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Introduction

Cet article traite d’un phénomène répandu dans les sociétés insulaires du Pacifique qui est pourtant resté, à quelques exceptions près (Mondragon 2004 étant la plus récente), peu décrit ou étudié. Il s’agit de l’émergence périodique d’un ver marin, Palola viridis, qui constitue un marqueur du cycle annuel et relève également de la cosmologie autochtone.

Notre ambition est double. Le phénomène palolo, comme nous l’appellerons ci-dessous, est encore très mal compris par les biologistes marins. La recherche ethnographique rapportée vise à leur procurer, à l’image des principes définis par Julian Inglis (1993), les savoirs autochtones sur cette espèce et son cycle reproductif. Le second objectif est de détailler l’ethnographie de palolo avec l’ambition d’une double comparaison : d’abord entre les observations de John W. Layard au début du 20e siècle sur l’îlot corallien Atchin au nord-est de Malekula et nos propres observations récentes sur ce même îlot ; ensuite par une mise en relation des pratiques et représentations à l’oeuvre à Atchin avec celles que nous avons étudiées dans une autre société, appelée Small Nambas, à cent kilomètres plus au sud, dans la baie de Port Sandwich sur l’île principale de Malekula. Cette double comparaison permettra d’illustrer certaines transformations historiques, mais surtout de mettre au jour un rapport insoupçonné entre représentations sociales du palolo, traitement des morts et de leurs esprits et autonomie des unités sociales.

Dans un premier temps, les communautés d’Atchin et de Port Sandwich seront sommairement présentées. Nous analyserons ensuite les usages et les représentations relatifs au ver marin à Atchin en mettant en parallèle les observations du début du 20e siècle et celles du 21e siècle. Dans une troisième et dernière partie, nous comparerons l’ethnographie d’Atchin avec celle recueillie à Port Sandwich pour montrer que les usages et les représentations des vers renvoient à des traitements spécifiques des cadavres dans ces deux sites.

Il nous faut d’abord préciser notre usage du terme palolo. En effet, il ne se limitera pas à Palola viridis, car l’événement palolo concerne aussi d’autres espèces[1] qui font l’objet de traitements sociaux identiques, obéissent au même calendrier et font leur apparition en même temps. L’ethnographie ne concerne ainsi pas seulement une entité taxonomique particulière, mais un phénomène plus général qui implique plusieurs espèces dont la morphologie et le comportement sont proches.

Atchin et Port Sandwich

D’aucune manière il ne s’agit de fournir ici une présentation détaillée des communautés d’Atchin ou de Port Sandwich (fig. 1). Nous ne ferons que discuter les aspects de l’organisation sociale et politique qui nous paraissent nécessaires pour mieux contextualiser les usages et les représentations relatifs au palolo.

Fig. 1

Carte de Malekula et des îlots et villages cités

Carte de Malekula et des îlots et villages cités

Créée par Laurent Dousset avec QGIS (2021)

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En 1914, William H. R. Rivers emmène le jeune John W. Layard aux Nouvelles-Hébrides, comme fut alors appelé ce qui devint en 1980 la République indépendante du Vanuatu. Les deux hommes débarquent à Atchin pour y voir et étudier les mégalithes, mais, huit jours plus tard, Rivers abandonne Layard à Atchin, où ce dernier séjourne pratiquement un an. Une monographie que Layard préparait sur cet îlot n’a finalement jamais vu le jour. Il publia en revanche Stone Men of Malekula [Les hommes de pierre de Malekula] (1942) qui concerne l’îlot voisin de Vao où il n’avait pourtant séjourné que trois semaines. Ses notes et ses diverses ébauches de chapitres du manuscrit sur Atchin furent déposées à la Mandeville Library de l’Université de Californie, San Diego (voir aussi Geismar 2005 et 2009). Ce sont ces manuscrits qui constituent la source principale de l’usage et des représentations relatifs au palolo d’il y a plus d’un siècle que nous présentons dans ce texte. Ces descriptions seront accompagnées de nos propres observations.

Atchin est l’un des cinq petits îlots coralliens qui, ensemble, constituent selon Layard une unité culturelle le long des côtes nord-est de Malekula. Les autres sont Vao, Wala, Rano et Uripiv. En 1914, chacune de ces petites îles était habitée par 400 à 500 personnes. Les villages étaient situés sur les îlots, mais les habitants cultivaient également des jardins sur l’île principale. Chaque îlot parlait et parle encore sa langue vernaculaire et est organisé en moitiés qui entretenaient, nous explique Layard, tantôt des relations amicales et complémentaires, tantôt étaient constituées en groupes rivaux. Aujourd’hui, l’appartenance à des Églises (catholique, presbytérienne et mormone) fonde les distinctions les plus marquées, même si la division en moitiés reste sous-jacente. Chaque village était lui-même divisé en deux moitiés, elles-mêmes divisées en deux groupes de familles. Chaque village possédait sa place rituelle avec son espace central nommé (gha)mal[2]. C’est en complémentarité que les moitiés effectuaient les rituels et c’est ensemble et dans l’espace commun ((gha)mal) qu’elles prenaient les décisions importantes.

Les moitiés étaient patrilinéaires et exogames. Atchin était occupé par plusieurs de ces patrimoitiés et les mariages pouvaient ainsi être endogames à l’échelle de l’îlot. Dans d’autres cas, tel Wala, l’îlot n’était occupé que par une patrimoitié et le mariage devait à la fois suivre le principe d’une exogamie de moitié et d’une exogamie résidentielle. Des mariages avec des habitants de l’île principale semblent également avoir été fréquents. Grâce à de telles alliances, les résidents des îlots s’assurent encore aujourd’hui l’accès à des terres arables.

Les dolmens, monolithes, plateformes, cairns et autres mégalithes ont contribué à la renommée d’Atchin. Ils étaient associés aux rituels mortuaires et aux grands rites sacrificiels nommés maki qui avaient lieu sur le (gha)mal. Il s’agissait de cycles de montée en grade des hommes, similaires à ceux que pratiquent encore de nos jours les habitants de Port Sandwich, où ils sont appelés les (na)mangi ; nous y reviendrons. Selon les notes de Layard, ces rituels s’étendaient à Atchin sur des cycles de 15 à 30 ans, étaient collectifs et concernaient chaque fois tous les hommes d’un même niveau générationnel. Comme ailleurs à Malekula, les monolithes constituent les traces matérielles des hommes importants qui deviennent ainsi, une fois décédés, des ancêtres mémorisés, notamment car ils ont sacrifié un grand nombre de cochons.

Ces animaux occupaient en effet un rôle important dans la culture des îlots. Par leur sacrifice, les hommes pensaient récupérer et incorporer l’esprit des cochons. Ils étaient aussi le moyen par lequel un homme pouvait trouver une épouse, rembourser des dettes ou créer des alliances politiques. Layard (1936) écrit que les porcs constituaient la monnaie d’échange la plus précieuse à Atchin, et souligne dans son manuscrit que « les cochons sont les véhicules de la vie spirituelle ». Nous verrons en effet plus loin qu’ils sont sacrifiés parce qu’ils sont des substituts des humains et de leur esprit. Ce constat est encore d’actualité pour les autres sociétés de Malekula. À Atchin, cependant, les cochons ont été interdits « en accord avec les missionnaires », comme le soulignent les habitants, il y a deux décennies environ : « Nous nous sommes mis d’accord pour bannir tous les cochons de l’île, expliquent-ils, car les cochons détruisent tout, tuent les poules et volent le poisson pêché ». Plus important peut-être, comme Layard l’a déjà souligné, est le fait que dans un contexte économique en transformation avec l’arrivée des biens occidentaux et de la monnaie fiduciaire, les anciens avaient exigé un nombre croissant de cochons en échange de leurs filles comme épouses, surenchère à laquelle les hommes plus démunis ne pouvaient plus se livrer.

Les familles sont restées organisées en moitiés de nos jours, mais leur importance dans l’organisation spatiale et cérémonielle a fortement diminué avec l’arrivée des Églises. Les grands cycles du maki ne sont plus pratiqués, et l’exode des îlots, notamment celui de la jeune génération, est considérable. Lors de notre dernier séjour, la moitié des maisons était inhabitée. La hiérarchie sociale est aujourd’hui entre les mains des responsables religieux, de représentants élus ou encore d’individus qui ont connu la gloire dans les affaires. Les autres tentent de vendre le produit de leur pêche sur le marché de Lakatoro. D’autres encore ont trouvé les fonds permettant d’acquérir un bateau à moteur et offrent un service de navette payant entre l’île principale et l’îlot. La grande majorité des habitants continue cependant à dépendre d’une économie de subsistance basée sur la petite pêche journalière et l’horticulture.

Résumons maintenant brièvement la situation à Port Sandwich, à cent kilomètres au sud d’Atchin, sur l’île principale de Malekula. Les habitants de cette péninsule se distinguent linguistiquement — et à de nombreux égards aussi culturellement — des habitants d’Atchin. La communauté est constituée de groupes claniques patrilinéaires exogames politiquement et économiquement indépendants les uns des autres. Rien ne permet de les regrouper en une société englobante comme nous pouvons l’observer à Atchin. Leurs interdépendances se font et se défont au gré des événements et des personnalités, des mariages, des échanges économiques et des dettes contractées, des alliances politiques. Davantage tournés vers la terre que la mer, ces groupes pratiquent l’horticulture et l’élevage de cochons, de poules et aujourd’hui aussi de bovins. La pêche ne joue qu’un rôle secondaire. Les ressources financières sont majoritairement assurées par la production de copra. Au contraire d’Atchin, la démographie a été croissante depuis la colonisation et même depuis l’indépendance.

Le cochon constitue ici également la valeur sociale et marchande première. Il est le symbole du pouvoir et permet l’interaction avec les esprits par le sacrifice. Il est au coeur des mariages et des rituels. Parmi ces derniers, les (na)mangi (rituels de montée en grade), à l’image des maki, sont particulièrement importants. Ces rituels relèvent d’une « société secrète » et permettent aux hommes qui la rejoignent d’acquérir du pouvoir et du prestige. Cependant, si à Atchin le maki permettait d’initier toute une génération d’hommes aux savoirs et aux esprits des ancêtres, à Port Sandwich les (na)mangi sont d’abord et avant tout des rituels de montée en grade individuelle. Par le sacrifice et la redistribution de cochons en quantité, certains hommes tentent de grimper ainsi l’échelle politico-religieuse (voir aussi Deacon 1934 pour ce qui est de South-West Bay). Ces grades, qui correspondent à autant de compartiments dans la maison des hommes, rapprochent progressivement ceux qui ont réussi à organiser le rituel de l’évolution en esprit et ancêtre (Dousset 2016b). Le grade le plus haut, avant de devenir un esprit à proprement parler, est nommé (na)mal. Celui qui atteint le stade de (na)mal, dont aucun homme ne porte le titre aujourd’hui à Port Sandwich, est le seul autorisé à user de manière légitime de la sorcellerie et, jadis, était le seul à pouvoir pratiquer le sacrifice humain et le cannibalisme. Il veille sur le feu sacré et éternel du clan et sur les ossements des ancêtres au fond de la maison des hommes (id. 2016a). En effet, dans le sud de Malekula, les esprits des morts restent dans la société des vivants. À Atchin, au contraire, les esprits des morts quittent l’îlot pour s’installer dans le volcan de l’île voisine d’Ambrym. Ils reviennent cependant chaque année à la même période sous la forme du palolo[3]. Autre fait d’importance pour ce qui nous intéresse ici : les habitants de Port Sandwich ne collectent pas le palolo et le cycle de sa reproduction n’y constitue pas, au contraire d’Atchin, un événement marquant du calendrier lunaire.

Ethnographie du palolo à Atchin

Le cycle de reproduction de l’espèce Palola viridis et d’autres espèces qui se reproduisent en même temps est un phénomène récurrent et annuel obéissant au calendrier lunaire. Si une certaine incertitude quant aux raisons et dates spécifiques d’apparition du palolo subsiste, le modèle de prédiction développé par Hubert Caspers (1984 : 232-233) reste le plus précis. Il s’est avéré correct pendant l’enquête ethnographique. L’événement palolo est incontestablement lié aux phases de la lune, en particulier à la pleine lune qui semble jouer un rôle pivot.

En octobre 2015, par exemple, trois jours après la pleine lune, les premiers vers marins, encore relativement isolés, montèrent à la surface. Ils n’appartenaient pas à l’espèce Palola viridis, mais à une espèce de Nereidinae. Leur apparition confirma les prédictions des habitants d’Atchin, sur lesquelles nous reviendrons, qui aussitôt transmirent l’information de famille en famille et de village en village, dans certains cas d’un rivage à l’autre en allumant des feux. Le lendemain matin, des jeunes plongèrent le long du récif afin de trouver les « bulles transparentes » dans lesquelles le palolo est réputé vivre avant d’émerger. Ces bulles auraient un diamètre d’un à trois mètres, mais à ce jour elles n’ont pas été décrites par les biologistes. Ce jour particulier, les plongeurs n’identifièrent cependant aucune « bulle », suggérant que les vers arriveraient plus tard. Pourtant, le soir, le nombre de vers qui firent surface augmenta considérablement. Le lendemain soir, au dernier quart de lune, Palola viridis émergea en parallèle avec d’autres espèces, en grande quantité (fig. 2). Ce fut jour de grande récolte à Atchin. Les habitants les collectèrent dans une grande excitation à partir du rivage en se servant de tout récipient à portée de main ; d’autres avancèrent le long du récif en pirogues et les pêchèrent en se servant de moustiquaires. Tout le monde essaya d’en ramasser le plus grand nombre le plus vite possible, avant que les poissons et serpents de mer n’en fassent leur repas et que les vers ne disparaissent. Car, disent les habitants, dès qu’ils arrivent à la surface, les vers suivent la lune et disparaissent au large. De nombreux feux furent visibles le long des îlots et de la côte de Malekula, annonçant la grande pêche.

Nous reviendrons plus loin sur les signes qui permettent aux habitants d’anticiper l’arrivée des vers ainsi que sur les techniques de leur préparation alimentaire. Il nous faut d’abord nous intéresser à la notion de « calendrier », car la périodicité du phénomène palolo joue un rôle important dans la cosmologie d’Atchin.

Le calendrier à Atchin selon John W. Layard (1914-1915)

Selon Layard (s. d.b et 1942), le cycle annuel à Atchin est rythmé par deux calendriers parallèles ne couvrant pas parfaitement les mêmes périodes. Le premier, solaire, se calque sur les opérations agricoles, en particulier la récolte des diverses ignames. Layard nomme ce mode d’organisation du temps « l’aspect matériel des saisons ». Le second, qu’il qualifie de « spirituel », est associé à l’apparition du palolo. Il s’agit d’un calendrier lunaire en lien avec le retour des esprits des morts.

Fig. 2

Mélange de vers marins récoltés par les habitants d’Atchin. On voit les Nereidinae et les palolo mâles (brun marron) et femelles (vert foncé)

Mélange de vers marins récoltés par les habitants d’Atchin. On voit les Nereidinae et les palolo mâles (brun marron) et femelles (vert foncé)
Photographie de Laurent Dousset (2015)

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Le calendrier solaire est dominé par la culture des diverses ignames, dont les trois principales sont l’igname tendre (ndrom malum), plantée d’avril à août et récoltée en décembre ; l’igname dure (bwetemang), plantée en août avec récolte de mai à juin ; et l’igname tardive (net mahut), plantée avant les pluies de septembre. Chaque période est rythmée par des cérémonies dont Layard ne donne malheureusement pas les détails. Elles n’existent plus de nos jours. En outre, des ignames cultivées de manière isolée pour atteindre des longueurs de parfois plus d’un mètre étaient plantées près des espaces cérémoniels en février-mars. Leur récolte marque le début d’une nouvelle saison agricole.

Le calendrier lunaire décrit par Layard est plus détaillé. Il regroupe les noms des cycles lunaires en trois ensembles. Le premier, qu’il intitule « noms de lunes aux noms variables et alternatifs », est composé d’appellations qui ne sont pas nécessairement utilisées par tous les habitants, qui varient de locuteur en locuteur ou qui, dans certains cas, dénombrent plusieurs noms de lunes pour un même locuteur et une même phase lunaire. Il les dit peu utilisées, vagues et renvoyant le plus souvent à des nourritures saisonnières. Layard considère que ces appellations ne peuvent être comprises comme de véritables périodes « objectives » du calendrier, mais ressemblent plutôt à des caractéristiques éphémères. Le second groupe comporte trois noms qui sont stables d’un locuteur à l’autre, utilisés par tous les habitants d’Atchin et employés de manière « objective » pour désigner des phases lunaires. Ces noms renvoient au phénomène palolo (voir aussi Harrisson 1936 : 339) et sont les suivants :

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Enfin, Layard liste un troisième groupe de noms et de phases lunaires qui suivent la saison des palolo. Si les noms de ces lunes sont partagés, ils ne désignent cependant pas de manière univoque les saisons et chevauchent des appellations relatives à la culture des ignames et le calendrier solaire. Ce troisième groupe est composé des lunes suivantes :

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Les phases du second groupe, avec ses trois mois lunaires, ne seraient selon Layard aucunement liées à des activités agricoles. Elles annoncent le début du calendrier lunaire avec ul-wele, associé au retour des esprits des morts. Layard distingue ainsi une « année séculaire » et une « année rituelle ». La première concerne la production alimentaire, en particulier celle de l’igname. La seconde au contraire est lunaire et son axe s’articule autour du palolo. Elle est également associée au sacrifice des cochons, dont les dents recourbées sont dites correspondre au mouvement de la lune dans le ciel. Layard tente un parallèle avec le calendrier occidental :

[C]’est comme si le nouvel an traite des choses matérielles et commence en mars, lorsque les jardins sont ouverts… de l’autre côté, la fête du palolo, qui est un festival pour enfants et adultes et qui marque le début de l’année spirituelle, est renvoyée par les Autochtones en contact avec le christianisme comme étant quelque chose de comparable à Noël.

Layard s. d.b

Layard suggère en outre que la complémentarité de ces calendriers renvoie à la complémentarité cosmologique de la lune et du soleil. Pour les résidents des îlots, la lune est la mère et le soleil, le père. Unis, ils constituent Ta-ghar, déité qui a créé toutes les choses.

Le calendrier à Atchin depuis Layard

Le calendrier en vigueur à Atchin aujourd’hui est le calendrier solaire occidental traduit en bichelamar, la langue véhiculaire du Vanuatu. Pourtant, dans l’usage, trois mois lunaires ont survécu. Il s’agit des mois du deuxième groupe associé au phénomène palolo. Certaines différences avec les mois mentionnés par Layard s’observent cependant. Les habitants d’Atchin reconnaissent le phénomène palolo comme étant composé de trois événements distincts, même s’ils sont tous associés au retour des esprits des morts et à la même (ou aux mêmes) espèce(s) naturelle(s). Le terme palolo lui-même est inconnu pour décrire l’ensemble du phénomène. Il est répandu dans la partie est du Pacifique (de Fidji à la Polynésie), mais semble largement absent dans sa partie mélanésienne[4]. Nous verrons cependant un parallèle intéressant avec le terme palulen (palu-ulen chez Layard) ci-dessous.

Les trois événements palolo et les trois mois lunaires en question sont associés au mot (na)ul qui désigne à la fois la ou les espèces, le phénomène et ses trois mois lunaires, ainsi que le retour des esprits des morts. Layard suggérait de traduire ul comme signifiant l’idée générale de « retour », de « périodicité » et de « don ». (Na)ul se décompose en plusieurs moments. Le premier a lieu en juillet lorsqu’apparaît à la surface de la mer un ver transparent de petite taille nommé palulen, terme qui rappelle le mot générique palolo, même s’il ne s’agit à l’évidence pas de Palola viridis. Layard notait le mois lunaire palulen (palu-ulen) comme étant le dernier de la série des palolo, alors que les habitants d’Atchin le placent aujourd’hui en premier, en juillet. Soulignons également que Layard admet ne pas avoir observé le phénomène palolo et que ses descriptions s’appuient uniquement sur des récits. Le palulen cité de nos jours correspond davantage au palu-ulän mentionné par Arthur Capell (1999) dans son dictionnaire (non publié). Il traduit le terme par « don de palolo » (voir aussi Layard s. d.b) et indique qu’il s’agit également du nom d’un mois. Capell est cependant une source qui doit être utilisée avec précaution, car il est possible qu’il n’ait jamais séjourné à Atchin et que ses informations soient de seconde main.

Le second événement, lors duquel apparaîtrait la même espèce que celle observée en juillet, a lieu en septembre et se nomme oluele. Ceci est probablement le ul-wele de Capell (ibid.). Il désigne de « petits palolo » (ou des palolo peu nombreux), ainsi que le nom d’un mois.

Le troisième événement, aussi plus important, a lieu en octobre ou en novembre. Il comprend l’espèce Palola viridis et au moins une autre espèce de Nereidinae. L’événement est nommé olep et correspond probablement au ul-läp de Capell et au ul-lep de Layard. Le terme désigne de grands palolo (ou des palolo/(na)ul nombreux). C’est cet événement qui marque le début de l’année lunaire et qui donne lieu aux grandes pêches. C’est aussi cet événement qui est associé au retour des esprits des ancêtres.

Les signes qui annoncent l’arrivée du grand palolo

Une difficulté majeure, que Layard n’aborde malheureusement pas en profondeur, réside dans l’inadéquation entre le calendrier lunaire autochtone, pourtant fondé sur l’apparition des vers marins, et la modification, d’année en année, de la phase lunaire lors de laquelle la reproduction a lieu dans le récif. Le modèle de Caspers (1984) inclut la possibilité de variations quantitatives et temporelles. Les vers peuvent apparaître en septembre, en octobre ou en novembre selon les années et les suites lunaires. Ainsi, le simple comptage des lunes ne permet pas d’anticiper avec certitude l’arrivée des vers marins. Cette variabilité est peut-être également à l’origine de l’inversion de certains mois lunaires entre les récits de Layard et ceux entendus aujourd’hui.

Les habitants d’Atchin mobilisent de ce fait d’autres critères que les seules lunes pour anticiper l’arrivée de palolo et le retour annuel des esprits des ancêtres. Layard ne cite à ce sujet que la floraison de l’arbre de corail (Erythrina spp. ; ndrere ou ni-rere) qui annoncerait l’arrivée imminente de palolo. Georges Condominas (2001 : 29) confirme également cette observation, expliquant que l’arrivée de palolo serait annoncée deux ou trois lunes à l’avance par la floraison d’une légumineuse, l’Erythrina glauca. Ni les habitants d’Atchin ni ceux de Port Sandwich ne nous ont parlé de cette plante.

Layard ajoute que les anciens auraient d’autres moyens de calculs, tels que le comptage de cinq phases lunaires depuis le retour de cet astre de sa position la plus au nord en direction du sud. Également, les Pléiades devraient faire leur première apparition au-dessus de l’horizon à cette époque. Mais ces calculs ne permettent pas d’anticiper précisément les palolo. Les explications de Layard rendent compte du premier phénomène palolo, ul-wele, qui permet a posteriori aux habitants d’anticiper le début de l’année lunaire.

De nos jours, les habitants citent un plus grand nombre et une plus grande diversité de signes avant-coureurs que ne le rapportait Layard. Les signes précurseurs d’olep, le « grand palolo », sont multiples, et ne sont pas tous identiques d’un interlocuteur à un autre. Chacun, en plus du savoir partagé, a hérité ou observé d’autres indices plus personnels. Certains de ces signes concernent la cooccurrence d’autres événements naturels ; d’autres sont perçus comme des signes avant-coureurs ; d’autres encore comme des conditions de l’événement. Nous regrouperons ces indices en deux catégories. D’abord ceux qui renvoient à la simple cooccurrence sans être identifiés par les habitants d’Atchin comme ayant un lien direct avec (na)ul. Ensuite, les indices dont le rapport avec (na)ul est considéré comme intrinsèque et comme étant directement en relation avec l’émergence des vers marins.

Signes avant-coureurs et cooccurrences

  • Un surcroît de lucioles (billebin) au-dessus du récif ;

  • la floraison de l’arbre navel ;

  • une odeur forte émanant de la mer (la ponte des coraux ; selon les habitants, cette odeur serait cependant un phénomène indépendant, mais cooccurrent) ;

  • l’apparence huilée de la surface de l’eau au-dessus du récif la veille et le jour même de la remontée des (na)ul.

Signes conditionnels

Pour que (na)ul émerge, il est nécessaire que

  • la marée soit basse et brève, et qu’il y ait une marée remontante rapide après le coucher du soleil ;

  • la mer soit relativement calme et l’écume blanche et brève ;

  • la lune soit proche du zénith la nuit précédente ;

  • des nuages assombrissent la surface de la mer par intervalles sans apporter de la pluie ;

  • le vent du sud, régulier à cette période de l’année, souffle ;

  • les aiguilles de l’arbre Philaé (Casuarina ?equisetifolia ; niar), également appelées (na)ul, commencent à sécher et à tomber. Ces aiguilles sont réputées être l’équivalent terrestre du (na)ul marin.

Lorsque les conditions sont réunies, les villageois envoient de jeunes garçons plonger dans le récif. Leur objectif est de vérifier si « les bulles transparentes » sont en train de progresser vers la surface. Quelques mètres avant de l’atteindre, ces bulles éclatent et les (na)ul s’en échappent. Ces bulles constituent les véhicules des (na)ul, qui contiennent les esprits des ancêtres, depuis le volcan d’Ambrym. En effet, comme nous le verrons, à Atchin, les esprits des morts quittent l’île pour s’installer dans le volcan de l’île voisine d’Ambrym, mais reviennent annuellement visiter les vivants sous la forme de vers marins.

Et à Port Sandwich ?

Avant de poursuivre la description et l’analyse de l’ethnographie d’Atchin, permettons-nous une brève incursion dans le calendrier et les pratiques des habitants du sud de Malekula et de Port Sandwich en particulier. Bernard Deacon (1934 : 175-178, 644) parle bien d’un calendrier lunaire à South-West Bay, mais celui-ci serait entièrement lié aux activités agricoles et rituelles. Il ne fait d’ailleurs aucune mention de palolo. Similaire à ce que nous avons vu pour Atchin, cependant, la 8e ou 9e lune constituerait une sorte de Nouvel An avec la commémoration rituelle des morts et la célébration des récoltes agricoles.

De nos jours, à Port Sandwich, le calendrier occidental est en vigueur même si les saisons sont déterminées et rythmées par les activités agricoles. La commémoration des morts n’a plus lieu en dehors de la fête chrétienne de la Toussaint, qui coïncide avec la 8e et la 9e lune.

Le palolo, appelé (na)u, n’est pas récolté et ne fait pas partie des événements qui balisent le calendrier local, ni aujourd’hui ni jadis, même si, comme à Atchin, il est également associé aux morts (et plus spécifiquement à la décomposition des cadavres). L’idée de consommer du (na)u suscite stupéfaction et dégoût. En effet, ce même terme désigne aussi les asticots à Port Sandwich, et donc les asticots que l’on retrouve sur les cadavres humains — nous y reviendrons.

La collecte, la préparation et l’utilisation des vers marins à Atchin

Dès l’annonce de l’arrivée des premiers vers, les hommes d’Atchin se munissent de seaux, de moustiquaires et de passoires. Capell (1999) rapporte le mot netere qui désignerait le filet de capture traditionnel des palolo à Atchin, également mentionné par Tom Harnett Harrisson (1936 : 339), mais les habitants ne l’utilisent plus aujourd’hui. Aucune femme ne participe à la récolte, du moins selon notre expérience. Les habitants expliquent que les femmes, lorsqu’elles sont enceintes en particulier, ne doivent pas s’approcher — encore moins toucher — les (na)ul vivants ou crus, car elles risqueraient de provoquer la déchirure du cordon ombilical de l’enfant qu’elles portent.

Pendant la pêche, les hommes tiennent des branches de palmier en feu au-dessus de l’eau. Certains se servent également de torches électriques, qu’ils considèrent pourtant comme moins efficaces, car, disent-ils, ce n’est pas la lumière qui attire les (na)ul, mais la chaleur du feu. Cette chaleur rappellerait celle du volcan d’Ambrym dans lequel logent les esprits des ancêtres (fig. 3).

Fig. 3

Récolte des (na)ul à la lumière du feu

Récolte des (na)ul à la lumière du feu
Photographie de Laurent Dousset (2015)

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« Il faut se dépêcher », disent-ils, « car les (na)ul ne restent pas longtemps. » Les pêcheurs changent fréquemment de technique, passent de la passoire à la moustiquaire, de la torche au feu. Régulièrement ils rappellent : « Vite ! Ça dure jusqu’à minuit, lorsque la lune est montée [à 40 degrés environ], et alors (na)ul se fait rare, attiré ailleurs par la chaleur de la lune. »

La quantité de (na)ul ainsi récoltée est impressionnante. « Nous », disent-ils, « en bichelamar, on appelle ça “le marché de la mer [maket blo solwota]”. Il y en a tellement que même les SDA [Seventh-Day Adventist, adventistes du septième jour] [en] ramassent et [en] mangent le samedi, car c’est un marché, une fête. » Les (na)ul, accumulés dans des sceaux, sont stockés la nuit dans la maison-cuisine. Mais les habitants soulignent que, jadis, ils étaient préparés immédiatement et que la fête durait toute la nuit. Le lendemain matin ils sont cuits et préparés de plusieurs façons par les femmes (fig. 4) : à l’intérieur d’un laplap, un mets composé de purée d’igname ou de taro cuite dans des feuilles à laplap (similaires aux feuilles du bananier, Heliconia indica) ; à l’intérieur d’un bambou vidé, cuit dans les braises ; séchés et fumés près d’un feu entre des feuilles de namambe (Inocarpus fagifer ou edulius, châtaigner tahitien) ; à l’intérieur d’une noix de coco égouttée, cuite dans les braises. C’est sous cette dernière forme que les (na)ul sont vendus le lendemain de la pêche sur le marché de Lakatoro, sur l’île principale.

Les (na)ul sont mangés par les hommes, les femmes et les enfants dans les maisons familiales. De préférence, cependant, les hommes les consomment avec des ignames dites sauvages dans les jardins ou la forêt, près des plants d’ignames, car leur présence contribuerait à la fertilité. Un homme qui n’a pu consommer des (na)ul dans son jardin demandera à quelqu’un d’autre qui en a consommé d’aller s’y installer pendant un certain temps, de sorte que les esprits des ancêtres qui ont pénétré son corps par l’ingestion puissent être libérés et profiter aux plantations. D’autres enterrent des (na)ul directement dans les terres agricoles. Les vers sont également supposés purifier le corps et, de nos jours, lutter contre le cancer.

Fig. 4

Cuisson dans un bambou (à gauche) et dans une noix de coco (à droite)

Cuisson dans un bambou (à gauche) et dans une noix de coco (à droite)
Photographies de Laurent Dousset (2015)

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Autrefois, expliquent encore les hommes, il fallait apporter les premiers (na)ul cuits aux anciens, aux chefs, qui avaient le privilège d’être les premiers à les consommer et ouvraient ainsi les festivités (voir aussi Layard 1942 : 288). Ils étaient ensuite échangés avec les groupes qui vivent dans les collines, sur l’île principale de Malekula, contre des produits horticoles.

Éléments linguistiques

Il n’existe pas de terme unique désignant le palolo dans l’ensemble de l’archipel vanuatais, même si Condominas (2001 : 29) suggère le contraire et rapporte le mot undu à ce sujet. Nous avons vu qu’à Atchin comme à Port Sandwich les termes utilisés sont (na)ul pour le premier et (na)u (prononcé nauu) pour le second. En organisant ces termes selon une orientation géographique ouest-nord-ouest vers est-sud-est, la chaîne de transformation linguistique est la suivante :

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Dans ses notes, en combinant ses observations à Atchin et celles de Deacon à South-West Bay, Layard écrit au sujet de ul l’intéressante note suivante :

En conclusion, nous pourrions dire que le mot ul exprime un concept très complexe, ayant à la fois des connotations concrètes et symboliques. Il est employé pour désigner l’annélide palolo, de manière usuelle appelé « le ver », une créature se tortillant, qui vrille en tournant son corps dans un sens et dans l’autre, qui « revient » annuellement en millions, et par cela symbolise le « retour » collectif des ancêtres décédés. Le mot est également utilisé pour désigner les asticots qui fourmillent dans les carcasses qui signifient en même temps la « nouvelle vie » des morts et la symbolisent, impliquant un « retour » sous une nouvelle forme. Le mot est également utilisé à Vao pour le « contre-don » offert à ceux qui dansent. Et, si nous avons raison quant aux conclusions tirées des rites mortuaires de Vao, il est également utilisé en relation avec les esprits des morts qui retournent au village de la mère.

Layard s. d.b, traduction libre

Palolo et les morts

L’association du palolo aux ancêtres et à leur esprit, évoquée à plusieurs reprises pour Atchin comme pour Port Sandwich, se retrouve dans d’autres régions. Commençons notre brève discussion en citant Bronislaw Malinowski au sujet des Trobriand :

Cette lune [du nom de milamala] est nommée d’après un annélide marin étrange, le ver palolo (Eunice viridis), appelé par les Autochtones des Trobriand « milamala ». Il fait son apparition à la surface de la mer une fois par an, pendant la pleine lune tombant dans la période du 15 octobre au 15 novembre. Cet événement n’a lieu que dans la partie la plus méridionale du district, sur l’île de Vakuta […]. La pleine lune, lors de cette apparition, est appelée la lune milamala sur l’île de Vakuta. Il y a également, à la saison des palolo, un festin annuel, qui inclut la réjouissance liée à la récolte, des visites cérémonielles et une série de rites religieux associés au retour des morts.

Malinowski 1927 : 212-213, traduction libre

Le palolo, avec les rites associés au retour des morts et la célébration des récoltes, n’est ainsi en rien limité à Atchin où les trois éléments palolo/fertilité des terres/retour des ancêtres sont également soulignés. Il nous semble utile de faire ici un détour par la mythologie d’Atchin. Layard (1942 : 283-288) relève un personnage mythique de première importance, To-we-we ou To-wi-wi. Il serait originaire d’un village de Malekula et est considéré être la figure qui a introduit le maki, qui désigne en premier lieu l’érection d’un dolmen en pierre, représentant un ancêtre, et ensuite d’une plateforme en pierre sur laquelle seront effectués les sacrifices de cochons à dents recourbées. Layard suggère que le sacrifice de cochons à dents recourbées est un substitut du sacrifice humain d’antan, ce qui permet de comprendre le lien entre le cochon et l’esprit humain. L’arrivée du maki sur les îlots coralliens est associée à l’idée selon laquelle le pays des morts est situé sur le volcan d’Ambrym (voir aussi Guiart 1951 : 96 ; McClancy 1981 : 73).

To-we-we était un fils aîné qui avait épousé sa soeur. Un jour, le couple collectait les noix d’un arbre nommé tawo, qui possèdent majoritairement un seul noyau, certaines étant dotées de deux. Il mit soigneusement de côté cent noyaux jumeaux afin de les utiliser dans un sacrifice maki. Il sépara les noyaux-jumeaux (qui sont une métaphore des patrimoitiés) et plaça le premier en haut de la place rituelle, du côté masculin, où se situent aujourd’hui les dents recourbées de cent cochons sacrifiés. Le second fut posé en bas, du côté féminin, où étaient sacrifiés cent cochons de valeur inférieure. Puis le couple entama un chant mettant en valeur la paix entre les moitiés de la société. À la fin du chant, To-we-we et sa femme voulurent sacrifier les noyaux de tawo, mais leur père les interrompit. Il apporta à To-we-we un cochon à dents recourbées et lui dit de le sacrifier à la place.

Le père de To-we-we eut neuf autres fils. Un jour il décida de les mettre à l’épreuve et dit à son épouse de déterrer une igname et de se mettre nue devant leurs fils. Ceux qui seraient dignes partiraient, alors que ceux qui ne le seraient pas essaieraient de s’accoupler avec leur mère. « Dans ce cas », dit-il à son épouse, « tu casses l’igname en deux et je saurai. » Tous les fils partirent en voyant leur mère nue ; seul To-we-we eut des rapports avec elle. Le père amena ses autres fils sur la place rituelle où il effectua la seconde partie du rituel maki. To-we-we, furieux, emporta le cochon (à dents probablement recourbées) qu’il devait sacrifier et le fit entrer avec lui dans un tronc d’arbre creux où ils finirent par mourir. Pour Layard (1942 : 287) ce mythe illustre, entre autres, un lien avec les rituels mortuaires, puisque l’espèce d’arbre dans lequel mourut To-we-we est utilisée pour la fabrication des pirogues dans lesquels sont placés les cadavres pour leur voyage vers Ambrym.

Les dix hommes se retrouvent ailleurs dans d’autres récits, non pas à Atchin mais sur Malekula. Henry Pernet (1982 : 170) fournit à ce sujet une analyse intéressante. Il parle d’une danse rapportée par Deacon (1934 : 469-474) et appelée ne-leng chez les Small Nambas, dans la partie sud de Malekula, aussi connue sous le nom de na-ling chez les Big Nambas du Nord et de na-leng à Atchin. Dans cette danse, un certain nombre de personnages sont regroupés dans une représentation dramatique qui, explique Pernet, fournit la clé de tout ce complexe rituel :

Le rôle exact attribué à chaque participant peut être interprété différemment selon la manière dont on comprend la danse en tant que tout. […] [L]e danseur principal correspondait à l’esprit du mort pendant ce voyage. Divers aspects de la danse semblent confirmer cette interprétation. Par exemple, le fait que le personnage nommé « l’homme qui tire sur le ne-leng » chante un texte qui dit « il tire sur la sap », c’est-à-dire sur Temes Sav-sap, la Gardienne de l’au-delà, qui efface la moitié du dessin labyrinthique nommé « le passage » (Nahal) et dévore les morts qui n’arrivent pas […] à le reconstituer.

Pernet 1982 : 171-172

Avant de conclure, revenons rapidement sur le traitement des morts à Port Sandwich. L’organisation sociale et politique y est fondée sur des clans patrilinéaires autonomes. Chaque clan possède sa propre place cérémonielle (na)sara et sa propre maison des hommes (batu). Les cadavres ne sont pas envoyés ailleurs mais laissés sur des plateformes, où ils pourrissent (voir Servy et al. 2012 ; fig. 5) et où ils sont dévorés par des (na)u, les palolo-asticots. Les habitants organisaient (et organisent à nouveau depuis 2011) de secondes funérailles, plaçant les ossements du défunt au fond de la maison des hommes du clan (ils sont aujourd’hui enterrés dans la maison des hommes). Les esprits des morts restent parmi les vivants. Comme leurs ossements, ils sont contrôlés par les hommes les plus hauts gradés qui — le parallèle linguistique avec le mot qui désigne l’espace rituel central à Atchin (gha)mal, est signifiant — s’appellent (na)mal.

Fig. 5

Plateforme funéraire dans la partie sud de Malekula

Plateforme funéraire dans la partie sud de Malekula
Photographie de Georges Liotard (1974)

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Conclusion

L’ambition première de cet article a été de présenter l’ethnographie d’un phénomène répandu dans le Pacifique qui n’a pourtant pas fait l’objet de discussions étendues au-delà de quelques mentions de sa relation avec le calendrier lunaire et parfois avec le retour annuel des esprits des ancêtres ou la fertilité. Nous avons tenté d’ouvrir de nouvelles pistes. La première est le constat que palolo ne constitue pas un élément marquant du calendrier dans toutes les sociétés du Pacifique, mais qu’il semble exister une forme de concordance entre organisation sociopolitique, appropriation des cadavres et des esprits des ancêtres et palolo comme marqueur de l’année lunaire. Lorsque les unités sociales sont indépendantes les unes des autres et que les ossements et esprits des ancêtres restent parmi les vivants, le palolo ne peut être consommé, car il a lui-même consommé les cadavres. Palolo n’y figure alors pas comme marqueur du cycle annuel. Lorsque, au contraire, les unités politiques sont associées pour constituer un ensemble englobant, comme à Atchin, que les morts et leurs esprits sont envoyés au loin, alors le palolo représente le retour annuel des ancêtres qui contribuent à la fertilité des sols et à la reproduction de l’ordre social.

La seconde piste concerne la logique des transformations sociales survenues depuis la christianisation et la colonisation. Le Pacifique insulaire est généralement considéré avoir été christianisé avec une facilité et une rapidité déconcertantes. Marshall Sahlins (1989) parlait à ce sujet de « structure de la conjoncture ». Palolo, du moins lorsqu’il constitue un élément important de la cosmologie, pourrait avoir contribué à cette conjoncture parce que, à l’image des esprits (ou âmes) des morts du christianisme, il est associé à leur éloignement tout en étant remémoré annuellement à la Toussaint. L’interdiction des cochons et de leur sacrifice sur l’îlot d’Atchin, qui sont pourtant nécessaires pour garantir le retour des morts, est peut-être corrélée à la montée en puissance des Églises et de leurs officiers qui oeuvrent dans la médiation avec l’au-delà. Ces questions mériteraient davantage de discussions, ce que l’espace disponible ici ne permet malheureusement pas.