Article body

C’est avec fierté que le Président de la Région Guyane, Rodolphe Alexandre, a accueilli [à l’Hôtel de la Région] la cérémonie de consécration internationale du djokan[1], son fondateur et Gran Dòkò, Yannick Théolade, s’étant vu attribuer le diplôme international de l’art martial djokan des mains même du Hanshi Schneider, membre fondateur de la Fédération internationale des Arts martiaux traditionnels, ce lundi 31 octobre 2011. […] Le Président de Région s’est réjoui de l’avènement de cet art martial purement guyanais, qu’il considère comme faisant définitivement partie intégrante du patrimoine culturel de la Guyane.[2]

Ce 31 octobre 2011, la reconnaissance du djokan par une fédération sportive internationale[3], qui consacrait son entrée dans le paysage des arts martiaux, se doublait de son institution solennelle comme « patrimoine immatériel guyanais » au cours d’une cérémonie à l’Hôtel de Région, en présence du Directeur régional des affaires culturelles de Guyane. Témoignant de l’intérêt que les acteurs politiques guyanais portaient à cet art martial, la démarche, toutefois, avait de quoi étonner car tout n’avait véritablement commencé que l’année précédente. En septembre 2010, Yannick Théolade avait déposé à l’Institut national de la propriété intellectuelle la marque « Djokan Art Martial Amazonien », et le djokan, dont il avait élaboré durant quelques années les règles et les techniques, était apparu pour la première fois au public guyanais à l’occasion d’une démonstration effectuée dans le cadre d’un Salon du sport et des loisirs à Cayenne. Au cours des mois suivants, la presse locale et les médias audiovisuels[4] s’étaient largement fait l’écho des démonstrations que Y. Théolade et un petit groupe de pratiquants multipliaient devant le public guyanais. Ainsi, depuis le début de l’année 2011, il n’y eut guère de manifestation touchant aux cultures traditionnelles ou à l’histoire de la Guyane qui n’ait fait appel aux pratiquants du djokan : commémoration de l’abolition de l’esclavage, présentation de l’Hymne à la communauté de destin organisée par les mouvements indépendantistes, fêtes patronales de plusieurs communes, Journées des peuples autochtones ou Festival des rythmes sacrés[5]. Six ans plus tard, le djokan occupe toujours une place notable dans le paysage guyanais, mais l’expansion rapide des pratiquants et des clubs qu’espérait Y. Théolade en 2011[6] ne s’est pas réalisée : l’ouverture de huit clubs était annoncée en 2011 en Guyane, et plusieurs autres devaient être créés hors de la Guyane, mais aujourd’hui seuls deux sont en activité, à Cayenne (en Guyane) et à Asnières (en région parisienne)[7]. Si le club d’Asnières ne mobilise guère, celui de Cayenne continue de rassembler un noyau de pratiquants un peu plus significatif qui manifestent un fort engagement et un enthousiasme chevillé au corps. Mais de toute évidence, l’un et l’autre peinent encore à développer leurs effectifs. Pour autant, même si la couverture médiatique s’est quelque peu réduite une fois passé l’effet de nouveauté, Y. Théolade et ses élèves continuent d’être fréquemment sollicités pour des démonstrations publiques, et en octobre 2015 le djokan a bénéficié à nouveau d’une reconnaissance comme « patrimoine immatériel de la Guyane » de la part du Président du Conseil régional, d’une manière plus officielle encore qu’en 2011[8].

Y. Théolade a créé en quelques années le djokan autour d’un dispositif technique et symbolique qui se veut du même ordre et du même niveau que celui des autres arts martiaux, dont l’histoire s’inscrit dans un temps long, parfois plus que centenaire, et sont à ce titre reconnus de longue date. Comment « invente-t-on » de la sorte un art martial ? Mais surtout, comment réussit-on à lui conférer en si peu de temps une telle lisibilité et une forme de légitimité dans les médias et dans le public, et également aux yeux des politiques, alors même que dans le moyen terme, son développement comme sport et le recrutement de ses pratiquants demeurent encore incertains ? Autant de questions qui renvoient à un ensemble de travaux (Gaudin 2009 ; Juhle 2009 ; Bernard 2014) sur la manière avec laquelle les pratiques martiales se sont développées dans les pays occidentaux et se sont structurées autour d’enjeux symboliques et de pouvoir souvent sans rapport direct avec ces pratiques elles-mêmes.

L’aventure du djokan en Guyane ne saurait en effet être comprise seulement comme la création d’un nouvel art martial. Si on la replace dans un moment particulier de l’histoire de la société guyanaise, elle prend une autre dimension et devient, en un sens, un objet politique. Nous mettrons ici l’accent sur cette dimension, en considérant l’apparition du djokan et sa réception par le public comme révélateurs de processus sociétaux et de reformulations culturelles et identitaires qui travaillent aujourd’hui la société guyanaise. Après une rapide présentation du djokan dans sa dimension technique et sportive, on suivra, à travers l’itinéraire et le discours de son créateur, la maturation et la mise en forme d’un imaginaire et d’un appareil symbolique (Bernard 2016) qui confèrent à cette pratique à la fois son attrait et son ambiguïté. On verra enfin comment le discours dont le djokan est porteur a assuré son succès public et médiatique en entrant en quelque sorte en résonnance avec les attentes, parfois les inquiétudes, d’une société guyanaise pluriculturelle qui tente d’inventer de nouvelles manières de faire cohabiter ses diverses composantes[9].

Un art martial

Les élèves du club de djokan prennent place vers 20 h 30 sur le tatami[10] dans la petite salle du gymnase municipal d’Asnières, en banlieue parisienne. Aujourd’hui, seulement cinq élèves sont présents, âgés entre 20 et 40 ans. D., un Guyanais installé depuis quelques années en région parisienne et qui pratique le djokan depuis cinq ans, conduit l’entraînement. E., qui fut le partenaire de Y. Théolade lorsqu’il mettait au point le djokan à Cayenne et fonda le club en 2013, est un peu en retrait. Il observe et recadre de temps en temps les pratiquants, délivrant une rare parole qui vient rappeler un point technique ou philosophique de la pratique du djokan. Tout au long de la soirée, deux tambours, joués par l’épouse d’E. et par D. lorsqu’il n’intervient pas auprès des élèves, donnent le rythme de la séance et marquent sa progression. Globalement, l’organisation de ces séances d’entraînement ne surprend guère celui qui connaît le déroulement classique d’un entraînement de judo, par exemple : salut au tatami et aux personnes déjà présentes, échauffement et musculation, travail des figures et des esquives, étude des coups et des parades – à main nue ou avec les « armes » du djokan – puis séance d’application des enchaînements de mouvements codifiés, comparables aux kata[11] que connaissent la plupart des disciplines martiales asiatiques. Après l’entraînement, tous les participants forment un cercle, on se concentre, on se détend, puis le « salut djokan » vient marquer la fin de la séance.

Les entraînements conduits par Y. Théolade à Cayenne, dans l’espace aménagé à son domicile ou dans un gymnase accueillant successivement en soirée plusieurs clubs d’arts martiaux, se déroulent sur le même mode, mais la présence du fondateur du djokan confère à ces entraînements une autre dimension, leur donne beaucoup plus de densité que ne sont en mesure de le faire les enseignants du club d’Asnières. Yannick est celui qui a mis au point les techniques du djokan, en puisant, explique-t-il, à une double source : d’une part, aux sports de combat asiatiques (judo, jujitsu, ninjutsu, aïkido, etc.), à diverses techniques d’autodéfense et à la capoeira, entre lutte et danse ; et, d’autre part, à ce qu’il identifie comme les « savoirs guerriers » traditionnels de Guyane. C’est également lui qui a imaginé une manière de se vêtir et de se comporter sur le tatami et pensé un mode d’accompagnement musical mobilisant les tambours. Il a aussi composé un lexique technique en créole qui balise pour les pratiquants une sorte d’entre soi culturel[12], et formalisé un apparat rituel inspiré des ritualités des disciplines asiatiques (Baudry 1992).

Lors des entraînements, et plus encore lors des démonstrations organisées pour un public extérieur, les pratiquants se déploient sur le tatami en de spectaculaires chorégraphies, formellement séduisantes, qui sont pour beaucoup dans le rapide succès rencontré auprès des médias et du public. Mais si l’on passe outre cette dimension qui frappe l’observateur, et que l’on s’attache à ce qui ferait du djokan un art martial, c’est-à-dire les techniques de combat mobilisées lors d’un entraînement ou d’une démonstration, on a du mal à percevoir ce qui en constituerait la spécificité et la nouveauté en regard des arts martiaux déjà institués. Cette spécificité est plutôt à saisir dans l’inscription du djokan dans l’espace guyanais et amazonien, voulue par son fondateur Y. Théolade ; dans la manière avec laquelle ce dernier a construit son histoire et son personnage, a pensé le djokan, et transmis, à travers le djokan, une armature idéologique et un imaginaire qui ont rapidement séduit dans le contexte historique et politique de la Guyane d’aujourd’hui[13].

Le Gran Dòkò Sawani Makan

J’ai commencé les arts martiaux à l’âge de 7 ans. En 1997, j’ai eu mon bac et je suis parti aux Antilles pour faire des études en STAPS[14], et j’ai continué le judo aussi là-bas. Mais progressivement, le ninjutsu[15] a pris beaucoup plus de place dans ma vie, j’en avais assez de la compétition en judo, au fond de moi je cherchais quelque chose de beaucoup plus profond, sur la philosophie, l’énergétique. […] Je suis allé au Japon, j’ai eu la chance de rencontrer les plus grands maîtres. Mais j’en ai bavé, j’ai vu la dure réalité des arts martiaux japonais : dans le monde occidental on croit connaître mais on ne connaît rien ! Aujourd’hui, si je veux prendre du recul, je dirais que les arts martiaux japonais m’ont appris l’humilité, la rigueur, la discipline et la confiance en moi. Sans ça je n’aurais pas pu créer le djokan. Ça a été un passage obligatoire, parce qu’il y avait quelque chose de plus grand qui était en train de se dessiner pour moi.

Entretien avec Y. Théolade, Cayenne, mai 2015

Lorsqu’il relate son itinéraire personnel, Y. Théolade (aujourd’hui âgé de 40 ans) évoque d’abord ce voyage vers l’Orient, véritable quête initiatique, au cours duquel il a puisé à la source. Lorsqu’il a créé le djokan, il a d’une certaine manière voulu rejoindre la légende dorée des personnages fondateurs des arts martiaux asiatiques contemporains[16] en se plaçant dans la position de Gran Dòkò (Grand Maître), et en choisissant de se faire appeler Sawani Makan[17] : « Sawani ce n’est pas un nom que j’ai choisi, c’est un nom que l’on m’a donné… C’est comme tous les grands maîtres japonais, ils portent un nom qui n’est pas leur vrai nom… » (Entretien avec Y. Théolade, Cayenne, mai 2015).

Toutefois, si le djokan s’inscrit pour une part dans cet univers des arts martiaux japonais, son histoire s’écrit d’une manière particulière. Le développement en Occident, dans la seconde moitié du XXe siècle, d’un ensemble d’arts de combat asiatiques s’est fait globalement par la conversion d’un art de la guerre en une discipline sportive[18]. L’itinéraire personnel de Y. Théolade s’est déployé d’une manière inverse, le conduisant à s’écarter d’une discipline comme le judo, complètement « sportivisée » dans sa pratique contemporaine en Occident, pour retrouver, comme il l’explique, « quelque chose de plus grand qui était en train de se dessiner ». Le djokan est bien plus qu’un art martial, insiste-t-il, c’est véritablement une manière de vivre, une philosophie, qui se traduit par exemple dans une partie de son enseignement, le djokaya, « une forme de gymnastique énergétique, des techniques de santé, de relaxation, de méditation, de renforcement du corps et du mental et de développement personnel »[19].

Mais l’histoire du djokan, telle que le Gran Dòkò la construit, relate surtout une autre quête qui l’a amené à parcourir la Guyane (ou plutôt, précise-t-il, l’Amazonie) pour rencontrer dans les sociétés amérindiennes et afrodescendantes (les Businenge et les Créoles) ceux qu’il voyait comme les dépositaires d’antiques savoir guerriers. Cet autre voyage initiatique, ce retour aux sources guyanaises et amazoniennes, va conférer au djokan sa coloration toute particulière, que les médias et la classe politique s’empresseront, dès le départ, de retenir et de célébrer. Ces multiples sources se dévoilent à travers plusieurs récits.[20]

Racines…

Le premier récit, qui pose le cadre, décrit un enracinement du djokan dans la grande forêt amazonienne, dans une nature chargée de valeurs fortes, ainsi que l’exprime Y. Théolade :

Il n’y a pas de plus beau lieu d’entraînement que la nature ; la nature, c’est mon plus grand maître, c’est mon mentor, c’est mon instructeur. Le but, c’est de faire corps avec la nature, c’est d’être en harmonie avec elle…[21]

Cela se traduit, par exemple, dans ce qu’il appelle le djaka, des exercices d’échauffement et de musculation qui s’inspirent de la manière de se déplacer des animaux de la forêt et des rivières de Guyane : les élèves rampent comme le caïman, bondissent comme le singe, le tig[22], la grenouille mabouya, s’essayent à la reptation de la koulev, de l’anguille zangyl ou de la tortue luth kawan, autant d’exercices qui, lorsque les médias sont présents, sont volontiers réalisés dans un environnement naturel, en forêt ou sur la plage où l’on montre les élèves s’extraire de l’eau en rampant. Les autres récits, qui sont des récits d’origine, s’installent dans ce décor de la forêt amazonienne, ils décrivent un retour vers les racines africaines et afrodescendantes – créole et businenge – et une découverte fascinée des mondes amérindiens.

Y. Théolade raconte que, lorsqu’il est revenu en Guyane en 2003, il s’était initié à ce qu’il appelle les « arts de combats guerriers africains » auprès de Michel Clarac, un guadeloupéen fondateur du Wong kem dangu, ou « Art guerrier kamit »[23]. C’est à la suite de cette formation, explique-t-il, qu’il a pris conscience que dans son pays se cachait ce qu’il appelle « une riche culture guerrière » :

Nous vivons dans un monde pacifique, mais que ce soit chez les Amérindiens, les Businenge, les Créoles, il y a un art guerrier qui sommeille. Cette âme guerrière fait partie de leur culture, de leur histoire de leurs traditions.[24]

S’il explique ne pas se reconnaître dans les constructions idéologiques des militants d’un afrocentrisme radical (« moi je ne suis pas du tout dans cette dynamique-là, pour moi le djokan n’exclut pas, au contraire il intègre… »), c’est tout de même une démarche assez proche qu’il a mise en oeuvre en ancrant le djokan dans les cultures « fondatrices » de la Guyane, ainsi qu’il en fait lui-même le récit sur la page de présentation de son site Internet :

Passionné par la Guyane et conscient que le sang qui coule dans ses veines est avant tout amazonien, il entreprend seul et pendant une dizaine d’années des recherches sur les arts guerriers des peuples d’Amazonie : Amérindiens, Afrodescendants.… […] Animé par un constant désir d’authenticité, il approche « des gardiens de la tradition », des chefs coutumiers, des guerriers authentiques, des chamanes qui l’initient au monde amazonien… Pour se reconnecter avec une partie de lui-même et de ses ancêtres, le Gran Dòkò entreprend aussi un voyage en terre d’Afrique… L’aboutissement de cette démarche de vie est le djokan.[25]

Ce récit de l’origine afrodescendante du djokan renvoie d’abord au souvenir des danses de combat qui ont été développées par les esclaves dans une grande partie de l’aire de l’Amérique des plantations (Wagley 1960). Transposées dans un nouveau monde, ces danses de combat venues d’Afrique (Thompson 1987) se sont enrichies au fil du temps de multiples apports, elles se sont « créolisées ». Elles ont pris diverses formes, techniques de lutte, combats au bâton, combats aux poings, et elles sont très généralement rythmées par le jeu des tambours. Dans l’espace sud-américain, on connaît surtout la capoeira brésilienne, qui a essaimé à travers le monde, mais beaucoup d’autres ont existé ou existent encore, notamment dans les cultures créoles de la Caraïbe francophone, tels le danmyé (ou ladja) à la Martinique, le sové vayan (des formes de lutte parfois pratiquées lors des veillées mortuaires), ou le mayolé en Guadeloupe, un combat au bâton. Il semble par contre que l’on ait complètement perdu le souvenir de ces danses de combat en Guyane (Blérald 1996), mais Y. Théolade en voit une trace dans le levé fésé (un art de la projection au sol, connu aussi en Martinique), que les gamins pratiquent jusqu’à aujourd’hui, dont il a inclus le nom dans le djokan pour désigner les techniques de projection :

En Guyane on pratiquait le levé fésé, c’est la lutte comme on faisait en Afrique. Nous les jeunes, on s’amusait à ça : les deux se saisissent par les épaules, bras entremêlés, et cherchent à prendre les jambes par l’arrière pour lever et projeter au sol.

Mais l’Afrique est ici également présente, au-delà des réminiscences créoles, et de manière fantasmée tout autant que visible, dans les sociétés businenge établies au Suriname et en Guyane, où elles ont développé depuis le XXe siècle des cultures afro-américaines originales distinctes des sociétés créoles nées de l’émancipation des esclaves dans la seconde moitié du XIXe siècle[26]. Les Aluku, les Ndjuka et les Saramacca pratiquaient des formes de lutte qui se rattachent également aux techniques de combat issues de la tradition africaine. Y. Théolade explique s’être notamment inspiré du suwa, une forme de combat au corps à corps chez les Aluku, mais qui reste très mal documentée et ne semble plus guère connue ni pratiquée aujourd’hui. À ces mondes businenge (comme aux mondes amérindiens), il a aussi emprunté ce qu’il appelle les techniques zamyan (en créole : les armes), qui reposent sur un travail avec les « armes traditionnelles », ou ce qu’il considère comme telles, à l’image de ces pagaies businenge à l’extrémité pointue utilisées pour la navigation sur les rivières des Guyanes :

Ce qui a été magique, c’est quand j’ai eu en main pour la première fois une pagaie businenge : paaam ! Il y a quelque chose qui s’est passé ! Je me suis dit : « S’il y avait des armes, c’est qu’il y avait des gens qui les utilisaient ! ». J’étais curieux, çà et là [en Guyane] je voyais des massues, des couteaux, des sabres, des arcs, et je me suis dit « Tiens… ? »

Les racines amérindiennes représentent la troisième source d’inspiration que revendique le créateur du djokan. Dans l’espace social et politique guyanais d’aujourd’hui, elles viennent équilibrer la référence aux sociétés afrodescendantes, qui occupe une place centrale dans une histoire très profondément marquée par l’esclavage. Relatant la quête qui l’a conduit au plus profond de la Guyane, Y. Théolade explique être allé à Camopi, village Teko[27] où il a rencontré des anciens évoquant ces chamanes-guerriers d’autrefois que l’on appelle les Makan, lesquels lui auraient communiqué leurs savoirs. Dans la Guyane d’aujourd’hui, la guerre n’a plus guère de place, et ce, depuis longtemps, mais les Teko conservent dans leurs mythes cette référence aux Makan, auxquels ils attribuent une force physique hors du commun et des pouvoirs extraordinaires, comme celui de se rendre invisible, de voler, ou de marcher au fond des eaux pour surprendre l’adversaire (Navet s.d.). Au-delà de cette référence au monde teko, Y. Théolade évoque, mais sans s’y arrêter ni en livrer le détail, les heures de conversation passées dans d’autres villages amérindiens avec les « gardiens de la tradition », et il a souhaité marquer l’univers du djokan de signes manifestant cette relation privilégiée en demandant par exemple à un ami kali’na[28] d’appliquer des peintures corporelles sur le corps de ses élèves lors de prestations publiques récentes, ou en décorant certains des objets utilisés par les pratiquants de motifs graphiques wayana.

« Djokan, fyerte di nou peyi »[29]

Arrivés à ce point, peu importe la manière avec laquelle le discours du fondateur du djokan est conforme, partiellement ou pas, à la véracité de ces éventuelles pratiques martiales afrodescendantes et amérindiennes, et aux traces que l’on pourrait aujourd’hui en recueillir en Guyane. Ce qui fait sens, c’est bien que le djokan a été pensé, et est aujourd’hui perçu en Guyane, comme le résultat d’emprunts (anciennes pratiques de combat, symboles, lexique, etc.) à ces trois cultures. Tel que Y. Théolade l’a imaginé, le costume que portent les pratiquants du djokan devient alors une belle illustration de cette composition culturelle :

Cette tenue, c’est la tenue officielle du djokan, c’est la tenue d’entraînement. C’est un hommage à nos peuples. Le bas est noir, le haut marron, ça fait référence aux Noirs Marrons[30]. Le kalembe est porté par les Amérindiens, premiers peuples de Guyane, et les ceintures sont en tissu madras, pour rappeler un peu nos danseurs créoles.[31]

Cette idée de la rencontre des trois cultures – amérindienne, businenge et créole –, ce paradigme de la fusion que met en scène le djokan, a beaucoup séduit ceux qui s’interrogent sur la nature et le devenir de ce que les politiques nomment la « guyanité », en promouvant l’idée de racines communes d’une identité guyanaise (Collomb et Jolivet 2008). Pour en saisir la portée, faisons un rapide retour sur l’histoire de la société guyanaise moderne[32].

Le processus historique de la créolisation a longtemps permis d’intégrer à la société guyanaise post-abolition les vagues d’immigrants que la région a accueillies depuis le milieu du XIXe siècle. Le groupe créole qui se formait ainsi au gré des apports extérieurs, démographiquement très largement majoritaire et politiquement dominant, se pensait alors comme les « Guyanais » et rejetait les populations amérindiennes et businenge dans le statut de populations primitives que leur avait assigné l’idéologie coloniale (Jolivet 1990). Mais au cours des dernières décennies, la créolisation n’a plus représenté ce mécanisme d’incorporation des populations arrivantes, qui étaient devenues bien plus diversifiées que par le passé, numériquement importantes et démographiquement très dynamiques, multipliant par trois en une trentaine d’années la population de la Guyane. Les Créoles restaient encore politiquement dominants, mais ils ne représentaient plus désormais en Guyane qu’une forte minorité.

Ce nouvel environnement social dans lequel ils se trouvaient projetés les amenait alors à rechercher d’autres référents pour définir une « nation guyanaise » qu’ils avaient jusque-là incarnée à eux seuls, en repensant leur relation aux nouveaux arrivants, mais surtout en redéfinissant les relations qu’ils avaient entretenues au cours de l’histoire avec les populations « indigènes » – Amérindiens et Businenge (Jolivet 1997). Le débat autour de cette question s’est considérablement développé dans les médias et dans la sphère politique au cours des deux dernières décennies, dans des termes qu’exprimait par exemple en 2001 un « Projet d’accord sur l’avenir institutionnel de la Guyane » adopté par le Conseil régional et le Conseil général :

La Guyane, riche de ses diversités culturelle, humaine, géographique, historique, économique et politique, constitue une communauté de destin dont les bases ont été forgées dans la douleur : le génocide amérindien, la traite négrière, la violence de la société esclavagiste.

Collomb et Jolivet 2008 : 16

Acceptant de penser désormais une certaine diversité culturelle comme constitutive de la Guyane, le document prenait acte de la place occupée par les deux autres composantes « natives » de la population – Amérindiens et Businenge. Et il dessinait dans le même temps ce que les élus appelaient une « communauté de destin », à laquelle il conférait une unité symbolique en s’appuyant sur une histoire qui serait partagée par ces populations.[33]

C’est, d’une certaine manière, une même lecture de l’histoire que propose Y. Théolade lorsqu’il explique ce qu’il voulait faire en créant le djokan, c’est-à-dire :

[U]ne fusion des arts guerriers, des pratiques traditionnelles amérindiennes, businenge et créoles. On sait que ces trois peuples ont vécu des choses communes, qui sont l’esclavage.

On comprend dès lors que le rapprochement des trois cultures qu’il a réalisé dans le djokan ait séduit aussi largement et aussi rapidement en Guyane, sa démarche venant en quelque sorte illustrer, tout en lui donnant du contenu, cette construction politique et idéologique de la « guyanité ». Une large partie des responsables politiques ou intellectuels créoles engagés dans une réflexion sur la formation d’une identité guyanaise ont ainsi très tôt voulu voir dans le djokan l’exemple réussi d’un possible dépassement de ce qu’ils lisaient comme un risque d’éclatement communautariste de la Guyane, dénoncé depuis deux décennies par nombre de responsables politiques[34]. C’est cette même capacité à produire de l’« identité guyanaise » que soulignait à propos du djokan le poète et dramaturge guyanais Elie Stephenson, grande figure d’une sensibilité politique nationalitaire, interrogé par la télévision Guyane La Première en octobre 2015 :

Je crois que c’est la renaissance de notre culture, aux deux pôles de l’univers, notre pôle africain et le pôle amérindien. Enfin, on peut dire que la réunion s’accomplit et que nous retrouvons notre essence.[35]

« Quand on joue au tambour, on fait aussi du djokan »

Le jeu du tambour est au coeur du djokan, il donne leur rythme aux séances d’entraînement et il accompagne les démonstrations devant le public. Y. Théolade a théorisé cette présence des percussions et a créé un répertoire de pièces au tambour accompagnées de chants qu’il a appelé le djokano, dont il livre une description sur un mode performatif :

Ce sont les chants et rythmes sacrés du djokan. Vibration divine et chansons traditionnelles en l’honneur du djokan qui rappellent sa genèse et son histoire, comment il a été créé et pourquoi il est là […]. Le djokano raconte notre diversité culturelle, fondement même de la culture guyanaise socle de notre projet spirituel.[36]

Loin d’être anecdotique, cette place accordée aux percussions dans la pratique du djokan participe ainsi pleinement de la volonté fondatrice de l’ancrer dans une tradition « guyanaise », renvoyant à la fois à la tradition des danses de combat créoles et businenge et aux efforts récurrents des responsables politiques et culturels créoles pour penser et mettre en oeuvre le rapprochement des trois cultures « natives ».

Le jeu des tambouyens[37] représente d’abord un référent partagé, sous des formes globalement assez proches, par les deux cultures afrodescendantes, créole et businenge. Il fait partie des images fortement valorisées (tant d’un point de vue émique que d’un point de vue étique) dans une Guyane afrodescendante où la musique au tambour et la danse occupent une place importante. Les tambours sont ainsi généralement convoqués lors des grandes manifestations visant à promouvoir l’idée d’une culture partagée, comme lors de la commémoration de l’abolition de l’esclavage, organisée à l’initiative du Conseil régional, pour laquelle les organisateurs avaient prévu à Cayenne « un Appel aux tambours le matin, avec des groupes d’horizons différents : Créole, Businenge et Amérindien » (Guyane La Première 2015a). Dans ce contexte, la fusion des « cultures guerrières créoles, businenge et amérindiennes » que propose le djokan ne pouvait donc laisser de côté, dans sa dimension musicale et rythmique, sa part amérindienne, et Y. Théolade a récemment introduit le tambour traditionnel kali’na parmi les instruments accompagnant certaines démonstrations publiques (mais pas les séances d’entraînement). Toutefois, l’intention vient se buter sur une réalité plus complexe. Si le tambour est bien présent dans le monde amérindien des Guyanes, mais sous une forme assez différente des tambours créoles et businenge, il n’est utilisé que par les Amérindiens installées sur le littoral, les cultures de l’intérieur de la Guyane, dans lesquelles Y. Théolade affirme avoir puisé l’essentiel de son inspiration, ne l’ayant jamais adopté. Et surtout, il est joué dans l’univers amérindien selon un rythme lent et régulier qui vient souligner une façon de danser et de mobiliser le corps qui est très différente des manières de danser créole et businenge. Mais la présence du tambour traditionnel kali’na vient tout de même renforcer l’idée d’une racine amérindienne du djokan, même si le souvenir des guerres conduites par leurs ancêtres et d’un hypothétique art martial propre est désormais bien lointain pour les Kali’na d’aujourd’hui.

La place donnée aux rythmes dans la pratique du djokan contribue aussi à lui conférer un profil très particulier dans le champ des arts martiaux dans lequel il s’efforce de prendre place. Les enchaînements et les simulacres de combats se déploient, lors des entraînements et des démonstrations, sur les rythmes des tambours en des chorégraphies sophistiquées qui prennent la dimension de véritables ballets, à travers une expression corporelle très travaillée, fortement esthétisée, qui n’est pas sans évoquer parfois le jeu dansé de la capoeira[38]. Le public et les médias, séduits, ne retiennent bien souvent que cela et ne voient alors dans le djokan qu’un simple spectacle de « chants et danses », dans un registre qui ne manque pas d’évoquer le spectacle folklorique. C’est cette dimension que met par exemple en avant ce message d’une admiratrice posté sur la page Facebook du djokan en juin 2016 : « Le djokan est une équipe très appréciée, agréable à regarder avec beaucoup de joie, ces danseurs sont d’une souplesse, un ensemble de mouvements divers que nous admirons. Félicitations et très bonne continuité ». Si le grand nombre de démonstrations publiques réalisées depuis 2010 a indéniablement contribué à faire connaître le djokan, il a en même temps largement contribué à diffuser cette image. Y. Théolade s’en inquiète, expliquant refuser parfois d’intervenir avec ses élèves dans ce registre du folklore lorsqu’il est sollicité à l’occasion de certaines fêtes locales, par exemple, ou pour présenter un groupe lors du défilé du Carnaval de Cayenne.

Cette esthétisation, organisée, travaillée, est renforcée par l’absence de l’idée de combat (hormis les simulacres lors des démonstrations publiques) et de compétition dans la pratique codifiée du djokan. Elle a enthousiasmé le public lors des démonstrations données au cours de ces cinq années d’existence et attiré au début pratiquants et surtout admirateurs. Mais elle a largement contribué en retour à placer le djokan hors des codes qui lui auraient permis d’être véritablement reconnu en Guyane comme un art martial selon l’image que le public se fait du judo, du karaté ou de l’aïkido, qui ont plusieurs clubs à Cayenne. Et elle a sans doute aussi, après un engouement initial, pesé sur le recrutement et sur la stabilité des effectifs de pratiquants, dessinant du djokan une image pour le moins ambivalente aux yeux d’une partie des Guyanais. Évoquant le désarroi d’un élève à qui l’on avait dit : « Tu fais cette merde, toi ? », Y. Théolade relativise cette ambivalence en rappelant ce qu’il présente comme une expansion rapide du djokan à travers le monde, au-delà de la Guyane :

Tout ça a poussé tellement vite ! Tu te rends compte que j’ai fait la première journée mondiale du djokan, rassemblant dix pays, en 2013, trois ans seulement après la naissance du djokan ! C’est un truc de fou ! Et cette année on fait la deuxième édition de Djokanakonde[39], il y aura quinze pays ! Alors il y a un moment où il faut réfléchir, tu ne peux plus dire que le djokan c’est un truc de merde ! Il y a quand même quinze pays qui mangent cette merde !

Mais, comme on l’a évoqué en introduction, cette référence à la présence internationale du djokan et à l’existence de nombreux clubs, telle qu’on veut la donner à voir en Guyane à travers ces évènements Djokanakonde, relève d’une stratégie de communication bien pensée bien plus que d’un véritable constat.

Conclusion

« De quoi parlent les sports ? ». La question que posait Christian Bromberger en soulignant « le pouvoir décapant des sports pour saisir le classement des appartenances, les antagonismes, les tensions au sein des sociétés » (Bromberger 1995 : 5) s’applique assez bien au djokan, qui permet de poser un éclairage indirect sur les logiques traversant une société guyanaise s’interrogeant sur elle-même en tentant d’imaginer un nouveau « vivre ensemble »[40]. S’il a réussi à trouver une place (quoiqu’encore étroite et fragile) en Guyane, en remplaçant les références classiques à une spiritualité et à une symbolique asiatiques par un fort ancrage dans les mondes amazonien et guyanais, il reste pris dans une tension entre l’intérêt que lui ont rapidement porté le public et les médias, et une vraie difficulté à exister en tant qu’art martial. Y. Théolade a tenté de prendre place d’une manière originale dans le champ des pratiques de combat, et si le djokan a connu une forme d’institutionnalisation à travers sa prise en charge par la classe politique, il n’a pas encore réussi à recruter suffisamment d’élèves pour se constituer sur le moyen terme une base de pratiquants significative. Le Gran Dòkò n’en a pas moins poursuivi ses efforts pour promouvoir le djokan à travers démonstrations et médiatisation, en Guyane et à l’extérieur, par exemple au Suriname où il a été accueilli par un club local de karaté, ou en Martinique où il était invité à l’occasion d’une journée consacrée au Danmye[41]. Et d’autres continuent à plaider pour que cet « art martial guyanais » trouve enfin toute sa place au sein du paysage régional, à l’instar du syndicat de l’enseignement STEG-UTG, proche du mouvement indépendantiste, qui demande de « valoriser et enseigner les langues du pays, son histoire, sa géographie, sa littérature ainsi que les activités utiles au développement du territoire. Le djokan devrait selon nous être progressivement introduit en EPS »[42].