spécifiques. Ainsi, les procédures divinatoires, d’ordre logique, répondent à un certain nombre de questions, d’ordre symbolique, qui se posent aux acteurs du rituel divinatoire. Comment assurer que la figure mantique identifiée correspond bien à la situation en jeu ? Qu’elle traduit l’essence de la situation dans toute sa complexité ? Qu’elle n’est pas altérée par des intérêts humains particuliers ?

Les computations comprennent trois éléments qui ne sont pas sans rappeler les composantes de la congruence : un grand nombre, une réduction et un reste.

Le nombre : processus de complexification

Les opérations nécessitent comme point de départ un nombre élevé et indéterminé. Le grand nombre est fourni directement par la manipulation de petits objets (les tiges d’achillée ou les grains de riz) ou bien est calculé par addition de données temporelles (dans la méthode du Trésor de la paume).

Dans la description des procédures opératoires, cette phase correspond à un champ lexical de l’addition : jiā 加 : « ajouter », qui est aussi le terme mathématique utilisé pour « addition ». Dans la Numérologie de la fleur de prunier, les nombres correspondant à l’année, au mois, au jour et à l’heure sont « additionnés » – shàng 上 : communément « haut » ou « monter », signifie ici « ajouter ». Dans la pratique mathématique du boulier, shàng 上 désigne le fait d’ajouter une unité en faisant monter une boule au-dessus de la barre transversale. Dans le Trésor de la paume, les paramètres de la date sont dénombrés et ajoutés (shàng 上) les uns à la suite des autres ; zǒngshù 總數/zǒnghé 總和 : total, somme. Dans la méthode des grains de riz, les trois tas de grains séparés au début de la procédure sont considérés comme des « totaux » (zǒnghé 總和). Dans la Numérologie de la fleur de prunier, c’est la somme (zǒngshù 總數) des paramètres temporels qui est divisée.

Ces additions de paramètres assurent que la spécificité et la complexité de la situation en jeu sont bien prises en compte et que le résultat de la divination sera un reflet à la fois exact et précis du destin de l’individu. En effet, le destin du point de vue de la religion chinoise se définit très concrètement par la combinaison de divers systèmes d’organisation de l’espace-temps (cinq orients, macrocosme/microcosme, cycle sexagésimal, etc.) qui se combinent entre eux (Berthier 1987 : 87).

Les qualités propres à chaque moment, chaque lieu, chaque individu peuvent être identifiées précisément par les coordonnées que ceux-ci occupent dans ces différents référentiels et devenir, ainsi, objets de traitement et de connaissance (Homola 2015). En particulier, les coordonnées temporelles contiennent des informations cruciales relatives à la qualité d’un moment ou d’une personne née à ce moment :

Pour beaucoup de gens, le rôle crucial du calendrier est de déterminer la qualité du temps. Savoir où un jour se situe dans un ou plusieurs cycles permet de savoir comment ce jour est lié à la cosmologie, comment interpréter ce jour ou à quoi s’attendre pendant cette journée.

Ascher 2002c : 59

Le grand nombre qui sert de point de départ aux opérations représente à la fois la spécificité et la complexité du cas en jeu dont l’ensemble, ou du moins un maximum de traits constitutifs ont été amalgamés par addition. L’addition des paramètres temporels dans la Numérologie de la fleur de prunier et dans le Trésor de la paume permet de saisir l’instant concerné dans toutes ses dimensions. Le praticien dispose également d’une grande liberté pour ajouter d’autres éléments qu’il juge constitutifs de la situation (tels que la couleur des coqs, par exemple) pour affiner encore le résultat. Ce grand nombre de départ, qu’il soit fourni par manipulation d’objets ou par addition, est un élément essentiel des procédures divinatoires en ce qu’il favorise l’expression d’un destin personnel singulier.

Une autre propriété importante est attachée à ce nombre élevé : il est indéterminé et assure ainsi que le résultat de la divination est bien une expression des forces divines ou cosmologiques en limitant le champ de l’intervention humaine :

[…] l’analyse de la géomancie africaine et arabe nous en convainc mieux, la divination à travers le tâtonnement sur les figures du hasard, impose silence aux volontés et aux raisonnements humains pour mieux laisser entendre le message des dieux.

Bromberger et Ravis-Giordani 1987 : 130

Cependant, davantage qu’un effacement de la volonté humaine, la cléromancie chinoise suppose la participation active de l’Homme en tant qu’agent cosmique au sein de la triade Ciel-Terre-Homme. Par ses calculs et ses manipulations rituelles, l’Homme met à jour les mutations incessantes du cosmos et aspire à entrer en résonance avec elles. De plus, même si elles visent à percer le mystère de phénomènes prédéterminés par le Ciel (Tiān 天), ces techniques divinatoires sont le fruit de spéculations humaines[12] dont l’histoire complexe, de la chéloniomancie (divination sur écailles de tortue) à l’achilléomancie, montre une abstraction et une rationalisation de plus en plus poussées, évoluant de « l’idée d’un monde gouverné par la volonté divine » à un « univers dominé par la nécessité mathématique des mutations » (Vandermeersch 1974 : 50).

D’un point de vue purement opératoire, c’est la séquence aléatoire du partage des tiges d’achillée en deux paquets – la seule séquence non déterministe de la procédure – qui permet de capter la conjoncture cosmologique du moment dans son unicité. Cette opération est rendue aléatoire grâce au grand nombre de tiges utilisé qui empêche toute manipulation humaine : l’oeil humain ne saurait compter le nombre de tiges de chaque paquet en un temps si court. De même, dans la méthode des grains de riz, les grains de riz ne peuvent être dénombrés en un coup d’oeil. Ainsi, il s’agit moins « d’imposer silence » à la volonté humaine que de l’intégrer et de la circonscrire de façon à laisser un espace à l’expression de la conjoncture cosmologique.

Deux procédures de décompte produisant des restes et employées dans des jeux nous éclairent sur le rôle des grands nombres pour délimiter l’intervention humaine, c’est-à-dire, dans le contexte du jeu, pour empêcher la tricherie.

Le jeu chinois du fāntān 番攤 est un exemple frappant d’une procédure visant à produire des restes dans un domaine, certes proche, mais distinct de la divination (Paulès 2010)[13]. D’un gros tas de jetons, le croupier prélève une grosse poignée qu’il dissimule aussitôt sous un couvercle. Les joueurs misent alors sur un chiffre entre 1 et 4. Une fois que les jeux sont faits, le croupier ôte le couvercle et retire les sapèques quatre par quatre avec une baguette. Les gains et les pertes des joueurs dépendent du nombre de sapèques restantes à la fin du comptage : 1, 2, 3, ou 4. Dans ce jeu, la procédure est conçue pour minimiser la tricherie[14]. Contrairement à la plupart des jeux de dés dans les casinos occidentaux, les joueurs parient une fois que les jeux sont faits. La séquence aléatoire de la procédure – le renversement du bol sur les jetons – est effectuée avant les mises, si bien que le croupier ne peut être soupçonné d’intervenir sur le résultat. Quant aux joueurs, le grand nombre de jetons et la rapidité du geste de recouvrement les empêchent de prévoir le résultat avant de miser. La suite du jeu est une procédure mécanique dépourvue de tout aléa. De manière similaire, dans le rituel de l’achillée, la séquence aléatoire dans la détermination d’une ligne de l’hexagramme se limite au partage des tiges en début de procédure. C’est à cet instant – opaque au praticien et donc libre de toute manipulation volontaire – que les « jeux sont faits », et ce n’est qu’après de nombreuses opérations mécaniques que le praticien pourra prendre connaissance du résultat.

Les jeux d’enfants de type « plouf-plouf », connus dans la littérature scientifique sous le nom de « formulettes d’élimination », constituent d’autres types de procédures qui visent la sélection aléatoire d’un enfant parmi un groupe restreint. Le principe de ce jeu, dont il existe de nombreuses variantes, s’énonce ainsi : les enfants ayant joint un de leurs pieds en cercle, l’un d’eux récite la formulette en pointant successivement les pieds à chaque temps ou syllabe. Le pied sur lequel s’arrête la comptine sort du cercle et la procédure est répétée jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un enfant qui est alors désigné (pour être le loup par exemple).

Plusieurs auteurs définissent les formulettes d’élimination comme un genre littéraire de la tradition orale enfantine dont la forme est définie principalement par la fonction, c’est-à-dire la sélection immédiate et pratique d’une personne (Rubin 1995 ; Arleo 2010). Cependant, la quasi-totalité de l’immense littérature produite sur ce sujet se concentre sur la forme et sur le contenu de ces formulettes. Seules de rares enquêtes ethnographiques (Goldstein 1971 ; Van Peer 1988) mettent en avant leur rôle dans la prise de décision mais sans vraiment pointer le lien entre cette fonction et les règles mêmes du jeu[15]. Or, ces formulettes représentent bien, comme les techniques divinatoires et le jeu du fāntān 番攤, une procédure de décompte (de syllabes mais aussi de nombres[16]) dans une structure cyclique dont le reste constitue le résultat final.

Pour l’aspect qui nous intéresse présentement – un grand nombre qui empêche toute intervention humaine volontaire –, il est représenté ici par la longueur de la comptine. Plus la comptine est longue, plus il est difficile pour la personne qui compte de prévoir l’issue du décompte et donc d’essayer de l’influencer, en choisissant le point de départ par exemple. Cependant, contrairement à la divination et au fāntān 番攤, et bien qu’ils le reconnaissent rarement[17], les enfants recourent couramment à différentes stratégies pour manipuler le résultat.

Les variantes ajoutées à la fin de la comptine – ou codas – sont les plus courantes (Arleo 1980). Elles permettent de prolonger le jeu si la personne initialement désignée ne convient pas au compteur. Celui-ci peut ainsi ajouter un décompte (« 1, 2, 3 ») ou épeler un mot (« You are out, O-U-T »).

D’autres stratégies s’appuient sur les propriétés modulaires de la procédure de décompte. Ainsi, pour s’assurer par exemple d’être l’enfant sélectionné, le compteur peut choisir de réciter certains types de formulettes en fonction du nombre de joueurs en présence (Goldstein 1971 : 173-174). Chaque formulette possédant un nombre différent de syllabes accentuées, le compteur sait par avance laquelle appliquer à n’importe quel groupe comprenant jusqu’à huit enfants. Par exemple, avec la comptine « Eenymeenyminymoe » qui contient seize syllabes accentuées, le compteur est désigné quand il y a 3 ou 5 joueurs, et n’est pas désigné quand il y a 4, 6, 7 ou 8 joueurs. Ce type de manipulations donne lieu à des contre-mesures tout aussi variées et élaborées pour assurer que seul le hasard opère. Ainsi, un grand nombre de formulettes contiennent un aléa supplémentaire qui peut prendre la forme d’une question posée à un joueur dont la réponse est intégrée à la comptine, empêchant ainsi toute manipulation par le compteur[18].

Ces différents exemples, tant dans le champ de la divination que du jeu, montrent que les procédures visant à produire un reste supposent, comme point de départ, un nombre élevé et indéterminé. Cette double propriété assure à la fois que le résultat obtenu se rapporte bien à la situation considérée (en termes purement logique, il faut un nombre suffisamment élevé pour qu’il puisse être divisé : un nombre trop bas limite considérablement la plage de valeurs possibles du diviseur), et qu’il exprime les forces cosmologiques en présence et non un intérêt uniquement humain.

La réduction : processus de simplification

Ce nombre élevé et indéterminé, qui reflète une phase de complexification des données, fait ensuite l’objet d’un processus de réduction qui peut prendre la forme d’un décompte d’objets par paquets ou en séries (rituel de l’achillée, grains de riz), d’un décompte de nombres en séries (Trésor de la paume) ou d’une division arithmétique (Numérologie de la fleur du prunier).

Inclure et écarter

Dans le rituel de l’achillée, le décompte des tiges est désigné par le terme shé 揲, qui signifie « compter par séries (par exemple par groupes de quatre) » (Institut Ricci 2001). Très peu usité en dehors de ce contexte divinatoire, il peut aussi être traduit directement par « trier, décompter les tiges d’achillée ». Dans la méthode des grains de riz et de la Numérologie de la fleur du prunier, c’est le terme chú 除 qui est employé. Chú 除  signifie « division », « diviser », « soustraire » en mathématiques, mais a également le sens commun d’« écarter », « éliminer », « ôter », « retrancher ». Si le sens mathématique est clair dans la Numérologie de la fleur de prunier dans laquelle on « divise » un nombre par un autre, le sens commun et le sens mathématique se confondent quand l’opération est appliquée à des objets comme dans la méthode des grains de riz. En pratique, le devin ne compte pas d’abord la totalité des grains dans un tas pour ensuite diviser mentalement ce nombre par 8 ou 6. Il opère directement sur les objets et réduit le tas en écartant successivement avec ses doigts des groupes de 8 ou 6 grains. Chú 除 est aussi le terme utilisé dans la science chinoise des calendriers : pour connaître une date particulière dans une représentation cyclique du temps, le spécialiste « écarte » les cycles successifs jusqu’à atteindre celui qui l’intéresse (Cullen 2017).

Cette action d’écarter dans le décompte d’objets et du temps se retrouve aussi dans les tirages au sort. Dans son étude de l’institution du tirage au sort dans le partage des héritages dans un village des Pouilles en Italie, Maurizio Catani (1987) examine comment le processus d’assignation des lots d’héritage combine un tirage au sort classique et une procédure également employée par les enfants dans leurs jeux – la conta. Chaque lot est inscrit sur un bout de papier placé dans un chapeau. Chaque héritier tire au sort un papier sur lequel a été inscrit le nom du lot qui lui sera ainsi assigné. La conta, quant à elle, permet de déterminer la personne qui va tirer un papier en premier et se déroule ainsi en référence aux jeux d’enfants :

Lors des jeux enfantins, quand il s’agit de constituer des équipes ou de désigner un « chat », par exemple, les enfants se mettent en cercle et changent les doigts d’une main ou changent la main […]. Sous le regard attentif des autres, un des joueurs fait l’addition des doigts présentés et compte en cercle jusqu’à atteindre le nombre ainsi obtenu. […] On désigne ainsi le chat ou le premier joueur à moins que la procédure ne soit inversée : le dernier qui reste est le chat.

Catani 1987 : 277-278

Pour comprendre en quoi la conta et également la première phase classique du tirage au sort constituent des actions d’écarter (des scartie), il faut souligner que la procédure de sélection ou de désignation fonctionne par élimination, c’est-à-dire que toutes les combinaisons possibles, tous les joueurs, sont inclus dans le processus. En effet, on ne peut écarter que ce qui a d’abord été pris en compte. Ainsi, dans le rituel de l’achillée ou encore dans la divination sikidy, l’action d’écarter (procédé de simplification) est précédée d’un geste d’appariement par deux ou quatre (procédé d’inclusion).

Les techniques divinatoires et les procédés d’élimination dans les jeux d’enfants montrent comment la longueur des procédures – en grande partie due à des processus de décompte ou d’énumération qui constituent de véritables passages en revue – contribue à l’autorité du processus de décision.

La fonction régulatrice des formulettes d’élimination est ainsi bien connue : elles organisent le jeu non seulement parce qu’elles permettent de désigner un joueur central pour le jeu, mais également parce qu’elles définissent et construisent le cadre du jeu (Hamayon 2012). Ce qui explique pourquoi, dans la plupart des cas et en dépit de la « perte de temps » que constituent ces formulettes par rapport au véritable jeu qui est visé (jouer au loup par exemple), l’enfant qui sera le loup le premier n’est pas le premier joueur désigné lors du processus mais le dernier, après que chaque enfant a tour à tour été pointé comme faisant partie du jeu puis « écarté » du rôle du loup : « les corps des joueurs forment un cercle, matérialisant ainsi la distinction cognitive fondamentale entre “dedans” et “dehors” (aux sens physique et symbolique), reflétée linguistiquement par des phrases comme “Tu sors” » (Arleo 1997 : 400). Comme le note également Catani, le fait de changer les doigts « implique une participation active aux différentes phases du rituel » (Catani 1987 : 279). La procédure établit le nombre et l’identité des participants du jeu (un processus encore renforcé par l’addition des doigts de chaque participant) et la reconnaissance d’une règle commune.

Le décompte par séries ou par paquets est un processus de sélection qui procède par énumération (compter un à un) et réduction (écarter par séries). Dans le contexte divinatoire chinois, l’importance de ce décompte apparaît dans l’autorité attachée au résultat de la divination selon les modes de sélection de la figure mantique. La valeur accordée au tirage d’un hexagramme est proportionnelle au temps (et à l’argent quand il est fait appel à un professionnel) investi dans sa production. Ainsi, parmi les différentes procédures présentées dans la première partie, un hexagramme tiré selon le procédé de l’achillée sera considéré par le client comme ayant davantage d’autorité qu’un hexagramme tiré avec la méthode des grains de riz qui, lui-même, aura plus de valeur qu’un hexagramme sélectionné simplement en ouvrant au hasard la page d’un manuel sur le Livre des Mutations. Ce n’est pas tant que le premier sera considéré comme plus « juste » (zhǔn 凖) que le dernier, mais il vaudra pour une plus longue période de temps (du fait du processus de complexification présenté plus haut), alors que l’hexagramme tiré en ouvrant une page au hasard ne représentera que cet instant précis et ne pourra aider qu’à une décision limitée et ponctuelle. Les devins avec lesquels j’ai travaillé soulignent ainsi que lorsqu’on utilise une méthode de tirage complexe (achillée ou pièces), il est fortement déconseillé, voire interdit, de tirer un autre hexagramme sur le même sujet avant une longue période de temps. À l’inverse, que l’hexagramme sélectionné en ouvrant au hasard une page du livre soit mauvais n’est pas si grave, car un autre tirage pourra être effectué peu après. C’est ainsi que les tirages longs sont souvent réservés aux questions et décisions importantes concernant l’individu (mariage, changement de travail, départ à l’étranger, investissement financier) alors que les tirages courts permettent de répondre aux préoccupations de la vie quotidienne (« Quel jour sera le plus favorable à l’organisation de retrouvailles entre amis ? »).

De manière similaire, nous avons vu dans l’exemple du Trésor de la paume que les étapes intermédiaires du décompte importent dans l’interprétation, et qu’il n’est donc pas possible de le court-circuiter en divisant directement la somme des paramètres temporels. En d’autres termes, le « décompte compte » en tant que mécanisme d’inclusion qui procède par inventaire, et qui est renforcé par les actions de pointage, de désignation et d’énumération. Il constitue, en complément des séquences aléatoires, le champ de l’intervention humaine dans le rituel divinatoire.

Le plaisir de la répétition

Les procédures de réduction par décompte n’ont pas qu’une visée fonctionnelle – sélectionner –, elles ont également une dimension ludique, esthétique et même dramatique qui constitue une fin en elle-même. Roberte Hamayon (2012) a noté l’aspect ludique des manipulations d’objets commun aux « rituels d’appel de la chance » (dont les lancers divinatoires) et aux jeux. En chinois, l’étymologie de « jouer » (wán 玩) se rapporte à un bibelot que l’on s’amuse à manipuler (Homola 2015). Les deux phases du processus opératoire évoquées précédemment – addition et division – impliquent ainsi de nombreuses manipulations au sens littéral, c’est-à-dire des opérations sur des objets ou des nombres, effectuées par la main, qui sont désignées par différents termes techniques : guà 掛 : suspendre, placer [les tiges d’achillée entre les doigts] ; lè 扐 : espace entre les doigts (dans le contexte divinatoire, ce terme signifie « Tenir l’achillée entre les doigts pour consulter les sorts » ; voir Institut Ricci 2001) ; cuō 撮 : prendre (les grains de riz) avec le bout des doigts dans la méthode des grains de riz ; xié 挾 : prendre (les grains de riz) entre deux doigts dans la méthode des grains de riz ; àn 按 : presser avec le doigt (le pouce) pour compter dans la méthode du Trésor de la paume.

Les chercheurs qui travaillent sur les formulettes d’élimination ont également noté le plaisir que prennent les enfants dans le décompte et dans la répétition des gestes et des comptines. Le décompte constitue bien un jeu – un amusement – en lui-même, ce qui est une explication supplémentaire au fait que le rôle du loup est assigné, non pas au premier enfant sélectionné, mais à celui qui reste après que tout le monde a été écarté.

Pour sa part, Olivier Morin explique même la persistance de ces coutumes enfantines (une autre des grandes questions de ce champ de recherche) par leur « capacité à susciter et à supporter des répétitions et des transmissions fréquentes » : « Pour durer, un jeu doit pouvoir tenir – mieux susciter – la répétition fréquente » (Morin 2010 : §65).

De même, les codas n’ont pas que la visée stratégique de changer le joueur désigné en ajoutant quelques syllabes. C’est aussi un outil rhétorique qui ajoute du suspense dans la mise en scène :

L’enfant se réjouit du suspense et de la surprise du moment – il se moque souvent des fins et embrasse les moyens. En prolongeant les vers habituels d’une comptine, la coda crée un suspense et une tension supplémentaires ; le compteur fait non seulement preuve de perspicacité stratégique, mais également d’habileté rhétorique.

Arleo 1980 : 221

Une grande part du plaisir du jeu du fāntān 番攤  naît de la tension que ressent le joueur au fur et à mesure que le croupier écarte les paquets de quatre jetons, et qui culmine dans les quelques secondes avant la fin du décompte où le joueur anticipe en un coup d’oeil le futur résultat.

Dans le rituel de l’achillée, l’hexagramme est construit ligne à ligne par la répétition successive de décomptes. Ainsi, avec l’expérience, le praticien peut anticiper le type de ligne qui sera sélectionné. La tension culmine lors de la sélection de la dernière ligne de l’hexagramme, lorsque le reste du tout dernier décompte peut déterminer un hexagramme soit favorable soit défavorable.

Le reste : processus de catégorisation

Le terme  餘 employé dans les techniques divinatoires désigne à la fois le reste d’un décompte d’objets et d’une division arithmétique. Ce reste est caractérisé par une double propriété. Tout d’abord, il a une valeur numérique faible, ce qui permet de traiter l’information divinatoire en associant les différentes valeurs possibles du reste à un nombre limité de catégories (ou figures mantiques) qui peuvent ainsi être mémorisées. Ensuite, la plage de valeurs prises par le reste est définie précisément à travers le choix du diviseur ou module. Différents modules peuvent être utilisés selon le type de reste recherché. Ainsi, dans la méthode des grains de riz et la Numérologie de la fleur du prunier, le choix du diviseur 8 permet d’identifier un trigramme parmi les huit trigrammes, alors que la division du même nombre par 6 permet de sélectionner une ligne changeante parmi six.

C’est donc une double opération qui se joue dans cette procédure : elle construit une représentation finie de la réalité (c’est-à-dire de l’horizon des options possibles) et opère un choix dans cette réalité. Pour comprendre la signification de ces restes, examinons les propriétés générales de la congruence et la conception des nombres dans les mathématiques chinoises.

Nombres et opérations dans les mathématiques chinoises

La congruence est une relation d’équivalence, c’est-à-dire que dans un contexte de congruence, certains nombres sont équivalents à d’autres. La conséquence de ces équivalences est que les nombres sont divisés en plusieurs catégories ou « classes de nombres ».

Dans le contexte des mathématiques chinoises, les historiens soulignent à quel point les mathématiques chinoises sont « instrumentales » (Martzloff 1988) – les nombres font référence à des quantités d’objets (qui sont manipulés) – ou « procédurales » (Chemla et Guo 2004) – c’est la manipulation (procédure, algorithme) qui définit des catégories de nombres. D’ailleurs, un même mot, shù 數, signifie à la fois nombre et procédure. Ce qui crée les nombres et les rend signifiants, c’est la procédure qu’ils ont subie. Ce sont les opérations qui structurent les nombres : le nombre désigne « une quantité en tant qu’elle est structurée par l’application d’une procédure de mesure » (ibid. : 59). Dans les procédures qui nous intéressent, c’est l’opération de décompte, équivalente d’un point de vue logique à une division, qui donne au nombre qu’elle produit – le reste – une valeur de catégorie.

Andrea Bréard (2012) a aussi montré que la divination par les hexagrammes constitue un modèle paradigmatique de problématiques combinatoires liées à la détermination du nombre de combinaisons, de permutations et d’issues possibles des tirages. Ainsi, nous avons vu que lorsque le nombre de figures mantiques est réduit (6, 8 ou jusqu’à 12 dans le Trésor de la Paume), le choix d’un diviseur correspondant permet de rapporter directement n’importe quel nombre à une catégorie de figures mantiques. Lorsque le nombre de configurations mantiques est trop élevé (64 dans le rituel de l’achillée, 256 dans la divination par les noeuds et la divination Ifa, encore davantage dans la divination sikidy), c’est une combinatoire de petits restes qui permet d’atteindre les configurations finales.

Un procédé opératoire heuristique

Le décompte et la division sont des procédés heuristiques de simplification qui procèdent, non pas par une analyse détaillée, mais par identification de chaque situation à une classe ou catégorie déjà répertoriée. La production de restes est un procédé opératoire de catégorisation qui permet d’identifier une occurrence dans le répertoire formé par les figures mantiques tel qu’il est consigné dans les ouvrages divinatoires ou appris par coeur par le praticien. Hormis les courtes explications relatives aux rituels et aux formules de calcul, la majeure partie des manuels divinatoires chinois est donc constituée de listes de configurations mantiques. Ces ouvrages ne sont d’ailleurs pas faits pour être lus, mais pour être consultés après tirage.

L’opération de division permet de traiter rapidement des paramètres complexes en vue de l’action en rapportant ces paramètres au répertoire de connaissance et d’action que constituent les figures mantiques. La production de reste apparaît ainsi comme un schème de pensée qui vise à simplifier et à réduire la complexité du cosmos à une échelle appréhendable par l’esprit humain.

Un reste qui agit

Alors que les procédures divinatoires fondées sur la production de restes semblent omniprésentes en Chine, la notion de « reste » n’est à ma connaissance pas théorisée en Chine, ni par les savants des arts divinatoires, ni dans le domaine plus large de la pensée ou de la philosophie chinoise. Dans son analyse du rôle du reste des offrandes sacrificielles au Ciel et aux ancêtres en Chine ancienne, Jean Lévi (2007) souligne qu’en Chine, ce n’est pas le reste qui est élaboré en concept, mais sa transformation l’est en impératif moral de réciprocité (bào 報). Cependant, à l’instar des propriétés de catégorisation du reste évoquées précédemment, il souligne comment le système d’attribution des restes sacrificiels détermine les rapports entre les êtres et définit les catégories statutaires :

Car l’essence rituelle de l’homme c’est de payer en retour les dons du ciel qui lui sont distribués depuis le haut vers le bas, en une cascade de restes, déterminant au passage des classes d’êtres et opérant par cette trajectoire non seulement une répartition des richesses, mais encore apportant ordre et organisation et, par-là, délimitant des catégories ontologiques.

Lévi 2007 : 20

À l’inverse, le reste est une notion déterminante dans le monde indien, comme le montre Charles Malamoud (1989) dans son article « Observations sur la notion de “reste” dans le brahmanisme ». Son travail se concentre principalement sur les restes alimentaires et l’attitude systématique de répulsion qu’ils suscitent dans l’hindouisme. Véhicules privilégiés de la souillure, ils font l’objet de prohibitions et de règles strictes. L’étude des restes alimentaires dans différents mythes lui permet cependant de mettre en évidence leur rôle dans le mécanisme du dharma en tant que germe et point de départ du cycle rituel :

Le reste de nourriture, loin d’être un point d’aboutissement dans les processus rituels et sociaux où il apparaît, est au contraire le point de départ d’une activité ultérieure, comme l’origine d’un recommencement. Or cette conception du reste n’est pas limitée au domaine alimentaire.

Malamoud 1989 : 28

Dans la doctrine du samsara (le cycle des renaissances, des vies et des morts), on revient en ce monde en raison du reste du fruit de ses actions : les bonnes et mauvaises actions sont mesurées et c’est l’excédent qui reste des unes ou des autres qui détermine la nouvelle naissance.

« La notion de reliquat joue un rôle fondamental dans la permanente remise en mouvement du mécanisme du karman » (ibid. : 29). Ce reste constitue le destin (bhagya, littéralement la part allouée) attribué à chacun à la naissance, qui est conçu comme une part de richesse qui peut être augmentée ou diminuée en fonction des influences planétaires et des choix personnels (Guenzi 2012).

On trouve également cette notion de résidu karmique dans le vocabulaire bouddhique chinois : yǒuyú 有餘 signifie littéralement « avec reste » (de karma), et wúyú 無餘 « sans reste » (de karma). Ainsi, l’expression « yǒuyú nièpán 有餘涅槃 » (le « nirvana avec reste ») désigne le nirvana obtenu par l’éveil dans le courant de l’existence. Wúyú nièpán 無餘涅槃 (le « nirvana sans reste ») est le nirvana complet réalisé à la mort quand la force du karma est épuisée (Institut Ricci 2001).

Si la notion de reste est théorisée dans l’hindouisme et le bouddhisme, y trouve-t-on pour autant des procédures de production de restes analogues à celles décrites dans la divination chinoise ? De manière tout à fait remarquable, Malamoud termine son article par une brève allusion à des procédés opératoires décrits dans des traités d’architecture (Vastu sastra) où les dimensions des temples sont déterminées à partir de restes de divisions. Malamoud est ainsi l’un des rares à pointer un lien entre restes alimentaires, restes karmiques et restes de divisions.

Contrairement au cas chinois dans lequel les procédures de division impliquent la manipulation d’objets, les opérations de division dans les Vastu sastra semblent directement inspirées d’opérations analogues en astrologie et dans la science des mouvements célestes qui permettent de déterminer la position d’un astre sur son orbite à un moment donné[19].

La construction du temple s’appuie sur une « doctrine du reste » qui vise à « placer l’ensemble de l’édifice dans un rapport magique, en harmonie avec le temps, l’orientation spatiale ou même la caste du constructeur » (Volwahsen 1968 : 49). Différentes formules de calcul de restes permettent d’harmoniser les multiples paramètres qui déterminent la construction du temple (ibid. : 49-50). Ainsi, le reste de l’opération (largeur x 3)/8 permet de déterminer l’orientation du temple parmi les huit points cardinaux (le diviseur 8 permet d’identifier un chiffre entre 0 et 7). Le reste de l’opération (périmètre x 9)/7 donne le jour de la semaine où devrait commencer la construction du temple alors que (longueur x largeur x 9)/4 donne la caste du fondateur du temple.

Remarquons que ces formules sont ici prescriptives et non divinatoires, et qu’il est difficile de satisfaire toutes les exigences du fait qu’il ne s’agit pas de n équations à n inconnues, mais d’une accumulation de divisions dont le reste est à chaque fois déterminant. Les dimensions du temple sont ainsi calculées par tâtonnement de façon à ce qu’un maximum de paramètres désirés puisse être respecté.

Malamoud souligne ainsi que la notion de reste fonctionne comme un schéma intellectuel auquel la pensée brahmanique recourt constamment. Un reste demeure, qui a pour caractéristique permanente d’être, non pas inerte, mais actif. Le reste apparaît ainsi comme une notion paradoxale : aboutissement ou résidu d’un processus, il prend un caractère augural en tant que germe d’un nouveau commencement[20].

Les procédures aléatoires produisant des restes, en tant que procédures opératoires de prise de décision elles contribuent à résoudre ce qui peut être appelé le « problème du commencement ». François Héran écrit ainsi à propos de la pratique des augures dans la Rome ancienne : « Lorsqu’un acte décisif doit être accompli, le premier pas est particulièrement risqué et coûteux ; il s’y attache, à Rome, une valeur augurale forte. Mal “inaugurée”, l’entreprise voit ses chances de succès considérablement réduites » (Héran 1987 : 160). En Chine, comme dans d’autres cultures, le recours à la divination s’impose pour les prises de décision qui ont une forte valeur augurale (mariage, déménagement, construction, etc.).

« Comment neutraliser le commencement ? Telle est la question que peut contribuer à résoudre l’institution d’une procédure aléatoire ou automatisée » (idem), telle que le tirage au sort, le décompte d’objets en divination ou encore les formulettes d’élimination. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ces dernières ne sont pas à proprement parler des jeux, mais des « pré-jeux ». Elles visent à résoudre le problème du commencement du jeu : qui acceptera d’être le loup en premier ? Le commencement du pré-jeu même fait également l’objet d’un rituel spécifique : c’est ainsi que l’on peut interpréter le « plouf-plouf » imprimé au centre du rassemblement des joueurs, un « coup pour rien » avant de commencer la comptine (Rézeau 2006 : 92). La conta italienne décrite plus haut vise à résoudre un problème analogue : elle ne sert pas à attribuer directement des lots d’héritage, mais simplement à savoir qui tirera un papier en premier.

Le résidu d’une action (un processus qui inclut tous les paramètres et parties en jeu dans la situation) rejoint le commencement d’une autre action (le véritable enjeu de la situation) dont il fixe mécaniquement le premier pas de manière aléatoire. Par leur structure (un aléa, une intervention humaine encadrée et des opérations mécaniques), les procédures de décompte et de division ont un effet de neutralisation : elles laissent les occurrences parler et décider.

Conclusion

Les différents jeux et techniques divinatoires présentés dans ce travail suivent des processus opératoires similaires : des procédures aléatoires de décompte (d’objets, de nombres, de syllabes) dans une structure cyclique et dont le reste constitue le résultat final.

Ces procédures nécessitent comme point de départ un nombre élevé et indéterminé qui assure que la complexité et la spécificité de la situation en jeu sont bien prises en compte et qu’aucune volonté humaine ne perturbe l’expression des forces cosmologiques. Ce nombre est ensuite réduit par un processus long de décompte qui passe en revue puis écarte chaque élément jusqu’à aboutir à la sélection d’un reste. Ce décompte peut être raccourci au moyen de divisions arithmétiques ou de tirages au sort.

Une propriété majeure des restes ainsi obtenus est qu’ils peuvent être, par le choix du diviseur, directement associés à une liste finie de figures mantiques. Les figures mantiques constituent ainsi des répertoires de connaissance et d’action appropriées aux situations de prise de décision. En effet, ils sont facilement mémorisables et permettent de traiter une grande diversité de situations en les subsumant sous des catégories préalablement définies. L’occurrence adéquate dans ce répertoire est identifiée au moyen du reste. Les cas d’études présentés mettent ainsi à jour la tension entre la complexité des techniques de calcul du destin (qui visent à inclure le maximum de paramètres pour rendre compte d’une situation de la manière la plus juste possible) et la nécessaire simplicité que requiert l’application de ces techniques dans des contextes d’action et de prise de décision.

La production de restes est également un dispositif pratique d’une grande flexibilité qui permet de faire émerger une figure mantique à partir de données extrêmement diverses. Nous avons ainsi montré le processus par lequel une date exprimée sous la forme année/mois/jour/heure peut être associée à un hexagramme parmi 64. Par le niveau d’abstraction (mise à distance de la question de départ) et de simplification (décomplexification du cosmos) qu’elle implique, la pensée par catégories apparaît ici comme un élément essentiel de l’anticipation des évènements futurs.

Enfin, comme l’ont montré les travaux de Charles Malamoud, le reste est ce qui agit, ce qui produit un effet. Tout l’art du devin ou du spécialiste de Vastu sastra consiste à identifier le reste adéquat qui permettra d’atteindre l’effet recherché. Dans les représentations cycliques du temps et de l’espace qui ont cours dans les conceptions religieuses chinoises et hindoues, tout l’art consiste à connaître sa position dans ces différents cycles de façon à s’y placer correctement. Le calcul de restes constitue ainsi un procédé intellectuel d’orientation qui permet de se positionner de manière adéquate à chaque action ou prise de décision.

Alors que ce travail s’est concentré sur la production de restes dans les pratiques divinatoires et dans les jeux, de nombreux autres domaines restent à explorer, en particulier dans le contexte chinois. Ainsi, même si Daumas et al. (2011) n’y voient pas l’origine de l’intérêt chinois pour la congruence, les sciences du calendrier sont un des domaines majeurs où sont effectués des calculs de congruence dans l’objectif de produire un reste[21].

Le reste est une notion extrêmement riche qui touche à de nombreux champs des sciences sociales. Mais quel que soit le domaine, cet article a cherché à montrer l’intérêt d’une étude des restes sous l’angle des processus opératoires qui les produisent. La production de restes apparaît ainsi comme un processus de catégorisation et son étude donne accès, au-delà des procédures, aux mécanismes de pensée qui forgent ces catégories.