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Hebron — Kangikluksoak, en langue inuit — est aujourd’hui un village abandonné situé sur la côte nord du Labrador. Les bâtiments de la mission morave fondée en 1831, en ruines et effrités, sont les seuls témoins d’un passé récent à forte charge émotionnelle. Ces vestiges sont le théâtre d’une histoire de relocalisation difficile à oublier pour ceux ont dû y faire face et le symbole d’un événement honteux du XXe siècle. En 1959, la centralisation de la prestation des services sociaux du gouvernement provincial contraint 233 habitants inuit de Hebron (et 185 de Nutak) à quitter leur maison et à déménager dans des lieux côtiers plus au sud comme Nain, Hopedale et Makkovik. Dispossessed. The Eviction of Inuit from Hebron, Labrador est le récit de ces relocalisation et migration forcées, et résulte d’un rapport soumis en 1992 à la Commission royale sur les peuples autochtones (Royal Commission on Aboriginal Peoples) visant à en comprendre les causes et les conséquences.

Sans être une histoire des peuples autochtones ou une simple étude d’un lieu où « il y a » des peuples autochtones, le livre de Carol Brice-Bennett est construit sur l’expérience et la subjectivité de témoins autant inuit que non inuit. Organisé en six chapitres, en plus d’une introduction présentant le contexte historique et d’un post-scriptum écrit vingt-deux ans après le texte original, le livre recourt à plus d’une soixantaine de témoins qui ont immortalisé leur expérience individuelle. À travers un bricolage narratif, l’auteure propose une séquence de récits unis par leurs thématiques et leur chronologie. L’ordre du texte permet de suivre la trajectoire des décisions et des plans menant à la relocalisation des familles ainsi que ses effets sociaux. Aux témoignages des habitants de Hebron sur l’abandon du village (chap. 1) s’ajoutent des extraits documentaires provenant de sources telles que des dirigeants politiques, des cadres administratifs, des ministres et des employés, ordonnés de façon chronologique de 1952 à 1983 (chap. 2). Cet ensemble est complété par les souvenirs de l’expérience d’adaptation de la population à ses nouveaux contextes de vie et de l’émergence de frictions et de conflits suivant la relocalisation (chap. 3-6). Plutôt qu’un exercice interprétatif, Dispossessed consiste en une narration collective décrivant la trajectoire historique d’abandon et de déplacement. L’auteure met ainsi en perspective historique et ethnographique les conditions politiques et sociales de l’expulsion des Inuit d’Hebron et leurs effets.

C’est par le biais de l’oralité et des sources d’archives que Brice-Bennett réussit à capter et à transmettre le plus fidèlement possible une histoire aux temporalités multiples. En un sens, c’est une histoire éphémère portant sur la fragilité des conditions de vie des communautés inuit du Nord labradorien. Elle est également éphémère en raison de la nature même de l’événement, à savoir l’urgence de déplacer l’ensemble de la population d’Hebron. L’auteure parvient à capturer la cadence des différents temps : celui de l’abandon, de la relocalisation, de l’adaptation aux nouvelles communautés et, enfin, celui de la remémoration. Dans la volonté de documenter tous les détails de ces événements, les récits personnels et descriptifs peuvent sembler répétitifs ou redondants. Cependant, la narration coule avec chaque témoignage. Chaque récit devient le morceau d’une mosaïque que l’on ne peut comprendre pleinement qu’en posant son regard sur l’ensemble. La collection cohérente de Brice-Bennett nous amène ainsi à contempler le panorama complet d’un épisode traumatique de l’histoire du Labrador sans toutefois perdre le lien avec son point central : l’expérience individuelle.

Aujourd’hui, Hebron est un site historique national devenu une attraction touristique. Le bâtiment de la mission morave, dernier vestige de sa présence en ce lieu, marque la mémoire collective. À partir de l’expérience individuelle, douloureuse et traumatisante de ses anciens habitants, Hebron se révèle à travers un regard dialectique posé sur les textures historiques, les ambivalences et les contradictions d’un événement qui n’aurait jamais dû avoir lieu. Le témoignage, populaire en littérature et en histoire, n’est évidemment pas étranger à l’anthropologie (voir par exemple Viezzer 1978 ; Fitzhugh 1999) et s’insère parfaitement dans le récit ethnographique de l’auteure. À partir des voix individuelles et des documents historiques, la relation entre les narrateurs et le lecteur est resserrée. La chercheure est présente dans l’entrelacement des histoires elles-mêmes, nous guidant vers le noyau central du texte, c’est-à-dire l’expérience de la dépossession, de l’abandon et de la résilience. Le texte émerge ainsi de la dynamique dialogique entre ceux qui présentent leur histoire, celle qui la transcrit, et ceux qui la lisent. Dans ce cadre, Brice-Bennett nous invite à réfléchir et, surtout, à ne pas négliger l’aspect le plus important d’une histoire aseptisée par l’aridité des documents bureaucratiques : les personnes et leur mémoire.