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L’analyse des classifications naturelles et des représentations et pratiques autochtones concernant les vivants non humains a, depuis ces deux dernières décennies, trouvé un second souffle, renouvelant les anciennes approches ethnobiologiques pour leur prêter une plus grande attention à la fois théorique et méthodologique. Ceci répond à une double nécessité. L’une, à proprement parler anthropologique, se situe dans la lignée des travaux proposant des formes de typologies sociétales originales, fondées sur les rapports spécifiques que les humains entretiennent avec la « nature » ou leur environnement au sens général du terme (voir, par exemple, Descola 2005). Elles ont donné naissance à la vague du tournant ontologique (ontological turn), dont Eduardo Viveiros de Castro semble être l’un des principaux initiateurs. La seconde raison pour laquelle les études ethnobiologiques connaissent un nouvel essor date en fait des années 1990, lorsque des chercheurs (biologistes, chercheurs en sciences humaines et sociales et sociétés autochtones) ont opéré à l’interface de la protection des espèces et de la protection des espaces naturels. Julian Inglis (1993), par exemple, soulignait que non seulement la sauvegarde des espaces et des espèces ne pouvait être durable si elle n’impliquait pas les populations locales dans les prises de décisions et les modes de gestion, mais, de manière plus générale, que les savoirs locaux (savoirs écologiques traditionnels ou traditional ecological knowledge) devaient être considérés au même titre que les savoirs dits scientifiques pour produire une compréhension plus englobante de la « nature ».

Convaincus de l’importance de cette ethnobiologie renouvelée, les deux auteurs du présent dossier (Simonne Pauwels et Laurent Dousset) suggèrent néanmoins que les objectifs définis ne peuvent être convenablement atteints que par l’utilisation de méthodologies empiriques qui placent au coeur de l’analyse des rapports entre humains et non-humains la parole et les représentations autochtones ainsi que leurs systèmes de croyances ou encore leur organisation politique. Le but n’est pas de produire de grands renversements théoriques ni de chercher coûte que coûte la sauvegarde des espaces et des espèces, mais de documenter et d’analyser au plus près du terrain la diversité des réalités ethnobiologiques. C’est l’ethnographie raisonnée, davantage que les spéculations rhétoriques, qui nous permettra non seulement de mieux comprendre les ontologies, mais aussi de les pérenniser.

Les deux articles qui suivent cette introduction veulent ainsi contribuer à combler un vide ethnographique au sujet d’une espèce marine particulière, Palola viridis. Nous verrons qu’un être aussi insignifiant en apparence qu’un ver marin peut occuper un rôle central dans des sujets fondamentaux tels que la mort et les cadavres, la fertilité ou encore le cycle lunaire annuel. Par la discussion interposée de ces deux cas d’étude (l’un aux Fidji, l’autre au Vanuatu), nous suggérons à la fois des séries de questionnements et de relations qui peuvent être interprétés comme des accroches ethnobiologiques, mais nous proposons également les premières pistes d’un type d’approche comparative où une espèce du vivant peut jouer le rôle d’indice pour des formes d’organisations sociales dont les différences et les similitudes deviennent ainsi palpables.

Les Eunice sont des vers marins de la classe des Polychètes (13 000 espèces) répartis dans toutes les mers du globe, de la Méditerranée jusqu’aux eaux fraîches au sud de l’Australie. Cependant, sous la forme de Palola viridis (autrefois Eunice viridis), qui vit dans les récifs coralliens des îles du Pacifique et d’Asie du Sud-Est insulaire (Indonésie, Timor oriental, Philippines), le ver joue un rôle social qui dépasse celui qu’il occupe dans d’autres régions, où son usage semble se limiter le plus souvent à servir d’appât pour la pêche à la ligne. Son nom lui a été donné lors des premières observations scientifiques qui ont eu lieu dans les îles Samoa, où les habitants l’appellent palolo. Son habitat est le corail ou les substrats sableux. Une ou deux fois par an, les vers mâles et femelles sexuellement immatures (atokes) se transforment en vers sexuellement matures en produisant un épitoke constitué soit de sperme soit d’oeufs. Ces parties peuvent atteindre 18 cm et plus et sont bleu-vert (femelles) ou rouge-brun (mâles), et chacune a des points noirs qui sont des « yeux » ou cellules photosensibles. Habituellement en octobre et en novembre dans le Pacifique et en février et en mars en Indonésie, les épitokes se détachent des atokes et se dirigent vers la surface de l’eau, probablement attirés par la lumière de la lune. Très vite les épitokes se désagrègent et les gamètes mâles et femelles se réunissent en regagnant les fonds marins.

Ce qui déclenche cette reproduction coordonnée est mal compris par les biologistes, même si la relation avec les phases de la lune et la marée semble évidente. Les pêches collectives, souvent ritualisées et festives, qui accompagnent le phénomène dans ces régions coralliennes ont été notées dès les premières observations ethnographiques. Ainsi, le révérend Richard B. Lyth mentionne l’évènement dans son journal dès 1850 et John W. Layard notait l’importance de ce phénomène pour le Vanuatu dès 1914. Bronislaw Malinowski, du côté des îles Trobriand, publie un récit et une discussion dans deux articles en 1916 et 1927. En ce qui concerne Samoa, le révérend John B. Stair écrit :

[Il s’agit d’une] remarquable curiosité marine, qui apparaît à la surface des océans au large de certaines parties de l’île pour une courte période seulement, pendant deux jours de deux mois chaque année, et qui n’est jamais observée en d’autres occasions ; mais qui, aussi brèves que ses visites soient, est très recherchée et fait l’objet d’une telle estime universelle qu’elle est considérée comme un luxe national.

Stair 1897 : 141

Malgré ces témoignages précoces, les connaissances anthropologiques et biologiques au sujet du cycle de reproduction de ce ver marin restent minces. Et pourtant, dès les premières observations, les récits témoignent d’un phénomène qui dépasse largement la seule portée économique et alimentaire du ver marin. En Indonésie comme dans le Pacifique, il est tantôt rapproché des esprits des morts et des ancêtres (comme aux îles Trobriand ou au Vanuatu), tantôt associé à la fertilité (Fidji, Samoa). Au-delà de ces observations locales, il permet, comme nous le verrons, de poser plus globalement la question des calendriers autochtones, des cycles annuels et de leurs rapprochements avec l’éthologie, la morphologie et la diversité des espèces naturelles. L’événement palolo constitue en effet d’abord un élément central du calendrier lunaire autochtone et mérite rien que pour cette raison toute notre attention.

Dans son article, Pauwels compare également deux cas ethnographiques. Le premier, situé dans l’Est fidjien, concerne des villages dont les habitants considèrent que le palolo vient de l’extérieur du lagon et que l’apport en fertilité qu’il représente doit être attiré à l’intérieur du récif par les femmes. Le second cas se situe dans l’ouest des Fidji, où l’arrivée du palolo est de la responsabilité d’un prêtre traditionnel et liée à la visite de ses ancêtres fondateurs venant du monde souterrain. La différence dans le rapport à l’espace outre-récif est liée à une évolution historique distincte.

Dans son article, Dousset s’engage dans une double comparaison ethnographique du palolo au Vanuatu : d’abord sur l’îlot Atchin, entre deux périodes historiques séparées par un siècle de transformations sociales provoquées par la colonisation ; ensuite, toujours au Vanuatu, entre une société pour laquelle le palolo constitue une ressource économique et imaginaire majeure et une autre chez laquelle l’apparition du ver passe inaperçue. Pour ce qui est de cette seconde mise en parallèle, l’article montre que la place sociale et cosmologique accordée au palolo peut être associée au traitement différentiel des cadavres, qui renvoie également à des organisations politiques distinctes.

Les deux contributions confirment l’importance de cette espèce naturelle dans la cosmologie et même dans l’organisation sociale et sociopolitique des sociétés étudiées. En effet, outre son rôle dans la fertilité des terres et du lagon et le renouveau des rapports sociaux, il semblerait que, dans les sociétés dites non polynésiennes, par ailleurs décrites comme étant moins hiérarchiques que les sociétés dites polynésiennes (par exemple l’ouest des Fidji ou le Vanuatu), le ver marin, par le biais de son retour périodique, est associé aux morts et aux rôles que joue leur esprit pour les vivants. Dans les sociétés dites polynésiennes, au contraire, le ver paraît davantage associé à l’extérieur et à l’étranger, devant être attiré et introduit par les femmes par définition autochtones. Ce qui nous semble aujourd’hui d’un intérêt anthropologique majeur, au-delà des significations et usages spécifiques qu’il est possible d’étudier à son propos dans le Pacifique ou en Indonésie et le Timor oriental, c’est que l’analyse d’une seule espèce du vivant suffit dans ce cas pour entrevoir des distinctions et des similitudes sociétales qui dépassent de loin les objectifs ethnobiologiques limités que nous nous étions posés en amont de l’enquête.