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Dans ses approches classiques du Temps, l’anthropologie s’est généralement tournée vers l’étude des temporalités du passé et notamment de la « présence du passé dans le présent » au travers, par exemple, de la « mémoire » ou encore de la « tradition » (Munn 1992 : 112-116). Depuis les années 1990, de nombreux anthropologues ont critiqué cette tendance et ont appelé à considérer les manières dont les individus dans différents contextes sociaux et culturels envisagent et mettent en oeuvre concrètement dans le présent les futurs qu’ils ont préalablement imaginés (Wallman 1992 ; Persoon et Est 2000 ; Appadurai 2013 ; Pels 2015). L’ouvrage collectif Anthropologies and Futures: Researching Emerging and Uncertain Worlds codirigé par Juan Francisco Salazar, Sarah Pink, Andrew Irving et Johannes Sjöberg s’inscrit directement dans ces questionnements contemporains en anthropologie. Il fait suite à deux évènements multidisciplinaires organisés en 2014 par l’Association européenne des anthropologues sociaux (EASA) : Anthropology at the Edge of the Future: Forward Play Lab (Estonie) et le colloque du Media Anthropology Network. Les quatorze chapitres s’ouvrent par le manifeste rédigé à la suite de ces évènements, où les chercheurs du Future Anthropologies Network nous invitent à décloisonner notre pratique de l’anthropologie et à donner de l’importance aux réflexions critiques sur les façons possibles de conceptualiser et d’approcher concrètement les futurs imaginés par les sujets de l’ethnographie (chap. 1, p. 4).

Pour Sarah Pink, Yoko Akama et Annie Fergusson, si « les futurs » sont une préoccupation aussi centrale dans les recherches sociales actuelles, alors l’espace de discussion que représente cet ouvrage collectif doit nous permettre de réfléchir aux manières de les étudier ethnographiquement (chap. 9, p. 144). Ainsi, si les premiers chapitres posent principalement les bases théoriques d’une anthropologie des futurs, les suivants contribuent à opérationnaliser ces considérations théoriques dans nos pratiques ethnographiques. La plupart des auteurs consacrent d’ailleurs une grande partie de leur chapitre à la promotion et à l’imagination de nouvelles méthodologies orientées vers les futurs. Toutefois, en se positionnant au coeur de la création de ces futurs et de ces « mondes en émergence », les auteurs des différents chapitres ne souhaitent pas simplement redéfinir notre manière de mener la recherche en anthropologie. Au croisement de l’anthropologie, de la sociologie et de la géographie, mais aussi des recherches sociales et culturelles sur les sciences et les technologies, le design et l’environnement, ces chercheurs aux traditions universitaires variées souhaitent avant tout se tourner vers une anthropologie engagée (p. 2) ; une anthropologie qui ne nous mène pas simplement à ethnographier les futurs auxquels nous sommes confrontés lors du terrain ethnographique, mais qui participe aussi activement à la construction de ces mêmes futurs (Pink et Salazar, p. 15).

De l’expérience du futur à travers l’objet qui a été conçu et construit — le « Fab Pod » — dans les locaux du Royal Melbourne Institute of Technology (Pink, Akama et Fergusson, p. 136) jusqu’au documentaire de science-fiction réalisé en Antarctique (Salazar, p. 151,), des futurs imaginés par des migrants égyptiens vivant en Italie (Alexandra D’Onofrio, p. 189) à ceux parfois oubliés des femmes âgées polonaises (Magdalena Kazubowski-Houston, p. 209), l’ouvrage brille très certainement par le grand éclectisme des recherches présentées. Si on ne peut que saluer l’idée de ramener l’anthropologie au coeur de notre connaissance « du futur », il est toutefois nécessaire de mentionner que tous les chapitres ne se valent pas en matière de qualité et de pertinence quant aux méthodologies employées et aux conclusions apportées. En effet, les tentatives de certains auteurs de ramener les préoccupations du futur dans leurs terrains ethnographiques respectifs démontrent le côté parfois très artisanal des perspectives théoriques et méthodologiques avancées. Ce trait est toutefois assumé et revendiqué par la plupart des contributeurs de cet ouvrage, qui ne sont pas sans s’identifier à une pratique parfois très « manuelle » et « créatrice » de l’anthropologie où, comme il est écrit dans le manifeste constituant le premier chapitre : « Nous nous salissons les mains » (p. 2, notre traduction).