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Cet article interroge les pratiques relatives à la fin de vie et à la mort du conjoint au sein de couples d’origine rurale âgés de 60 ans et plus dans lesquels l’homme est parti travailler seul aux États-Unis pour de longues et fréquentes périodes, établissant une relation conjugale à distance avec son épouse (Ariza et D’Aubeterre 2009 ; Mummert 2009, 2012 ; de León-Torres et al. 2016). Il s’attache à l’expérience que font ces couples des dernières années de vie du migrant malade et de son décès entre Mexique et États-Unis, notamment celle de l’accompagnement de l’homme malade ou mourant par son épouse alors qu’ils ont vécu à distance pendant 20 à 40 années. L’article examine la place des épouses âgées au sein du couple dans une société rurale en transformation. Il se penche aussi sur celle des structures étatiques dans la vie de ces couples, à travers la protection sociale ou d’autres types d’aide, dans un cadre binational où l’accès aux soins est problématique si les migrants et leur famille ne relèvent pas d’un système de sécurité sociale efficace dans un pays ou dans l’autre, généralement lié à l’emploi qu’ils exercent ou ont exercé[1], ainsi que sur les possibilités offertes au couple quant au lieu de fin de vie et de mort dans ce contexte.

Cette réflexion se fonde sur dix-huit entretiens formels et informels réalisés au Mexique entre 2010 et 2017 avec des femmes de plus de 60 ans et avec deux couples dans le cadre d’une enquête sur les familles séparées par les mouvements migratoires dans l’État d’Oaxaca, au sud du pays, un État rural et autochtone où l’on trouve quatorze groupes ethniques et linguistiques distincts qui constituent des groupes sociaux (les communautés indígenas [autochtones]) plus coercitifs que dans les régions non autochtones et dans lesquels les femmes accèdent rarement aux postes de pouvoir politique[2]. Parmi ces entretiens, deux seront utilisés dans cet article comme cas emblématiques parce qu’ils répondent à trois critères distingués a priori : ils concernent des femmes qui ne sont pas prises en charge par leurs enfants, un cas de figure moins abordé dans les études sur les sociétés rurales où les femmes seules âgées vivent souvent avec un ou plusieurs de leurs enfants, ce qui permet de mettre davantage l’accent sur le couple ; ils présentent deux situations récurrentes que l’on souhaite traiter (le décès du conjoint avec rapatriement du corps et un conjoint malade de retour auprès de son épouse) ; ils apportent plus d’informations que les autres sur les détails des situations des couples ou de la veuve, les interviewés s’étant montrés plus loquaces lors des entretiens.

Après une description de la population concernée et de la manière dont s’organise la conjugalité à distance, on verra comment la vie du couple se déroule dans deux pays. Puis, à partir de deux cas présentés sous forme de vignettes ethnographiques, on s’interrogera sur les pratiques d’accompagnement du malade ou du défunt par sa conjointe âgée ne résidant pas avec ses enfants : comment le contexte binational influence-t-il ces pratiques ? En cas de décès, comment se prend et qui prend la décision du lieu d’enterrement (rapatriement ou pas du corps du défunt) ou du lieu de la fin de vie du migrant ? Pourquoi l’épouse accepte-t-elle de prendre soin de son conjoint après des dizaines d’années d’absence et parfois d’abandon ? La relation conjugale se modifie-t-elle à ce moment-là, et comment ?

Le contexte mexicain de la vie de couple transnationale

Depuis la mise en place du programme Bracero qui avait orchestré la migration de travail du Mexique vers les États-Unis de 1944 à 1964 et mis en branle un ample flux migratoire, les Mexicains d’origine rurale ont continué de se rendre dans le pays voisin, seuls ou en famille, soit dans un mouvement pendulaire pour des cycles de quelques mois déterminés par les besoins agricoles, soit pour des périodes de plus en plus longues, notamment avec la fermeture de la frontière, la hausse du prix du passage et l’accroissement des risques à partir des années 2000. Une partie d’entre eux s’est installée aux États-Unis sur la très longue durée (Ariza et Portes 2007 ; Galindo 2009 ; Mancillas Bazán 2019) ; d’autres ont construit leur vie familiale entre les deux pays, dans des allers-retours incessants (Mummert 2009, 2012). Certains, la plupart du temps les hommes, ont abandonné leur conjointe au Mexique sans donner de nouvelles ni envoyer de l’argent (ibid.). Pourtant ces couples, séparés pendant des dizaines d’années, se retrouvent parfois à l’âge de la retraite. D’autres voient leurs retrouvailles tardives empêchées par le décès de l’un ou de l’autre (Lestage 2017). Quelles que soient les modalités de séparation du couple et de circulation entre les deux pays, leur vie a été rythmée par des allers-retours entre Mexique et États-Unis et par des questions administratives et juridiques découlant des lois des deux pays. En effet, les conjoints sont amenés à organiser tous les évènements de leur vie dans un double cadre étatique dans lequel chaque État-nation applique des règlements internationaux — par exemple en matière de transfert de défunts —, mais aussi des règlements nationaux, comme pour les pensions de retraite (ibid.). Pour continuer à « faire couple » ou à « faire famille » même quand ils ne cohabitent plus, tous mobilisent les ressources mises à leur disposition, plus ou moins clairement, par les États ou par d’autres acteurs, comme les Églises ou les associations de migrants (Rabell Romero 2009).

Les couples mexicains de 60 ans et plus

Au Mexique, d’après l’Enquête nationale sur la dynamique démographique de 2018[3], sur une population de 124,9 millions de personnes, 15,4 millions ont plus de 60 ans, soit 12,3 %, avec une espérance de vie de 75 ans en moyenne : 73 ans pour les hommes (5,6 % du total) et 78 ans pour les femmes (6,7 %). Peu ont émigré au cours des cinq dernières années : les 60 ans et plus représentent 5,1 % des migrations internationales pendant cette période[4]. En revanche, une grande partie a émigré auparavant et résidé aux États-Unis, comme c’est le cas pour la population mexicaine en général. D’après la même enquête, entre 2013 et 2018, plus de 760 000 personnes ont émigré dont 84,8 % aux États-Unis. Parmi elles, sept sur dix étaient des hommes. Pendant la même période de cinq ans, 37,7 % sont revenus au Mexique, 61,5 % sont restés à l’étranger (55,2 % aux États-Unis). Ces chiffres et pourcentages soulignent deux points : d’une part, l’émigration aux États-Unis, qui dure depuis la fin du 19e siècle, constitue toujours une option pour une grande partie des Mexicains dont les retours restent moins nombreux que les départs[5] ; d’autre part, une faible proportion des personnes âgées est concernée par cette mobilité qui est principalement liée au travail. Quand ils ont obtenu un statut légal aux États-Unis, les 60 ans et plus se déplacent, soit dans un mouvement régulier pour faire acte de présence afin de toucher une pension de retraite ou pour visiter leurs enfants et petits-enfants résidents, soit pour s’installer avec eux, produisant ainsi un nouveau « sujet migratoire », le « grand-père » ou la « grand-mère » (veuf/veuve ou séparé/séparée) qui rejoint les autres membres de sa famille à une époque tardive de sa vie pour assumer une fonction de care auprès d’eux (Díaz Gómez et da Gloria Marroni 2017) et peut-être aussi pour recevoir des soins comme le montrent certains travaux européens (Bolzman 2018 ; Wyss et Nedelcu 2019[6]).

La conjugalité à distance entre Mexique et États-Unis

Si le ménage — et la résidence commune — est l’indicateur statistique d’identification des familles, l’approche adoptée dans les études migratoires sur les « systèmes résidentiels » familiaux (Dureau 2002 ; Bonvalet et Lelièvre 2005), les « familles transnationales » (Bryceson et Vuorela 2002 ; Le Gall 2005 ; Razy et Baby-Collin 2011) ou la « famille à distance » (Imbert et al. 2018) permet d’avoir une vision plus ample de l’ancrage territorial familial. De nombreux travaux soulignent que l’espace social dans lequel vivent les migrants et les membres de leur famille, qu’ils aient migré ou non, ne correspond pas aux limites d’un espace géographique national mais à celui qu’ils occupent dans deux ou plusieurs pays. Les relations de couple et la vie conjugale prennent place dans cet espace social binational ou transnational. Si la corésidence reste un élément de la vie de couple, la conjugalité est aussi faite d’autres éléments tels un projet de vie commun qui suppose des prises de décisions en commun et qui, le plus souvent, inclut le projet migratoire, une économie commune, une relation affective et un échange de services, car dans les rapports de genre traditionnels des campagnes mexicaines l’homme est le pourvoyeur économique et la femme, celle des soins et de l’affection, des éléments qui se retrouvent dans la vie de couple à distance comme le signalent des travaux en sciences sociales portant spécifiquement sur ce sujet au Mexique (Ariza et D’Aubeterre 2009 ; de León-Torres et al. 2016).

Ces travaux, réalisés dans le cadre d’enquêtes ad hoc menées dans plusieurs lieux du Mexique et d’enquêtes nationales sur la famille[7], brossent le cadre dans lequel les couples ont vécu, en informant tant sur la fréquence des déplacements des migrants et la durée de la séparation des conjoints que sur les rapports qu’entretiennent les conjoints pendant la séparation, comme l’expression de la tendresse, la prise de décisions ou le soutien économique ou émotionnel à distance. D’après leurs auteures, dans la première partie des années 2000 les migrants mexicains allaient et venaient régulièrement entre Mexique et États-Unis : même si près de six sur dix n’ont migré qu’une fois, deux sur dix ont migré deux fois, et un sur dix trois ou quatre fois. Avec des périodes de séparation d’un à trois ans pour quatre migrant sur dix, de six mois à un an pour plus de trois sur dix et de moins de six mois pour les trois autres (Ariza et D’Aubeterre 2009 ; de León-Torres et al. 2016). Selon l’enquête de Marina Ariza et María Eugenia D’Aubeterre, les couples où l’un des conjoints est migrant ne diffèrent pas du reste des unions quant au niveau de participation à la prise de décisions. La continuité du lien conjugal se manifeste dans la nécessité d’approuver les accords tacites ou explicites sur lesquels le couple est fondé, en obtenant l’accord dans la prise de décisions relatives à la mobilité personnelle, au travail ou à la sociabilité. Le taux de consultation est plus élevé entre les épouses et leur conjoint aux États-Unis qu’au Mexique, tout comme sont plus nombreuses les situations où les femmes consultent plus le mari qu’il ne les consulte — ce qui est interprété par les chercheures comme une plus grande dépendance des femmes et un modèle de relations de genre plus inégalitaire, dépendance inversement proportionnelle à la distance géographique qui les sépare de leur époux. Malgré la rupture de la corésidence, les femmes ne remarquent pas une diminution de la tendresse de leur mari, mais, au contraire, un renforcement de cette tendresse à la suite de la séparation. Cependant, et de façon apparemment contradictoire, toutes expriment une profonde insatisfaction par rapport à la situation de migration, notamment quand leur époux réside aux États-Unis. Enfin, la fréquence de la migration favorise l’intensité de l’aide entre les époux, notamment quand l’homme est aux États-Unis. Ces résultats ont trait à une courte durée avec des couples de tous âges. Nous verrons plus loin ce qu’il en est pour des couples âgés d’origine rurale dont le fonctionnement semble différer sur plusieurs aspects, notamment la concertation dans la prise de décision du calendrier migratoire.

Le contexte binational juridico-administratif

Aux difficultés produites par la distance et l’incertitude s’ajoutent celles d’un double cadre juridico-administratif contraignant. Les situations de souffrance familiale en lien avec un conjoint — ou un parent proche — mourant aux États-Unis alors que l’autre conjoint ou parent vit au Mexique sont fortement encadrées par les deux États. De façon générale, les liens et les échanges transnationaux au sein d’un couple sont facilités, et parfois possibles, quand ses membres ont un statut légal dans les deux pays comme le souligne Deborah Fahy Bryceson (2019).

Le Mexique a mis en place aux États-Unis et sur son territoire national un système consulaire très développé qui vient en aide à ses ressortissants et à leur famille (conjoint, enfants, ascendants) dans des situations ordinaires rendues complexes par leur bilocalisation. Aux États-Unis, cinquante consulats répondent aux demandes des Mexicains émigrés ; au Mexique, le Secretaría de Relaciones Exteriores [ministère des Affaires étrangères] (SRE) a des antennes dans chaque capitale d’État fédéré, et une grande partie des États fédérés ont créé des agences publiques d’aide aux migrants originaires de leur territoire (Yrizar Barbosa et Alarcón 2010). Le rôle des fonctionnaires de ces consulats et agences publiques de l’État est d’informer et de soutenir leurs compatriotes pour toute question administrative ou de « protection », à savoir toutes circonstances où le migrant et sa famille, où qu’elle réside, se trouvent en situation de souffrance : maladie grave, coma, décès, disparition, emprisonnement (Lestage 2013). Dans l’État d’Oaxaca où a été réalisée l’enquête sur les couples âgés, l’Institut d’aide aux migrants d’Oaxaca (Instituto Oaxaqueño de Atención a Migrante, dit IOAM), dépendant de l’État fédéré, offre un service juridique consacré à ces situations (Lestage 2013).

Par exemple, les visites ponctuelles aux malades, mourants et défunts dans un autre pays que celui d’origine ne sont pas toujours possibles. Les États-Unis accordent un visa d’urgence, communément appelé « visa humanitaire », le visa Humanitarian Parole, qui peut être obtenu en une semaine, un délai parfois trop long quand il s’agit de se rendre au chevet d’un mourant comme le souligne une veuve arrivée trop tard auprès de son mari décédé[8]. Ce visa est obtenu contre paiement[9] par la personne qui requiert le visa ou par un tiers (avocat, ONG, agence de l’État comme l’IOAM). Son obtention n’est pas systématique mais il n’y a pas d’appel possible si la demande est refusée, ce qui arrive fréquemment : sur les 1200 demandes que reçoit chaque année le département d’Immigration des États-Unis, il en accepte environ le quart. Par le biais de son Institut d’aide aux migrants, l’État fédéré d’Oaxaca en finance le coût pour ses ressortissants ayant fait appel à ses services et propose une aide juridique. Dans le cadre de mes enquêtes, j’ai rencontré plusieurs femmes ayant obtenu ce visa, soit pour rendre visite à un malade ne pouvant pas se déplacer ni être déplacé (une épouse, une mère[10]), soit pour assister à un enterrement (une mère allant à l’enterrement de son fils[11]). Dans chaque cas, il s’agissait de familles dont plusieurs membres avaient une résidence légale aux États-Unis et dont l’un des membres s’était porté garant de la personne demandant le visa humanitaire. Il s’agissait également de familles ayant une bonne connaissance des systèmes administratifs des deux pays, les liens transnationaux exigeant des compétences spécifiques.

La possibilité de rendre visite à un mourant ou d’aller à un enterrement suppose donc une capacité à mobiliser des ressources sociales, économiques et même administratives dans les deux pays grâce à un savoir-faire relatif à la situation binationale et migratoire qui ne concerne pas directement les migrants, mais leurs proches restés au Mexique. La construction de ce savoir-faire est guidée par les enfants, neveux, frères et soeurs ayant déjà migré aux États-Unis, ou y résidant, ou ayant fait des études et ayant développé une compréhension du système juridico-administratif.

En revanche, les transferts de défunts des États-Unis vers le Mexique sont fréquents et les procédures sont mieux connues par les familles en deuil ou leurs connaissances. Depuis le début des années 2000, différents paliers de l’État mexicain y participent administrativement et économiquement, quand les familles en font la demande ou quand les migrants décèdent en tentant de traverser la frontière séparant les deux pays. Les membres de la famille résidant aux États-Unis s’occupent des formalités en collaboration avec ceux vivant au Mexique et avec les entreprises de pompes funèbres, parfois avec des associations (Lestage 2012) ou le consulat et une agence publique d’État au Mexique (id. 2008, 2013 ; Felix 2011).

La maladie et la mort à distance

Dans cette deuxième partie, voyons plus concrètement comment des couples d’origine rurale de plus de 60 ans vivent la fin de vie et la mort du migrant à partir de deux cas résumés dans les vignettes ethnographiques ci-après. Rappelons que ces personnes appartiennent aussi à des groupes ethniques et relèvent donc d’un système de gouvernement local communautaire dont les gouvernants peuvent contraindre les membres, généralement les hommes, à accomplir des tâches collectives (construction de routes, d’écoles, etc.) et à assumer des fonctions communautaires (président, trésorier). Les femmes sont rarement concernées par ces charges si ce n’est celles qui sont liées aux fêtes religieuses. Par ailleurs, les femmes vont généralement vivre dans la famille de leur époux. Dans le cas de personnes âgées dont les parents sont décédés, les couples vivent avec certains de leurs enfants (célibataires, dernier-né), parfois dans un même bâtiment, souvent dans un bâtiment différent, mais proche — dans une même cour, par exemple. Pour ce qui est de la vignette A, le couple vit à part, mais l’un de ses fils habite un peu plus loin dans la rue. En ce qui concerne la vignette B, Mme Julia héberge chez elle son petit-fils, sa compagne et son enfant.

Les cas ethnographiques

L’accompagnement du migrant malade ou défunt 

Dans ces deux cas, on constate que pour ces couples la maladie et la mort se trouvent incluses dans le projet de vie commun, comme l’était initialement le projet migratoire. La maladie grave de l’époux est au coeur des préoccupations de chaque couple alors que l’homme travaille et vit aux États-Unis. Dans les deux cas, le premier mouvement consiste à faire venir auprès du malade son épouse, l’une délaissée depuis de nombreuses années (A), ce que fait un proche (A) ou ce que décide le couple (B). L’une tente tout ce qui est en son pouvoir pour se rendre dans le pays voisin (B), sans succès. L’autre dit seulement que « cela n’a pas pu se faire » (A).

Puis, les cas divergent. Le migrant malade qui a une bonne assurance grâce à son employeur peut payer ses soins et une aide à domicile aux États-Unis. Il fait ce choix sans le consentement de son épouse, avec laquelle il a pourtant toujours maintenu une bonne relation à distance, alors qu’elle lui demande de revenir au Mexique depuis qu’elle a connaissance de son état de santé (B). L’autre migrant, malade et licencié à cause de sa santé, se retrouve au contraire sans possibilité d’être soigné aux États-Unis et n’a d’autre ressource que de revenir vivre au Mexique auprès de son épouse à laquelle il ne donnait plus aucune nouvelle depuis plusieurs années, mais qui accepte son retour (A).

Dans les deux cas, même s’il y a discussion entre les conjoints, le choix du lieu de la fin de vie et de la mort est fait par l’homme malade, en fonction de la possibilité de recevoir ou pas des soins adaptés à son état sur place. Dans les deux cas, l’entourage familial hors famille nucléaire, considéré comme de la parenté proche au Mexique (neveux, nièces, frères et soeurs), très présent dans les activités quotidiennes et sur le plan de l’aide familiale, résidant parfois dans la même maison que le migrant aux États-Unis, ne prend pas en charge le malade, car, aux yeux de tous, c’est à l’épouse, qui vit dans un autre pays, à plus de 2000 kilomètres, que revient cette tâche (A) si elle est en vie. Sinon ce sont certains enfants[16] qui se chargent des parents malades et âgés, d’autant plus qu’ils vivent souvent dans le même village, parfois dans la même rue ou la même cour[17]. Du reste, l’épouse estime aussi que cette tâche lui revient (A et B), même après près de 20 ans de non-cohabitation ou malgré la rupture totale des relations conjugales pendant plusieurs années. En effet, dans cette société traditionnelle rurale où les femmes sont prises dans des rapports sociaux de sexe très prégnants[18], le dévouement pour son conjoint est inscrit dans le rôle d’épouse[19], et la conjugalité suppose l’entraide des conjoints malgré l’éloignement et malgré le temps long de la séparation — comme le souligne Mme Elvira (vignette A) quand elle fait allusion à son âge et à ses propres problèmes de santé, mais aussi au fait que les hommes migrants « oublient » qu’ils ont une femme et une famille, mais « s’en souviennent » quand ils sont vieux et malades. L’épouse n’est pas un « aidant proche » pour répondre à une demande publique comme ailleurs (Papadaniel et Berthod 2019), mais parce que cela correspond à une pratique sociale traditionnelle du Mexique rural.

On notera que dans les deux cas le projet migratoire commun s’est transformé en migration masculine, car, malgré le désir de suivre leur époux aux États-Unis que Mmes Elvira et Julia disent avoir manifesté, ces derniers ont refusé qu’elles les accompagnent — pour leur éviter un voyage difficile et aléatoire de leur point de vue. À partir de ce moment-là, les épouses ont subi la séparation et les allers-retours de leur mari à qui elles reprochent sa longue absence. Même si, comme le soulignent Ariza et D’Aubeterre (2009), les conjoints se consultent au sujet de leur vie commune et des options à choisir, dans cette société rurale et dans cette tranche d’âge la question migratoire est perçue comme relevant de compétences et de qualités plus masculines que féminines et, au final, ce sont les hommes qui décident du calendrier migratoire, dans la mesure où leur statut et les politiques publiques leur en laissent la possibilité.

On remarquera que si l’épouse accepte de prendre en charge son conjoint après quatorze ans de vie à distance et quatre ans sans nouvelles ni envoi d’argent (A), c’est aussi parce qu’il n’arrive pas les mains vides et qu’il jouit d’une petite pension de retraite leur permettant à tous deux de vivre correctement dans cette zone rurale du Mexique : comme M. Bartolo le signale pendant l’entretien, ses 800 dollars de retraite mensuelle représentent très peu aux États-Unis, à peine pour le voyage[20], mais assez pour bien vivre dans son village d’origine[21]. Mais l’argent ne semble pas être le motif principal de Mme Elvira, qui parle moins de la pension de retraite que de sa propre capacité à remettre son mari sur pied (il n’a plus l’apparence d’un cadavre) et à l’aider à s’occuper de sa santé (l’opération des yeux). En le soignant, en s’occupant de lui et en l’accompagnant partout, elle remplit pleinement son rôle d’épouse, certes, mais elle prend aussi l’ascendant sur lui et sur son corps à travers les soins alors qu’elle a été privée de l’accès à ce corps pendant de nombreuses années — une compétence qui lui revient selon les normes de la société rurale où elle vit.

Dans le deuxième cas, le mari de Mme Julia, lui aussi absent pendant les vingt dernières années, a montré davantage de prévenance envers son épouse et ne l’a jamais abandonnée : il lui a offert un 4x4, lui a sans cesse envoyé de l’argent, « même quand il était malade », dit-elle ; ils se sont téléphoné régulièrement et ils ont maintenu un projet de vie commun incluant le retour au Mexique jusqu’au bout, même si le migrant a sans cesse repoussé son retour. Mme Julia a également fait preuve d’une attitude solidaire puisqu’elle a fait de nombreuses démarches et est allée jusqu’à la frontière mexico-étatsunienne pour rejoindre son mari et le ramener au Mexique alors qu’il était en fin de vie.

Malgré tout, le mari n’est retourné dans son village qu’une fois décédé aux États-Unis, sans que les conjoints se revoient. Mme Julia a alors mis toute son énergie dans la lutte contre les autorités qui gouvernent la communauté afin d’enterrer son époux auprès de son fils dans le cimetière du village, comme un membre à part entière de la communauté — c’est-à-dire sans payer les droits demandés par la municipalité aux migrants qui n’ont pas travaillé pour la collectivité pendant leur absence. Elle s’est également employée à organiser une veillée funèbre selon les règles de la tradition et insiste, lors de l’entretien, sur sa capacité à faire cela toute seule et à le réussir. Cette maîtrise des évènements liés au retour du corps du défunt semble lui permettre de compenser l’impuissance qu’elle a fréquemment ressentie dans sa relation avec son mari, depuis son refus qu’elle l’accompagne aux États-Unis, il y a longtemps, jusqu’à ses refus de revenir auprès d’elle au Mexique et sa tentative manquée pour le rejoindre. Là encore, ce contrôle sur l’emplacement de la tombe et l’organisation des funérailles du conjoint très longtemps absent permet à l’épouse de renforcer l’image de son couple et de prouver — surtout à elle-même, mais aussi à sa famille et à ses amis — qu’elle remplit le rôle d’épouse attentionnée qui lui revient dans sa société.

Pourtant, ce rôle est complexe et il convient de distinguer différents registres. Mme Julia ne fait pas que se conformer à un rôle social (épouse) relevant d’un modèle patriarcal. En refusant d’obéir aux injonctions de payer de la municipalité et en enterrant malgré tout son mari dans le cimetière du village, elle s’oppose en même temps à ce modèle puisque les gouvernements locaux sont, selon les villages de l’État d’Oaxaca, uniquement ou majoritairement masculins. C’est là un acte politique qui rompt avec les schémas de soumission des femmes aux hommes et de respect de la position de chacun dans la hiérarchie des sexes.

Conclusion : de la conjugalité à distance au soin du corps du conjoint

La fin de vie et la mort de ces migrants adviennent dans le contexte binational mexico-étatsunien qui constitue l’espace social, juridique, administratif et géographique dans lequel se déroulent les évènements familiaux à distance, avec plus ou moins de constance au cours du temps selon les personnalités, l’histoire des couples et des familles, le statut juridique des migrants ou l’emploi occupé aux États-Unis[22].

Des deux cas emblématiques présentés ici, on peut conclure que les rapports des couples originaires du Mexique rural où l’homme, migrant, est en fin de vie, sont structurés et orientés par trois éléments. En premier lieu, le cadre administratif et juridique des États-nations où se déroulent la maladie du migrant et son décès produit de fortes contraintes qui obligent ou guident les époux dans leurs choix relatifs au lieu de fin de vie et de mort du migrant, à l’accompagnement de son épouse, autorisée ou empêchée de se rendre à son chevet dans le pays voisin, ou au transfert des défunts. En second lieu, le système de santé dont bénéficie le migrant a son importance dans le choix du lieu de fin de vie du migrant malade fait par le migrant ou le couple. Si la prise en charge des soins aux États-Unis n’est pas une possibilité, alors il ne peut que retourner au Mexique où les soins sont moins chers. Enfin, les rapports de sexe dans la société d’origine constituent le troisième élément structurant qui façonne l’orientation de la fin de vie du migrant. En effet, quelles que soient les possibilités de soins et quel que soit leur statut légal, les migrants souhaitent que leur épouse soit auprès d’eux pour leurs derniers instants. Quant à l’épouse, elle est disposée à s’occuper de son mari et à assumer pleinement le rôle d’aidante auquel elle s’identifie en le ramenant au Mexique et en l’accueillant chez elle.

Les conjoints ont donc un choix limité quant au lieu de fin de vie et de mort qui, comme toute la période migratoire, se fait dans l’incertitude et avec la difficulté de maîtriser temps et espace en raison des contraintes et des aléas du contexte binational et de la distance. Pourtant, malgré des différences entre les situations des couples âgés d’origine rurale, un schéma général apparaît : celui d’un nouvel équilibre dans le couple au profit de l’épouse du migrant. Quand le mari est malade, non seulement sa femme le soigne et l’accompagne, mais elle contrôle sa santé et maîtrise son emploi du temps, de plus en plus limité à des opérations concernant sa santé. Quand il décède, elle décide du déroulement de ses obsèques et du lieu de sa sépulture, seule face au reste de la société et de la famille. Elle retrouve ainsi un pouvoir sur le corps — vivant ou mort — de son époux et une maîtrise du temps et de l’espace du couple dont elle a été privée pendant la période migratoire. Après toute une vie de conjugalité à distance, la fin de vie et la mort du conjoint migrant donnent à son épouse l’occasion de s’affirmer dans la relation de couple et dans son entourage en se rendant indispensable à son mari.