Croiser l’étude de l’enfance et l’analyse des relations de parenté semble, en anthropologie, relever de l’évidence. Quel âge de la vie pourrait-il mieux se prêter à l’exploration des soins et des affects, des aides économiques et matérielles, des règles juridiques et des significations symboliques tissant la trame des relations parentales ? L’histoire, l’anthropologie et la sociologie ont, en outre, largement démontré la valeur aujourd’hui attribuée à l’enfance dans nos sociétés (Ariès 1960 ; Zelizer 1985 [1994]). Pourtant, les sciences sociales ont été longues à en reconnaître tout l’intérêt heuristique dans le domaine de la parenté. La revue Anthropologie et Sociétés témoigne justement, au fil de ses numéros thématiques, de l’attention progressivement accordée à l’enfance au sein de ce champ d’étude. Dès 1980, le numéro consacré à « L’usage social des enfants » propose une série d’enquêtes éclairant des contextes sociaux divers à partir du traitement dont ceux-ci font l’objet. À travers le motif de l’enfant exposé dans la mythologie, la circulation enfantine entre apparentés chez les Kotokoli du Togo, l’ordonnancement des germains chez les Guidar, ainsi que les pratiques de nomination et de sexuation des nouveau-nés chez les Inuit, le numéro souligne l’intérêt que la figure spécifique des enfants revêt pour la compréhension fine des rapports entre parents. En 1988, le dossier « Les enfants nomades » dirigé par Chantal Collard et Bernard Saladin d’Anglure revient vers cette thématique en se concentrant sur les circulations enfantines (don, fosterage, adoption). L’analyse des motifs et des formes de ces déplacements ouvre de riches perspectives comparatives, au moment où débutent les études anthropologiques sur l’adoption dans les sociétés occidentales. En 2009, le numéro « Enfances en péril », coordonné par Chantal Collard et Isabelle Leblic, prend acte d’un intérêt renouvelé pour l’enfance en anthropologie et met en regard la valeur attribuée à l’enfant et ses droits dans les sociétés occidentales avec les périls auxquels il demeure exposé, du fait des manipulations de la parenté et des formes de violence physique et psychique qu’elles entraînent (capture, captation, abandon, inceste). En 2017, le numéro « Désir d’enfant et désir de transmission » dirigé par Laurence Charton et Joseph J. Lévy questionne, quant à lui, les modalités de l’expression du désir ou du non-désir d’enfant dans différents contextes socio-culturels. Il souligne le rôle joué par les normes et les attentes sociales (en fonction du genre, du milieu social), les contraintes socio-économiques et les politiques nationales et internationales. L’intérêt pour les enfants, saisis au sein de leur parenté, n’est ainsi pas neuf en anthropologie. Mais la définition de leur posture y demeure peu interrogée : au fil des approches suscitées, ils demeurent les objets de normes, discours et pratiques pensés et mis en oeuvre par les adultes, et leur voix, comme leurs actes, ne sont que fort peu investigués. Il est vrai que l’anthropologie classique, centrée sur les relations d’alliance et de filiation nouées par les adultes, ne permet pas de rendre compte des fonctions et des activités des enfants en tant qu’apparentés (Sarcinelli 2020). Nous nous intéressons ici aux sociétés euro-américaines, où le rôle des enfants dans la parenté varie entre les positions de « fils ou fille de », de « petit-fils/petite-fille de », de « neveu/nièce de » et se décline aussi en collatéralité (frère/soeur, demi-frère/soeur, cousins/cousines, etc.). Or, les principaux outils de l’anthropologie se réfèrent le plus souvent aux ascendants, comme la notion de fonction parentale, celle de parentalité (Goody 1982 ; Godelier 2004 [2010]), ou encore celle d’apparentement (Howell 2007 ; Guerzoni et Sarcinelli 2019). L’étude des configurations familiales euro-américaines a cependant montré combien le regard des descendants enrichit la …
Appendices
Références
- 1980, « L’usage social des enfants », Anthropologie et Sociétés, 4, 2.
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